Recueil des lettres missives de Henri IV/1577/3 avril ― Au roy d’Espagnes catholique, monseigneur mon frère



1577. — 3 avril.

Orig. autographe[1]. – Arch. du Royaume, section historique. Arch. de Simancas, B. 41, 179.


AU ROY D’ESPAGNES CATHOLIQUE, MONSEIGNEUR MON FRERE[2].

Monsieur,

Les effects de vertu, prudence, puissance et magnanimité, cogneues par toute la Chrestienté, convertissent les yeux d’un chascun vers Vostre Majesté et y font recourir les roys et princes en leur plus grans affaires et necessitez. Cela m’y a faict adresser, sentant les torts et indignitez qu’on continue de me faire en mon particulier, m’ayant les ennemys de cest estat tenu tousjours le plus esloigné qu’ils ont peu des bonnes graces du Roy mon seigneur, prez duquel je doy tenir par nature ung des premiers lieux, afin que je ne me puisse opposer à leur ambition, qui sans doute cerche de longtemps s’accroistre et agrandir de nos miseres et ruines ; et mettent aujourd’huy tous leurs efforts pour m’exterminer, si Dieu par sa grace ne me donnoit les moyens pour me defendre. Et pour le regard du general, Monsieur, voyant le pauvre et desolé estat du corps universel de la France ; laquelle ayant esté travaillée de plusieurs longues maladies et frequentes recheutes, au lieu de jouir du repos que Dieu luy avoit donné et qui luy estoit tres necessaire, a esté soudainement et premier qu’elle eust loisir de respirer, precipitée en nouveaux troubles et discordes civiles par ceulx qui, pour servir à leurs passions couvertes de divers pretextes, remplissent au dehors les oreilles des princes estrangiers de plusieurs calumnies contre moy, et au dedans nourrissent une perpetuelle guerre et division entre nous, pensans ne pouvoir s’establir et asseurer leur fortune que par la continuation de nos dissensions civiles ; auxquels pour mon debvoir, et pour l’obligation naturelle et notable interest que j’ay au bien et conservation de la France, où je tiens le troisiesme lieu, degré et honneur, et laquelle ne se peut remettre et maintenir que par la paix et repos public, je me suis de tout mon pouvoir opposé. Et par ce, Monsieur, que nos guerres civiles importent à toute la Chrestienté, et particulierement aux princes voisins, tant parce qu’il est impossible que leurs pays et dominations ne s’en ressentent, que aussy pour l’entrée que nous donnons par la porte de nos divisions aux ennemys communs des plus grands princes de la Chrestienté (entre lesquels vous estes le plus interessé, et contre lesquels ennemys, au lieu d’employer nos forces communes, nous les convertissons contre nous, et aucuns mesmes continuent de plus en plus avec eux leurs anciennes intelligences et conspirations secretes, de sorte que nous n’avons pires ennemys de nous que nous mesmes) ; il m’a semblé ne devoir, Monsieur, differer davantage à faire sur ce entendre à Vostre Majesté plusieurs particularitez concernans le bien de la Chrestienté, et mesmes de vos pays et estats et de cedit Royaume, ensemble mon interest particulier, m’asseurant que vostre prudence en sçaura bien juger l’importance pardessus tous aultres, et la mettre en bonne considération ; comme j’ay donné charge au sr du Bourg[3], conseiller du Roy mon seigneur, superintendant et general pour le dict seigneur es pays et mers de Levant, vous deduire plus amplement. Lequel il vous plaira ouir et croire de ce qu’il vous dira de ma part. Sur la suffisance duquel me remettant, je n’ennuyeray Vostre Majesté de plus longue lettre, si ce n’est pour l’asseurer qu’employant en un si bon œuvre et digne d’elle le pouvoir et les moyens que Dieu luy a mis dans la main, elle obligera tout cest estat à elle, et moy particulierement pour m’en ressouvenir et ressentir envers elle toute ma vie par tous bons offices et services à moy possibles. Sur ce je presenteray mes tres humbles recommendations à Vostre Majesté, supliant Nostre Seigneur la vouloir,

Monsieur, conserver longuement et heureusement en tres parfaite santé. Escript à Agen, ce troisiesme jour d’avril 1577.

Vostre tres humble et tres obeissant

frere à vous faire service,

HENRY.


  1. Au dos de cette lettre est écrit en espagnol : « De mano del P. de Bearne, a tres de abril. Rec.da a viiij° de agosto, embio la dîsde de Barcelona Claudio du Bourg. » Henri est qualifié là prince de Béarn, parce que le monarque espagnol ne reconnaissait plus de roi de Navarre, depuis la réunion de la haute Navarre à l’Espagne.
  2. Philippe II, fils de l’empereur Charles-Quint et d’Élisabeth de Portugal, né à Valladolid, le 21 mai 1527, roi d’Espagne par l’abdication de son père, le 25 juillet 1554, mort le 13 septembre 1598.
  3. L’auteur de la vie de Mornay, en parlant d’une lettre écrite par Mornay à du Bourg, peut mettre sur la voie du motif secret qui faisait envoyer ce personnage au roi d’Espagne, comme porteur de cette lettre : « Henry de Mont-morancy, sieur de Danville, gouverneur de Languedoc, associé du Roy de Navarre, bien que de contraire religion, ne fit point difficultés de luy addresser un nommé Du Bourg, plusieurs fois employé au Levant par nos Rois, qui se faisoit fort de faire venir le Turc à Aiguesmortes, pourveu que la retraicte luy en fust asseurée ; que sa terreur rappelleroit sans doute nos espritz à la paix domestique, et feroit que le Pape et le Roy d’Espagne s’en rendroient solliciteurs pour ne l’avoir si voisin. » (Vie de M. du Plessis, l. Ier.) Du Bourg put donc être envoyé en Espagne pour sonder le terrain de ce côté, avant qu’on eût rien décidé sur son projet. La vie de Mornay nous en apprend l’issue : « Mais encore qu’il n’y eust faute de gens ni de raisons pour accepter ceste negociation, le Roy de Navarre s’en rapporta à M. de la Nouë et à M. du Plessis, qui en remonstrerent les inconvéniens. »