Raoul de Cambrai/Introduction

Anonyme
Texte établi par Auguste Longnon ;Paul MeyerFirmin Didot (p. i-xcv).
INTRODUCTION.

La première édition de la chanson de Raoul de Cambrai a été publiée en 1840[1] dans cette collection des Romans des douze pairs qui commença, il y a un demi-siècle, l’œuvre, souvent interrompue et souvent reprise, de la publication de notre vieille littérature épique. Si nous avons cru pouvoir proposer à la Société des Anciens Textes français une nouvelle édition de Raoul de Cambrai, alors que tant d’autres de nos anciens poèmes sont encore inédits, c’est qu’il nous a paru que l’importance véritablement exceptionnelle de l’ouvrage justifiait notre entreprise ; c’est aussi parce que nous nous sommes crus en mesure d’apporter au travail du premier éditeur des améliorations considérables. Nous avons pu, en effet, par une collation attentive de l’unique manuscrit qu’on possède de Raoul de Cambrai, rectifier un grand nombre de fausses lectures qui souvent rendent inintelligible le texte de la première édition[2]. Nous avons même rétabli quelques vers omis par notre devancier[3]. De plus, si nous n’avons pas réussi à découvrir un second manuscrit de ce poème si intéressant, mais parfois si corrompu par la négligence des copistes, il nous a du moins été loisible de faire usage de notes du président Fauchet, parmi lesquelles se trouve la copie, faite d’après un ms. perdu, d’environ 250 vers de notre poème. On verra plus loin que de ces extraits peuvent se déduire d’utiles notions sur la composition de la chanson ; bornons-nous à dire pour le moment que nous y avons recueilli, outre d’importantes variantes, plusieurs vers qui manquent dans le manuscrit unique du poème, où malheureusement plusieurs feuillets ont été enlevés. Enfin nous croyons avoir recueilli sur les personnages mis en scène, sur la formation du poème, sur son histoire pendant le moyen âge, un certain nombre de témoignages qui, jusqu’à ce jour, n’avaient point été utilisés.


I. - ANALYSE DU POÈME


La chanson de Raoul de Cambrai se divise, à première vue, en deux parties très distinctes par le fond et par la forme. Jusqu’à la tirade CCXLIX inclusivement le poème est rimé, à partir de la tirade CCL il est en assonances. Contrairement à l’opinion qui, de prime abord, semblerait la plus probable, c’est la partie rimée qui est la plus ancienne. Le reste est une continuation sensiblement plus récente. Nous verrons plus loin que le manuscrit utilisé par Fauchet ne contenait que la partie en rimes. Mais nous croyons que les deux cent quarante-neuf premières tirades du poème ont été originairement composées en assonances. Les hémistiches de pur remplissage, les innombrables chevilles dont abonde cette partie de la chanson décèlent la main d’un réviseur assez malhabile qui aura cru apporter au vieux poème un sensible perfectionnement en substituant des rimes aux assonances un peu rudes dont s’était contenté l’auteur primitif. Ce travail de révision, auquel bien peu de nos anciennes chansons de geste ont échappé, a dû être opéré vers la fin du xiie siècle, et c’est peu après qu’un auteur inconnu s’est avisé de souder à l’ancien poème mis en rimes une continuation qui n’a plus rien du caractère en même temps historique qu’héroïque de l’œuvre primitive. Au temps où la rime tendait à se substituer à l’assonance, certains romanciers restaient fidèles à l’ancienne mode. Nous possédons des poèmes, Huon de Bordeaux, par exemple, qu’on ne saurait faire remonter plus haut que la seconde moitié du xiie siècle, dans lesquels règne encore l’assonance. Nous ne devons donc pas être surpris qu’il se soit trouvé un versificateur de la vieille école pour continuer en assonances le poème qui venait d’être mis en rimes.

L’analyse qui suit fera ressortir la différence de conception et de ton qui sépare les deux œuvres mises bout à bout.

Le comte Raoul Taillefer, à qui l’empereur de France avait, en récompense de ses services, concédé le fief de Cambrai et donné sa sœur en mariage, est mort, laissant sa femme, la belle Aalais, grosse d’un fils. Ce fils, c’est Raoul de Cambrai, le héros du poème. Il était encore petit enfant lorsque l’empereur voulut, sur l’avis de ses barons, donner le fief de Cambrai et la veuve de Raoul Taillefer au manceau Gibouin, l’un de ses fidèles. Aalais repoussa avec indignation cette proposition, mais, si elle réussit à garder son veuvage, elle ne put empêcher le roi de donner au manceau le Cambrésis[4].

Cependant le jeune Raoul grandissait. Lorsqu’il eut atteint l’âge de quinze ans, il prit pour écuyer un jeune homme de son âge, Bernier, fils bâtard d’Ybert de Ribemont. Bientôt le jeune Raoul, accompagné d’une suite nombreuse, se présente à la cour du roi qui le fait chevalier et ne tarde pas à le nommer son sénéchal.

Après quelques années, Raoul, excité par son oncle Guerri d’Arras, réclame hautement sa terre au roi. Celui-ci répond qu’il ne peut en dépouiller le manceau Gibouin qu’il en a investi. « Empereur, » dit alors Raoul, « la terre du père doit par droit revenir au fils. Je serais blâmé de tous si je subissais plus longtemps la honte de voir ma terre occupée par un autre. » Et il termine par des menaces de mort à l’adresse du manceau (tirade xxxiv). Le roi promet alors à Raoul de lui accorder la première terre qui deviendra vacante. Quarante otages garantissent cette promesse.

Un an après, le comte Herbert de Vermandois vient à mourir. Raoul met aussitôt le roi en demeure d’accomplir sa promesse. Celui-ci refuse d’abord : le comte Herbert a laissé quatre fils, vaillants chevaliers, et il serait injuste de déshériter quatre personnes pour l’avantage d’une seule. Raoul, irrité, ordonne aux chevaliers qui lui ont été assignés comme otages de se rendre dans sa prison (tir. xli). Ceux-ci vont trouver le roi qui se résigne alors à concéder à Raoul la terre de Vermandois, mais sans lui en garantir aucunement la possession. Douleur de Bernier, qui, appartenant par son père, au lignage de Herbert, cherche vainement à détourner Raoul de son entreprise (tir. xlvi).

Malgré les prières de Bernier, malgré les sages avertissements de sa mère, Raoul s’obstine à envahir la terre des fils Herbert. Au cours de la guerre, le moutier d’Origny est incendié, les religieuses qui l’habitaient périssent dans l’incendie, et parmi elles Marsens, la mère de Bernier, sans que son fils puisse lui porter secours. Par suite, une querelle surgit entre Bernier et Raoul. Celui-ci, emporté par la colère, injurie gravement son compagnon et finit par le frapper d’un tronçon de lance. Bientôt revenu de son emportement, il offre à Bernier une éclatante réparation, mais celui-ci refuse avec hauteur et se réfugie auprès de son père, Ybert de Ribemont (tir. lxxxviii).

Dès lors commence la guerre entre les quatre fils de Herbert de Vermandois[5] et Raoul de Cambrai. Les quatre frères rassemblent leurs hommes sous Saint-Quentin. Avant de se mettre en marche vers Origny, ils envoient porter à Raoul des propositions de paix qui ne sont pas acceptées. Un second messager, qui n’est autre que Bernier, vient présenter de nouveau les mêmes propositions. Raoul eût été disposé à les accueillir, mais son oncle, Guerri d’Arras, l’en détourne. Bernier défie alors son ancien seigneur : il veut le frapper, et se retire poursuivi par Raoul et les siens. Bientôt le combat s’engage. Dans la mêlée, Bernier rencontre son seigneur et de nouveau il lui offre la paix. Raoul lui répond par des paroles insultantes. Les deux chevaliers se précipitent l’un sur l’autre et Raoul est tué (tir. cliv).

Guerri demande une trêve jusqu’à ce que les morts soient enterrés. Elle lui est accordée, mais, à la vue de son neveu mort, sa colère se réveille et il recommence la lutte. Il est battu et s’enfuit avec les débris de sa troupe (tir. clxxii).

On rapporte à Cambrai le corps de Raoul. Lamentations d’Aalais. Sa douleur redouble quand elle apprend que son fils a été tué par le bâtard Bernier. Son petit-fils Gautier vient auprès d’elle : c’est lui qui héritera du Cambrésis. Il jure de venger son oncle. Heluis de Ponthieu, l’amie de Raoul, vient à son tour pleurer sur le corps de celui qu’elle devait épouser. On enterre Raoul (tir. clxxxii).

Plusieurs années s’écoulent[6]. Gautier est devenu un jeune homme, il pense à venger son oncle. Guerri l’arme chevalier, et la guerre recommence. Un premier engagement a lieu sous Saint-Quentin. Gautier se mesure par deux fois avec Bernier et à chaque fois le désarçonne. À son tour, Bernier, qui a vainement offert un accord à son ennemi, vient assaillir Cambrai. Gautier lui propose de vider leur querelle par un combat singulier. Au jour fixé, les deux barons se rencontrent, chacun ayant avec soi un seul compagnon : Aliaume de Namur est celui de Bernier, et Gautier est accompagné de son grand-oncle Guerri. Le duel se prolonge jusqu’au moment où les deux combattants, couverts de blessures, sont hors d’état de tenir leurs armes. Mais un nouveau duel a lieu aussitôt entre Guerri et Aliaume. Ce dernier est blessé mortellement ; Gautier, un peu moins grièvement blessé que Bernier, l’assiste à ses derniers moments. Bernier, qui est cause de ce malheur, car c’est lui qui a excité Aliaume à se battre, accuse Guerri d’avoir frappé son adversaire en trahison. Fureur de Guerri qui se précipite sur Bernier et l’aurait tué si Gautier ne l’avait protégé. Bernier et Gautier retournent l’un à Saint-Quentin, l’autre à Cambrai (tir. ccxix).

Peu après, à la Pentecôte, l’empereur mande ses barons à sa cour, Guerri et Gautier, Bernier et son père Ybert de Ribemont se trouvent réunis à la table du roi. Guerri frappe Bernier sans provocation. Aussitôt une mêlée générale s’engage, et c’est à grand’peine qu’on sépare les barons. Il est convenu que Gautier et Bernier se battront de nouveau. Ils se font de nombreuses blessures. Enfin, par ordre du roi, on les sépare, quand tous deux sont hors d’état de combattre. Le roi les fait soigner dans son palais, mais il a le tort de les mettre trop près l’un de l’autre, dans la même salle, où ils continuent à s’invectiver (tir. ccxxxvi).

Cependant dame Aalais arrive aussi à la cour du roi son frère. Apercevant Bernier, elle entre en fureur, et, saisissant un levier, elle l’eût assommé, si on ne l’en avait empêchée. Bernier sort du lit, se jette à ses pieds. Lui, ses oncles et ses parents implorent la merci de Gautier et d’Aalais qui finissent par se laisser toucher. La paix est rétablie au grand désappointement du roi contre qui Guerri se répand en plaintes amères, l’accusant d’avoir été la cause première de la guerre[7]. Le roi choisit ce moment pour dire à Ybert de Ribemont que, lui mort, il disposera de la terre de Vermandois. « Mais, » répond Ybert, « je l’ai donnée l’autre jour à Bernier. — Comment, diable ! » répond le roi, « est-ce qu’un bâtard doit tenir terre ? » La querelle s’envenime, les barons se jettent sur le roi qui est blessé dans la lutte. Ils se retirent en mettant le feu à la cité de Paris, et chacun retourne en son pays, tandis que le roi mande ses hommes pour tirer vengeance des barons qui l’ont insulté (tir. ccxlix).

C’est ici que s’arrête la partie rimée du poème. Ce qui suit a le caractère d’un roman d’aventures.

Gautier est revenu à Cambrai, Guerri est à Arras avec Bernier, devenu son ami.

L’accord a été fait, au sujet de la mort de Raoul, grâce à l’entremise d’un saint abbé. Or, Guerri avait une fille nommée Béatrix, qui devient amoureuse de Bernier et ne tarde pas à lui avouer son amour dans les termes les moins équivoques. Bernier, mu par un sentiment de délicatesse, hésite d’abord : il ne peut, lui bâtard, prétendre à la main d’une fille qui a pour père un aussi haut baron que Guerri d’Arras. Aussi ne la demandera-t-il pas. Mais, si on la lui offre, il ne refusera pas. Guerri, pressé par sa fille, intervient, et les deux jeunes gens se fiancent (tir. cclvi).

Bernier se rend à Saint-Quentin auprès de son père, qui apprend avec joie le bonheur qui vient d’écheoir à son fils. Il s’engage à donner Ribemont en douaire à la jeune fille. Sur ces entrefaites, on apporte la nouvelle que le roi de France est à Soissons et se prépare à envahir la terre d’Ybert de Ribemont. Celui-ci se hâte de rassembler ses hommes et marche sur Soissons. Dans le combat qui s’engage avec les troupes royales, le manceau Gibouin, cause première de la guerre où périt Raoul, est tué par Bernier et le roi est abattu de son cheval par Ybert. Les deux barons ne veulent pas pousser à bout leur succès ; ils se souviennent que c’est contre le roi leur seigneur qu’ils combattent, et se retirent sans être poursuivis, emmenant leurs prisonniers et leur butin (tir. cclxiv).

Gautier ne tarde pas à se rendre à Arras pour épouser sa fiancée. Le mariage célébré, il se met en route, accompagné de son père, de Gautier et d’une suite nombreuse, pour Saint-Quentin. Mais le roi les a fait épier. Ils tombent dans une embuscade ; Ybert, Gautier et Béatrix sont pris et emmenés à Paris. Bernier échappe à grand’peine et vient se réfugier à Arras auprès de Guerri (tir. cclxvi).

Le roi, de retour à Paris, veut donner en mariage Béatrix à l’un de ses fidèles, Herchambaut de Ponthieu, seigneur d’Abbeville. Celle-ci refuse et se répand en lamentations. Le roi, hors de lui, veut la livrer à ses écuyers. Mais la reine la protège et la prend sous sa garde. Entre temps, Bernier apprend par un espion qui a pu pénétrer jusqu’auprès de la jeune fille, que dans peu de jours le roi se propose de la donner à Herchambaut. Un parlement sera tenu à cet effet hors Paris, à Saint-Cloud. Bernier et Guerri viennent s’embusquer avec trois mille chevaliers dans la forêt de Rouvroi[8]. Ils reprennent de vive force la jeune fille et font un grand nombre de prisonniers, entre lesquels la reine et son fils, le petit Lohier. Le roi échappe à grand’peine par la Seine, en bateau. Peu après, la paix est faite, à condition que les prisonniers seront rendus de part et d’autre (tir. cclxxxi).

Bernier vivait paisiblement depuis plus de deux ans lorsque l’idée lui vint de se rendre en pèlerinage à Saint-Gilles. Il avait, en sa vie, tué bien des hommes, entre lesquels son seigneur Raoul, et il voulait, par l’entremise du saint, faire sa paix avec Dieu. Il se mit donc en route pour Saint-Gilles, accompagné de sa femme et de son neveu Savari. À peine y était-il arrivé que sa femme accoucha d’un fils, qui reçut le nom de Julien de Saint-Gilles.

Sur ces entrefaites, le roi Corsuble et l’émir de Cordoue envahirent le pays et vinrent assiéger Saint-Gilles. Bernier monte aussitôt à cheval et, à la tête d’une poignée d’hommes, il se porte au-devant des Sarrasins. Malgré sa valeur, il est fait prisonnier, et les Sarrasins l’emmènent avec eux en Espagne, emportant son fils nouveau-né dont il se trouve séparé. Sa femme est ramenée à Ribemont par Savari (tir. cclxxxiv).

