Recherches sur les végétaux nourrissans/Article I


RECHERCHES
SUR
LES VÉGÉTAUX
NOURRISSANS,


Qui peuvent remplacer dans les temps
de difette, les alimens ordinaires.


Article premier
De l’Aliment en général.


Parmi les objets réellement utiles, auxquels l’homme conſacre ſes connoiſſances & ſes veilles, il n’en eſt pas ſans doute de plus dignes de l’attention du Gouvernement éclairé, & qui mérite davantage la reconnoiſſance des bons Patriotes, que ceux de ces objets qui ont un rapport direct avec les ſubſiſtances. Mais il ne ſuffit pas de chercher à procurer l’abondance en multipliant les reſſources alimentaires, il eſt encore néceſſaire que cette abondance ne préjudicie en aucune manière à l’économie animale, & de ſaire en ſorte ſurtout de connoître la véritable préparation que l’aliment exige, ſoit dans la cuiſſon, ſoit dans l’aſſaiſonnement, pour devenir plus agréable au palais, plus approprié à l’eſtomac, & enfin plus efficace dans ſes effets nourriſſans.

L’appétit réglé, qu’il ſaut bien diſtinguer de la ſaim vorace, puiſque l’un eſt un ſentiment qui invite tout animal à manger pour ſa ſeule conſervation, & que l’autre a ſa ſource dans la dépravation des liqueurs ; l’appétit, dis-je, ce beſoin ſans ceſſe renaiſſant, que le travail forcé, l’extrême oiſiveté, une longue habitude, le climat ou le tempérament, peuvent rendre encore plus exceſſif, demande, pour être complètement ſatiſſait, une plus grande quantité d’alimens, que n’exige pour l’ordinaire l’entretien de notre exiſtence.

Nous obſervons journellement en effet que dans les comeſtibles qui compoſent le repas, tout n’eſt pas ſubſtantiel, tout ne ſe convertit pas également en chyle ; il ne s’agit même que de vivre dans un milieu chargé de corpuſcules nutritifs, pour acquérir en peu de temps un embonpoint qu’on n’obtient pas toujours à force de prendre des alimens. Les Braſſeurs, les Bouchers, les Amidoniers, les Cuiſiniers & les Chaircutiers ſemblent devoir aux vapeurs végétales ou animales qui circulent dans l’atmoſphère de leur atelier, cette fraîcheur & cette bonne ſanté qui les diſtinguent des autres artiſans.

En parcourant avec attention & ſans préjugé ce que les Anciens ont déjà écrit ſur la matière nutritive, on s’aperçoit aiſément que, pour chercher à établir une diſtinction marquée entre les différentes eſpèces d’alimens par rapport aux propriétés particulières qui appartiennent à chacun d’eux, ils ont négligé d’employer les moyens de s’aſſurer comment le principe alimentaire y exiſtoit, quel étoit ſon caractère ſpécifique, & à quelle préparation il ſalloit le ſoumettre avant d’en ſaire uſage. Les uns tournant leurs vues principales ſur le mécanisme de la digeſtion, ſe ſont occupés uniquement à diſcuter, ſi c’étoit par la trituration ou par la fermentation que cette opération avoit lieu ; les autres ont interrogé par l’analyſe chimique les ſucs digeſtifs eux-mêmes, afin d’appuyer ſur les réſultats qu’ils en obtenoient, leur ſyſtème plus ou moins ridicule, & une foule d’idées trop marquées de l’empreinte du laboratoire.

