Recherches sur les végétaux nourrissans/Article XXVII


Trèfle aquatique. 
 Trifolium ſebrucum.

Sur le bord des petites rivières, dans tous les endroits aquatiques.


Article XXVII.


Des Tablettes & Poudres nutritives.


C'eſt ordinairement à la veille de la moiſſon que le peuple ſouffre le plus de ia ſamine, & l’on ſait qu’alors la ſurface de la Terre n’eſt recouverte que d’herbe, je veux dire d’un amas de feuilles & de tiges, fort peu ſubſtancielles ; d’ailleurs en ſuppoſant que les Plantes incultes ſoient extrêmement abondantes, que la circonſtance qui en néceſſiteroit l’uſage, fût ſavorable à leurs récoltes, il pourrait très-bien arriver que, quoique les diſettes, comme tous les fléaux, ne ſoient que paſſagères, les ſupplémens indiqués devinssent encore inſuffiſans pendant le temps qu’elles dureroient.

D’après ces Obſervations générales, il eſt évident que je ne prétends point offrir ici de riches récoltes, auxquelles les hommes n’auroient aucun droit par leurs travaux, ni que je penſe qu’ils puiſſent ſubſiſter long-temps avec les végétaux que je propoſe ; mais en les raſſemblant dans leur ſaiſon & les ſoumettant à une préparation qui pût les conſerver un certain temps, on auroit une reſſource de plus ſous la main dans les temps de cherté : il faudroit moins de blé pour fournir à leur entretien & à celui de leur ſamille ; enfin, ils ſeroient peut-être moins expoſés à hâter par leurs ſoupirs, l’inſtant de la moiſſon, pour ſe jeter avec avidité ſur les grains nouveaux, dont l’uſage occaſionne tant de maux.

Je ſais que les hommes nageant dans l’abondance, qui jamais n’ont éprouvé le ſentiment de la faim ſans avoir abondamment de quoi y ſatiſfaire auſſitôt, ne ſauroient s’imaginer que, tandis qu’ils regorgent d’alimens de toute eſpèce, leurs concitoyens ſont quelquefois au dépourvu des choſes les plus indiſpenſables à la vie ; ils ne voudront jamais croire que la plupart des Plantes que j’ai décrites, ont été ſouvent dans leur état groſſier & ſans aucune préparation ultérieure, la baſe de leur repas : cependant il ſuffit pour s’en convaincre de parcourir les Annales de la Nation ; on y verra avec effroi le tableau des tentatives eſſayées en 1709 dans preſque toute l’Europe, & ſans ſe donner la peine de remonter ſi haut, on apprendra ce qui s’eſt paſſé en 1770 dans quelques cantons de pluſieurs de nos provinces, & notamment en Franche-comté, ou des Laboureurs & des Vignerons ont été ſurpris broutant l’herbe ; c’eſt même ce qui porta l’Académie de Beſançon dans le temps, pour remédier aux maux que la ſenſibilité de ſes Membres avoit partagés, à propoſer la queſtion que j’ai développée dans cet Ouvrage.

Nous ne ferons qu’une citation pour appuyer ce que nous avançons ; elle eſt tirée d’un article des remontrances du Parlement de Dijon au Roi, du 14 Août 1770, page 8 : « Tous les raiſonnemens des ſpéculatifs échoueront contre les faits ; votre Parlement ne craint pas d’affirmer à Votre Majeſté, que la famine a été ſi preſſante pendant près de deux mois avant les récoltes, qu’une partie des Habitans des villes & des villages de notre reſſort, ont été obligés de dérober aux animaux leur nourriture ordinaire ; pluſieurs, & un grand nombre, ont été réduits à vivre d’herbes & de fruits ſauvages. Quel tableau, Sire, pour un Prince ami de l’humanité ? Mais il eſt inutile de rappeler le ſouvenir des temps malheureux déjà loin de nous, & qui ne paroîtront plus au moins avec autant de violence ſi l’on daigne prendre en conſidération les moyens que nous indiquerons dans la ſuite.