La nouvelle du malheur de Bernier ne tarde pas à parvenir jusqu’au roi ; le messager qui la lui apporte, enchérissant sur ce qu’il avait entendu dire, annonce que Bernier a péri dans le combat. Sur ce, Herchambaut de Ponthieu demande au roi de lui donner Béatrix, qui, déjà une première fois, lui a été enlevée par Bernier. Il promet au roi de riches présents et obtient son consentement. Le roi, en effet, décide Guerri à lui livrer sa fille qui est aussitôt, malgré sa résistance, mariée à Herchambaut. Celui-ci l’emmène à Abbeville où il célèbre ses noces. Mais voilà qu’arrive un médecin ambulant qui offre des remèdes merveilleux, entre lesquels une herbe qui a la propriété de mettre la dame qui la porterait sur elle à l’abri de toutes les tentatives qu’on pourrait faire contre sa vertu. Béatrix s’empresse d’en acheter, et l’expérience lui prouve que le médecin ne l’a pas trompée (tir. ccxci).

Cependant Bernier était toujours dans la prison du roi Corsuble. Un événement imprévu l’en fit sortir. Un roi sarrasin nommé Aucibier vint assiéger la cité de Corsuble. Doué d’une force extraordinaire, en même temps qu’animé de sentiments chevaleresques, il défie en combat singulier les hommes de Corsuble. Trois d’entre eux sont successivement vaincus et tués par lui. Corsuble ne savait plus qui envoyer contre lui lorsque le gardien de sa prison lui donna le conseil d’appeler à son aide Bernier, en lui promettant la liberté. On fait sortir Bernier de prison, on le fait manger, on l’arme et on l’envoie jouter contre Aucibier. Bernier réussit, non sans peine, à battre son redoutable adversaire, dont il rapporte la tête à Corsuble. Joie de celui-ci qui fait à Bernier les offres les plus magnifiques pour le retenir auprès de lui, mais qui consent toutefois à le laisser partir après l’avoir comblé de présents[9] (tir. ccxcvii).

Mais Bernier n’était pas au bout de ses peines. Il se rend d’abord à Saint-Gilles, et là on lui apprend que sa femme est retournée à Ribemont, tandis que son fils Julien a été emmené par les Sarrasins. Il se remet en route, arrive à Ribemont, où Savari lui conte comment Béatrix a été livrée à Herchambaut par le roi, avec la connivence de Guerri. Bernier se dispose aussitôt à reconquérir sa femme, mais d’abord il veut savoir quels sont ses sentiments à son égard. Il se déguise en marchand de remèdes et se rend à Abbeville. Là, il rencontre Béatrix, apprend de sa bouche qu’elle n’a pas cessé d’aimer son premier époux, et qu’elle a réussi jusqu’ici à se préserver des atteintes du second. Herchambaut lui-même fait bon accueil au prétendu médecin et lui demande une recette qui lui rende le libre exercice de ses facultés. Le faux médecin lui assure qu’il n’y a qu’à se baigner avec sa femme dans une source voisine. Béatrix, qui n’a pas reconnu son époux, se montre d’abord très peu disposée à se prêter à cette expérience ; elle s’enfuit dans une abbaye voisine, mais, enfin, on réussit à lui faire savoir qu’il s’agit d’une ruse combinée par Bernier pour la délivrer, et, dès lors, elle manifeste un empressement qui contraste singulièrement avec la répugnance qu’elle avait manifestée tout d’abord. On se rend à la source, et, tandis qu’Herchambaut y fait ses ablutions, attendant que sa femme vienne l’y rejoindre, celle-ci s’enfuit à cheval avec Bernier (tir. cccxvii).

Bernier eut de sa femme un second fils qui fut nommé Henri ; Mais il n’oubliait pas Julien, et, au bout de quelques années, il partit pour l’Espagne dans l’espoir d’obtenir de ses nouvelles. Il se rendit d’abord auprès du roi Corsuble qu’il trouva en guerre avec l’émir de Cordes. Il lui offrit naturellement ses services qui furent acceptés de grand cœur. L’émir de Cordes avait confié son oriflamme à un jeune chevalier nommé Corsabré qui s’était acquis un grand renom de vaillance, et qui n’était point autre que Julien, le fils de Bernier. Le père et le fils se rencontrent dans la mêlée, et c’est le fils qui a le dessous[10]. Le voyant prisonnier, les hommes qu’il était chargé de conduire prennent la fuite, et Corsuble se trouve pour la seconde fois délivré de ses ennemis grâce à la vaillance de Bernier. Aussi, ne mettant point de bornes à sa gratitude, cherchera-t-il à retenir auprès de lui son sauveur, en lui offrant la moitié de son royaume. « Je suis venu pour autre chose », répond Bernier. Et il lui demande des nouvelles de Julien. Corsuble ne peut lui en donner. Mais il y avait là, parmi les prisonniers, un vieillard qui jadis avait recueilli à Saint-Gilles Julien nouveau-né, qui l’avait élevé, et maintenant se lamentait en pensant que son fils adoptif allait être mis à mort. Le voyant pleurer, Bernier l’interroge et reconnaît, d’après ses réponses, que Corsabré, celui qu’il a vaincu et fait prisonnier, n’est autre que son fils Julien. Il obtient de Corsuble que le jeune homme lui soit rendu, et retourne en France comblé de présents. Chemin faisant, il s’arrête à Saint-Gilles. Le seigneur du lieu, qui avait autrefois tenu l’enfant Julien sur les fonts baptismaux, s’engage à laisser après lui sa terre à son filleul. Bernier et Julien arrivent à Saint-Quentin où ils sont accueillis avec joie par Béatrix et le jeune Henri. Le vieux Guerri d’Arras lui-même, qui s’était tenu à l’écart depuis le moment où Bernier avait repris sa femme à Herchambaut, se rend auprès de son gendre qui consent à lui pardonner sa conduite déloyale d’autrefois. Cependant Béatrix n’est pas sans défiance à l’égard de son père. Au bout de quelques jours, Bernier et Guerri ont l’idée de se rendre tous deux en pèlerinage à Saint-Jacques. Béatrix les voit partir ensemble avec inquiétude. Elle engage vivement son époux à se tenir sur ses gardes. Les deux barons accomplissent leur pèlerinage. Au retour, comme ils passaient près d’Origny, Bernier poussa un soupir. Guerri lui en demande la raison. Bernier hésite à répondre ; poussé par Guerri, il lui dit : « Il me souvient de Raoul le marquis. Voici le lieu où je l’ai tué. » Guerri fut saisi d’un profond ressentiment qu’il dissimula d’abord. Mais le soir, comme ils s’étaient arrêtés pour faire boire leurs chevaux, il décrocha sans bruit l’un de ses étriers, et, frappant Bernier, lui fendit le crâne. Puis il s’enfuit au galop. On relève Bernier, qui meurt après avoir pardonné à Guerri et confessé ses péchés à Savari. Puis on ramène le corps à Ancre où se trouvait Béatrix (tir. cccxxxviii).

Douleur de Béatrix. Funérailles de Bernier. Ses fils mandent leurs hommes et se dirigent vers Arras. Leur mère les supplie d’épargner la vie de leur grand-père, et de se contenter de l’emprisonner pour le restant de ses jours, s’ils peuvent le prendre. Guerri se prépare à la défense et appelle à son secours Gautier. Le combat s’engage devant Arras. Savari est tué par Gautier. Ce dernier à son tour périt de la main de Julien. Le vieux Guerri rentre dans Arras, et du haut des créneaux, implore la merci de Julien. Celui-ci repousse sa prière et ordonne l’assaut. Mais Guerri se défend avec énergie et les assaillants sont repoussés. La nuit venue, le vieillard monta à cheval et sortit de la cité pour aller en exil. On ne sait ce qu’il devint ; on dit qu’il se fit ermite. Henri eut la cité d’Arras et devint seigneur d’Artois ; Julien revint à Saint-Quentin et fut, par la suite, comte de Saint-Gilles.


II. — L’ÉLÉMENT HISTORIQUE DANS RAOUL DE CAMBRAI


Cherchons maintenant dans l’histoire quels événements ont pu être le point de départ de cette longue suite de récits.

Le héros de notre poème a cela de commun avec Roland, que sa mort est racontée brièvement par un annaliste contemporain, mais en des termes suffisamment précis pour qu’il ne soit pas possible de révoquer en doute le caractère historique d’une portion importante de la première partie de Raoul de Cambrai

« En l’année 943, écrit Flodoard, mourut le comte Herbert. Ses fils l’ensevelirent à Saint-Quentin, et, apprenant que Raoul, fils de Raoul de Gouy, venait pour envahir les domaines de leur père, ils l’attaquèrent et le mirent à mort. Cette nouvelle affligea fort le roi Louis[11]. »

La seule chose qui, dans les paroles du chanoine de Reims, ne concorde qu’imparfaitement avec le poème, c’est le nom du père de Raoul. Mais cette différence est certainement plus apparente que réelle, car, si Flodoard le nomme Raoul de Gouy et non Raoul de Cambrésis, nous savons d’ailleurs que ce Raoul, mort dix-sept ans auparavant, avait été « comte », et, selon toute vraisemblance, comte en Cambrésis, puisque Gouy était situé dans le pagus ou comitatus Cameracensis[12], au milieu d’une région forestière, l’Arrouaise, dont les habitants sont présentés par le poète comme les vassaux du jeune Raoul de Cambrai[13] .

Raoul de Gouy ne doit pas être distingué de ce « comte Raoul » qui, en 921, semble agir en qualité de comte du Cambrésis, lorsqu’avec l’appui de Haguenon, le favori de Charles le Simple, il obtient de ce prince que l’abbaye de Maroilles soit donnée à l’évêque de Cambrai[14] . Quoi qu’il en soit, Raoul de Gouy prit une part active aux événements qui suivirent la déchéance de Charles le Simple : ainsi, il accompagnait, en 923, les vassaux de Herbert de Vermandois et le comte Engobrand dans une heureuse attaque du camp des Normands qui, sous le commandement de Rögnvald, roi des Normands des bouches de la Loire, étaient venus, à l’appel de Charles ravager la portion occidentale du Vermandois[15]. Ses terres, on ne sait pourquoi, furent exceptées deux ans après (925), ainsi que le comté de Ponthieu et le marquisat de Flandre, de l’armistice que le duc de France, Hugues le Grand, conclut alors avec les Normands[16]. Raoul de Gouy terminait, vers la fin de l’année 926[17], une carrière qui, malgré sa brièveté, paraît avoir été celle d’un homme fameux en son temps.

La chronique de Flodoard, d’où nous tirons le peu qu’on sait de Raoul de Gouy, offre aussi quelques renseignements sur sa parenté. Raoul avait probablement perdu son père dès son enfance, car l’annaliste rémois en l’appelant « fils de Heluis[18]», nous fait seulement connaître le nom de sa mère : celle-ci, remariée à Roger, comte de Laon, qui lui donna plusieurs fils, devint veuve pour la seconde fois, peu de temps après la mort de Raoul de Gouy[19].

Le premier éditeur de Raoul de Cambrai s’est donc, on le voit, complètement trompé en considérant le héros de son poème comme le fils d’un comte Raoul qui fut tué, en 896, par Herbert Ier, comte de Vermandois[20], et dont il fait un comte de Cambrai sur la foi de Jean d’Ypres, chroniqueur du xive siècle[21]. Mais, outre qu’il n’est point assuré que ce Raoul, frère cadet de Baudouin II, comte de Flandre, ait été comte de Cambrai[22], il ne semble avoir laissé qu’un fils du nom de Baudouin, communément nommé Bauces (Balzo), lequel mourut en 973 dans un âge fort avancé, après avoir gouverné la Flandre comme tuteur du jeune comte Arnoul II, son parent[23]. C’est encore à tort, on le voit, que M. Edward Le Glay présente ce Bauces comme le petit-fils du comte Raoul, mort en 896, et qu’il lui donne pour père le Raoul tué en 943 en combattant les fils Herbert, c’est-à-dire le héros de notre poème[24].

Dans le peu que nous savons du comte Raoul de Gouy, le prototype du Raoul Taillefer de la chanson de geste, il est possible de voir une confirmation des vers 992-993, où Aalais rappelle au jeune Raoul que son père fut toujours l’ami du comte Herbert, aux enfants duquel il veut disputer le fief de Vermandois[25]: on se souvient, en effet, que Raoul de Gouy combattait les Normands en 923, à la tête ou aux côtés des vassaux d’Herbert. Quant au surplus des renseignements que le poème donne sur Raoul, il n’est point possible d’établir leur véracité, mais on peut montrer qu’ils n’ont rien de contraire à la vraisemblance.

Selon le poème, Raoul Taillefer aurait épousé Aalais, sœur du roi Louis[26], qu’il aurait laissée, en mourant, grosse de Raoul, le futur adversaire des fils Herbert. Ces circonstances sont loin d’être invraisemblables. Aalais est, en effet, le nom d’une des nombreuses sœurs du roi Louis d’Outremer, issues du mariage de Charles le Simple avec la reine Fréderune[27], et il n’est pas impossible qu’en 926, date de la mort de Raoul de Gouy, elle fût mariée à l’un des comtes qui avaient été les sujets de son père[28] ; d’autre part, en supposant que Raoul de Gouy, mort prématurément en 926, ait laissé sa femme enceinte d’un fils, ce fils posthume, lors de la mort de Herbert de Vermandois, en 943, aurait eu dix-sept ans environ, âge qui n’est en désaccord ni avec le texte de Raoul de Cambrai[29], ni avec ce que nous savons de l’époque carolingienne, car en ce temps on entrait fort jeune dans la vie active et surtout dans la vie militaire ; ainsi, pour n’en citer qu’un exemple entre tant d’autres, un roi carolingien, Louis III, celui-là même dont un poème en langage francique et la chanson de Gormond célébrent la lutte contre les Normands, Louis III mourut âgé au plus de dix-neuf ans, un an après avoir battu les pirates du Nord, deux ans après qu’il eût conduit une expédition en Bourgogne contre le roi Boson.

Quoi qu’il en soit de l’origine de la comtesse Aalais, femme de Raoul de Gouy, son souvenir se conserva durant plusieurs siècles dans l’église cathédrale de Cambrai et dans l’abbaye de Saint-Géry de la même ville, à raison de legs qu’elle leur avait faits pour le repos de l’âme de son malheureux fils ; c’est du moins ce qu’attestent une charte de Liebert, évêque de Cambrai, rédigée vers 1050[30], et la chronique rimée vers le milieu du xiiie siècle par Philippe Mousket[31].

Le caractère historique de la première partie de Raoul étant établi, il n’y a point lieu de s’étonner que les principaux personnages de la chanson de geste, tels, par exemple, que Guerri le Sor et Ybert de Ribemont ne soient pas plus que Raoul de Cambrai des personnages imaginaires ; mais le trouvère, auquel nous devons la seule version parvenue jusqu’à nous, a sans doute, ici encore, élevé quelque peu la situation sociale de ces barons, et, suivant en cela la tendance bien connue de l’école épique d’alors, il leur a supposé des liens de parenté fort étroits avec des barons dont ils n’étaient tout d’abord que les alliés[32].