Quels pouvoient être, il eſt vrai, dans ces temps reculés les ſecours des Chimiſtes relativement à la connoiſſance des alimens ! Ignorant d’un côté le pouvoir de leur art, bornés de l’autre à un ſeul moyen d’examiner les corps, ils décompoſoient préciſément ce qu’ils avoient envie d’extraire, & regardoient les produits qu’ils en retiroient comme exiilans dans ces corps, tandis qu’ils n’étaient que le réſultat du feu immédiat employé ; d’où il fuit qu’on a ſait résider entr’autres la ſaculté nutritive dans des ſels acides & des ſels alkalis. ſi on eût ſu alors qu’une ſubſtance douce & alimentaire, une ſubſtance âcre & médicamenteuſe, une ſubſtance aromatique & vénéneuſe, préſentent absolument les mêmes phénomènes après la diſtillation à la cornue, on n’eût pas aſſurément donné dans tous ces écarts qui ont ſait naître tant de contrariétés d’opinions.

Les Modernes, inſtruits par les erreurs de ceux qui les avoient précédés, ne ſe ſont point mépris ſur les réſultats que leur manière d’analyſer fourniſſoit ; ils ont ſongé ſeulement à concilier toutes les méthodes, à en imaginer de nouvelles & de moins équivoques : convaincus que les corps n’ayant pas une ſeule ſaçon d’être, il ne ſalloit pas non plus ſe contenter d’un ſeul moyen de les examiner, ils ont eu recours à l’analyſe par les menſtrues. Ainſi, pour connoître, par exemple, le degré alimentaire d’un grand nombre de végétaux, dont beaucoup d’animaux font leur nourriture principale, ils les ont ſoumis à l’action de l’eau miſe en mouvement par le feu, & le produit muqueux ou gélatineux qui en eſt réſulté, a été regardé comme la totalité de la matière nutritive que ces végétaux renfermoient. Mais ſi l’extrait eſt le compoſé le plus eſſentiel de tout ce qui concourt aux propriétés des corps d’où on le retire, eſt-il poſſible de l’obtenir à part & tel qu’il y exiſtoit naturellement ſans occaſionner aucune altération ? C’eſt ce qui paroît difficile.

Indépendamment des changemens particuliers que la décoction opère ſur l’odeur & la ſaveur des corps qui les ſubiſſent, voyons ce qui arrive encore aux parties les moins ſuſceptibles de s’évaporer & de ſe décompoſer. On remarque d’abord qu’à peine l’ébullition eſt établie, les corps commencent à acquérir plus de fermeté ; les différens principes qui s’y trouvoient iſolés, ſe rapprochent & ſe réuniſſent ; c’eſt même ſur cette propriété qu’eſt fondée l’habitude où ſont les Confiſeurs de blanchir les fruits avant de les mettre dans le fluide deſtiné à les conſerver : mais continuons de ſuivre ce qui ſe paffe dans le changement qu’éprouve une ſubſtance ſoumiſe à l’ébullition. Par les progrès de la décoction, les parties conſtituantes, ſéparées dans l’état naturel, ſe combinent de plus en plus, acquièrent de la molleſſe & de la flexibilité ; d’où il réſulte ce qu’on nomme la cuiſſon, pendant laquelle une partie de l’extrait a paſſé dans l’eau ; l’autre eſt demeurée adhérente à la ſubſtance elle-même, défendue & recouverte par le tiſſu ; la troiſième enfin s’eſt combinée avec la matière fibreuſe, & eſt devenue comme elle coriace & inſoluble.

En vain on continueroit de ſaire bouillir une ſubſtance qui a déjà éprouvé l’ébullition dans la vue d’en obtenir l’extrait tout formé qu’il contient ; l’eau ne ſe charge plus que d’une petite portion, & unit le reſte avec la matière ſolide, ainſi qu’il arrive dans les ſubſtances végétales ou animales, qui, par des décoctions longues & répétées, arrivent inſenſiblement à l’état de ſquelette fibreux, ſans avoir pu fournir à l’eau aidée de ſa chaleur, la totalité des principes que ce liquide étoit en état de diſſoudre & d’extraire : l’expérience ſuivante ſervira à confirmer ce que nous avançons.