A la vérité ſi le temps d’abondance ne ſemble pas le plus propre pour engager à employer quelques précautions contre les ſuites funeſtes de la famine, il a au moins ſur celui des diſettes, l’avantage de faciliter à ceux qui s’en occupent, le loiſir néceſſaire pour les imaginer ; non-seulement on devroit toujours mettre en réſerve le ſuperflu des bonnes années pour ſubvenir aux beſoins que les mauvaiſes occaſionnent, mais il ſeroit encore très-prudent de pourvoir à peu de frais à une proviſion économique aſſez durable pour être préparée & conſervée long-temps avant les époques où ſe manifeſtent le plus communément les diſettes.

Sans rien diminuer de la ſubſiſtance ordinaire pour compoſer la proviſion économique dont je parle, on pourroit y faire ſervir les végétaux que je propoſe ; l’amidon retiré des racines qui en contiennent, étant mêlé avec partie égale de pulpe de pommes de terre, & converti en biſcuit ſuivant le procédé que nous avons décrit, ſeroit une nourriture toute prête à être employée au beſoin : on le concaſſeroit groſſièrement & on l’expoſeroit de nouveau au four en ayant l’attention de ne pas l’y laiſſer brûler ; il en réſulteroit une ſubſtance qui, à mesure qu’elle ſeroit plus diviſée & plus deſſéchée, ſeroit moins ſuſceptible d’altération, acquerroit beaucoup de volume dans l’eau, & prendroit aiſément avec un peu de beurre & de ſel, la forme & le goût d’une très-bonne panade.

Pour connoître le degré alimentaire de la panade dont il s’agit, j’ai déterminé un Invalide de bon appétit à en manger deux jours de ſuite, ſous la condition que pendant ce temps je ſerois ſeul ſon pourvoyeur & ſon cuiſinier ; ſix onces ayant bouilli un moment dans ſuffiſante quantité d’eau où il y avoit du ſel & du beurre, il en eſt réſulté une panade dont mon homme a avalé la moitié ſans répugnance, & le ſoir il a pris le reſte : le lendemain il a vécu de la même manière, & m’a aſſuré que le ſur-lendemain il n’avoit pas même eu faim à l’heure du dîner comme à ſon ordinaire.

J’aurois fait quelque fonds ſur cette expérience, ſi un camarade que j’interrogeai ſur la ſobriété de mon convive, ne m’eût dit l’avoir vu dans un cabaret à Vaugirard le dernier jour que je le traitois. Il eſt vrai que je n’avois pas fongé à lui recommander une autre abstinence peut-être plus difficile à remplir pour un vieux Soldat, celle du vin & des autres boiſſons ſpiritueuſes alimentaires.

Je préférai donc d’être moi-même l’objet dont j’avois beſoin pour mon expérience. Ayant dîné la veille à mon ordinaire, & mon repas étant fini à deux heures, j’avois eu la précaution de ne pas ſouper ; en conſéquence je pris le lendemain à midi trois onces de ma poudre ſous forme de panade, & je fis dans l’après-midi plus d’exercice que je n’ai coutume d’en faire ; le ſoir, vers les huit heures, j’avalai mes trois onces de poudre reſtante ſans aucun apprêt ; je bus par-deſſus deux verres d’eau, & je m’occupai dans mon laboratoire juſqu’a minuit ; mon ſommeil fut auſſi profond que de coutume, je m’éveillai ſans beſoin, & j’attendis ſans impatience l’heure du dîner : j’ai donc vécu au moins vingt-quatre heures avec ſix onces de cette poudre, & les déjections ſe ſont trouvées en raiſon inverse de la quantité de ſubſtance alimentaire ; ma poudre eſt preſque toute nourriture.

Cette poudre n'eſt, comme on le voit. qu’une eſpèce de biſcuit extrêmement deſſéché, qu’on pourroit préparer avec tous les farineux connus ; elle ſe conſerveroit des ſiècles ſans altération, pourvu qu’elle fût renfermée dans des caiſſes ou barils expoſés à un endroit frais, ſec & à l’abri des animaux deſtructeurs : on la garderoit plus aiſément que le biſcuit de mer lui-même qui ſouvent ſe détériore dans les traverſées à cauſe de ſon épaiſſeur qui ne permet pas au centre d’être auſſi exactement deſſéché que le reſte ; la plus légère humidité devient bientôt dans un endroit renfermé & ſouvent expoſé à être mouillé, la cauſe qui hâte la moiſiſſure de cet aliment.