Guerri le Sor, dont le poète du xiie siècle fait un oncle paternel de Raoul de Cambrai, semble tout d’abord un personnage fabuleux, car il nous est présenté comme comte d’Arras. Or, pendant le second quart du xe siècle, le comté d’Arras fut successivement possédé par le comte Aleaume et Arnoul de Flandre[33]. Le nom de Guerri le Sor, qui paraît n’avoir aucun lien avec l’histoire réelle d’Arras, se retrouve cependant sous la plume de plusieurs chroniqueurs wallons, mais il désigne alors un chevalier hennuyer qui fut la tige de l’illustre maison d’Avesnes, et qu’une tradition de famille, entièrement indépendante, selon toute apparence, du poème de Raoul, permet de croire le contemporain de Louis d’Outre-Mer [34]. Guerri le Sor, seigneur de Leuze, auquel le comte de Hainaut inféoda le territoire situé entre les deux Helpes, était-il originairement le même personnage que son homonyme du Raoul ? C’est presque certain, car le trouvère du xiie siècle, en désignant une fois par hasard Guerri d’Arras sous le nom de « Guerri de Cimai[35]», qui convient parfaitement au seigneur du pays d’entre les deux Helpes[36], a vraisemblablement laissé subsister par mégarde un surnom féodal qu’il a, partout ailleurs, remplacé par celui d’Arras. Ainsi, le jeune Raoul et Guerri le Sor appartenaient tous deux par leurs fiefs à la même circonscription ecclésiastique, c’est-à-dire au diocèse de Cambrai.

Le personnage d’Ybert de Ribemont a été un peu moins altéré que celui de Guerri. Ybert n’était pas, à vrai dire, l’un des fils du comte Herbert de Vermandois, au sang duquel le rattachait déjà la version du Raoul qui avait cours à la fin du xie siècle[37], mais il était assurément l’un des plus riches vassaux de ce puissant baron. La forme latine de son nom était Eilbertus ou Egilbertus, et rien n’empêche de croire que le château de Ribemont, situé sur la rive gauche de l’Oise, à une lieue et demie de l’abbaye d’Origny, incendiée par Raoul de Cambrai, ne fût réellement le chef-lieu de son fief. Toujours est-il qu’en 948, c’est-à-dire cinq ans seulement après les événements retracés dans le Raoul, Ybert fonda, de concert avec Hersent, sa femme, et le comte Albert Ier de Vermandois, son suzerain, l’abbaye d’Homblières, dans un lieu qu’une distance de neuf kilomètres seulement sépare de Ribemont[38]. Il donnait, en 960, à cette abbaye d’Homblières quelque bien sis dans un village du Laonnois, Puisieux[39], à quatre lieues nord-est de Ribemont, et la charte rédigée à cette occasion nous fait connaître l’existence de son fils Lambert[40], issu sans doute du mariage avec Hersent. Enfin, il atteignit un âge très avancé, s’il est vrai qu’il faille le reconnaître dans cet Ybert, également époux de Hersent, sur l’avis duquel un vassal nommé d’Harri donna, en 988, à la même abbaye, l’alleu de Vinay, situé dans l’Omois, près d’Epernay[41].

Quoiqu’il en soit de cette dernière question, il est certain qu’Ybert fut, de son temps, un baron renommé pour sa piété, car, à côté de la tradition épique qui lui faisait jouer un rôle dans le Raoul, il se forma sur son compte une véritable légende que nous appellerions volontiers monastique, et qui le présente à la postérité comme un grand bâtisseur d’églises. Cette légende monastique, consignée à la fin du xie siècle dans le Chronicon Valciodorense[42], où les traditions épiques relatives à Raoul de Cambrai ont été également utilisées, cette légende fait d’Ybert de Ribemont le fils et le principal héritier d’un comte Ebroin[43], auquel sa femme Berte, fille du comte Guerri, avait apporté en dot la seigneurie de Florennes[44] au comté de Lomme, et qui tenait, en outre, de la munificence de Louis l’Enfant, le dernier roi carolingien d’Allemagne, les domaines d’Anthisne, en Condroz, et de Heidré, en Famine[45]. Après une vie agitée, marquée par des événements, tels qu’un siège (fabuleux) de la ville de Reims entrepris pour la vengeance d’une injure particulière et la guerre contre Raoul de Cambrai, le comte Ybert, sous l’impulsion de sa compagne Hersent, femme d’une piété éprouvée, aurait fondé six monastères : les abbayes de Waulsort et de Florennes, au diocèse de Liège et au comté de Lomme, les abbayes de Saint-Michel en Thiérache et de Bucilly dans la portion du diocèse de Laon qui avoisinait celui de Cambrai, et, enfin, les abbayes d’Homblières et du Mont Saint-Quentin de Péronne, au diocèse de Noyon[46]. La chronique de Waulsort lui attribue, en outre, la reconstruction de l’église métropolitaine de Reims[47], précédemment incendiée par lui après la prise de la ville. La légende monastique que nous analysons ne lui connaît point d’autre enfant que le bâtard Bernier, mort prématurément peu après la conclusion de la paix avec Gautier de Cambrai[48] : aussi rapporte-t-elle qu’après la mort de la comtesse Hersent, Ybert se remaria avec la veuve du seigneur de Rumigny en Thiérache, laquelle, de son premier mariage, avait eu deux fils, Godefroi et Arnoul, auxquels il laissa la seigneurie de Florennes[49], du consentement de son suzerain le « roi » ou plutôt l’empereur d’Allemagne. Enfin, il reçut, toujours suivant cette même source, la sépulture dans l’abbaye de Waulsort, où Bernier et plusieurs autres membres de sa famille avaient déjà été ensevelis[50]. Sa mort était, semble-t-il, marquée au 28 mars dans l’obituaire de quelqu’un des monastères dont on lui attribuait la fondation[51].

Quant au fils naturel d’Ybert de Ribemont, c’est-à-dire à Bernier, le meurtrier de Raoul de Cambrai, les deux seules sources qui le mentionnent appartiennent à la tradition épique : l’une est le poème même que nous publions, l’autre est la chronique de Waulsort qui mentionne Bernier dans le résumé qu’elle renferme de la version du Raoul ayant cours à la fin du xie siècle. Ces circonstances n’impliquent point cependant que Bernier soit un personnage fabuleux. En rapportant que Bernier mourut peu après l’accord intervenu entre les siens et Gautier de Cambrai[52], et qu’il reçut la sépulture à Waulsort[53], la chronique de ce monastère prouve surabondamment qu’à la fin du xie siècle un romancier n’avait point encore songé à donner une suite au poème primitif sur Raoul de Cambrai, en faisant épouser à Bernier la fille de Guerri le Sor. De plus, elle nous met en garde contre une opinion de Colliette, l’historien du Vermandois[54], opinion adoptée par plusieurs érudits, notamment par le premier éditeur de Raoul de Cambrai[55], et suivant laquelle Bernier aurait embrassé la vie monastique et ne serait autre que Bernier, premier abbé d’Homblières, mentionné, au reste, par plusieurs chartes du cartulaire de cette abbaye : il n’y a certainement entre les deux personnages qu’une simple coïncidence de noms.

L’intrusion d’Ybert de Ribemont dans la famille comtale de Vermandois ne paraît point le fait du dernier poète qui remania le poème de Raoul : on peut induire de la chronique de Waulsort qu’elle remonte au xie siècle[56]. Une circonstance historique assez importante subsiste, malgré tout, dans la chanson de geste : c’est le nombre des fils Herbert qui défendent l’héritage paternel contre les tentatives de Raoul. Herbert II laissa, à la vérité, cinq fils et non pas quatre, mais le troisième d’entre eux, Hugues, ne dut point prendre part à la lutte, car il occupait le siège archiépiscopal de Reims. Les quatre autres fils de Herbert II se nommaient Eudes, Albert, Robert et Herbert[57] : le poème qui nous est parvenu n’a conservé intacts que les noms du premier et du dernier, encore a-t-il eu le tort de faire périr de la main de Guerri le Sor[58], dans la guerre de 943, Herbert, qu’il nomme Herbert d’Hirson, cet Herbert, devenu comte de Troyes et de Meaux en 968, étant mort seulement en 993. Quant à Albert, – Aubert en langue vulgaire du xiie siècle, — qui fut de 943 à 988 comte de Vermandois ou de Saint-Quentin, c’est celui dont Ybert, en raison peut-être d’une certaine analogie de nom, occupe la place : la substitution du nom d’Ybert à celui d’Albert est le seul titre que le père de Bernier ait jamais eu à la possession de Saint-Quentin, dont le poème le fait comte. Enfin Robert, comte de Troyes et de Meaux de 943 à 968, a été remplacé par un prétendu filleul du roi Louis, qui porte le même nom que son royal parrain[59].

Nous avons successivement passé en revue les personnages du Raoul que l’on appellerait en style de palais « les parties », et l’on a vu qu’ils sont empruntés presque sans exception à l’histoire réelle. Il est évident que, parmi les personnages secondaires, voire même parmi les comparses, plus d’un nom appartient à des contemporains véritables de Louis d’Outremer, mais la preuve en est difficile à faire en raison de l’extrême pénurie de documents historiques du xe siècle, relatifs à la France septentrionale, et nous nous bornerons à indiquer, par l’exemple de deux guerriers, alliés des fils Herbert dans la lutte contre Raoul de Cambrai, quelle proportion de vérité historique peut encore recéler le second plan du poème. Ernaut de Douai, qui a la main droite coupée par Raoul, est nommé à plusieurs reprises par Flodoard : vassal de Herbert II dès 930, il perdit, l’année suivante, la ville de Douai que le roi Louis IV lui fit restituer en 941[60]. De même, le comte Bernard de Rethel est mentionné par Flodoard, qui le désigne plus exactement comme comte de Porcien[61], pays dont Rethel fut démembré au xe siècle.

Les mœurs féodales dans la première partie du Raoul portent aussi en plus d’une strophe les marques d’une certaine antiquité ; il serait plus difficile toutefois de faire ici le départ de ce qui appartient véritablement au xesiècle. L’hérédité des fiefs n’y est point encore complètement établie[62], mais il faut reconnaître que les remanieurs ne pouvaient guère, sans nuire à l’économie du poème, introduire sur ce point les coutumes de leur temps. La réparation, à la fois éclatante et bizarre, que Raoul offre à Bernier après l’incendie d’Origny[63], et qui est l’une des formes de l’harmiscara des textes carolingiens[64], semble encore un trait conservé de la chanson primitive sur la mort de Raoul, mais on sait combien il est difficile de renfermer dans des limites chronologiques la plupart des usages du moyen âge : telle coutume oubliée presque totalement en France a pu se perpétuer dans le coin d’une province[65] ; elle a pu disparaître complètement de notre pays et se conserver plusieurs siècles encore à l’étranger. C’est pourquoi nous croyons sage de nous abstenir de plus amples considérations.


III. — LES DIVERS ÉTATS DU POÈME. — TÉMOIGNAGES.


Le lecteur a déjà remarqué qu’entre toutes les notions historiques qui ont été réunies dans le précédent chapitre en vue d’éclairer les origines de la légende de Raoul de Cambrai, aucune ne peut être mise en rapport avec les événements racontés dans la seconde partie du poème, celle qui commence à la tirade CCL. D’ailleurs le caractère purement romanesque de cette seconde partie forme un contraste frappant avec le ton véritablement épique des récits qui composent la partie ancienne du poème. Le procédé grâce auquel Béatrix, enlevée à son époux, réussit à lui garder sa foi, l’artifice que celui-ci emploie pour la reprendre, les fortunes diverses de Bernier chez les Sarrazins, sa rencontre avec son fils sur le champ de bataille, la reconnaissance du père et du fils, sont autant d’événements où se reconnaît l’influence des romans d’aventure[66]. Nous pouvons donc, à nous en tenir aux seules données du poème, affirmer en toute sécurité que la première partie est, dans sa composition originale, sinon dans sa forme actuelle, d’une époque beaucoup plus ancienne que la seconde. La même conclusion ressortira avec évidence de l’ensemble des recherches qu’il nous reste à présenter sur la formation et la transmission de notre chanson de geste.

Au cours du récit de la guerre de Raoul contre les fils Herbert de Vermandois, se lisent ces vers :

Bertolais dist que chançon en fera,
Jamais jougleres tele ne chantera.

Mout par fu preus et saiges Bertolais,
2445Et de Loon fu il nez et estrais,
Et de paraige, del miex et del belais.
De la bataille vi tot le gregnor fais ;
Chanson en fist, n’orreis milor jamais,
Puis a esté oïe en maint palais,
2450Del sor Gueri et de dame Aalais…


Bertolais, qui nous est d’ailleurs totalement inconnu, est présenté ici comme un témoin oculaire de la guerre contée, et comme un homme du temps passé. Cela résulte du vers (2449) où il est dit que la chanson composée par lui fut depuis écoutée en maint palais. Il faut donc croire que Bertolais avait mis son nom à son œuvre, en témoignant qu’il avait assisté aux événements racontés, à peu près comme fit plus tard Guillaume de Tudèle, l’auteur de la première partie du poème de la croisade albigeoise. On ne voit pas, en dehors de cette hypothèse, comment les notions contenues dans les vers cités auraient pu se conserver. Si Bertolais a assisté à la lutte de Raoul et des fils Herbert, il faut qu’il ait vécu vers le milieu du xe siècle. L’existence de chansons de geste à cette époque n’est nullement contestable, bien qu’il ne nous en soit parvenu aucune que l’on puisse faire remonter aussi haut. Nous pouvons donc admettre que notre poème de Raoul de Cambrai a été, en sa forme première, l’un de nos plus anciens poèmes épiques. Mais la chanson composée par Bertolais a sans doute subi plus d’un remaniement, avant de recevoir la forme sous laquelle nous la possédons. Cherchons à déterminer, dans la mesure du possible, l’étendue et le caractère de ces remaniements. Nous avons, pour nous aider dans cette recherche, un certain nombre de témoignages qui nous permettent de constater l’état du poème dès une époque antérieure à la rédaction qui nous est parvenue. Entre ces témoignages, le plus complet et le plus ancien est celui qui nous est fourni par la chronique de Waulsort (Chronicon Valciodorense), déjà citée ci-dessus, en sa partie primitive qui fut rédigée vers la fin du xie siècle[67].

Voici l’analyse du passage qui nous intéresse dans cette chronique. On en trouvera le texte à l’appendice :

(1) Herbert, comte de Saint-Quentin, meurt laissant quatre fils qu’il a placés, avant de mourir, sous la garde de son frère Eilbert. Comme on procédait aux funérailles, le comte de Cambrai Raoul envahit la terre des fils du défunt que le roi, son oncle, avait eu la faiblesse de lui concéder.

(2) Tout au début, Raoul attaque la ville de Saint-Quentin et l’incendie. Puis il met le feu à un couvent de religieuses, récemment fondé par les fils Herbert, pour une dame de noble origine, qui, après avoir été séduite et puis abandonnée par le comte Eilbert, avait pris le parti de renoncer au monde.

(3) Cette dame avait eu du comte Eilbert un fils que Raoul avait recueilli et dont il avait fait son écuyer. Ce jeune homme, voyant que sa mère avait péri dans l’incendie du monastère, se répandit en plaintes qui excitèrent la colère de Raoul. Celui-ci s’emporta jusqu’à chasser son écuyer, après l’avoir blessé à la tête. Bernier se réfugia auprès de son père, Eilbert, qui l’arma chevalier, et bientôt la guerre commença.

(4) Un jour ayant été fixé pour la bataille[68], Bernier alla trouver son seigneur pour lui proposer un accord au sujet de la mort de sa mère. Accueilli par des injures, il se considéra comme délié de son serment de fidélité envers Raoul. Le combat s’engage ; Raoul périt de la main de son ancien écuyer. Les terres enlevées aux hoirs de Herbert leur furent rendues.

(5) Après un certain laps de temps, un neveu de Raoul, nommé Gautier, vient demander à Bernier raison de la mort de son oncle. Bernier se défend en rappelant la blessure qu’il a reçue de Raoul, et les dommages que les siens ont éprouvés par le fait de ce dernier.

