CHAPITRE VI

aventures de route

— Vous nous avez sauvé la vie ! s’écria le lieutenant Canfield lorsque le Huron s’approcha de lui.

— N’êtes vous pas blessés ? partons-nous maintenant ? demanda le Huron sans avoir l’air d’entendre cette exclamation.

— Non ! nous sommes tous deux sains et saufs.

— Je pense qu’une balle m’a frappé sur le sommet de la tête, observa Caton en retirant son chapeau et palpant sa chevelure laineuse.

— Une balle ! tu as été atteint ? et comment cela a-t-il pu arriver ? demanda le lieutenant au comble de la surprise.

— Quand le fusil a fait feu, tout-à-l’heure, quelque chose a sifflé à mon oreille, j’en ai senti le vent.

— Imbécile ! tu n’as pas la moindre égratignure. Mais, dites-moi Oonomoo, reprit le jeune homme d’un ton sérieux, vous m’avez sauvé la vie, touchez là, je ne serai content que lorsque je vous aurai donné une bonne poignée de main.

Le Huron tendit sa main, mais sans empressement, à l’étreinte chaleureuse du jeune homme ; évidemment ces remerciements réitérés le contrariaient. Il ne dit pas un mot, jusqu’à ce que le jubilant Caton se fût mis de la partie avec des gambades excentriques.

— N’y faites donc pas attention ! murmura Oonomoo ; ce n’est rien, ça ! rien !

— Ciel ! Bon Dieu ! s’écria le nègre ; il appelle ça rien ! Si vous n’étiez pas venu, comme vous l’avez fait, à point nommé, j’aurais été rudement pourchassé par les Indiens, sans avoir aucun secours de personne, et quelles blessures j’aurais reçues !

— La tête dure de Caton ne peut pas être blessée, répondit le Huron en passant sa main sur l’exubérante chevelure du nègre plus élastique qu’un coussin ; — ça aurait fait un gentil scalp pour un Shawnee, continua-t-il en relevant les mèches crépues et ébourriffées de Caton.

— Dieu me bénisse ! j’espère bien que mes cheveux ne me quitteront jamais pour pareille chose ! je ne les destine pas à ça !

Cependant la nuit était venue, et, au grand plaisir de Canfield, la lune, dégagée des sombres nuages qui jusque-là avaient obscurci le ciel, commençait à remplacer le jour, en illuminant les bois et la plaine de ses blancs rayons. Dans l’azur profond, au travers des étoiles, flottaient encore quelques vapeurs transparentes qu’emportait le vent capricieux : tout était calme et silencieux dans l’air et dans la forêt.

— Quand irons-nous au village des Shawnees ? demanda le Lieutenant.

— Tout de suite, répliqua le Huron.

— Eh bien ! qu’attendons-nous ? partons !

— Caton vient-il avec nous ?

— J’y pensais justement, Oonomoo ; si vous regardez comme imprudent de le mener, il restera ici.

— J’espère bien que vous n’allez pas me laisser ici tout seul ! observa Caton effaré.

— Connaissez-vous le chemin du Settlement ? demanda le Huron.

— Non ! Non ! c’est-à-dire que je l’ai oublié dans ma frayeur, j’ai une si pauvre mémoire ! ajouta Caton en songeant qu’un instant auparavant il avait déclaré bien savoir cette route.

— Vous chercherez et le trouverez : partez ! il ne faut pas que vous nous suiviez.

— Oh ! malheur ! ne me laissez pas parmi les Indiens ! ils me mangeront d’une seule bouchée !  ! sanglota le nègre au désespoir.

— Laisse-nous tranquille et tais-toi ! interrompit Canfield qui venait de surprendre un éclair de colère dans les yeux d’Oonomoo ; tu vas irriter notre ami rouge, lui seul commande ici, en ce moment.

— Mais, j’ai trop peur dans ces bois noirs, hurla Caton avec des beuglements d’effroi ; ils sont pleins de Shawnees !  !