Le biſcuit de mer étoit connu du temps de Pline ; il avoit été imaginé pour les voyages de long cours, pour la guerre & pour les ſiéges : il ſe conſervoit très-long-temps par rapport à la ſéchereſſe des grains qu’on y employoit. Il y a des pays où l’on prépare d’avance pour la nourriture, une ſorte de biſcuit comme le pain de ſoupe ; après qu’il eſt bien cuit, on le fait ſécher de nouveau, on l’enfile & on le ſuſpend dans les endroits à l’abri de l’humidité : ſi l’on veut en croire quelques Auteurs, on fait du pain dans la Norvège qui dure quarante ans ; nous avons en France des cantons où l’on ne met guère au four que deux ou trois fois l’an ; le pain moifiroit moins aiſément s’il étoit toujours iſolé dans un lieu qui ne fût pas trop humide.

Nous ferons obſerver, relativement au biſcuit qu’on fabrique aujourd’hui dans tous nos ports de mer, qu’il auroit l’avantage de ſe conſerver plus de temps, ſi on avoit toujours la précaution de paſſer à l’étuve le grain avec lequel on le fabrique, ſur-tout celui du Nord, loin de le mouiller avant de le porter au moulin, & ſi on n’en ſéparoit point, ainſi que cela ſe pratique quelque part, les farines de gruaux, la partie la plus sèche & la plus ſavoureuſe du blé ; une chaleur bien ménagée ne ſouſtrait point ſeulement l’humidité ſurabondante des grains, elle réunit encore leurs différens principes, qui ſe combinent plus intimement avec l’eau reſtée dans le biſcuit.

Les Voyageurs rapportent que beaucoup de peuples, même les plus ſauvages, prennent quelques précautions contre les malheurs de la guerre & de la famine ; les uns font ſécher ou torréfier des poiſſons, des viandes & des grains ; les autres en préparent des décoctions, des jus & des crêmes, qu’ils rapprochent enſuite à l’aide de l’évaporation ſous un petit volume : pourquoi, dans les pays civiliſés, ſerions-nous privés de pareils avantages ?

Indépendamment des temps de diſette & de cherté, où notre poudre de biſcuit ſeroit une reſſource eſſentielle, on pourroit, dans bien des cas, s’en ſervir pour les pauvres ; elle deviendrait quelquefois très-utile à la guerre : par exemple, lorſqu’un corps de troupes s’éloigneroit du gros de l’armée pour une expédition quelconque, & que forcé de doubler ſa marche & d’aller à la légère, il ne peut être ſuivi par les vivres, au lieu de charger le ſoldat d’une proviſion pour pluſieurs jours, proviſion ſujette à ſe gâter, on lui diſtribueroit de cette poudre dont il feroit une panade à laquelle il ajouteroit les ſubſtances alimentaires qu’il trouveroit ſur ſa route, tantôt ce ſeroit des graines légumineuſes, tantôt des racines ou des plantes potagères, quelquefois du lait ; enfin le ſoldat ſoutiendroit la fatigue avec plus de courage, n’auroit pas continuellement ſoif, parce que la panade eſt une nourriture humectante ; il ne courroit pas les riſques par conſequent de ſe déſaltérer avec des fruits non mûrs, des eaux bourbeuſes & mal-ſaines.

Dans la préoccupation où ſont quelques Nations, que la partie la plus ſubſtancielle de la nourriture, réſide dans le règne animal, on y a eu recours pour les circonſtances que nous rapportons. Les Orientaux avoient même imaginé des poudres de viande, & M. de Louvois, à leur exemple, avoit voulu en faire diſtribuer aux ſoldats ; mais cette poudre qui ne donnoit qu’un fort mauvais potage peu peu nourriſſant, a été prefqu’auſſitôt abandonnée : les végétaux ont partout la préférence, & l’on ſait que beaucoup de peuples portent dans un ſac, des grains rôtis ou en gruau pour ſe nourrir dans leurs courses.