(6) Les deux adversaires se rendent auprès du roi, et, ayant donné leurs ôtages, conviennent de vider leur querelle par le duel. Le combat dure trois jours sans résultat. Au bout de ce temps, le roi intervient, et, sur son ordre, les combattants remettent leurs armes à leurs ôtages. Bientôt le jugement des hauts hommes du palais met fin à la querelle, et la paix est rétablie. Mais toutefois, la rancune de ces luttes passées dure encore maintenant dans le cœur des hommes du Vermandois et du Cambrésis[69].

(7) Après cela, la volonté divine enleva de ce monde le jeune Bernier. Son père en éprouva une vive douleur. Il résolut de racheter les fautes de sa vie passée et fonda, de concert avec son épouse Hersent, l’abbaye de Saint-Michel en Thiérache.

Ces récits ont sans doute été pris par l’auteur de la chronique de Waulsort pour de l’histoire authentique, et nous partagerions probablement la même illusion, si la comparaison avec notre Raoul de Cambrai ne nous avertissait que le chroniqueur a simplement analysé une chanson de geste en vogue de son temps. Cette chanson de geste était-elle exactement celle que Bertolais composa peu après les événements, c’est-à-dire vers le commencement du xe siècle au plus tard ? Nous n’oserions l’affirmer. Entre l’époque où composait Bertolais et la date de la partie ancienne du Chronicon Valciodorense, il y a plus d’un siècle, temps pendant lequel la chanson primitive a pu et dû éprouver bien des altérations. Mais il n’y a place ici que pour des conjectures, puisque l’état premier du poème nous est absolument inconnu. Nous sommes sur un terrain plus solide, lorsque nous comparons le récit de la chronique avec le poème que nous éditons. Nous pouvons constater de l’un à l’autre certaines différences qui suffisent à constituer deux états différents de l’œuvre. Indiquons-les rapidement.

Dans la chronique Eilbert est le frère du comte Herbert de Vermandois et a, en cette qualité, la garde des enfants de ce dernier, tandis que dans notre poème Ybert de Ribemont est l’aîné des quatre fils de Herbert[70].

Dans la chronique la lutte entre Raoul et les hoirs de Vermandois commence assez naturellement par l’attaque de Saint-Quentin, épisode qui ne se retrouve plus dans notre poème.

D’après la chronique Bernier n’est pas encore armé chevalier lorsqu’il se sépare de Raoul. Dans le poème c’est Raoul lui-même qui adoube son écuyer[71].

Dans la chronique la mort de Raoul semble mettre fin à la guerre, puisque les hoirs de Herbert sont réintégrés, par le jugement d’amis, dans les possessions dont Raoul les avait dépouillés. Le poème, au contraire, nous montre la lutte se poursuivant après la mort de Raoul, sans autre interruption qu’une trêve de quelques heures (tir. clx), et ne cessant que par la lassitude et la défaite des partisans de Raoul, sans qu’en réalité aucune convention mette fin à la guerre. Les choses étant ainsi, Gautier peut légitimement, sans défi préalable, envahir, au bout de quelques années, la terre des hoirs de Herbert (tir. clxxxv et suiv.), au lieu que dans la chronique (§§ 5 et 6), il y a défi et duel en présence du roi. À la vérité, il y a bien aussi dans le poème un combat singulier : il y en a même deux[72] ; mais le premier a lieu à la suite de conventions particulières où le roi n’a pas à intervenir, et le second est le résultat d’une rencontre fortuite. De plus — et nous touchons ici à une différence capitale entre les deux formes du récit, — selon la chronique, le combat que se livrent, trois jours durant, Bernier et Gautier est suivi d’une paix définitive, tandis que dans le poème ce duel est suivi, à peu de jours d’intervalle, d’une mêlée confuse dont le palais même du roi est le théâtre, et à la suite de laquelle Gautier et Guerri, d’une part, Bernier et les fils Herbert, d’autre part, c’est-à-dire les ennemis irréconciliables de tout à l’heure, s’unissent pour faire la guerre au roi. Cette scène, en elle-même assez peu acceptable, et d’ailleurs médiocrement amenée, termine la première partie (partie rimée) de notre poème. Il est certain qu’elle n’était pas connue du chroniqueur de Waulsort, qui conclut son récit d’une façon beaucoup plus naturelle.

Il se peut que telle ou telle des différences que nous venons de constater soit plus apparente que réelle. Il n’est pas impossible que le chroniqueur monastique ait modifié, çà et là, plus ou moins intentionnellement, les récits de la chanson de geste. Ainsi ce qu’il dit, en terminant, de la fondation par Eilbert de Saint-Michel en Thiérache ne vient peut-être pas du poème ; mais, tout en faisant la part de ce qui peut raisonnablement être attribué à l’intervention personnelle du chroniqueur, on ne peut nier que la chanson que l’on connaissait à Waulsort à la fin du xie siècle et celle que nous publions représentent deux états sensiblement différents du même poème. Nous pouvons donc, dès maintenant, établir que notre chanson a passé par trois états à tout le moins :

1o Le poème primitif de Bertolais ;

2o Le poème connu par le chroniqueur de Waulsort ;

3o Le poème qui nous est parvenu.

Le grand intérêt du morceau de la chronique de Waulsort que nous venons d’étudier consiste dans les notions qu’il nous fournit sur l’état de notre poème à une époque relativement rapprochée de sa composition primitive. Il offre un autre genre d’intérêt en ce qu’il nous montre avec quelle facilité les chroniqueurs acceptaient comme histoire réelle des compositions où la fiction avait une très grande part. Ce n’était donc pas seulement aux yeux des illettrés que les chansons de geste passaient pour de l’histoire.

D’autres témoignages montrent que pendant longtemps les historiens ont cru aux récits fabuleux que les jongleurs récitaient sur Raoul de Cambrai.

Du Chesne a publié dans le t. II de ses Historiæ Francorum scriptores, pp. 588-9, un morceau qu’il a intitulé Fragmentum historicum de destructionibus ecclesiœ Corbeiensis, où sont énumérées quatre destructions successives du monastère de Corbie. Ce court récit n’est point daté, mais, à en juger par la forme vulgaire de quelques noms qu’il renferme et la forme latine de certains autres, il ne saurait être antérieur au xie siècle, ni postérieur à la première moitié du xiiie. On y lit :

Tertia destructio. Anno Domini d cccc xxxviii, remeavit regnum ad Ludovicum filium Caroli Pii, in cujus tempore destructa fuit iterum ecclesia nostra de guerra Radulfi Cameracensis, qui fuit nepos memorati Ludovici regis, et etiam tota terra ista.

Ni le chroniqueur de Waulsort ni le poème tel qu’il nous est parvenu, ne font mention de la destruction de l’abbaye de Corbie. Il est probable que nous avons ici affaire à une tradition monastique sans grande valeur.

Gui de Bazoches (fin du xiie siècle). La chronique de Gui de Bazoches, récemment retrouvée, a passé presque entière dans la compilation d’Aubri de Trois-Fontaines. Voici ce qu’on lit dans l’œuvre de ce dernier :

943. In occisione Radulfi Cameracensis multe strages et occisiones facte sunt. Unde Guido : Inter Radulfum Cameracensem comitem, qui Vermandensem invaserat comitatum et comitis Heriberti jam defuncti filios, armorum Francie tota fere mutuo sibi concurrente superbia, non debiliter sed flebiliter decertatur. In quo certamine, grandi tam peditum strage quam equitum gravi facta cede, nobilium militie fulmen, hostium terror, cecidit idem comes Radulfus cum multo partis utriusque dolore, regis precipue Ludovici cujus nepos fuerat ex sorore[73].

(Pertz, Monumenta, XXIII, 763.)

Nous n’avons pas les moyens de déterminer si Gui de Bazoches s’est inspiré directement de la chanson ou s’il a suivi quelque chronique antérieure : ce qui est sûr, c’est que son récit dérive, soit immédiatement, soit indirectement, d’un état de notre poème où la lutte dans laquelle Raoul trouva la mort avait une importance plus grande que dans la rédaction que nous publions. La même conclusion s’applique plus clairement encore aux deux témoignages qui suivent.

Gautier Map, De nugis curialium, V, v (fin du xiie siècle). L’archidiacre d’Oxford, Gautier Map, était un homme fort supérieur à la moyenne des écrivains de son temps. Il n’en est que plus intéressant de constater que lui aussi a cru aux récits poétiques sur Raoul. Selon lui, ce héros épique aurait vécu sous Louis le Pieux, et avec lui aurait péri la presque totalité de la chevalerie française :

Ludovicus filius Caroli magni jacturam omnium optimatum Franciæ fere totiusque militie Francorum apud Evore[74] per stultam superbiam Radulfi Cambrensis, nepotis sui, pertulit. Satis ægre rexit ab illa die regnum Francorum ad adventum usque Gurmundi cum Ysembardo, contra quos, cum residuis Francorum, bellum in Pontivo commisit…

(Ed. Wright, p. 211, Camden Society, 1850.)

Giraut de Barri, De instructione principum, III, 12 (commencement du xiiiesiècle). L’idée que la fleur de la chevalerie française avait péri à la bataille d’Origni, et que ce désastre avait été pour la royauté française la cause d’un long affaiblissement, est exprimée avec beaucoup de force dans le passage suivant, où on remarquera que la guerre de Raoul de Cambrai est, comme dans le texte de Gautier Map, associée à celle que soutint le roi Louis[75] contre Gormond, bien que dans un ordre chronologique inverse. Il est bien possible que Giraut de Barri ait connu le traité De nugis curialium.

Circa hæc eadem fere tempora, cum de variis inter reges conflictibus et infestationibus crebris, sermone conserto, mentio forte facta fuisset, ille qui scripsit hæc quesivit a Rannulfo de Glanvillis, qui seneschallus et justiciarius Angliæ tunc fuerat, quo casu quove infortunio id acciderit quod, cum duces Normannie, ducatu primum contra Francorum reges viribus et armis conquisito, terram eandem contra singulos reges, sicut historie declarant, tam egregie defenderint, quod nonnullos eorum etiam turpiter confectos terga dare, solamque fuge presidio salutem querere compulerint : nunc una cum Anglorum regno terrisque transmarinis tot et tantis sue ditioni adjectis, minus potenter et insufficienter se defendere jam videantur. At ille, sapiens ut erat simul et eloquens, solita gravitate eloquentiam ornante, sub quadam morositate attentionem comparante, respondit : « Duobus parum ante adventum Normannorum bellis, primo Pontiacensi, inter Lodovicum regem, Karoli magni filium, et Gurmundum, secundo vero longe post Kameracensi, Radulphi scilicet Kameracensis levitate pariter et animositate, adeo totam fere Francie juventutem extinctam fuisse funditus et exinanitam, ut ante hec tempora nostra numerositate minime fuisset restaurata. »

(Bouquet, XVIII, 150.)

Philippe Mousket (entre 1220 environ et 1243). Ce rimeur tournaisien ne pouvait manquer de faire figurer Raoul de Cambrai dans la chronique où il a analysé un si grand nombre de chansons de geste. Après avoir parlé du couronnement de Louis d’Outremer, Mousket dit que ce roi avait trois sœurs : l’une, Gillain, qui épousa Rollon, les deux autres, Herluis et Aelais, dont la première fut mariée au duc Garin et la seconde à Taillefer de Cambresis, le père de notre héros :

Aelais, l’autre, fu dounée
A Taillefier del Kanbresis,
14060 Qui mout fu vallans et gentis.
Si en ot Raoul le cuviert
Ki gueroia les fius Herbiert
De Saint Quentin, et Bierneçon
Feri el cief par contençon ;
Si arst les nonnains d’Origni.
Mais puis l’en awint il ensi :
S’en fu ocis et depeciés
Quar il ot fait maus et peciés.

Baudouin d’Avesnes (fin du xiiie siècle). — La chronique compilée sous la direction de ce personnage reproduit ici, en l’abrégeant, le récit de Mousket, à moins qu’elle l’ait puisé à une source commune qui resterait à déterminer. De même que le rimeur tournaisien, c’est à propos des sœurs de Louis d’Outremer que la chronique de Baudouin parle de Raoul de Cambrai :

Quand il (Louis d’Outremer) fut venus en Franche, il fu courounés a Loon. Il avoit .ij. serours que ses peres avoit mariées a son vivant. Li aisnée avoit non Heluis, cele ot espousée li dus Garins qui tenoit Pontiu et Vimeu et les alues Saint Waleri. Elle fu mere Yzembart qui amena le roi Gormont de cha le mer pour Franche guerroiier. L’autre suer ot non Aelays ; si fu dounée a Taillefer de Chambresis qui ot de li Raoul, ki puis ot grant guerre contre Bernenchon de Saint Quentin. Cil rois Loeys prist a feme Gerberge…

(Bibl. nat. fr. 17264, fol. lviij b ; cf. fr. 13460, f. 85 a[76].)

Les témoignages qu’il nous reste à citer sont empruntés à des poésies tant françaises que provençales. Ils se rapportent tous au second ou même au troisième état de notre chanson. Aucun ne fait la moindre allusion aux aventures de Bernier et de son fils Julien, que raconte la seconde partie du poème.

Garin le Lorrain (comm. du XIIe siècle). — Dans ce poème, il est conté que Garin donna en mariage à Milon de Lavardin, seigneur par moitié du Vexin, la fille de Huon de Cambrai. Puis le narrateur ajoute :

De cest lignaje, seignor, que je vos di
3695 Li cuens Raous de Cambrai en issi
Qui guerroia les quatre Herbert fils,
Cil que Berniers ocist et l’enor prist.
Icis Raous, seignor, que je vos di
De la seror fu le roi Loeïz.

(Mort de Garin, éd. Du Méril, p. 172.)

Il ne serait pas aisé d’établir, en combinant ce témoignage avec les données de notre poème, l’arbre généalogique de Raoul de Cambrai[77] ; toutefois, la parenté qui unissait Aalais, mère de Raoul, à la famille de Lavardin, est constatée en deux endroits, au début du poème (voir ci-après vv. 55-60 et 108).

Aubri le Bourguignon (fin du xiie siècle). — L’auteur de ce poème, ou du moins de la rédaction qui nous en est parvenue, contant l’incendie de l’abbaye d’Orchimont, près de Mézières[78], prend comme terme de comparaison l’incendie d’Origny, substituant, toutefois, par une confusion de souvenirs, Saint-Geri à Origni :

Plus ot doulor en cel petit monstier
Que il n’ot mie a S. Geri monstier
Ou mist le feu Raouls li losengiers[79].

(Bibl. nat. fr. 860, fol. 230 c.)

Jean Bodel, Chanson des Saxons. — L’auteur énumère ainsi quelques-unes des batailles les plus importantes entre celles dont, au moyen âge, on croyait se souvenir :

Voirs est que molt morut de gent en Roncevax,
Et anz ou Val Beton, ou fu Karles Martiax[80],
A Cambraisis, quant fu ocis Raous li max...

(Ed. Fr. Michel, II, 75.)

Nous allons maintenant rapporter une série de témoignages d’où il résulte que Raoul de Cambrai n’a guère été moins répandu au midi de la France qu’au nord.

Bertran de Born, Pois als baros (1187). — Cette pièce est dirigée contre la trêve conclue à Châteauroux, le 23 juin 1187, entre Henri II et Philippe-Auguste[81]. On y lit (éd. Stimming, p. 187) :

Lo sors Guérics[82] dis paraula cortesa
Quan son nebot vic tornat en esfrei :
Que desarmatz volgra’n fos la fins presa,
Quan fo armatz no volc penre plaidei.