— Tu suivras là une route encore moins dangereuse que la nôtre ; il est presque certain que nous allons nous rencontrer face à face avec l’ennemi, tandis que, si tu es prudent, tu échapperas inaperçu. Va donc, mon pauvre Caton, dis à madame Prescott et à miss Hélène les espérances que nous avons, mais n’exagère rien : dis leur d’avoir bon courage, et annonce-leur que, sous peu, elles auront de mes nouvelles ou de celles d’Oonomoo.

Ce petit speech du Lieutenant produisit l’effet désiré : le nègre se voyant contraint d’opter entre deux périls, choisit naturellement le moindre :

— Tout bien considéré, bredouilla-t-il, il est plus convenable que j’aille au Settlement porter des nouvelles à nos gens. Ce n’est pas la frayeur qui me fait agir, mais bien l’avis du Lieutenant.

En conséquence il se mit en route, non sans de terribles frayeurs ; nos deux amis le suivirent des yeux, trébuchant dans les broussailles, jusqu’à ce qu’il eût disparu dans la profondeur de la forêt.

Alors le Huron donna le signal du départ ; prenant la direction du nord, il prit une allure si rapide que le jeune officier fut obligé de courir par instants pour lui tenir pied. Ils marchèrent ainsi pendant près d’une heure : tout-à-coup le Huron s’arrêta.

— Aller vite, ça fait souffler vite, dit-il, les yeux brillants.

— J’aime mieux toujours courir, Oonomoo, plutôt que de nous arrêter. Hâtons-nous toujours.

— Il y a le temps ; arriver au matin ce sera assez tôt.

— À quelle distance sommes-nous du village des Shawnees ?

— À deux-huit-douze milles, en canot.

— Et comment réussirons-nous à la délivrer… à l’arracher à ces chiens de Shawnees ? demanda le jeune homme dévoré d’inquiétude.

— Je ne sais pas : peut-être nous ne pourrons pas l’emmener avec nous.

— Ne pas l’emmener !! répéta Canfield avec un affreux battement de cœur ; mon Dieu ! Oonomoo, pourquoi dites-vous cela ?

— Parce que c’est vrai : peut-être oui, peut-être non : les portes des Shawnees seront fermées ; ils pensent qu’Oonomoo est par là.

— Mais enfin, n’espérez-vous pas la sauver ? n’espérez-vous pas ?

— Eh ! oui, j’espère : je ferai tout mon possible, certainement ; mais il faut être prêt à tout, même à sa mort.

— Hélas ! je m’attends à tous les malheurs : mais je place en vous une grande espérance, Oonomoo !

— Espérez en Lui ; il fera plus que nous.

À ces mots le Huron éleva solennellement sa main vers le ciel, et le montra à Canfield.

Canfield fut frappé de l’accent profond avec lequel le guerrier Indien exprimait sa confiance en la bonté céleste.

— Vous avez raison, Oonomoo, répondit-il humblement ; Dieu seul est notre maître ; le sort de toute créature est entre ses mains puissantes ; je mets mon espoir en Lui : néanmoins, je vous le répète, après Dieu vous êtes mon unique espérance.

— Bien ! allons vite maintenant.

Les deux voyageurs se remirent en marche, mais avec une allure moins précipitée. Le matin approchait ; la lune inclinait vers les montagnes du couchant ; sa lumière paraissait plus vive encore que pendant le reste de la nuit ; elle éclairait si parfaitement qu’on aurait pu lire.

Pour la réalisation de leur plan hardi, cette nuit aussi lumineuse que le jour, avait des avantages et des inconvénients, car si elle leur permettait de voir parfaitement autour d’eux, elle les exposait aussi à être vus.