Lorſque Thamas Kouli-Kam vouloit tenter quelques expéditions extraordinaires, il ordonnoit de rôtir du blé & du millet, ce qu’on exécutoit au four dans des pots de terre ; chaque ſoldat en rempliſſoit un petit ſac qu’il plaçoit à la ſelle de ſon cheval où s’attachent les piftolets, & ils en emportoient ainſi pour quinze jours. Ce Général des Perſes n’employoit que cette nourriture quand il en avoit beſoin ; il en mettoit dans ſa bouche, la machoit & l’avaloit : il ne fit pas d’autres proviſions de vivres pendant ſon expédition contre les Tartares qu’il a domptés.

La méthode de manger les grains entiers & crus, précéda l’uſage du pain & du biſcuit ; elle fut long-temps pratiquée par tous les peuples avant qu’on ne connût la Meunerie & la Boulangerie. Les ſoldats Romains dont la frugalité a été ſi eſſentielle à l’entretien & au ſuccès de leurs armées, portoient dans un petit ſac de la farine qu’ils délayoient dans l’eau pour s’en nourrir. La néceſſité & l’économie renouvelèrent cette pratique ; de nos jours, le roi de Pruſſe, & enſuite le Maréchal de Saxe, eſſayèrent de la mettre en uſage, mais infructueuſement. cette méthode en effet, ne peut & ne doit avoir lieu que dans une circonſtance ou l’on ne pourroit tranſporter les vivres ordinaires ; l’on eſt trop heureux alors que les ſubſtances alimentaires, deſtinées à les remplacer, ne renferment rien de mal-ſain : il eſt dangereux de changer bruſquement la nourriture principale & habituelle, ſur-tout quand c’eſt pour en ſubſtituer une moins ſubſtancielle & moins agréable.

Deſirant me mettre au courant de tout ce qui avoit été propoſé pour ſe nourrir dans les circonſtances fâcheuſes, je me ſuis procuré une poudre alimentaire, dont l’eſſai avoit été ſait avec quelque ſuccès à Lille en Flandre, & répété à l’Hôtel royal des Invalides ſur ſix ſoldats reſtreints à cette nourriture pendant quinze jours de ſuite, à la doſe de ſix onces par jour ; j’ai reconnu que cette poudre, que l’on avoit déjà dit être du blé de Turquie deſſéché & un peu torréfié, étoit bien cette ſubſtance, mais aſſociée avec d’autres farineux, pétrie, fermentée & convertie en biſcuit, puis diviſée groſſièrement & ſéchée de nouveau, comme la poudre dont nous avons déjà fait mention.

Quelques années après mon examen fini, le Gouvernement, inſtruit que les pauvres de certains cantons étoient menacés d’une diſette prochaine, & voulant venir à leur ſecours de la manière la plus efficace, crut que la poudre alimentaire pouvoit remplir entièrement les vues de bienſaiſance. En conſéquence, M. Bayen, Apothicaire-major des camps & armées du Roi, fut chargé de vérifier ſi cette poudre, qui étoit en dépôt à Saint-Denys, pouvoit être encore employée ſans danger dans l’économie animale, il répondit à la confiance dont on l’honoroit, avec l’exactitude ſcrupuleuſe qu’on lui connoît, & ſon rapport fut que la poudre alimentaire, dont il avoit goûté en différentes fois, étoit encore bonne a manger, quoique compoſée depuis vingt-deux ans, pourvu qu’on l’employât auſſitôt ſous forme de panade ; mais que ſa très-grande fadeur exigeoit qu’on la relevât avec un peu de beurre & de ſel ; qu’il falloit la faire conſommer ſur les lieux, particulièrement par les pauvres renfermés dans les Maiſons de force ; qu’enfin les ſommes en argent qu’il en coûteroit pour la tranſporter aux lieux où les beſoins l’appeloient, étant diſtribuées avec intelligence & économie, elles pourroient ſervir à acheter dans le pays ou aux environs, du blé, du riz & les autres grains qui fourniroient une nourriture pour le moins auſſi ſubſtancielle & plus analogue au goût des pauvres gens, que la poudre alimentaire : telles ſont les Obſervations principales de M. Bayen, de ce Pharmacien juſtement célèbre, dont les travaux feront époque en Chimie & dans l’Hiſtoire naturelle.

