Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/5

Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Troisième écrit de M. Leibniz, ou réponse à la seconde réplique de M. Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 742-746).

Troisième écrit de M. Leibniz, ou réponse à la seconde réplique de M. Clarke.

1. Selon la manière de parler ordinaire, les principes mathématiques sont ceux qui consistent dans les mathématiques pures, comme nombres, arithmétique, géométrie. Mais les principes métaphysiques regardent des notions plus générales, comme la cause et l’effet.

2. On m’accorde ce principe important que rien n’arrive sans qu’il y ait une raison suffisante pourquoi il en soit plutôt ainsi qu’autrement. Mais on me l’accorde en paroles, et on me le refuse en effet ; ce qui fait voir qu’on n’en a pas bien compris toute la force. Et pour cela on se sert d'une de mes démonstrations contre l’espace réel absolu, idole de quelques Anglais modernes. Je dis idole, non pas dans un sens théologique, mais philosophique ; comme le chancelier Bacon disait autrefois qu’il y a idola tribus, idola specus.

3. Ces messieurs soutiennent donc que l’espace est un être réel absolu : mais cela les mène à de grandes difficultés ; car il paraît que cet être doit être éternel et infini. C’est pourquoi il y en a qui ont cru que c’était Dieu lui-même, ou bien son attribut, son immensité. Mais comme il a des parties, ce n’est pas une chose qui puisse convenir à Dieu.

4. Pour moi, j’ai marqué plus d’une fois que je tenais l’espace comme quelque chose de purement relatif, comme le temps ; pour un ordre des coexistences, comme le temps est un ordre des successions. Car l’espace marque en termes de possibilité un ordre des choses qui existent en même temps, en tant qu’elles existent ensemble, sans entrer dans leur manière d’exister. Et lorsqu’on voit plusieurs choses ensemble, on s’aperçoit de cet ordre des choses entre elles.

5. Pour réfuter l’imagination de ceux qui prennent l’espace pour une substance, ou du moins pour quelque être absolu, j’ai plusieurs démonstrations, mais je ne veux me servir à présent que de celle dont on me fournit ici l’occasion. Je dis donc que, si l’espace était un être absolu, il arriverait quelque chose dont il serait impossible qu’il y eût une raison suffisante, ce qui est encore notre axiome. Voici comment je le prouve. L’espace est quelque chose d’uniforme absolument ; et sans les choses y placées, un point de l’espace ne diffère absolument en rien d’un autre point de l’espace. Or il suit de cela (supposé que l’espace soit quelque chose en lui-même outre l’ordre des corps entre eux) qu’il est impossible qu’il y ait une raison pourquoi Dieu, gardant les mêmes situations des corps entre eux, ait placé les corps dans l’espace ainsi et non pas autrement ; et pourquoi tout n’a pas été pris au rebours (par exemple), par un échange de l’Orient et de l’Occident : Mais si l’espace n’est autre chose que cet ordre ou rapport, et n’est rien du tout sans les corps, que la possibilité d’en mettre ; ces deux états, l’un tel qu’il est, l’autre supposé au rebours, ne différeraient point entre eux. Leur différence ne se trouve donc que dans notre supposition chimérique de la réalité de l’espace en lui-même. Mais, dans la vérité, l’un serait justement la même chose que l’autre, comme ils sont absolument indiscernables ; et par conséquent, il n’y a pas lieu de demander la raison de la préférence de l’un a l’autre.

6. Il en est de même du temps. Supposé que quelqu’un demande pourquoi Dieu n’a pas tout créé un an plus tôt, et que ce même personnage veuille inférer de là que Dieu a fait quelque chose dont il n’est pas possible qu’il y ait une raison pourquoi il l’a faite ainsi plutôt qu’autre nient, on lui répondrait que son illation serait vraie si le temps était quelque chose hors des choses temporelles ; car il serait impossible qu’il y eût des raisons pourquoi les choses eussent été appliquées plutôt il de tels instants qu’a d’autres, leur succession demeurant la même. Mais cela même prouve que les instants hors des choses ne sont rien, et qu’ils ne consistent que dans leur ordre successif ; lequel demeurant le même, l’un des deux états, comme celui de l’anticipation imaginée, ne différerait en rien, et ne saurait être discerné de l’autre qui est maintenant.,

7. On voit par tout ce que je viens de dire que mon axiome n’a pas été bien pris ; et qu’en semblant l’accorder on le refuse. Il est vrai, dit-on, qu’il n’y a rien sans une raison suffisante pourquoi il est, et pourquoi il est ainsi plutôt qu’autrement : mais on ajoute que cette raison suffisante est souvent la simple volonté de Dieu ; comme lorsqu’on demande pourquoi la matière n’a pas été placée autrement dans l’espace, les mêmes situations entre les corps demeurant gardées. Mais c’est justement soutenir que Dieu veut quelque chose, sans qu’il y ait aucune raison suffisante de sa volonté, contre l’axiome, ou la règle générale de tout ce qui arrive. C’est retomber dans l’indifférence vague, que j’ai montrée chimérique absolument, même dans les créatures, et contraire il la sagesse de Dieu, comme s’il pouvait opérer sans agir par raison.

