Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke (Félix Alcan)/3

Recueil des lettres entre Lebniz et Clarke — Second écrit de M. Leibniz, ou réplique au premier écrit de M. Clarke
Œuvres philosophiques de Leibniz, Texte établi par Paul JanetFélix Alcantome premier (p. 735-738).

Second écrit de M. Leibniz, ou réplique au premier écrit de M. Clarke.

1. On a raison de dire dans l’écrit donné à madame la princesse de Galles, et que Son Altesse Royale m’a fait la grâce de m’envoyer, qu’après les passions vicieuses les principes des matérialistes contribuent beaucoup à entretenir l’impiété. Mais je ne crois pas qu’on ait sujet d’ajouter que les principes mathématiques de la philosophie sont opposés à ceux des matérialistes. Au contraire, ils sont les mêmes ; excepté que les matérialistes, à l’exemple de Démocrite, d’Épicure et de Hobbes, se bornent aux seuls principes mathématiques, et n’admettent que des corps ; et que les mathématiciens chrétiens admettent encore des substances immatérielles. Ainsi ce ne sont pas les principes mathématiques, selon le sens ordinaire de ce terme, mais les principes métaphysiques, qu’il faut opposer à ceux des matérialistes. Pythagore, Platon, et en partie Aristote, en ont eu quelque connaissance ; mais je prétends les avoir établis démonstrativement, quoique exposés populairement, dans ma Théodicée. Le grand fondement des mathématiques est le principe de la contradiction, ou de l’identité, c’est-à-dire qu’une énonciation ne saurait être vraie et fausse en même temps ; et qu’ainsi A est A, et ne saurait être non A. Et ce seul principe suffit pour démontrer toute l’arithmétique et toute la géométrie, c’est-à-dire tous les principes mathématiques. Mais, pour passer de la mathématique à la physique, il faut encore un autre principe, comme j’ai remarqué dans ma Théodicée ; c’est le principe de la raison suffisante ; c’est que rien n’arrive, sans qu’il y ait une raison pourquoi cela est ainsi plutôt qu’autrement. C’est pourquoi Archimède, en voulant passer de la mathématique à la physique dans son livre de l’Équilibre, a été obligé d’employer un cas particulier du grand principe de la raison suffisante. Il prend pour accordé que, s’il y a une balance où tout soit de même de part et d’autre et si l’on suspend aussi des poids égaux de part et d’autre aux deux extrémités de cette balance, le tout demeurera en repos. C’est parce qu’il n’y a aucune raison pourquoi un côté descende plutôt que l’autre. Or par ce principe seul, savoir qu’il faut qu’il y ait une raison suffisante pourquoi les choses sont plutôt ainsi qu’autrement, se démontre la divinité, et tout le reste de la métaphysique, ou de la théologie naturelle ; et même en quelque façon les principes physiques indépendants de la mathématique, c’est-à-dire les principes dynamiques, ou de la force.

2. On passe à dire que, selon les principes mathématiques, c’est-à-dire selon la philosophie de M. Newton (car les principes mathématiques n’y décident rien), la matière est la partie la moins considérable de l’univers. C’est qu’il admet, outre la matière, un espace vide ; et que, selon lui, la matière n’occupe qu’une très petite partie de l’espace. Mais Démocrite et Épicure ont soutenu la même chose, excepté qu’ils différaient en cela de M. Newton du plus au moins ; et que peut-être, selon eux, il y avait plus de matière dans le monde que selon M. Newton. En quoi je crois qu’ils étaient préférables ; car plus il y a de la matière, plus y a-t-il de l’occasion à Dieu d’exercer sa sagesse et sa puissance ; et c’est pour cela, entre autres raisons, que je tiens qu’il n’y a point de vide du tout.

3. Il se trouve expressément dans l’appendice de l’optique de M. Newton que l’espace est le sensorium de Dieu. Or le mot sensorium a toujours signifié l’organe de la sensation. Permis à lui et à ses amis de s’expliquer maintenant tout autrement… Je ne m’y oppose pas.

4. On suppose que la présence de l’âme suffit pour qu’elle s’aperçoive de ce qui se passe dans le cerveau ; mais c’est justement ce que le Père Malebranche et toute l’école cartésienne nie, et a raison de nier. Il faut tout autre chose que la seule présence, pour qu’une chose représente ce qui se passe dans l’autre. Il faut pour cela quelque communication explicable, quelque manière d’influence. L’espace, selon M. Newton, est intimement présent au corps qu’il contient, et qui est commensuré avec lui ; s’ensuit-il pour cela que l’espace s’aperçoive de ce qui se passe dans le corps, et qu’il s’en souvienne après que le corps en sera sorti ? Outre que l’âme, étant indivisible, sa présence immédiate qu’on pourrait s’imaginer dans le corps ne serait que dans un point. Comment donc s’apercevrait elle de ce qui se fait hors de ce point ? Je prétends d’être le premier qui ait montre comment l’âme s’aperçoit de ce qui se passe dans le corps.