Au nombre des reſſources imaginées pour les temps de diſette, nous placerons encore une eſpèce de galette déſignée ſous le nom de pain-biſcuit des armées, propre pour faire des ſoupes ſans le concours du bouillon, ni d’autres potages. M. Cadet, de l’Académie royale des ſciences, conſulté ſouvent ſur les objets de premier beſoin, crut que ma grande habitude de les voir, pouvoit ajouter à ſes lumières, & le mettre à portée de répondre plus complètement aux vues du Miniſtère, qui deſiroit avoir ſon avis à ce ſujet ; il voulut donc que ce travail me fût commun, & nous fîmes enſemble les recherches propres à fixer l’opinion ſur la valeur du pain propoſé.

Après avoir répété toutes les expériences que l’Auteur indiquoit dans ſon Mémoire ſur la Manière d’employer ſon pain pour en faire des ſoupes, nous nous ſommes aſſurés qu’en effet ce pain ſe ramolliſſoit dans l’eau chaude, que celle-ci contractoit en un moment un œil louche & une ſaveur qui caractériſoit la préſence de la viande, que ce pain macéré, gonflé & épuiſé, préſentoit encore une matière ſubſtancielle, qui mêlée avec du beurre & des œufs, offroit un mets comparable à la panade plutôt qu’au riz, avec lequel il ne peut avoir que des rapports fort éloignés.

Nous n’avons pas cru devoir nous attacher à rechercher quelle étoit la compoſition de ce pain, ni comment on le préparoit ; mais malgré ſa légèreté & les cellules qu’offre ſon intérieur, nous avons avancé qu’il ne paroiſſoit pas avoir ſubi la fermentation, par la raiſon que le bouillon, avec lequel la pâte auroit été pétrie, ſeroit néceſſairement paſſé à l’aigre : or la ſaveur que contracte l’eau, dans laquelle on met le pain tremper, eſt celle d’un bouillon frais, non altéré ; d’où nous avons conclu que c’étoit le réſultat d’un mélange d’une décoction de viande & d’une matière farineuſe, auquel on a joint du ſel pour aſſaiſonnement, & du gérofle pour aromate ; le tout cuit & deſſéché à un four doux.

Au reſte, comme c’eſt à l’expérience qu’il appartient de prononcer ſur le degré de nutrition attribué à ce pain, nous nous ſommes bornés à faire ſentir que le ſon, au milieu duquel l’Auteur vouloit qu’on conſervât ce pain, n’étoit nullement propre à cet effet, & que les marrons, qui ſe gâtent ſi aiſément renfermés dans des caiſſes avec du ſon, devoient ſervir d’exemple pour ſe mettre en garde contre de pareils préſervatifs.

Il convient de faire remarquer que la poudre alimentaire, que nous avons examinée ſéparément, M. Bayen & moi, à des époques différentes, quoique préparée dès 1755, n’a encore ſervi utilement ni dans la guerre d’Allemagne, ni dans celle-ci ; qu’elle peut être complètement remplacée par notre poudre de biſcuit ou par le biſcuit lui-même, nourriture même ſamilière aux troupes de terre ; & que ſi dans le temps elle a ſéduit M. Duverney, au point de le déterminer à employer des ſommes conſidérables pour ſa préparation, c’eſt la perſuaſion dans laquelle il étoit que, vu le mérite particulier attaché à cette prétendue découverte, il en réſulteroit un avantage précieux pour les troupes ; ainſi ſon enthouſiaſme à cet égard, eſt une nouvelle preuve du patriotiſme & de l’humanité qui enflammaient ce Citoyen recommandable à plus d’un titre.