Le Huron modérait si bien le bruit de ses pas, qu’on eût dit un fantôme en marche : Canfield l’imitait de son mieux. Bientôt il ralentit le pas ; d’après ses calculs le village Shawnee était proche, et pour accomplir ses desseins il fallait que le jour fût venu.

Son plan consistait à voir d’abord Hans Vanderbum et à s’assurer de son concours : mais édifié sur son étonnante aptitude pour le sommeil, le Huron ne songeait pas à le chercher à cette heure, il savait parfaitement qu’il serait plus facile de ressusciter un mort, que de réveiller l’énorme hollandais avant le lever du soleil.

Une heure plus tard, les deux intrépides marcheurs atteignaient les rives du Miami. L’aspect de la belle rivière était admirable : sa surface irisée d’azur et de reflets argentés, se confondait dans la brume lointaine avec l’ombre transparente des bois éclairés jusqu’à la mousse du sol, par une lune splendide : sur cette glace liquide, calme et unie comme l’onde paisible d’un lac, couraient par moments de légers frissons fuyant sous le vent de la nuit. Pas un bruit, pas un murmure sur la terre et sur l’eau ; quelques grands arbres inclinaient gravement leurs cimes aériennes, comme des géants saluant les étoiles ; quelques roseaux se balançaient sur leurs frêles tiges ; quelques lianes serpentaient en l’air ; tout cela silencieusement, avec des mouvements de fantômes ou de Sylphes en gaîté. Et tout autour, à perte de vue, à perte de pensée, le grand désert entourait le riant tableau de son immensité.

Parfois un oiseau nocturne surgissait sous les pieds de Canfield, lui rasait le visage, fuyait droit comme une flèche, longeant le lit de la rivière, et disparaissait après s’être amoindri successivement dans l’espace.

L’âme rêveuse et sensible du jeune officier était vivement impressionnée par la magnificence mystérieuse de cette belle nuit :

— N’est-ce pas beau, cela ! bien beau ! murmura-t-il.

— Oui, ça fait penser au Grand Esprit.

— C’est vrai, Oonomoo : je vous trouve plus sage que jamais dans vos pensées et vos paroles, mon bon ami, et je m’en réjouis. Je me sens, comme vous, tout rêveur et plein de respect pour Celui qui prodigue ainsi des trésors à la nuit et au désert.

— Il a vu aujourd’hui Flwellina, la femme d’Oonomoo, répondit le Huron.

Canfield fut bien surpris d’entendre l’Indien lui parler ainsi de sa vie privée ; chose contraire à tous les usages de sa race. Mais par déférence pour son ami, il s’abstint de manifester son étonnement.

— Flwellina chrétienne — a dit des paroles de Dieu, le Grand Esprit qui est là haut. Elle a dit à Oonomoo qu’il ne fallait plus prendre de scalps, Oonomoo n’en prendra plus.

— Voilà une sage détermination ; un guerrier tel que vous n’a plus besoin de recueillir les preuves de son courage. Je suis sûr qu’un sourire de cette bonne créature qui se nomme Flwellina, sera pour vous une des meilleures récompenses.

— Oui, je sais… je le sens là ! dit le Huron en plaçant énergiquement la main sur sa poitrine.

Il y eut un moment de silence :

— Il est temps d’aller, ajouta Oonomoo.

— Vous avez parlé de faire en canot une portion de la route ? je ne vois pas de canot.

— Là bas, sous ce rocher.

À ces mots l’Indien montrait du doigt un roc penché sur l’eau, à une certaine distance. Canfield aperçut le rocher mais ne put distinguer le canot, tant il était bien caché dans une anfractuosité. Après avoir fait quelques pas, il reprit la conversation.

— Comment vous y prenez-vous, Oonomoo, pour avoir des canots un peu partout ? vous auriez de quoi réunir une vraie flotille ?

— Il y en a deux, — trois, — vingt, et plus encore, partout : sur le grand Miami, — le petit Miami, — l’Ohio, — le Soty, — l’Hocking, — le Mussygum, — l’Wabash, — ailleurs encore, — dans tous les lieux où je vais.