5. La raison pourquoi Dieu s’aperçoit de tout n’est pas sa simple présence, mais encore son opération ; c’est parce qu’il conserve les choses par une action qui produit continuellement ce qu’il y a de bonté et de perfection en elles. Mais les âmes n’ayant point d’influence immédiate sur les corps, ni les corps sur les âmes, leur correspondance mutuelle ne saurait être expliquée par la présence.

6. La véritable raison qui fait louer principalement une machine est plutôt prise de l’effet de la machine que de sa cause. On ne s’informe pas tant de la puissance du machiniste que de son artifice. Ainsi la raison qu’on allègue pour louer la machine de Dieu, de ce qu’il l’a faite tout entière, sans avoir emprunté de la matière du dehors, n’est point suffisante, c’est un petit détour, où l’on a été forcé de recourir. Et la raison qui rend Dieu préférable à un autre machiniste n’est pas seulement parce qu’il fait le tout, au lieu que l’artisan a besoin de chercher sa matière : cette préférence viendrait seulement de la puissance ; mais il y a une autre raison de l’excellence de Dieu, qui vient encore de la sagesse. C’est que sa machine dure aussi plus longtemps, et va plus juste que celle de quelque autre machiniste que ce soit. Celui qui achète la montre ne se soucie point si l’ouvrier l’a faite tout entière, ou s’il en a fait faire les pièces par d’autres ouvriers, et les a seulement ajustées ; pourvu qu’elle aille comme il faut. Et si l’ouvrier avait reçu de Dieu le don jusqu’à créer la matière des roues, on n’en serait point content, s’il n’avait reçu aussi le don de les bien ajuster. Et de même, celui qui voudra être content de l’ouvrage de Dieu ne le sera point par la seule raison qu’on nous allègue.

7. Ainsi il faut que l’artifice de Dieu ne soit point inférieur à celui d’un ouvrier ; il faut même qu’il aille infiniment au delà. La simple production de tout marquerait bien la puissance de Dieu ; mais elle ne marquerait point assez sa sagesse. Ceux qui soutiendront le contraire tomberont justement dans le défaut des matérialistes et de Spinoza, dont ils protestent de s’éloigner. Ils reconnaîtraient de la puissance, mais non pas assez de sagesse dans le principe des choses.

8. Je ne dis point que le monde corporel est une machine ou une montre qui va sans l’interposition de Dieu, et je professe assez que les créatures ont besoin de son influence continuelle ; mais je soutiens que c’est une montre qui va sans avoir besoin de sa correction, autrement il faudrait dire que Dieu se ravise. Dieu a tout prévu, il a remédié a tout par avance. Il y a dans ses ouvrages une harmonie, une beauté déjà préétablies.

9. Ce sentiment n’exclut point la providence ou le gouvernement de Dieu : au contraire, cela le rend parfait. Une véritable providence de Dieu demande une parfaite prévoyance : mais de plus elle demande aussi, non seulement qu’il ait tout prévu, mais aussi qu’il ait pourvu à tout par des remèdes convenables préordonnés : autrement il manquera ou de sagesse pour le prévoir, ou de puissance pour y pourvoir. Il ressemblera à un Dieu socinien, qui vit du jour à la journée, comme disait M. Jurieu. Il est vrai que Dieu, selon les raciniens, manque même de prévoir les inconvénients ; au lieu que, selon ces Messieurs qui l’obligent à se corriger, il manque d’y pourvoir. Mais il me semble que c’est encore un manquement bien grand ; il faudrait qu’il manquât de pouvoir ou de bonne volonté.

10. Je ne crois point qu’on me puisse reprendre avec raison, d’avoir dit que Dieu est Inteltigentia Supramundana. Diront-ils qu’il est Intelligentia Mundana, c’est-à-dire qu’il est l’âme du monde ? J’espère que non. Cependant ils feront bien de se garder d’y donner sans y penser.

11. La comparaison d’un roi, chez qui tout irait sans qu’il s’en mêlât, ne vient point à propos ; puisque Dieu conserve toujours les choses, et qu’elles ne sauraient subsister sans lui : ainsi son royaume n’est point nominal. C’est justement comme si l’on disait qu’un roi, qui aurait si bien fait élever ses sujets, et les maintiendrait si bien dans leur capacité et bonne volonté, par le soin qu’il aurait pris de leur subsistance, qu’il n’aurait point besoin de les redresser, serait seulement un roi de nom.

12. Enfin, si Dieu est obligé de corriger les choses naturelles de temps en temps, il faut que cela se fasse ou surnaturellement ou naturellement. Si cela se fait surnaturellement, il faut recourir au miracle pour expliquer les choses naturelles ; ce qui est en effet une réduction d’une hypothèse ab absurdum. Car avec les miracles ou peut rendre raison de tout sans peine. Mais si cela se fait naturellement, Dieu ne sera point Inteiligentia Supramundana, il sera compris sous la nature des choses ; c’est-à-dire, il sera l’âme du monde.