Mais ſi, d’après l’obſervation de pluſieurs Auteurs de réputation, l’homme a beſoin de trouver dans la nourriture, du volume qui rempliſſe la grande capacité de ſon eſtomac, ſerve à en diſtendre les parois, & agiſſe par ſon poids en manière de leſt, de quel œil doit-on enviſager ces recettes de poudres alimentaires, achetées des ſommes exorbitantes par le Gouvernement, & vantées avec excès par leurs auteurs comme des reſſources aſſurées dans tous les cas ? Il en eſt de ces poudres, comme de la plupart des ſpécifiques que nous voyons renouveler de temps en temps par des gens à ſecret : ils ſont conſignés dans nos plus anciens livres, & délaiſſés, parce que l’expérience éclairée de l’obſervation, les a appréciés à leur juſte valeur.

Ne ſemble-t-il point qu’on veuille jeter du ridicule ſur les mœurs des peuples lointains en exagérant leur ſingularité ? comment croire que des Écrivains, dont on ne peut ſe diſpenſer de reſpecter les lumières & le ſavoir, aient pu avancer qu’on ne ſervoit au Grand-Lama de Tartarie, pour ſa ſubſiſtance journalière, qu’une once de farine détrempée dans du vinaigre, tandis qu’un homme en ſanté, quel qu’il ſoit, ne ſauroit vivre d’une pareille quantité de nourriture quand elle ſeroit même l’extrait de deux livres de la matière la plus alimentaire, & qu’il en falloit davantage au Vénitien Cornaro, qui cependant a éprouvé juſqu’à quel degré il étoit poſſible de pouſſer la ſobriété dans le boire & dans le manger ?

Le principal mérite des poudres nutritives, je le répète conſiſte à renfermer beaucoup de matière nutritive ſous le plus petit volume poſſible ; mais elles ne ſont nullement propres à remplir les grands effets qu’on en attend : elles peuvent convenir aux eſtomacs foibles, aux hommes qui vivent dans une ſorte d’inaction, ou qui voyagent dans une chaiſe de poſte ſans faire aucun exercice ; mais elles ne foutiendront pas long-temps en vigueur & en ſanté, l’Ouvrier, le Cultivateur & le Soldat. D’ailleurs, ſuivant Sanctorius, quatre onces d’aliment qui nourriſſent beaucoup, rendent le corps plus peſant, que ſix onces d’une nourriture plus légère.

C’eſt ſur-tout dans les temps d’abondance qu’il faut ſe ménager des reſſources contre les ſuites de la ſtérilité & les malheurs de la diſette ; l’homme affamé n’eſt capable d’aucunes recherches heureuſes, & alors les poudres nutritives pourroient devenir un moyen pour l’empêcher de ſouffrir & même de mourir d’inanition. Dans les provinces où la châtaigne ſert de baſe à la nourriture du peuple pendant ſix mois de l’année, ſi on faiſoit ſécher ce fruit ſuivant la méthode pratiquée dans les Sevennes, on en auroit toujours une proviſion pour ſuppléer à la récolte ſuivante, ſi elle manquoit : les habitans des cantons à pommes de terre, trouveront dans tous les temps, une reſſource alimentaire dans ces racines cuites, diviſées par tranches & ſéchées comme il a été dit ; il ſeroit poſſible encore d’amaſſer dans leur ſaiſon, & de conſerver quelques-unes des racines farineuſes indiquées dans les articles précédens. Ray aſſure que les Anglois, enfermés dans une ville où ils manquoient de vivres, ſe nourrirent pendant allez longtemps de la racine de l’orobe tubéreux ; il falloit, à la vérité, qu’ils en euſſent une ample proviſion.

Comme le Miniſtère, averti des endroits où la famine s’exerce, ne néglige aucuns ſoins ni dépenſes pour y remédier, ſes vues d’humanité ſeroient plus complètement remplies & à meilleur compte, ſi on pouvoir avoir dans chaque Élection, un petit magaſin de poudres nutritives qui, ayant à la fois peu de volume & la faculté de ſe conſerver des temps infinis ſans employer aucuns frais de main-d’œuvre, ſerviroit merveilleuſement bien dans les circonſtances où nous avons dit qu’elles deviendroient utiles ; exiſte-t-il parmi ces poudres, quelque concentrées qu’on les ſuppoſe, ſoit qu’elles appartiennent au règne végétal, ou qu’elles ſoient l’extrait des ſubſtances animales ; y en a-t-il une de moins ſuſceptible d’altération ; qui donne une gelée ou une bouillie plus abondante & plus alimentaire que l’amidon ? Une ſemblable reſſource ménagée & diſtribuée à temps, ſeroit peu diſpendieuſe, & ſauveroit bien des hommes ; il en coûte bien plus pour les détruire