— Et vous trouvez occasion de tous les utiliser ?

— Oui : l’hiver dernier sur l’Wabash j’ai passé deux jours à ramer sur la neige épaisse. Quelquefois j’en perds.

— Et comment se trouvent-ils en ces différents parages ? Vous les y conduisez vous-même ?

— Oui : je les construis moi-même, je les conduis, je les répare.

Le jeune officier allait répliquer lorsque le Huron posa vivement la main sur sa bouche pour l’arrêter. Leur causerie avait eu lieu à voix si basse qu’elle n’aurait pu être entendue à un pas de distance. Canfield promena à la hâte ses regards autour de lui pour se convaincre de la solitude absolue dans laquelle ils étaient : il n’aperçut et n’entendit rien.

Cependant, plein de la plus profonde déférence pour son guide, il garda un silence absolu ; et, comme lui, se mit à faire des pas de fantôme.

Ils arrivèrent ainsi sur la lisière du bois, au bord de la rivière : le Huron, qui marchait le premier, s’arrêta brusquement et fit un mouvement en arrière.

— Qu’y a-t-il donc ? murmura Canfield.

— Chut ! les Shawnees !

— Où ? sur le rocher ?

Le Huron désigna la rive opposée du Miami.

— Là bas, sur le bord : peut-être ils vont traverser.

Canfield fut stupéfait de la clairvoyance avec laquelle Oonomoo avait découvert à une aussi grande distance des ennemis presque invisibles. Il ne put résîster au désir de le questionner à ce sujet.

— Regardez donc sur l’eau, voyez le canot !

— Ce n’est pas le vôtre ?

— Non, il est leur : — les voilà qui se préparent à venir de ce côté.

L’Indien ne se trompait pas. À peine avait-il fini de parler que le bruit d’un aviron se fit entendre ; au même instant le canot se détacha du rivage, et Canfield le vit se diriger droit sur eux.

On ne pouvait distinguer le nombre des Shawnees montés dans l’embarcation ; cependant elle paraissait pleine.

Ne ferions-nous pas bien de nous cacher un peu, pour n’être pas découverts ? demanda le jeune officier qui voyait avec inquiétude les Indiens s’approcher.

— Ils n’aborderont pas ici ; ils vont descendre plus bas.

En effet l’avant du canot changea de direction et se mit à suivre le fil de l’eau ; alors on put voir qu’il était occupé par cinq sauvages.

Oonomoo inclina la tête en avant pour mieux les examiner.

— Pas Shawnees, dit-il, Miamis.

— Amis ou ennemis ?

— Très-méchants ; prennent des scalps, tuent tout le monde ; prendront votre chevelure, voyez-vous.

Canfield n’entendit pas les funèbres appréciations d’Oonomoo avec le même sang-froid que celui-ci mettait à les énoncer. Incontestablement c’était un voisinage assez désobligeant que celui des sanguinaires Miamis. Il fit part à Oonomoo de ses impressions.

— N’ayez donc pas peur ! ils ne viendront pas par ici, et pas un de vos cheveux ne sera touché, répondit imperturbablement le Huron.

Il fallait bien se contenter de cette assurance, car il n’y avait guère moyen de faire autrement ; Canfield garda donc le silence en continuant de dévorer le canot des yeux.

Bientôt l’embarcation changea encore une fois de route, et gouverna droit vers le rocher. Saisi d’une nouvelle anxiété, le jeune officier regarda son compagnon : mais le visage de ce dernier était froid et rigide comme celui d’une statue ; le Lieutenant déterminé à ne céder à aucune crainte puérile, resta muet et ne bougea plus.

Arrivés à la hauteur du rocher, les Miamis firent halte un moment, regagnèrent le milieu de la rivière et prirent terre à environ cent pas des deux voyageurs ; puis ils disparurent.