« Le sor Guerri dit une parole courtoise, lorsqu’il vit son neveu ému : désarmé, il eût voulu que la trêve fût conclue, mais, une fois revêtu de ses armes, il repoussa l’accord. »

L’épithète sors, conservée sous sa forme française (la forme méridionale eût été saurs), indique, à n’en pas douter, que le troubadour a bien eu en vue le « sor Guerri », l’oncle batailleur et violent de Raoul de Cambrai. L’auteur inconnu qui nous a laissé les razos, c’est-à-dire l’explication ou le commentaire des sirventés de Bertran de Born ne s’y est pas trompé, quoiqu’il ait adopté la mauvaise leçon Henrics au lieu de Guerrics[83]; il a justement supposé que l’allusion portait sur l’accord proposé à Raoul de Cambrai à propos de sa guerre contre les quatre fils de Herbert de Vermandois, mais il faut croire que la rédaction connue de Bertran de Born était quelque peu différente de la nôtre. Nous voyons en effet, aux tirades cvii et cviii, que le sor Guerri conseille d’abord à son neveu d’accepter les offres pacifiques présentées par un messager au nom des fils Herbert, mais, traité de couard (v. 2182) par Raoul, il se sent piqué au vif, et repousse le messager par des paroles de défi. Plus loin, tirade cxiii, lorsque Bernier vient apporter à Raoul de nouvelles propositions, c’est Raoul qui se montre disposé à les agréer, lorsque Guerri, dont le ressentiment n’est pas calmé, s’irrite de nouveau et repousse avec colère toute idée de paix. On ne voit pas paraître dans ce récit l’opposition marquée par les vers de Bertran de Born entre les sentiments exprimés d’abord par le guerrier lorsqu’il est désarmé, et ceux qu’il exprime ensuite lorsqu’il est revêtu de ses armes. Il faut supposer que cette opposition a disparu de la rédaction qui nous est parvenue. Et cependant il semble qu’il en reste quelque chose dans ces vers prononcés par Guerri :

Vos me clamastes coart et resorti ;
2300 La cele est mise sor Fauvel l’arabi :
N’i monteriés por l’onnor de Ponti,
Por q’alissiés en estor esbaudi.

Guillaume de Tudèle (entre 1210 et 1213) compare l’incendie de Béziers par les croisés, en 1209, à un incendie évidemment fameux qui aurait eu pour auteur Raoul de Cambrai :

Aisi ars e ruinet Raols cel de Cambrais
515 Una rica ciutat que es pres de Doais.
Poichas l’en blasmet fort sa maire n’Alazais ;
Pero el lan cujet ferir sus en son cais.

Littéralement il faudrait traduire : « Ainsi Raoul, celui de Cambrai, brûla et ruina une riche cité qui est près de Douai. Puis l’en blâma fort sa mère, dame Aalais, et pour cela il la pensa frapper au visage. » S’agit-il de l’incendie d’Origni ? Mais il est peu probable que l’auteur ait commis la faute de désigner une abbaye par les mots « une riche cité ». On peut hésiter entre deux hypothèses. La première consiste à supposer une lacune d’un vers après le second des vers cités, en traduisant : « Ainsi Raoul, celui de Cambrai, une riche cité qui est près de Douai, brûla et ruina [le moutier d’Origni]. Puis… » La seconde hypothèse est que Guillaume de Tudèle aurait connu l’ancienne rédaction selon laquelle Raoul incendiait Saint-Quentin (voy. p. xxxviij) qui serait alors la « rica ciutat » des vers cités. En tout cas il y a ici un trait que n’offre pas le poème en l’état où nous le connaissons : c’est que Raoul aurait été blâmé pour cet excès par sa mère, et se serait laissé aller à un mouvement de colère.

Folquet de Romans, Ma bella domna, (commencement du xiiie siècle) :

Ma bella dompna, per vos dei esser gais,
C’al departir me donetz un dolz bais
Tan dolzamen lo cor del cors me trais.
Lo cor avetz, dompna, q’eu lo vos lais
Per tel coven q’eu nol voill cobrar mais ;
Qe meill non pres a Raol de Cambrais
Ne a Flori can poget el palais,
Com fetz a mi, car soi fin et verais,
Ma bella dompna.

(Archiv f. d. Studium d. neueren Sprachen, XXXIII, 309.)

« Ma belle dame, pour vous je dois me montrer plein de joie, car, lorsque nous nous séparâmes, vous me donnâtes un doux baiser, un baiser si doux qu’il m’a enlevé le cœur du corps. Vous avez mon cœur, dame, et je vous le laisse, à condition de ne jamais le reprendre. Meilleure n’a été la fortune de Raoul de Cambrai, ni celle de Floris, quand il monta au palais, que n’a été la mienne, à moi qui suis fidèle et sincère. »

Floris n’est autre que le Floire de Floire et Blancheflor, mais nous ne voyons pas ce qui, dans notre poème, a pu motiver l’allusion à Raoul de Cambrai. Sans doute Raoul avait une amie, Heluis de Ponthieu ; mais, au moins dans la rédaction que nous possédons, cette amie ne paraît qu’après la mort de son fiancé (tirades clxxx-clxxxii).

Guiraut de Cabrera, Cabra juglar (commencement du xiiie siècle[84]). — Guiraut reproche en ces termes à son jongleur Cabra d’ignorer la chanson de Raoul de Cambrai et de Bernier :

De l’orgoillos
No sabes vos
De Cambrais ni de Bernison.

(Bartsch, Denkmœler, p. 91.)

Isnart d’Entrevennes, Del sonet (antérieur à la mort de Blacatz, 1237) :

Ni Tiflas de Roai,
Ni Raols de Cambrai
No i foron, nil deman
De Perceval l’enfan.

(Raynouard, Choix de poésies des troubadours, II, 297[85].)

Raimon Vidal de Besaudun, Razos de trobar (milieu du xiiie siècle). — Nous terminerons la série des témoignages provençaux par la mention d’un passage des Razos de trobar d’où semble résulter, sans que le fait soit absolument certain, que l’auteur de cet aimable petit traité avait quelque connaissance de notre chanson de geste. Dans la liste des substantifs masculins de la déclinaison imparisyllabique, il cite Bernier, au cas régime Bernison (Ed. Stengel, p. 79, lignes 34 et 41). Ce sont bien les deux formes sous lesquelles se présente le nom de l’écuyer de Raoul, et ce qui donne à croire que Raimon Vidal a réellement eu ce personnage en vue, c’est qu’en fait, Bernison ou, selon notre poème, Berneçon, n’est guère une forme régulière de régime : c’est plutôt un diminutif ; de sorte que l’idée de présenter deux formes Bernier et Bernison comme étant, l’une le cas direct, l’autre le cas oblique du même nom, ne serait probablement pas venue à l’auteur des Razos, s’il ne les avait vues employées dans ces deux fonctions par notre poème.


Enfin, à tous ces témoignages il en faut ajouter un qui peut être rangé au nombre des plus importants : l’épisode tiré de Girbert de Metz que nous avons publié à la suite de Raoul de Cambrai et qui n’est autre chose qu’une sorte de contrefaçon ou d’adaptation de notre poème.

Cet épisode, qui comprend près de 800 vers, fait partie d’une continuation de Girbert qui figure seulement, à notre connaissance, dans le manuscrit des Loherains conservé à la Bibliothèque nationale, sous le no 1622 du fonds français. On y présente Raoul de Cambrai comme un membre du lignage des Lorrains. Ici, nulle mention de Raoul Taillefer ni d’Aalais, auxquels une tradition constante donnait Raoul pour fils ; nulle mention non plus du manceau Gibouin ni de Guerri le Sor. Le père de Raoul est nommé Renier : c’est l’héritier de Huon de Cambrai, l’un des nombreux neveux maternels du duc Garin de Metz. Dix-sept ans et plus se sont écoulés depuis qu’une guerre terrible entre le lignage des Lorrains et celui des Bordelais a de nouveau désolé la France, lorsque Renier meurt, laissant le fief de Cambrai à Raoul auquel Ymbert de Roie[86] a confié l’éducation militaire de Bernier, son fils naturel. Peu après cet événement, le comte Eudon de Flandre tressaille au souvenir d’un soufflet que lui avait jadis donné Mauvoisin à la cour du roi. Il lui faut venger cet affront sur le lignage des Lorrains auquel appartient Mauvoisin. Il fait appel à ses amis ; ceux-ci y répondent, et bientôt Cambrai est investi. Mais, avant l’arrivée du lignage de Fromont, Raoul, averti par un « valleton », a pu faire appel au roi qui, aidé de Girbert et du lignage des Lorrains, fait lever le siège de Cambrai. Le Vermandois est ensuite envahi par Raoul à qui le roi a donné Péronne, Roye, Nesle et Ham : l’abbaye d’Origni est incendiée malgré les supplications de Bernier dont la mère vivait retirée dans ce monastère, de Bernier qui, jusqu’ici, a combattu auprès de Raoul, alors que son père figure dans les rangs de l’armée ennemie et qu’il vient d’être dépouillé de son fief au profit du comte de Cambrai. Le récit de la dispute entre Bernier et Raoul, qui suit l’incendie d’Origni[87], est assez visiblement inspiré de la chanson que nous publions.

Bernier, après avoir tué un homme de Raoul, se réfugie à Lens auprès des siens, et Raoul rentre à Cambrai où il retrouve le roi et les Lorrains : il leur raconte le départ de Bernier. Raoul et ses alliés se dirigent alors sur Lens. Devant cette ville une grande bataille a lieu, bataille dans laquelle l’avantage reste aux Lorrains, mais qui coûte la vie à Raoul tué de la main de Bernier. Quant à ce dernier, il est fait prisonnier avec Ymbert, son père, et le comte Doon de Boulogne. Cependant, le lendemain même de la bataille, la paix étant faite entre les deux lignages ennemis, Bernier, Ymbert et Doon partaient pour la Gascogne, accompagnant le roi Girbert, et, quelques jours plus tard, ils étaient reçus à Gironville par leur parente Ludie, femme de Hernaut le Poitevin.

On conviendra que le rimeur du xiiie siècle, auquel est dû ce récit, a tiré un assez triste parti de l’histoire de Raoul en prétendant l’enchâsser dans la geste des Lorrains où d’autres jongleurs introduisirent pareillement des débris d’un certain nombre de légendes épiques aujourd’hui perdues. Cependant son œuvre est intéressante en ce qu’elle montre le sans-gêne véritable avec lequel certains trouvères traitaient les vieilles chansons, ne conservant guère de celles-ci que le fond de l’épisode principal et transportant leurs héros dans une époque et dans un milieu tout à fait différents de ceux où ils avaient vécu. Ainsi le continuateur de Girbert de Metz, faisant entrer Raoul de Cambrai dans le lignage des Lorrains, le transformait en contemporain du roi Pépin, fils de Charles Martel, alors qu’une tradition constante le disait neveu d’un roi Louis.

Mais tout n’est pas fini : le rimeur, après avoir conduit Ymbert et Bernier à Gironville, raconte immédiatement, dans les 300 derniers vers de son œuvre, la mort du roi Girbert, tué d’un coup d’échiquier par ses neveux, les fils d’Hernaut et de Ludie, ainsi que les obsèques de ce prince, et, dans cette partie de son œuvre, il montre Bernier tout disposé à prendre fait et cause pour les jeunes meurtriers sur lesquels leurs cousins se préparent à venger la mort de Girbert. C’était là sans doute l’amorce d’une nouvelle suite du poème des Loherains, dans laquelle Bernier devait jouer un rôle important, mais qui ne nous est pas parvenue.


Ces divers témoignages, dont le nombre pourrait sans doute être augmenté par de nouvelles recherches, ne sont pas tous indépendants les uns des autres. Nous avons vu que ceux de Philippe Mousket et de la chronique dite de Baudouin d’Avesnes se réduisent, en dernière analyse, à un seul. Il se peut qu’il en soit de même des deux textes empruntés à Gautier Map et à Giraut le Cambrien. Toutefois il résulte de l’ensemble des faits groupés dans les pages précédentes, que le poème de Raoul a joui au moyen âge d’une véritable popularité, qui, à la vérité, ne semble pas dépasser le xiiie siècle, car on cessa bientôt de le copier, et il ne paraît pas qu’il en ait jamais été fait de rédaction en prose, ni qu’aucune littérature étrangère l’ait adopté. Tel devait être le sort d’un poème qui n’avait pour se protéger contre l’oubli que son propre mérite, qui d’ailleurs était comme isolé, puisqu’il ne se rattachait à aucune des branches de la littérature héroïque du temps, et ne se recommandait pas par la célébrité des personnages mis en scène.


IV. — STYLE, VERSIFICATION ET LANGUE


i. — Première partie du poème.


Si nous possédions Raoul de Cambrai dans sa rédaction originale, celle de Bertolais, ou même sous la forme probablement un peu altérée que connaissait l’auteur de la chronique de Waulsort, aucune chanson de geste n’offrirait une matière aussi riche aux recherches sur la formation de notre ancienne épopée. Nous y verrions comment un jongleur s’y prenait pour traiter un épisode d’histoire contemporaine, dans quelle mesure les faits se transformaient sous sa plume, ou plutôt sur ses lèvres ; nous démêlerions probablement le motif plus ou moins intéressé qui avait guidé son choix, nous réussirions peut-être à découvrir le seigneur ou la famille qui, ayant été mêlé aux événements racontés, a encouragé l’auteur, ou même lui a fourni quelques-uns des éléments de son récit. Peu de chansons de geste, en effet, ont une base historique aussi certaine. Le Roi Gormond seul, peut-être, dont nous n’avons par malheur qu’un fragment, mérite d’être mis, à cet égard, sur la même ligne que Raoul de Cambrai. Au contraire, les poèmes dont l’action se place sous Charlemagne ou sous Louis le Pieux offrent une idée si confuse de l’époque à laquelle ils se réfèrent, la transformation des faits y est si profonde, qu’il semble, même en faisant aussi large que possible la part des remaniements successifs, que les événements historiques en aient été le prétexte bien plutôt que la matière. L’auteur de Rolant, l’auteur des anciens poèmes sur Guillaume au court nez, l’auteur même de Girart de Roussillon opéraient sur des traditions presque éteintes : Bertolais, chantant la lutte de Raoul de Cambrai et de Bernier, a mis en œuvre une tradition vivante.

Malheureusement, ce n’est pas l’œuvre de Bertolais qui nous est parvenue, c’est un dernier remaniement qu’il paraît impossible de faire remonter plus haut que la fin du xiie siècle, où la versification a subi une modification systématique et radicale, où le style et la langue ne peuvent manquer d’avoir été affectés dans une mesure correspondante, où le fond du récit, enfin, n’a pu échapper à des altérations plus ou moins profondes.

Il existe des poèmes remaniés qui conservent sous leur forme rajeunie un assez grand air. Il peut arriver, en effet, que le remanieur soit homme de talent. Telle n’a pas été la fortune de Raoul de Cambrai. Nous ne pouvons nous faire une idée bien nette de ce qu’était l’œuvre primitive, mais il n’est pas douteux qu’elle a beaucoup perdu par l’effet de ses remaniements successifs, et principalement lors de son passage à la forme rimée. Le renouveleur qui l’a mise dans l’état où elle nous est parvenue était un pauvre versificateur, qui maniait médiocrement la langue poétique et n’arrivait à rimer qu’à force de locutions banales répétées à satiété, d’épithètes ou d’appositions employées sans propriété, en un mot, de chevilles.