A l’égard des tablettes & des poudres nutritives propoſées pour remplacer le bouillon des malades, on en trouve pluſieurs recettes dans les Ouvrages de Pharmacie & d’Économie ; c’eſt toujours du bœuf, du veau, de la volaille, & ſur-tout les iſſues, qui contiennent beaucoup de gelée, & quelquefois de la corne de cerf qui en augmente la conſiſtance : on les diviſe par petits morceaux pour les mettre ſur le feu avec de l’eau ; celle-ci, une fois ſuffiſamment chargée de matière extractive eſt ôtée & remplacée par une nouvelle quantité d’eau qui, remiſe ſur le feu, épuiſe tous les ſucs de la viande : on réunit enſuite les liqueurs qu’on laiſſe refroidir pour en ſéparer la graiſſe qui s’eſt figée ; on les paſſe à travers un linge ſerré, on les fait évaporer à une douce chaleur juſqu’à conſiſtance très-épaiſſe ; on les verſe dans un moule ou ſur une table pour les figurer en tablettes ; on les expoſe dans une étuve juſqu’à ce qu’elles ſoient parfaitement sèches & caſſantes.

Ces tablettes peuvent ſe garder pluſieurs années, pourvu toutefois qu’on les tienne ſeulement renfermées dans des boîtes de ferblanc, & qu’en les ouvrant on évite l’humidité ; chaque livre de viande en fournit à peu-près deux onces, & cette quantité ſuffit pour deux bouillons.

Si on ſaiſoit entrer dans la préparation de ces tablettes, des plantes & des racines potagères pour en relever la ſaveur, l’extrait qu’elles fourniroient, concourroit à rendre ces tablettes plus ſuſceptibles de l’humidité de l’air, de même que le ſel qui, en petite quantité, accélère la putréfaction loin de la prévenir ; le portatible ſouple des Anglois, n’eſt autre choſe qu’une ſimple gelée de bœuf ſans addition. Des différentes tablettes que j’ai eu occaſion d’examiner, je n’en ai pas vu & goûté de mieux faites, ni préparées avec plus de ſoins, que celles que vend le ſieur Meuſnier, Traiteur, à Paris, rue Saint-Denys, au Pavillon Royal ; mais ces tablettes fondues dans la quantité d’eau preſcrite, & à laquelle on ajoute un peu de ſel, offrent plutôt un jus de viande étendu, qu’un véritable bouillon, parce que, quand on les prépare, l’eau chargée d’une très-grande quantité de matière extractive, acquiert pendant la cuiſſon & l’évaporation, un degré de chaleur aſſez conſidérable pour convertir une portion de la matière muqueuſe en caramel, d’où réſulte une couleur foncée & un goût de jus qu’on ne ſauroit méconnaître.

Qu’eſt-ce qu’un bouillon ! C’eſt une décoction de viande faite à grande eau & d’une manière inſenſible, qui aſſez ordinairement ſe convertit par le refroidiſſement en une gelée tranſparente, peu colorée & fade ; pour la rapprocher ſous la forme de tablette, il faut néceſſairement employer l’évaporation & même la bruſquer, dans la crainte que trop longtemps expoſée au feu, elle ne s’altère : or il eſt impoſſible que, vers la fin de l’évaporation, les principes de la ſubſtance muqueuſe animale, étendue dans le bouillon, n’acquièrent un degré de chaleur par leur rapprochement, & ne prennent tous les caractères du jus ; d’ailleurs, quelque choſe que l’on faſſe, l’extrait obtenu d’une ſubſtance quelconque, ne reſſemble jamais à la décoction avec laquelle on l’a préparé.