Après avoir attendu près de deux heures, épiant et écoutant avec une patience féline, le Huron n’entendant et n’apercevant plus rien se disposa à prendre son canot pour continuer la route sur la rivière.

— Mais où est-il ? demanda l’officier lorsque Oonomoo lui eut fait connaître son intention.

— Plongé dans l’eau sous le rocher.

— Les Miamis l’auront découvert et détruit ou emmené.

— Non ; ils n’ont pas pu le voir, il n’était pas sur leur chemin.

— L’eau est-elle profonde ?

— Deux-trois-vingt pieds ; il faudra nager.

Comme tout danger paraissait improbable, Canfleld vit, sans inquiétude, le Huron quitter son fusil, gagner la rivière et se mettre à la nage.

La clarté de la lune était si vive que non-seulement la tête, mais les traits expressifs de l’Indien et jusqu’à son nez aquilin se détachaient en vigueur sur le fond argenté de l’onde ; on distinguait même sa longue chevelure noire qui flottait développée comme une voile, au-dessous de la surface. Une balle ou une flèche auraient pu être lancées à coup sûr au brave nageur, s’il eût été aperçu par les Miamis.

Canfield le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il l’eût vu disparaître dans l’ombre portée par le roc : ensuite il se tint immobile, attendant avec patience l’issue des événements.

Le Huron manœuvrait dans l’eau avec la même aisance qu’un poisson, et glissait silencieusement dans le courant. Obéissant à son instinct de méfiance habituelle, lorsqu’il fut arrivé au remous formé par l’avance du rocher dans la rivière, il se retourna sur le dos, et faisant « la planche » resta dans une immobilité absolue.

L’ombre portée par ce petit promontoire enveloppait le nageur et le canot vers lequel il se dirigeait ; dans cette position il pouvait voir sans être vu. En promenant autour de lui ses regards perçants, Oonomoo aperçut un Indien Miami tapi dans une fissure du rocher, et surveillant les alentours comme s’il eût été à l’affût d’une proie.

Aussitôt le Huron s’expliqua les diverses manœuvres du canot ennemi : les Miamis avaient découvert des traces de son passage, ou bien avaient aperçu son canot. Aussitôt l’idée leur était venue de poursuivre le téméraire qui s’était aventuré sur leur territoire.

Avec une subtilité qui avait trompé les yeux clairvoyants du Huron lui-même, ils avaient laissé un des leurs sur la rive pour qu’il surveillât le cours du fleuve. Nul doute que le reste de la bande ne fût cachée dans les environs, prête à bondir au premier signal.

Effectivement, la sentinelle postée sur le rocher avait pour mission de faire feu sur quiconque apparaîtrait, et, dans le cas où il y aurait plus d’un adversaire, de se jeter dans la rivière après avoir poussé un cri d’appel qui ferait accourir tous ses compagnons.

D’un coup d’œil Oonomoo comprit toute la gravité de la situation : le point dangereux était surtout que le Miami l’aperçut trop tôt. Il était, à la vérité, possible de nager jusque sous l’extrémité inférieure du rocher sur laquelle était étendu ce dernier, et de lui fendre la tête d’un coup de tomahawk. Mais, ce parti violent pouvait ne pas obtenir une issue favorable, il était moins chanceux de se glisser jusqu’au canot, et de s’en faire un abri. Ce qui rendait à cet égard plus facile la manœuvre d’Oonomoo, c’est que le Miami se préoccupait tout à la fois de regarder en amont et en aval ; de telle sorte que alternativement il cessait de surveiller le point où se trouvait Oonomoo.

En effet, celui-ci profitant d’un instant où l’ennemi avait la tête tournée, arriva inaperçu au but de ses désirs.

Mais, une fois là, il se trouvait en présence de la même difficulté : il fallait toujours se débarrasser de son dangereux adversaire. Or, s’élancer sur lui, du fond de l’eau ; le surprendre ; l’étendre mort d’un coup de tomahawk ; c’était affronter une mort certaine, car le Miami avait tout l’avantage de la position.