8. On m’objecte qu’en n’admettant point cette simple volonté, ce serait ôter à Dieu le pouvoir de choisir, et tomber dans la fatalité. Mais c’est tout le contraire : on soutient en Dieu le pouvoir de choisir, puisqu’on le fonde sur la raison du choix conforme à sa sagesse. Et ce n’est pas cette fatalité (qui n’est autre chose que l’ordre le plus sage de la Providence), mais une fatalité ou nécessité brute, qu’il faut éviter où il n’y a ni sagesse ni choix.

9. J’avais remarqué qu’en diminuant la quantité de la matière on diminue la quantité des objets où Dieu peut exercer sa bonté. On me répond qu’au lieu de la matière il y a d’autres choses dans le vide, où il ne laisse pas de l’exercer. Soit ; quoique je n’en demeure point d’accord ; car je tiens que toute substance créée est accompagnée de matière. Mais soit, dis-je : je réponds que plus de matière était compatible avec ces mêmes choses ; et par conséquent, c’est toujours diminuer ledit objet. L’instance d’un plus grand nombre d’hommes ou d’animaux ne convient point ; car ils ôteraient la place à d’autres choses.

10. Il sera difficile de nous faire accroire que dans l’usage ordinaire sensorium ne signifie pas l’organe de la sensation. Voici les paroles de Rodolphus Goelenius, dans son : Dictionarium philosophicum, v. Sensitorium : Barbarum Scholasticorum, dit-il, qui interdum sunt simiæ græcorum. Hi dicunt Αἰσθητήριον. Ex quo illi fecerunt sensitorium pro sensorio, id est, organo sensationis.

11. La simple présence d’une substance, même animée, ne suffit pas pour la perception. Un aveugle et même un distrait ne voit point. Il faut expliquer comment l’âme s’aperçoit de ce qui est hors d’elle.

12. Dieu n’est pas présent aux choses par situation, mais par essence ; sa présence se manifeste par son opération immédiate. La présence de l’âme est tout d’une autre nature. Dire qu’elle est diffuse par le corps, c’est la rendre étendue et divisible ; dire qu’elle est tout entière en chaque partie de quelque corps, c’est la rendre divisible d’elle-même. L’attacher à un point, la répandre par plusieurs points, tout cela ne sont qu’expressions abusives, Idola Tribus.

13. Si la force active se perdait dans l’univers par les lois naturelles que Dieu y a établies, en sorte qu’il eût besoin d’une nouvelle impression pour restituer cette force, comme un ouvrier qui remédie à l’imperfection de sa machine ; le désordre n’aurait pas seulement lieu à l’égard de nous, mais a l’égard de Dieu lui-même. Il pouvait le prévenir et prendre mieux ses mesures, pour éviter un tel inconvénient : aussi l’a-t-il fait en effet.

14. Quand j’ai dit que Dieu a opposé à de tels désordres des remèdes par avance, je ne dis point que Dieu laisse venir les désordres, et puis les remèdes ; mais qu’il a trouvé moyen par avance d’empêcher les désordres d’arriver.

15. On s’applique inutilement à critiquer mon expression, que Dieu est Intelligentia Supramundana. Disant qu’il est au-dessus du monde, ce n’est pas nier qu’il est dans le monde.

16. Je n’ai jamais donné sujet de douter que la conservation de Dieu est une préservation et continuation actuelle des êtres, pouvoirs, ordres, dispositions et notions ; et je crois l’avoir peut-être mieux explique que beaucoup d’autres. Mais, dit-on, This is all that I contended for ; c’est en cela que consiste toute la dispute. À cela je réponds, serviteur très humble. Notre dispute consiste en bien d’autres choses. La question est : si Dieu n’agit pas le plus régulièrement et le plus parfaitement ? Si sa machine est capable de tomber dans les désordres, qu’il est obligé de redresser par des voies extraordinaires ? si la volonté de Dieu est capable d’agir sans raison ? Si l’espace est un être absolu ? Sur la nature du miracle, et quantité de questions semblables, qui font une grande séparation.

17. Les théologiens ne demeureront point d’accord de la thèse qu’on avance contre moi, qu’il n’y a point de différence par rapport à Dieu, entre le naturel et le surnaturel. La plupart des philosophes l’approuveront encore moins. Il y a une différence infinie ; mais il paraît bien qu’on ne l’a pas considérée. Le surnaturel surpasse toutes les forces des créatures. Il faut venir a un exemple ; en voici un que j’ai souvent employé avec succès : si Dieu voulait faire en sorte qu’un corps libre se promenât dans l’éther en rond, à l’entour d’un certain centre fixe, sans que quelque autre créature agit sur lui ; je dis que cela ne se pourrait que par miracle, n’étant pas explicable par les natures des corps. Car un corps libre s’écarte naturellement de la ligne courbe par la tangente. C’est ainsi que je soutiens que l’attraction, proprement dite, des corps est une chose miraculeuse, ne pouvant pas être expliquée par la nature.