L’emploi de ces chevilles constitue une sorte de procédé qu’il n’est pas sans intérêt d’étudier. C’est comme une marque de fabrique que l’on retrouvera peut-être en quelque autre poème. Il y en a pour toutes les circonstances et pour toutes les rimes. En voici un relevé sommaire classé par matières, et disposé dans chaque matière selon les rimes.

Si l’auteur veut insister sur la pensée qu’il exprime, il n’est point de phrases et il est peu de tirades dans lesquelles ne puisse prendre place quelque-une des expressions suivantes :

Ja nel vos celerai 934.
Par le mien esciant 39, 344.
Dont je vous di avant 38.
Ce saichiés par verté 389.
Ne le vos qier celer 301, 837.
Si con dire m’orrez 599
Ja mar le mescrerez 595.
Si con j’oï noncier 2099.
A celer nel vous quier 1347, 1644, 1669.
Ce ne puis je noier 1640, 1857, 1861.
Par verté le vous (ou te) di 35, 663.
Ice saichiés de fi 983, 1620.
Si com avez oï 524.
Ne vous en iert menti 642, 1155.
Com poés (ou Com ja porez) oïr 26, 404.
Ja ne t’en qier mentir 2255.
Si con je ai apris 823, 1685.
Si com il m’est avis 563.
Trés bien le vos disons 781.

Les formules de serments sont aussi une grande ressource ; il y a des saints pour chaque rime : saint Amaut, saint Lienart, saint Thomas, saint Richier, saint Geri, saint Fremin, saint Denis, saint Simon, saint Ylaire, les saints de Ponti (Ponthieu), de Pavie[88], etc.

Dieu lui-même est invoqué à tout propos et le plus souvent hors de propos, à cause des facilités que ses divers attributs offrent à un rimeur embarrassé. Nous avons, toujours selon l’ordre des rimes :

Dieu le raemant 339, 1266, 2483.
Dieu et la soie pitié 1464.
Dieu qui tot a a jugier 1740.
Dieu le droiturier 1075, 1304, 1744, 1829.
Dieu qui ne menti 981, 1610, 1983.
Dieu qui fist les loïs 731, 2150.
Dieu qui souffri passion 2093.
Dieu le fil Marie 1884.

Pour renforcer les propositions conditionnelles négatives, on a le choix entre maintes formules : on ne ferait point telle chose

Por l’or d’une cité 1563, 2009.
Por l’or de Monpeslier 1099, 1755.
Por tout l’or de Paris 2646.
Por tout l’or de Senlis 5529.
Por tot l’or d’Avalon 1061.
Por tot l’or d’Aquilance 1784, 4152.
Por tout l’or de Tudele 1014.
Por Rains l’arceveschié 1465, 1711.
Por la cit d’Avalon 3966.
Por l’onnor de Baudas 1380.
Por l’onnor de Ponti 2301, 3525.
Por l’onnor de Melant 688.
Por l’onnor de Tudele 3497, 3687.

Il n’est point de personnage, homme ou femme, à qui ne puissent s’appliquer indifféremment des qualifications telles que celle-ci :

Au cors vaillant 45.
Au gent cors honnoré 374.
Au vis cler 115.
O le viaire cler 133.

Au vis fier 67, 1030, 1365.
Au coraige hardi 521, 2179.
Au gent cors signori 964.
Au (ou o le) cler vis 364, 831, 1217.
Au fier vis 2534.
A la clere façon 392-9, 962,1654.
A la fiere vertu 1965.
O le simple viaire 1017.
Qi tant (ou molt) fist a loer 544, 550, 577, 2059.
De franc lin 54, 103.
N’ot pas le cuer frarin 52, 96, 759.

Toutes ces formules, et tant d’autres que nous pourrions citer, sont d’usage courant dans notre ancienne poésie épique ; le renouveleur de Raoul de Cambrai ne peut prétendre à aucune originalité, même dans le choix de ses chevilles : ce qui le distingue dans une certaine mesure, c’est seulement l’abus qu’il fait de ces locutions de pur remplissage. Toutefois, voici, dans le même ordre d’idées une particularité plus caractéristique. Ce ne sont pas seulement certaines qualifications qui sont répétées à satiété : des vers entiers, souvent même des phrases composées de plusieurs vers reparaissent à diverses reprises, amenés par la similitude des situations. Beaucoup de ces répétitions ont été signalées dans les notes[89] ; on en pourrait citer d’autres encore que nous avons négligé de relever[90]. La répétition ne porte pas toujours sur des phrases en quelque sorte banales : les vers reproduits, le plus souvent littéralement, parfois avec des modifications sans importance, sont fréquemment en rapport avec le contexte, et utiles au développement du récit, mais le renouveleur était paresseux ou peu habile à varier l’expression de sa pensée. Telle est du moins l’explication que nous croyons pouvoir donner d’une particularité qui, à notre connaissance, ne se rencontre au même degré dans aucun de nos anciens poèmes[91].

Un écrivain qui faisait un usage aussi excessif des lieux-communs du style épique devait avoir une grande connaissance des chansons de geste. On doit trouver, dans ses vers, de nombreuses réminiscences. Et c’est, en effet, ce que nous pouvons constater dès maintenant et ce qui pourra être constaté d’une façon plus complète à mesure que nous aurons de nos anciens poèmes des éditions pourvues d’index et de tables des rimes, c’est-à-dire de tous les secours nécessaires pour faciliter les vérifications et les rapprochements. Voici quelques passages où l’on ne peut méconnaître des emprunts plus ou moins conscients à la littérature épique du xiie siècle[92]:

482 Ne lor faut guere au soir ne au matin.

De même dans Garin :

Ne lor faut guere en trestot mon aé.
(Mort de Garin, éd. Du Méril, p. 71.)


Dans le récit de l’incendie d’Origni se trouve ce vers où nous avons proposé de corriger effant en nonains, parce que la présence d’enfants dans un monastère de femmes nous paraissait peu justifiée :

1470 Li effant ardent a duel et a pechié.

Mais le même trait se retrouve dans Garin accompagné d’une explication parfaitement naturelle :

Li enfant ardent, qu’an nes en puet torner
De ces mostiers ou l’an les fist porter.

(Mort de Garin, p. 169).

2535 Desous la boucle li a frait et malmis.

Ce vers semble stéréotypé :

Desous la boucle li a fret et maumis.

(Mort de Garin, pp. 232, 233, 238; cf. le fragm. de Girbert p. p. Bonnardot, Arch. des Missions, 3, I, 287, v. 28. Floovant, p. 54).

2859 E fiert E. parmi son elme agu
Qe flors et pieres en a jus abatu.

De même :

Grans cols li donet permey le hiaume agu,
Pieres et flors an ait jus abatu.

(Girbert, dans Arch. des Miss., l. l., v. 60).


2980 Tant’ hanste fraindre, tante targe troée.

De même :

Tante lance i ot fraite, tante targe troée.

(Ren. de Montauban, éd. Michelant, 102, 35).

3471 Dont veïssiés fier estor esbaudir,
Tante anste fraindre et tant escu croissir,
Tant bon hauberc desrompre et dessartir.

Les mêmes vers se rencontrent, avec de faibles variantes, bien des fois dans les Lorrains :

La veïssiés grant estor esbaudir,
Tant hanste fraindre et tant escu croissir,
Tant blanc halberc derompre et desartir.

(Mort de Garin, pp. 186, 217, 237 ; Girbert, dans Roman. Stud., I, 377).

On remarquera que plusieurs de ces rapprochements semblent indiquer une connaissance particulière de la geste des Lorrains. C’est ici le cas de rappeler qu’à la p. 78 nous avons déjà signalé un emprunt évident à Garin[93].

L’étude de l’ancien français n’est pas encore assez avancée pour qu’on puisse, en général, affirmer que telle expression est incorrecte ou que l’emploi d’un mot en un sens déterminé est forcé. Pourtant il y eut au moyen âge, comme en tous temps et en toutes langues, de bons écrivains et de mauvais, et nous commençons à distinguer assez bien les uns des autres. Le renouveleur de Raoul de Cambrai ne saurait être rangé parmi les premiers. La rédaction du vocabulaire nous a fourni mainte occasion de constater qu’il ne se recommandait ni par la correction ni par la propriété du style. Cependant il faut lui reconnaître une qualité : il s’abstient de ces interminables développements auxquels se complaisent, surtout depuis le xiiie siècle les auteurs et les renouveleurs de chansons de geste. Il a dû respecter en général la concision de son original, et là où nous nous trouvons en présence d’une scène ou d’un tableau tracés avec énergie, il nous est permis de croire que nous avons sous les yeux l’ancien poème même, sauf les modifications causées par l’introduction de la rime. Le récit de l’attaque et l’incendie d’Origni (tirades lxviii et suiv.) est, malgré quelques faiblesses de style, un des beaux morceaux de notre vieille poésie épique ; on peut citer encore les brèves tirades dans lesquelles le bâtard Bernier raconte comment sa mère Marsent fut enlevée par Ybert de Ribemont, qui ne daigna pas l’épouser « et, quand il voulut, reprit une autre femme » (v. 1692) ; comment, refusant alors l’époux que lui offrait son ravisseur, elle prit le meilleur parti et se fit nonne. Il y a, dans ces quelques vers, un sentiment de mélancolie exprimé avec une touchante simplicité. Çà et là, sur le fond un peu terne de la narration, se détachent des traits singulièrement expressifs, comme en cet endroit où le poète, décrivant une nombreuse troupe de cavalerie en marche, nous dit que les barons chevauchaient si serrés qu’un gant jeté sur les heaumes ne serait pas tombé à terre d’une grande lieue, les chevaux se suivant la tête de l’un posée sur la croupe de l’autre[94]. Toute la poésie de la vieille chanson n’a pas été éteinte par les remaniements successifs qu’elle a subis.

Examinons maintenant la versification, ou plutôt un des éléments de la versification, la rime, les autres éléments n’offrant ici rien de particulièrement notable. Le poème est fait sur trente-deux rimes masculines et treize féminines. On en trouvera l’indication détaillée dans une table spéciale à la fin du volume. Ces rimes ne sont pas absolument pures. Comme en maint autre poème, quelques assonances se montrent çà et là.

Rime a. Régulièrement cette rime, qui est multipliée à l’excès dans les poèmes monorimes d’une époque tardive, ne devrait contenir que les prétérits, 3e personne du singulier de la première conjugaison, a du verbe avoir et, par suite, les futurs à la troisième personne du singulier, enfin quelques mots tels que va (d’aller), ça, la, ja. Mais, à ces rimes, notre poème joint cheval 2419, Hainau 2883.

Rime ai. Point d’assonnances, sinon peut-être ja 5035, mais on peut croire que le remanieur a voulu mettre jai. Cette forme n’était guère de son dialecte, mais nous verrons que cette considération le gênait peu.

Rimes ais et ait. Rien à remarquer.

Rime ans. Deux sortes d’irrégularités : 1o admission d’un mot en en, à savoir gent 3913 ; 2o admission de mots qui, grammaticalement, ne devraient pas se terminer par s. Ainsi, aux vers 2323-4, connoissans et nuissans, suj. plur., devraient être écrits connoissant, nuissant[95]. Ce genre d’irrégularité se montre, plus ou moins, dans toutes les rimes en s, et il est assez malaisé de savoir si le renouveleur a sacrifié la grammaire à la rime ou la rime à la grammaire. Il y a des cas qui ne prêtent pas au doute : il est bien certain, par exemple, qu’au v. 3931 la leçon du ms. a trestout no vivant est à conserver, bien qu’elle n’offre pas une rime excellente ; vivans serait une faute trop grosse pour qu’on puisse légitimement en gratifier le renouveleur. Mais lorsqu’il s’agit simplement de la substitution de la forme du régime à la forme du sujet, il est permis de croire que le renouveleur ne se faisait pas faute de rimer au détriment de la correction grammaticale.

Rime ant. Quelques exemples des deux irrégularités signalées au paragraphe précédent : d’une part, quelques mots en ent se sont glissés parmi les rimes en ant (vv. 47, 706, 1258, 2407, 3718, 4557, 4560) ; d’autre part, un assez bon nombre de finales devraient être terminées et parfois sont réellement terminées (vv. 920, 2740, etc.) dans le ms. en ans. — Ham, 2737, branc 2409, 2741, etc., sanc 4907, champ 4913, peuvent, à la rigueur, passer pour des assonances. Ce sont au moins des rimes imparfaites.

Rimes art, as, aut. Rien à remarquer.

Rime é. Deux sortes d’irrégularités. D’abord, cà et là, quelques mots en er (vv. 1570, 4072), puis des finales qui sont dans le ms. (vv. 1560, 5320) ou qui, du moins, devraient être en ez ou és.

Rime el. Rien à remarquer.

Rime ent. Quelques finales en ant, vv. 4281, 4282[96], 4285[97] ».

Rime er. Quelques rares finales en ez, és : 302 (voir la note), 581.

Rime ez, és. Quelques finales en er (vv. 2002, 5440), é, 2009[98], 4317, 4937, 4981.

Rime i. Rares finales en ir (vv. 26, 4593) ; une en if (v. 2241) ; nombreuses finales en is (vv. 27[99], 30, 31, 651, 752, 880, 888, 971) et in (vv. 527, 536, 755-65[100], 995).

Rime . Quelques finales en ier (vv. 1468, 1705, 2388, 2390) et iez, iés (vv. 1474, 1697).

Rime ier. Quelques finales en (vv. 1119, 1729[101], 2823), iel (vv. 1826, 3131, 4772, 5241), iés (v. 2932). On peut ajouter aussi certains noms au suj. sing. ou au vocatif qui, selon la grammaire, devraient se terminer plutôt en iers qu’en ier.

Rime iez ou iés. Quelques finales en iers (vv. 2214, 4010, 4207).

Rime en in. Rien à remarquer.

Rime en ir. Rien à remarquer.

Rime en is, iz. Tout est correct, sauf peut-être ensi au v. 805[102].

Rime en ist et en oir. Rien à remarquer.

Rime en ois. Deux finales en oi (vv. 729[103], 5555).

Rime en on. Une finale en ont : Ribemont (vv. 394, 1657, 1971, 3334), quelques finales en ons (vv. 774, 2891, 3332).

Rime en ons. Une finale en on (v. 632)[104].

Rime en or. Rien à remarquer.

Rime en ors (son ouvert). Quatre finales en os sur dix vers (vv. 2339, 3343-4-5).

Rime en ort. Rien à remarquer.

Rime en os (ouvert). Deux finales en ors sur neuf vers (vv. 2380-1).

Rime en u. Les seules irrégularités, en petit nombre, sont causées par des mots au cas sujet qui, par conséquent, devraient prendre l’s finale (vv. 2865, 2869).

Rime en us. Rien à remarquer.

Rimes en aige, aille. Rien à remarquer.

Rime en aire. Une finale en aise : Arouaise, v. 1021.

Rime en ance. Une finale en ence : sapience, v. 4145.

Rime en ée. Rien à remarquer.

Rime en èle. Des six tirades qui ont cette rime, une seule (lxxxvi) admet des assonances : guere, 1761, estre 1762, 1779.

Rime en ére. Rien à remarquer.

Rime en ie. Une finale en ines (matines, v. 4293), par cela même douteuse[105]. La proportion des finales en iée d’origine est extrêmement faible : commencie 1898, percie 1901.

Rime en iere, oie. Rien à remarquer.

Rime en one. Deux rimes imparfaites sur onze vers : essoine, v. 791, poume, v. 793.

Rime en ue, ure. Rien à remarquer.