Si on met bouillir une livre de blé dans ſuffiſante quantité d’eau, & qu’on en ſaſſe plusieurs décoctions juſqu’à ce que le grain ne renferme plus rien de diſſoluble, qu’on réuniſſe enſuite ces différentes décoctions en une ſeule, on en obtiendra, par le moyen d’une évaporation ménagée, cinq onces environ d’extrait ; doit-on en conclure, comme on a déjà fait, que le blé ne contienne que le tiers de ſon poids de matière nutritive, puiſque, ſuivant les expériences que j’ai ſaites & publiées il y a quelques années, une livre de ce même grain eſt en état de procurer à trente onces d’eau au moins une forme & une conſiſtance gélatineuſe ſans compter la matière glutineuſe, muqueuſe, extractive, qui s’y trouve encore renfermée ?

A l’appui de cette expérience, citons une obſervation que tout le monde a pu ſaire. Si on ſait bouillir ou infuſer dans l’eau la plante la plus ſucculente, on ne retire que peu d’extrait : vient-on au contraire à la froiſſer, à briſer le tissu de ſes vaiſſeaux par l’effort du pilon, les ſucs qu’ils renferment, ſéparés, dépurés & évaporés, donnent infiniment plus d’extrait, & d’une nature très-différente ; ſans doute qu’on n’a pas ſongé à cette remarque lorſqu’on a établi le degré alimentaire d’une ſubſtance ſur la quantité de matière extractive qu’elle fourniſſoit a l’eau en bouillant avec elle, puiſque, ſuivant une pareille opinion, on auroit pu avancer que le liquide, dans lequel on auroit ſait cuire des pois, fèves ou lentilles, étant évaporé en conſiſtance d’extrait, devoit être conſidéré comme le principe actif de ces ſemences légumineuſes, tandis qu’il ne ſeroit en partie que la matière extractive de leurs écorces ; le grain, le fruit, la plante, la chair, après avoir bouilli long-temps avec l’eau, ſe trouvent encore dans leur premier état d’intégrité, remplis d’une matière extractive que la chaleur a combinée avec la ſubſtance fibreuſe, au point d’en former un corps indiſſoluble, qu’aucun menſtrue ne peut attaquer.

Mais ſuppoſons qu’il ſoit poſſible d’avoir tout l’extrait contenu dans une ſubſtance végétale ou animale, cet extrait pourra-t-il jamais ſervir par ſa nature & ſa quantité, à indiquer le degré alimentaire du corps dont il eſt ſéparé ? Ne voyons-nous pas que les animaux ſont d’autant plus abondans en matière muqueuſe, qu’ils ſont plus jeunes ? Perſonne ne conteſte qu’un vieux coq fourniſſe davantage de nourriture, proportion gardée, qu’un poulet ; que le veau & l’agneau ſont moins ſubſtantiels que le bœuf & le mouton. N’avons-nous pas des ſemences très-mucilagineuſes, telles que la graine de lin par exemple, que des eſſais multipliés ont démontré être moins alimentaires que d’autres graines infiniment moins mucilagineuſes !

On objectera peut-être encore ici, que l’état & la conſiſtance de ces extraits muqueux peuvent ſervir auſſi à déterminer l’intenſité de leurs effets nutritifs ; mais nous pourrions également répondre à ces objections, s’il ne nous paroiſſoit pas plus raiſonnable de laiſſer à l’expérience & à l’obſervation le ſoin de prononcer ſur cet objet. Occupons-nous du mécanisme de l’aliment proprement dit, & tâchons, s’il eſt poſſible, de bien ſaire connoître ſes propriétés ſpécifiques, afin de le découvrir par-tout ou la Nature l’a placé : c’eſt-là du moins le but principal de nos recherches.


Article II


De la compoſition de l’Aliment.


Puiſqu’il eſt difficile, comme je viens de l’obſerver, de déterminer, d’après le réſultat de l’analyſe par la voie sèche & par la voie humide, le degré alimentaire d’une ſubſtance quelconque, combien la difficulté