Sans parler de sa sollicitude pour le lieutenant Canfield, le Huron ne se souciait point de se faire tuer ainsi à coup sûr. Il renonça donc à toute tentative d’agression et songea à regagner le rivage sans être vu, puis à rejoindre le jeune officier, pour le conduire par voie de terre, au village des Shawnees.

Le point difficile était encore de profiter des moments où le Miami regardait ailleurs ; il fallait pour cela déployer une rapidité et une précision incomparable dans le moindre mouvement.

Emporté par son premier élan, Oonomoo ne put empêcher un léger choc de sa tête contre le canot. Si imperceptible que fut ce bruit, les fines oreilles du sauvage l’entendirent, aussitôt il se pencha sur le bord du rocher pour en reconnaître la cause, et regarda en dessous de lui.

Le Huron avait prévu ce mouvement et se tenait sur ses gardes : se laissant submerger sans faire un mouvement, il suivit le fil de l’eau jusqu’au gouvernail du canot auquel il se cramponna. Là il resta un moment, ne laissant sortir de l’eau que son nez et ses yeux : pendant quelques secondes il s’efforça d’entraîner le canot à la dérive, par mouvements insensibles ; mais il aperçut de nouveau la tête du Miami qui surveillait l’embarcation : alors il resta immobile, se préparant à la lutte s’il était découvert.

Bientôt son adversaire se pencha tellement sur la rivière que pour se retenir, il étendit une main vers la barque. Plus prompt que la foudre, Oonomoo le saisit avec violence et le renversa dans l’eau. En tombant, le Miami se cramponna à lui : tous deux roulèrent jusqu’au fond, s’étreignant avec fureur.

Néanmoins, sûr de venir à bout de son adversaire, Oonomoo ne craignait qu’une chose, l’arrivée des autres Indiens attirés par le bruit de la lutte : alors il était perdu. Pour éviter la dangereuse clarté de la lune, tout en se débattant, il faisait les plus grands efforts afin de rester dans l’ombre ; il réussit en effet, et lorsque tous deux revinrent sur l’eau, la sombre voûte du rocher recouvrait leurs têtes.

Chacun avait tiré son couteau : les deux armes se levèrent à la fois pour frapper. Dans ce mouvement le Miami découvrit son visage.

— Heïgon ! ! sécria le Huron en retenant sa main.

— Oonomoo ! ! répondit l’autre d’une voix étonnée et joyeuse.

Les couteaux rentrèrent immédiatement au fourreau. Le Miami sans dire un mot de plus se suspendit au rocher, l’escalada légèrement ; Oonomoo y arriva en même temps que lui, mais aussitôt il se tapit dans l’ombre, et dit à voix basse en se servant de l’idiome de son compagnon :

— Les autres Miamis gettent Oonomoo pour le faire prisonnier ?

— Oonomoo est mon ami, répliqua Heïgon ; les Miamis ne lui adresseront pas même un mauvais regard.

En même temps il jeta un cri bref et aigu ; sur le champ le canot avec ses quatre rameurs apparut rapide comme une flèche : en un clin-d’œil ils furent sur le rocher, le couteau tiré, entourant Oonomoo, avec des regards de loups affamés.

Le guerrier Huron, les bras dédaigneusement croisés sur la poitrine, les mesurait de son œil tranquille et fier ; une lutte allait s’engager, lorsque Heïgon dit simplement :

— Il est mon ami.