En résumé, les seules irrégularités constatées appartiennent, dans la série masculine, aux rimes ans, ant, ent ; — é, er, ez ; — ié, ier, iez ; — ois, on, os,— us ; dans la série féminine aux rimes aire, ance, ele, one, et encore en est-il, parmi ces irrégularités, qui sont à retrancher, si on admet que le renouveleur n’hésitait pas, en certains cas, à violenter la grammaire pour faire sa rime. Lorsqu’on aura fait sur toutes les chansons de geste rimées le travail que nous venons de faire sur Raoul de Cambrai, on reconnaîtra probablement que la proportion d’assonances que nous offre ce dernier poème n’a rien d’exceptionnel. Nous croyons qu’on s’aventurerait beaucoup si on voyait dans ces irrégularités des restes de la forme primitive du poème. Nous aimons mieux y voir de simples négligences.

Passons maintenant à l’étude de la langue. Le but à atteindre consiste à déterminer la patrie du renouveleur. Mais le manque de soin que nous avons constaté dans le style et dans la versification se retrouve au même degré dans l’emploi des formes du langage, et par suite nous ne pouvons compter sur des résultats bien précis. Le renouveleur, en effet, ne fait pas difficulté de donner à un même mot des formes différentes, selon les besoins de la rime. Ainsi il emploie ja dans une tirade en a vv. 169, 2420 et jai dans une tirade en ai, v. 5035 ; de même va, v. 157 et vait, v. 950. Il fait entrer les premières personnes du pluriel dans les tirades en on (vv. 777, 781, 3949, 3950) et dans les tirades en ons (tir. xcvii et cxcvi). Pour les secondes personnes du pluriel des futurs, il se montre non moins éclectique, faisant usage, selon la rime, de la forme étymologique ois (orrois, v. 733, porrois, v. 5513), et de la forme analogique ez (orrez, vv. 590, 4926, ferrez, v. 601, verrez, v. 615. Il dit indifféremment avrai, avra, etc., ou averai, avera[106], etc.). Parfois même il ne recule pas devant un véritable barbarisme; ainsi mesfai, v. 939, au lieu de mesfaces. Ces faits n’ont rien d’exceptionnel. On les constaterait dans mainte autre chanson de geste. Il n’en est pas moins vrai qu’il est malaisé de déterminer les caractères d’une langue aussi flottante.

Les finales an et en forment en principe des rimes distinctes. Pourtant il faut bien que la différence de son ait été faible, car assez souvent, comme on l’a vu plus haut, ent fait irruption dans des tirades en ant, et réciproquement. Cette circonstance paraît exclure la Picardie et l’Artois, où on a fait beaucoup de chansons de geste, aussi bien que la Normandie, où on en a fait très peu.

Il y a quelques premières personnes du pluriel en omes qui, pour n’être pas à la rime, n’en paraissent pas moins très sûres (vv. 1268, 1291, 2649, etc.). Ces formes, qu’on a crues longtemps picardes[107], paraissent étrangères à la Picardie et à l’Artois[108] ; mais on les rencontre un peu plus à l’est, à partir de Tournai environ[109], toujours dans la région du Nord. À ces deux faits, on en peut ajouter un troisième qui conduit à la même conclusion : l’emploi de la forme veïr (videre), vv. 406, 2258, 4563, qui semble plus usuelle dans le nord de la France qu’ailleurs. Tout cela semble indiquer que le renouveleur appartenait à la région du nord-est. Nous ne saurions préciser davantage.

Nous avons indiqué la fin du xiie siècle comme l’époque probable de ce dernier remaniement de Raoul. Nous ne saurions apporter à l’appui de cette opinion aucune preuve décisive : il doit nous suffire qu’elle soit en elle-même vraisemblable et qu’elle ne soulève aucune objection. Il ne paraît pas admissible, dans l’état actuel de nos connaissances, qu’une chanson de geste rimée soit antérieure au troisième tiers du xiie siècle. Et, d’autre part, si le poème n’offre aucun caractère de grande ancienneté, on n’y trouve non plus aucune forme de langage qui trahisse une époque plus récente que la fin du xiie siècle ou le commencement du xiiie.


2. — Seconde partie du poème.


La seconde partie (tirades ccl à cccxliv) nous occupera moins longtemps que la première. Nous la possédons telle qu’elle est sortie des mains de l’auteur[110] ; entre celui-ci et nous, aucun réviseur ni renouveleur n’est venu s’interposer. L’étude de cette continuation médiocrement heureuse de l’ancien Raoul est donc assez simple. Sans offrir rien de particulièrement remarquable, le style de ce nouveau poème n’est réellement pas mauvais. Sans doute les locutions banales, les chevilles destinées à compléter le vers ne sont pas rares dans les cent quarante-cinq dernières tirades, mais elles sont incomparablement moins fréquentes que dans les deux cent quarante-neuf premières. C’est que l’assonance, tout en donnant à l’oreille une satisfaction suffisante, est bien loin d’apporter à l’expression les mêmes obstacles que la rime. Aussi, quand l’auteur de la seconde partie tient une idée poétique, réussit-il assez ordinairement à la présenter sous une forme convenable. Nous citerons comme un agréable morceau de poésie descriptive la tirade où le poète nous montre la fiancée de Bernier tenue en captivité par le roi de France, se mettant un matin à la fenêtre et contemplant dans la campagne des scènes qui excitent en elle, par contraste, de tristes pensées. Elle voit les oiseaux qui chantent, les poissons qui nagent dans la Seine, les fleurs qui s’épanouissent par les prés, les pâtres qui jouent de leurs flageolets. Il lui semble que partout elle entend parler d’amour. Alors, faisant un retour sur elle-même, elle est saisie de douleur. Elle déchire son vêtement : « Fourrures de martre, » s’écrie-t-elle, « je ne veux plus vous porter, quand j’ai perdu le meilleur bachelier qu’on pût trouver en ce monde ! » (Tirade cclxxii.)

Passons à la versification. Les 3,170 vers de la seconde partie[111] sont répartis entre 145 tirades dont la longueur est très variable. La tirade cclxxix n’a que sept vers ; la tirade cccii n’en a que six. Et, d’autre part, la tirade cclxxxi en a cent cinquante-quatre. Il semble bien improbable qu’une chanson de geste dont les tirades étaient aussi inégales ait pu être chantée. On lisait, ou, si l’on veut, on récitait déjà les poèmes en tirades monorimes au temps où Raoul fut continué. Les vers sont assez bien faits. Les assonances employées sont au nombre de dix-huit en tout, dont dix masculines. Dans la plupart des poèmes anciens, la variété est plus grande ; on observe aussi que la proportion des assonances féminines est plus forte. Ainsi la Chanson de Rolant (texte d’Oxford) pour 4002 vers, a 293 tirades[112] réparties entre vingt-deux assonances, dont onze masculines[113]. Mais, à une date plus récente, Elie de Saint- Gille nous offre, pour 68 tirades, douze assonances seulement, dont neuf masculines[114] ; Huon de Bordeaux, pour 87 tirades, n’a également que douze assonances, dont neuf masculines. Dans Raoul, les assonances qui reviennent le plus souvent sont celle en i (21 fois) et celle en (17 fois). La prédominance des tirades en i n’est pas un fait général. Elle n’est constante que dans les chansons de la geste des Lorrains, où elle est encore plus marquée que dans Raoul.

Lorsqu’on aura étudié, classé et comparé toutes les assonances qu’offre notre ancienne poésie, on constatera que, dans certains poèmes assonants, il y a une tendance plus ou moins marquée vers la rime. Cette tendance existe dans la seconde partie de Raoul. Deux tirades en ie (CCLXVIII et CCCXL) sont très exactement rimées et se distinguent nettement des tirades en i-e où, à côté des finales en ie, on en trouve qui sont en iche, ise, ille, ine, ire, etc.[115]». Dans Aiol aussi, il y a une tirade (la septième) purement en ie, parmi beaucoup d’autres où la même finale se trouve mêlée à d’autres où l’i et l’e sont séparés par une consonne quelconque. La seconde partie de Raoul est au nombre des poèmes qui font d’o nasalisé (om, on, ons, ont) une assonance à part. Le même fait s’observe dans Aie d’Avignon, Jourdain de Blaie, Huon de Bordeaux[116], Floovant[117]. Il se manifeste à l’état de tendance très prononcée dans Amis et Amile[118], Gui de Bourgogne[119], Aiol[120], et même dans Rolant.

Nous pensons que l’auteur ne se faisait point une règle d’élider la finale féminine suivie d’un mot commençant par une voyelle. Nous nous fondons sur des vers tels que ceux-ci, dans lesquels il nous paraît bien difficile d’introduire une correction vraisemblable :

6564Le roi trouverent et morne et pencif.
6839Quant or fu dite, si s’entorne atant.
7302N’i avra mal dont le puisse aidier.
7394N’i avrés mal dont vous puisse aidier.
7303La jantil dame fu dolente et mate.
7515Bien sai sans vous n’an venisse avant.

La langue de la deuxième partie de Raoul de Cambrai n’offre aucun fait bien caractéristique ; an et en sont absolument confondus. Ces deux voyelles nasalisées, étymologiquement distinctes et qui, dans le nord et l’ouest de la France, ont été si longtemps distinguées par la prononciation, ont ici le même son. Dans toutes les tirades, masculines ou féminines, où l’assonance est formée par an ou en, c’est naturellement le premier de ces deux groupes qui domine, parce que les finales en an sont, en fait, plus nombreuses que celles en en. — Il n’y a pas de tirade en iée. On peut croire que, dans la langue de l’auteur, iée était devenu ie, puisque nous trouvons, dans des tirades en ie, ire, ine, etc., trecie 5570, rengie 6150, baisie 6875, 8195, joinchie 8185, percie 8634 qui, plus anciennement, eussent été écrites et prononcées treciée, rengiée, baisiée, etc. Toutefois sept cas, en dix tirades, constituent une proportion assez faible. La part des mêmes finales est notablement plus forte dans certains poèmes, dans Aliscans, par exemple, ou dans la chanson des Saxons de Jean Bodel. Il serait donc possible que notre auteur, sans s’interdire absolument le mélange des finales iée et ie, l’eût évité dans une certaine mesure. On sait que l’assimilation d’iée à ie s’est produite d’abord dans la France septentrionale. ― Il y a quelques premières personnes du pluriel en omes parmi les assonances de la tirade CCLIX et quelques autres, çà et là, dans le corps des vers[121]. Cela ne suffit pas à prouver que l’auteur soit du nord-est de la France, où ces formes sont plus fréquentes qu’ailleurs[122] ; c’est toutefois une présomption. — Dans cette partie du poème, comme dans l’autre, la seconde personne du pluriel du futur et de certains subjonctifs présents est en ois (vv. 5940, 5951, 6809, 6815, 6821) ou en és (vv. 5823, 7230, 7232, 7236, 8050), selon l’assonance. — Il n’y a, dans ces quelques faits, rien d’assez local pour qu’il nous soit permis de circonscrire en d’étroites limites la région d’où l’auteur était originaire. Il n’est, du reste, pas encore arrivé qu’on ait pu fixer avec quelque exactitude, par des procédés philologiques, la patrie d’une chanson de geste. Mais nous pouvons du moins considérer comme très probable que la seconde partie de Raoul appartient à la région qui avoisine l’Ile-de-France en tirant vers le nord-est. La confusion d’an et d’en exclut le nord et l’ouest de la France, les formes en omes ne permettent pas de s’avancer trop à l’est ni de descendre trop au-sud.


V. — MANUSCRITS.


I. — Le manuscrit de Paris. État matériel ; langue.


On ne connaît actuellement qu’un seul manuscrit de Raoul de Cambrai, celui qui a servi à la présente édition comme à la précédente. Il appartient, d’ancienne date, à la Bibliothèque nationale où il porte le no 2493 du fonds français (no 8201 de l’ancien fonds)[123]. C’est un petit volume en parchemin, mesurant 14 centimètres et demi de hauteur sur 10 de largeur, ayant les dimensions et toute l’apparence extérieure de ces exemplaires qu’on appelle ordinairement, à tort ou à raison, manuscrits de jongleurs. Il se compose de 150 feuillets de parchemin où l’on reconnaît, à première vue, deux écritures. L’une, fine et régulière, est du milieu ou du troisième quart du xiiie siècle ; l’autre, plus grossière et moins soignée, est visiblement postérieure, bien qu’on puisse encore l’attribuer au xiiie siècle. Le lecteur en jugera par le fac-similé joint à la présente publication, dans lequel on voit les deux écritures se succéder l’une à l’autre. La première main a écrit les ff. 2 à 102 vo, la seconde reprend au fol. 102 vo (v. 6250) et poursuit jusqu’au fol. 150 et dernier. De plus, cette même main a écrit le premier feuillet. Il est tout naturel qu’un copiste continue l’œuvre commencée par un autre, mais il l’est beaucoup moins que ce même copiste écrive à la fois le premier feuillet et la fin d’un manuscrit. Voici comment peut s’expliquer cette circonstance assez insolite. Il faut dire tout d’abord que les feuillets 2 à 5 sont lamentablement mutilés. Ils ont été fortement écornés par un rat qui en a mangé les deux coins du côté de la tranche, celui du haut et celui du bas, de sorte que ces infortunés feuillets ont perdu leur forme rectangulaire pour prendre celle d’un triangle dont la base est formée par le fond des cahiers. On verra (pp. 3 et suiv. de la présente édition) que nous avons dû restituer, le plus souvent par conjecture, parfois à l’aide d’un manuscrit auxiliaire dont il sera question tout à l’heure, des portions de vers souvent considérables, dans le haut comme dans le bas de chacun des feuillets ainsi rongés. De plus, il y a, dans cette même partie du ms., des lacunes causées par la perte de feuillets entiers. Il manque deux feuillets entre les ff. 3 et 4 et un entre les ff. 5 et 6[124]. C’est, sans doute, pour réparer ces dommages, auxquels il faut probablement ajouter la perte de quelques feuillets à la fin du volume, que notre ms. a dû être livré au deuxième copiste, celui qui a écrit le premier feuillet et les quarante-huit derniers. Il faut donc admettre que c’est à une époque ancienne, dès la fin du xiiie siècle, puisque le second copiste semble être de cette époque, que le ms. a éprouvé les dommages dont il porte encore la trace. Il est impossible, en effet, que le ms. ait été mutilé comme il l’est depuis que le premier feuillet a été refait. Assurément les feuillets manquants peuvent avoir disparu depuis cette époque, mais la mutilation des feuillets 2 à 5 est antérieure. On ne s’imagine pas que le rat auteur de ce méfait ait négligé de propos délibéré le fol. 1 pour s’attaquer aux ff. 2 et suivants. Nous supposons, au contraire, que le premier cahier tout entier a subi les atteintes du rongeur. Des feuillets constituant ce cahier, quelques-uns, ceux qui manquent actuellement, ont disparu ou ont été enlevés sans être remplacés ; le premier seul a été refait. Le second copiste était visiblement un homme négligent, — son écriture le prouve assez ; — il aura accompli sa tâche de la façon la plus sommaire, insouciant du dommage irréparable que sa paresse infligeait au poème. L’intervention du second copiste, au commencement comme à la fin du ms., aurait donc été motivée par une cause unique : le besoin de compléter un livre fortement endommagé. On pourrait objecter que le second écrivain reprend la copie, non pas à partir du haut d’un feuillet, mais au milieu d’une page, ce qui semble, à première vue, indiquer la continuation pure et simple d’une copie laissée interrompue. Mais nous ferons observer que les premières lignes où se reconnaît la main du second copiste, celles qui occupent le bas du fol. 102 vo, sont écrites sur grattage. Le cahier même qui se termine avec le feuillet 102 est très incomplet ; il ne comprend que trois feuillets (100, 101 et 102) au lieu de huit. Pour une raison ou pour une autre, le second copiste, voulant reprendre la copie à partir d’un point déterminé, a gratté la première écriture qui s’étendait jusqu’au bas du feuillet et, selon toute apparence, supprimé les feuillets qui terminaient le cahier.