Quoique ces bouillons portatifs en tablettes, ne puiſſent pas remplir tout-à-ſait les vues qu’on ſe propoſe pour les malades, il ſeroit bon d’en approviſionner les Vaiſſeaux, comme le recommande M. Poiſſonnier pour les hommes en ſanté ; leur uſage diminueroit la conſommation des ſalaiſons, préſenteroit un moyen de réduire à moitié les viandes fraîches que le Cuiſinier met dans la marmite des Officiers, & deviendront une reſſource contre l’infection de la trop grande quantité d’animaux vivans qu’on a coutume d’embarquer : on pourroit en faire d’excellens potages ; elles ſeroient très-propres pour l’apprêt du riz & des ſemences légumineuſes ; elles y porteroient une ſaveur plus agréable & plus de matière nourricière, que l’huile, la graiſſe & le beurre, avec leſquels on les fait cuire ordinairement. Mais, comme l’obſerve toujours M. Poiſſonnier, dans ſon Traité des Maladies des Gens de mer, il faudroit que ces tablettes fuſſent préparées en grand dans les endroits du royaume où le bœuf & les volailles ſont à bas prix, afin que chacune ne revînt pas à plus de deux ſous.

Il y a encore un autre bouillon portatif que la Marine paroît avoir adopté depuis quatre ou cinq ans, & qui a la propriété d’attirer l’humidité de l’air infiniment moins que toutes les tablettes de bouillon connues ; c’eſt la poudre qu’a compoſée M. Acher : elle réunit le double avantage d’être à très-bon compte, & de préſenter le mélange d’un de nos meilleurs farineux avec un extrait de viandes & des aromates appropriés ; cette aſſociation eſt d’autant plus eſſentielle, que dans une infinité de circonſtances, & ſur-tout dans les maladies fébriles, le bouillon, purement de viande, eſt extrêmement dangereux, ainſi qu’on peut le voir dans la Diſſertation très-détaillée qu’a publiée à ce ſujet M. Laudun, Médecin à Taraſcon en Provence.

Cette poudre de bouillon mixte a l’avantage de ſe trouver ſous un petit volume, de ſe diſſoudre aiſément dans l’eau, & de pouvoir prendre, au bout d’un quart-d’heure de cuiſſon, ſans y rien ajouter, une conſiſtance aſſez épaiſſe ; non-seulement la Marine peut en tirer parti, mais encore les Hôpitaux ambulans à la ſuite de l’armée, où il eſt quelquefois ſi difficile & ſouvent ſi néceſſaire d’adminiſtrer ſur le champ aux fiévreux & bleſſés, un liquide approprié à leur état.

Il ſeroit à deſirer que l’Auteur de cette poudre n’y fît entrer que des aromates & non du ſel qui, ſe chargeant de l’humidité, peut la communiquer au corps où il ſe trouve, & concourir à ſa détérioration ; qu’il y ajoutât un peu plus de viande, & qu’au lieu de faire payer chaque bouillon un fou, il le vendît deux. M. Acher a encore propoſé des poudres de bouillon au vinaigre qui ne méritent pas moins d’être encouragées & miſes en uſage dans toutes les maladies inflammatoires & contre le ſcorbut des Marins, qui n’ont pas toujours à leur diſpoſition, une quantité ſuffiſante d’oſeille, de cornichons, de verjus, de ſuc de limon, pour corriger cette tendance qu’ont les humeurs à la putréfaction.

Nous ne ſaurions quitter cet article des poudres nutritives ſans faire encore une obſervation ſur la néceſſité qu’il y auroit de n’embarquer les ſubſtances végétales ou animales qui, ſous différentes formes, ſont deſtinées à la nourriture des Équipages, qu’au préalable elles n’euſſent éprouvé une ſorte deſſiccation ou une ébullition préalable ; les grains & les légumes ſe conſerveroient plus long-temps s’ils étoient ſéchés ; peut-être même ſi la viande avoit bouilli un moment dans l’eau, & qu’elle fût reſſuyée avant d’être ſaupoudrée de fel bien ſec, elle s’altéreroit moins aiſément : il eſt important d’opérer toujours ſur la plupart des corps qu’on a intention de garder, cet effet, que le vulgaire nomme tuer le germe, lequel n’eſt autre choſe que cette tendance des parties organiques au mouvement de fermentation qui en accélère le dépériſſement.