Un changement complet s’opéra instantanément. Les couteaux disparurent, les traits menaçants des Miamis s’adoucirent, leurs mains se levèrent vers Oonomoo, mais cette fois, pour lui offrir une pacifique étreinte. En même temps leurs regards curieux demandèrent des éclaircissements à Heïgon. Celui-ci prit aussitôt la parole :

— La neige couvrait la terre, dit-il, Heïgon était à la chasse : une maladie subite l’avait rendu plus faible qu’un vieillard ou un enfant, incapable de marcher. La neige recommença à tomber jusqu’à ce qu’elle vînt à couvrir les plus hauts rochers ; Heïgon se coucha dans la neige pour mourir. Il était enseveli sous ce manteau glacé, et le Grand Esprit se disposait déjà à l’enlever, lorsqu’un Indien voyageur vint à passer. C’était l’ennemi d’Heïgon, pourtant il le releva sur ses pieds, il secoua la neige qui couvrait son corps et son visage, il réchauffa sa poitrine avec l’eau-de-feu. Il fraya un chemin au travers des broussailles glacées, et ayant ramassé des feuilles sèches, il alluma un bon feu pour réjouir Heïgon. Après avoir passé la nuit auprès de lui, il avait fait d’Heïgon un homme ; il l’avait sauvé. Lorsque le voyageur fut sur son départ, Heïgon lui demanda son nom : C’était Oonomoo le Huron ; celui qui est ici au milieu de nous.

Les regards des Miamis, après avoir entendu ce récit, se fixèrent sur Oonomoo avec une expression flatteuse et amicale : pour eux il était devenu un ami : sa noble conduite avec un des leurs, mettait le comble aux illustres actions dont il était le héros bien connu.

Au milieu de ce triomphe, le Huron conserva son attitude silencieuse et fière, sans même paraître entendre les paroles reconnaissantes d’Heïgon.

— Où va mon frère Huron ? lui demanda celui qui paraissait chef de la petite troupe.

— Au village des Shawnees sur le bord du Miami.

— Nous allons de ce côté : nous accompagnerons notre frère.

— Oonomoo marche contre eux en ennemi : il va délivrer une fille face-pâle tombée entre leurs mains. Mes frères Miamis sont amis des Shawnees.

— Ils sont amis d’Oonomoo qui a sauvé un de leurs guerriers : ils le conduiront dans leur canot.

— Les pieds d’Oonomoo sont comme ceux du daim, ses yeux comme ceux de l’aigle : il suit sa route la nuit à travers les bois, il marche du lever du soleil jusqu’à son coucher sans être fatigué.

— Nous savons que notre frère est brave et infatigable, mais ses amis Miamis le transporteront aussi loin qu’il voudra traverser la forêt, ils le déposeront sur le rivage.

Il n’y avait pas moyen de décliner ces offres officieuses : le Huron se décida à les accepter ; toutefois, il ne demanda point l’assistance des Miamis pour son expédition, sachant bien qu’ils ne voudraient pas combattre des alliés. À cette exception près, il savait bien que ses nouveaux amis feraient d’ailleurs pour lui tout ce qui serait possible, et qu’ils ne le contrecarreraient nullement dans ses projets. Tout cela n’empêchait pas qu’il aurait voulu voir tous ces Miamis aux antipodes.

Pendant ce temps Canfield était resté spectateur anxieux du colloque entre le Huron et les Miamis. Son premier mouvement lorsqu’il les vit apparaître sur le rocher, fut de croire qu’Oonomoo était fait prisonnier.

Cette hypothèse le tourmenta fort ; mais bientôt il devina que les choses se passaient amicalement, et quoiqu’il ne pût comprendre la conversation faite en idiome Miami, les consonnances pacifiques et l’attitude des interlocuteurs le rassurèrent.

Néanmoins il lui restait des inquiétudes, et en s’entendant appeler par le Huron, il tressaillit : son premier mouvement fut de ne pas répondre, car il supposait que ce dernier avait été contraint de dévoiler sa présence ; cependant, réflexion faite, il se décida à se montrer.

— Canfield ! Canfleld ! répétait le Huron.

— Me voici, Oonomoo, que voulez vous ?

— Venez ici, nous vous attendons, sans avoir rien à craindre des Miamis.

Le jeune officier accourut, et peu d’instants après, les deux canots étaient en partance au pied du rocher. Dans le premier étaient quatre Miamis ; dans le second, Oonomoo et Heïgon, ce dernier tenant la rame.

Les deux embarcations remontèrent le courant jusqu’à un petit promontoire auprès duquel elles arrivèrent en même temps que Canfield.

— Comment va frère ? demanda le chef des Miamis en lui tendant la main.

L’officier échangea la même formalité avec les cinq étrangers, après quoi les Sauvages sautèrent à terre et s’installèrent gravement en rond pour fumer le calumet de paix : l’instrument pacifique passa de bouche en bouche, et chacun en tira à son tour des bouffées solennelles.

Cette cérémonie passablement insipide pour Canfield dura près d’une heure : le jeune homme bouillait d’impatience et ne savait quelle contenance tenir. Une seule et unique affaire le préoccupait, le salut de sa chère Mary ; il ne pouvait concevoir qu’aucune autre pensée pût intéresser âme qui vive, et se sentait indigné contre Oonomoo en le voyant doué d’une placidité parfaite : en effet, le Huron fumait avec un air de béatitude sereine et nonchalante qui n’annonçait certes pas grande préoccupation.

Enfin, le dernier fumeur lâcha sa dernière bouffée, et l’important cérémonial du traité de paix sauvage fut accompli ; alors seulement il fut permis de songer au départ, et on s’embarqua.

Dans le canot d’Oonomoo s’installèrent ce dernier, Canfield et l’officieux Heïgon, qui ne voulut laisser à personne le soin de ramer. Les deux légères embarcations glissèrent d’abord à l’ombre des rives boisées, puis, prenant la pleine eau, volèrent sur la face argentée de la rivière comme deux nuages emportés par le vent.

Le village Shawnee était à peine à dix milles de distance ; l’horloge céleste marquait environ minuit : tout était donc à souhait pour l’expédition hasardeuse de nos deux amis.

Cependant, il était écrit que leur navigation ne s’accomplirait pas sans aventure. Lorsqu’ils eurent parcouru un espace d’environ cinq milles, une exclamation se fit entendre dans le premier canot monté par quatre Miamis.

— Qu’est-ce qu’il y a encore ? demanda Canfleld.

— Ugh ! un canot de Shawnees qui arrive ! murmura Oonomoo.

Il ne se trompait pas. En effet, un grand canot de guerre contenant une troupe nombreuse de guerriers couverts d’éclatantes peintures, s’avançait au milieu du courant, pendant que les Miamis tenaient la rive droite.

Lorsque les deux flottilles furent en présence il y eut un arrêt ; Miamis et Shawnees s’adressèrent des congratulations réciproques : pendant ce temps, Heïgon et ses deux protégés restèrent prudemment à l’écart, si bien qu’ils eurent la chance de rester inaperçus, ou du moins de n’être pas inquiétés.

Ce ne fut pas néanmoins sans avoir éveillé l’attention des Shawnees : à leurs gestes inquisiteurs on pouvait reconnaître qu’ils adressaient des questions aux Miamis.

Quand, enfin, on se sépara, Canfield respira à l’aise en songeant qu’il l’avait échappé belle ainsi qu’Oonomoo. Et ce dernier put classer parmi ses souvenirs de guerre les plus émouvants, cette chance heureuse d’avoir échappé deux fois en cette nuit mémorable aux haines mortelles de ses plus féroces ennemis.

Quelques minutes plus tard, on arriva à la hauteur du village Shawnee ; Oonomoo exprima le désir de débarquer. Aussitôt Heïgon dirigea le canot vers le rivage, sauta dans l’embarcation de ses compagnons, et après avoir échangé une dernière fois de cordiales poignées de mains, les deux troupes se séparèrent, peut-être pour ne jamais se revoir.