Le feuillet de garde, placé au commencement du manuscrit, est formé d’un fragment de minute d’un acte désignant nominativement un grand nombre de bourgeois de Reims[125] et dont l’écriture semble appartenir à la seconde moitié du xiiie siècle. Cette particularité indique, selon toute apparence, que le manuscrit de Raoul était vers cette époque dans les mains d’un habitant de cette ville.

Nous avons maintenant à étudier les particularités de langue et de graphie qui distinguent chacune des deux parties du manuscrit.

Entre les faits que nous allons relever dans la façon d’écrire propre à chacun de nos deux copistes, les uns réfléchissent la prononciation, tandis que les autres ne peuvent être considérés que comme des particularités graphiques sans grande importance. Commençons par les premiers. Le premier copiste emploie accidentellement eiz pour ez. Ainsi, aseiz 2143, desarmeiz 2337, fauseiz 617, pevreis 1560, preiz 606, et dans les secondes personnes pluriel de l’ind. prés. ou du futur, aveiz 524, 2310, preneis 2213, reteneis 1885, torneiz 2319. On sait que cette notation, qui répond certainement à une prononciation particulière de l’é fermé, est fréquente dans l’est de la France[126].

Le g initial suivi d’a, en latin, se conserve dans gavelos, goïr, goie (voir le vocab.), mais il y a probablement là un emploi abusif du g pour j, bien plutôt qu’un fait de prononciation. En effet, on trouve aussi gogleour 4144, pour jogleour, et goue (jocat) 1585, pour joue.

Le t disparait souvent à la fin des mots, après r ou s : fier 2822, 3104, hauber 2728, 3706, Herber 3337, mor 2468, 3255, pour fiert, haubert, Herbert, mort ; ces 4656, tos 2130, 2158, 2191, pour cest, tost. Cette notation est loin d’être constante, Nous l’avons laissée subsister dans les mots où elle apparaît avec le plus de fréquence, dans tos et hauber ; dans les autres, nous avons cru devoir rétablir le t final entre crochets. — Le t final disparaît encore, mais plus rarement, après n : don 3216, ſon 2615, tressuan 2602 ; ce sont des cas tellement isolés qu’il nous a paru nécessaire de rétablir le t entre crochets. Nous n’avons pas fait cette correction dans tan 2090, 2551 ; il nous a paru que ce petit mot ne faisait, pour ainsi dire, qu’un dans la prononciation avec le mot suivant. Nous trouvons même tam 4042, le mot suivant commençant par un p. Le t final tombe encore parfois après une voyelle : tou 1256, voi 1171, où nous écrivons tou[t], voi[t]. Il semble résulter de ces faits que, dans la langue de notre copiste, le t final ne se prononçait pas beaucoup plus qu’aujourd’hui. Et toutefois il y a lieu de faire la part de la négligence, car, au v. 1256, tou est suivi d’un mot commençant par une voyelle, et il est bien difficile de supposer qu’en ce cas le t ne se fît pas entendre.

L’s finale est également sujette à tomber après une consonne ; ver, enver 1502, 2316, 2717, 2749, 3837, flor (au plur. rég.) 2696.

Un trait assez notable de la graphie et probablement aussi de la prononciation du premier copiste, est que l’n de la troisième personne du pluriel est souvent omise[127] : donnet 644, qieret 693, fineret 819, vinret 826, descendet 827, perdet 900, descendet 955, pour donnent, quierent, etc. Ces six exemples sont les seuls que nous aient fournis les vers 644 à 955. Le même morceau ne fournit pas moins de vingt exemples, si nous avons bien compté, ou l’n est conservée. La proportion est donc largement en faveur de la forme la plus habituelle dans nos anciens textes[128]. Nous avons donc cru pouvoir restituer entre crochets l’n où elle manque. Cette omission de l’n s’observe accidentellement en Champagne[129].

Certains futurs ont, en raison de leur formation, une double r, ainsi garra pour garira dont l’i est tombé. Notre copiste réduit bien souvent ces deux r à une seule. Nous avons écrit char[r]a 2388, gar[r]a 2773, gar[r]ont 2734, or[r]eis 2448, plour[r]ont 2404, mais il eût peut-être mieux valu laisser subsister une notation dont on a d’autres exemples. Cette réduction des deux r à une seule a été observée dans les chartes de Tournai[130]. — Le cas est différent pour guerre, terre, où déjà, dans le type originel, les deux r sont consécutives. Le premier copiste, peu conséquent avec lui-même, traite ces deux mots de façon différentes : il écrit à peu près constamment guere, avec une r, 919, 1031, 1037, 1093, 1162, 1761. Nous n’avons rencontré guerre qu’une seule fois, v. 4286. Au contraire, on trouve presque toujours terre, 936, 1129, 1680, 3206, une fois tere au v. 1094.

Les documents de l’ancien français montrent beaucoup d’hésitations quant à l’emploi de l’s caractéristique du sujet dans les mots où le nominatif singulier latin n’est pas terminé par s. Cette hésitation se manifeste dans la partie du poème transcrite par le premier copiste : sire 5305, mais empereres 893, 2107, freres 60, lechieres 4904, peres 5014, mieudres 496. La tendance est donc en faveur de l’s. Nous avons dû nous conformer à l’usage le plus général lorsque nous avons eu à compléter des mots de cette catégorie dont la fin était abrégée.

Il ne nous reste plus à examiner que quelques particularités dont l’importance, au point de vue de la langue, est minime, mais que nous avons dû toutefois étudier, afin de résoudre certaines abréviations d’une façon conforme aux usages du copiste. La plus intéressante de ces particularités concerne l’emploi de l’u après q. Le copiste est ici assez conséquent. Il écrit toujours qe[131] 131, 297, 316, 370, 542, 554, 555, 564, 571, 576 ; qu’en 2181, est un cas tout à fait isolé. De même qi[132] 155, 779, 782, 840, qex 765, qeus (qualis) 4263, qel 4331, quant 946, 1102, qier 837, 1347. 4770, qiert 1192, reqierent 4492, qite 2524, qeurent (currunt) 1404, 1722. Cette graphie est loin d’être sans exemple. Elle est commune dans les textes écrits en Angleterre et en Italie, et s’observe, bien que rarement, en France[133]. D’autre part, notrecopiste écrit non moins constamment avec u : quarante 783, quartier 4993, quatre 1232, 3543, Quentin 813, 875, 1598, 3907, 4129, quis 3209, aquis 2852, requis 2649, 3874, tous mots où le son de l’u, s’il existait encore au xiie siècle, ce qui semble douteux, est maintenant perdu. À plus forte raison, l’u est il conservé dans des mots où actuellement encore il se fait entendre, tels que requellis 5200, esquier 1724, quide 2706, quida 1652, etc. Nous avons, par analogie aux exemples précédents, écrit quaresme 1582, quart 1919, qui sont abrégés dans le ms. De même pour ataquons 2328, quoi, evesque, onques, reliques. Nous devons convenir toutefois que pour ces mots les exemples rapportés plus haut ne fournissent pas une règle sûre.

L’ancien français, a en général, conservé l’usage latin, qui s’est transmis jusqu’à nous, de figurer par m la nasale suivie d’une labiale. Mais déjà au moyen âge on trouve bien souvent l’n employée dans ce cas. À cet égard, notre copiste est d’une irrégularité désespérante. Il n’y a vraiment pas de raison pour traduire le titulus plutôt par m que par n. Voici en colonnes parallèles, deux séries d’exemples fournis par des mots écrits sans abréviation dans le manuscrit :

Par m : Par n :

ambedui, ambes.ij. 2478, 2659, 4481, 4483, 5132.
ambleüre 5491.
Cambrai 2757, 2771, 2784, 3159, 3773, 3885, 4186, 4277.
Cambrisis 302, 2796, 2808.
chambres 5612.
champ 2748, 3994.
champenois 2459.
combatant 4910.
embracier, embracié 4988, 5084.
embrasez 2015.
embuschiés 4387.
emperere 301, 713, 794, 837, 878, 893.
empirier 1253, 1396, 1496, 3022, 3150.
emploier 3118.
emporte 2364, 5012.
essamplaire 2636.
gambes 4673.
membres 1943.
rompi 2768, rompu 4425, 4433, 4995, rompue 3284, desrompi 4650.
samble 3957, sambla 4652, semblant 3242, semblance 796, asambler 1166, asamblée 2970, 4184, résamble 4107, resamblées 3671.

anbe.ij. 3953.
Canbrai 2733, 4102.
Canbrisis 3606.
cenbel 2773, cenbiaus 3880.
chanberiere 1329.
enbarer 4494.
enbracier 1498, 5349, enbrace 2584, 2601, enbracié 1720.
enbronchier 4842, enbronchié 1698, 4999, enbroncha 174, enbronchant 709.
enbuschiés 4037.
enpainst 4065, 4243.
enpereres 2107.
enpirier 3362, enpirant 2677, enpira 4064.
enpoignie 3643.
enprisonné 4071, 4113.
menbrée 1799, 3281, 3647, menbra 2202, menbrast 2709, remenbre 2745, 4143.
menbres 194, 1164, 2110, 2264, 3585, 4751, 5252, 5415.
nonbre 3953.
ranprosner 3571.
ronpu 4076.

La conjonction com est le plus souvent écrite en abrégé : 9 ou , il y a aussi au v. 3596. Nous avons cependant trouve com devant une voyelle, 4138, et con devant une consonne, 599, 823, 3290, 4593. Nous avons transcrit les abréviations conformément à ces exemples, sans nous dissimuler que si le copiste avait constamment écrit ce mot en toutes lettres, il n’eût probablement pas toujours tenu compte de cette distinction. Voici, en effet, ce que nous constatons pour des cas analogues. Hom se trouve ainsi écrit aux vers 904, 1869, devant une voyelle, aux vers 629, 825, 934, 1501, 1841, 1904, devant une consonne ; hon 1502, 2012, devant une voyelle ; on et om se trouvent dans le même vers, 3109, et chaque fois devant une consonne. Il est permis de conclure de ces faits que le son propre de la consonne était absorbé dans la nasalisation.

Le premier copiste écrit indifféremment molt 368, 1591, 1638, 3048, 4135, 4210, et mout 1510, 1919, 2968, 3821, 3970, 3995. Dans les cas d’abréviation, nous avons écrit molt.


Passons maintenant au second copiste[134] dont la graphie offre beaucoup de traits notables, entre lesquels il en est qui sont les indices d’une prononciation particulière. An et en sont réduits à un même son et employés indifféremment : an, lat. in ou inde, est fréquent, 23, 6338, 6378, 6456, 6500, 6522, 6657, 6668, anfes 6611, anfant 39. Réciproquement, comment 6336, 6832, mentel 6258, pour commant, mantel. — ain se substitue à an ou en, principalement avant ch et g spirant, à la tonique comme avant : chaingiés 7725, frainche 6871, 6890, losainges 7133, losaingier 6261, 7092, maingier 6332, 7099, plainchier 6254, raingier 7743, trainche 7796, 7852, trainchier 7205, vaingier 6265 ; aussi, sainglant 6257. — L’e bref latin suivi d’n mouillée, au lieu de produire ien, devient ain, dans tains (teneo) 7226, vains (venio) 6964, 7323, vaigne (veniat) 7587. — au se substitue à ou dans saudoier 6435, 7685. — Un e s’introduit après u dans huerta 6251 ; serait-ce une façon de marquer l’allongement de la voyelle ? Un fait analogue s’observe dans certains mss. exécutés en Flandre, mais ici il est tout à fait exceptionnel.

Notre son ou est rendu indifféremment par ou dans vous 6308, 6534, 6964, 7944, et par o dans vos 6922, 7201, 7323, 7390, 7940, 7946. Par contre, le copiste écrit toujours molt en toutes lettres, jamais mout. — Au v. 7331, le ms. porte gsin qu’on ne peut guère transcrire que par cousin. Il est par suite possible que gvine, gvenir doive se lire couvine, couvenir et non convine, etc.[135].

l finale se redouble fréquemment lorsque le mot suivant commence par une voyelle : cillautre 4, quillot 28, llest 6351, illen 6364; de même l initiale lorsque le mot précédent finit par une voyelle : vertelle 35, 6331; pour cil autre, qu’il ot, il est, il en, verté le, formes que nous avons introduites dans notre texte au lieu de celles du ms. Pour conserver ce redoublement de l’l, il eût fallu, conformément au ms., réunir les deux mots en un seul, ce qui eût nui à la clarté et d’ailleurs n’eût pas été conforme aux règles générales que nous suivons pour la division des mots. Imprimer cill autre, qu’ill ot, verté lle, eût été aller directement à l’encontre du but de ce redoublement. — L’n est redoublée de la même façon dans ennont 6678, que nous avons aussi réduit à en ont. — n s’intercale avant gn dans singnor, singnori, 6446, 6566. — gn se produit à la place d’n dans figna 6340, 6543. — n se maintient devant les labiales : anbedex 8071, enbarrès 7019, enprist 7210, Herchanbaut 6324.

Ce qu’il y a de plus particulier dans la graphie du second copiste, c’est l’usage d’écrire des consonnes qui certainement ne se prononçaient pas, ou qui servaient tout au plus, en certains cas, à marquer un certain allongement dans le son de la voyelle précédente. L’r et l’s s’introduisent entre une voyelle et une consonne, ainsi : iers 6858, 6916-7, 6962-3, sierge 6443, niers 6724, 7125, pour iès (ind. pr. deuxième p. sing, d’estre), siége, niés (nepos) ; de même pour s : chasploier 6973, 7023, 7779, eschaspés 7506, esvesque 16, 56, 6838, mescredi 6325, 6352, mestrai 7275, envoslespe 46, ostri, ostrois, ostrierent 25, 6463, 6557, 6700, 6814, prospice 6389, sosmiers 6926. Cette introduction intempestive d’une s est parfois fort gênante. Ainsi dist, 7529 7556, peut être aussi bien au présent (dit) qu’au prétérit[136] ; fust, 6650, a l’apparence d’un imparfait du subjonctif quand c’est un prétérit. Par contre, l’s véritablement étymologique est omise dans pait 6665, beloi 6819, blemis 7020, et 6960, foret 6468, fit 6511, 6689, fesit 6862, deffendit 6528, pour paist, besloi, blesmis, est, forest, deffendist, fist, fesist. Évidemment le copiste ne prononçait plus cette s et, sachant vaguement qu’elle prenait place traditionnellement en certains mots, il la mettait un peu au hasard[137]. — À la fin des mots, on observe un phénomène analogue. Le copiste, entraîné par de fausses analogies, met une s ou un t là où il n’en faut pas : dis (dico), 19, 37, 6451, dis (dic) 6314, dois (debeo) 6807, ostrois 6700, 6814, fuis 7061, pors (porto) 6860, vis (vidi) 24, 6695, vis (vivo) 6360, ainsis 6585, 6608, ausis 6884, Orignis (cas rég.) 7006. Pour le t final, il y a lieu de distinguer deux cas. Il apparaît en des mots qui n’y ont étymologiquement aucun droit : foit (fidem) 6377, 6455, 6549, 6806 mercit 6310, 6664, Savarit (Savaricum) 6707, comme en d’autres où le type étymologique présente en effet un t : tels sont les participes baillit 6447, cevelit 32, choisit 6279, jehit 6334, mentit 6314, merit 22, oit 2, 6381, 6408, plevit 6322, tenut 6295, detenut 6427, les substantifs erit 6467, escut 6419, 6421. Toutefois, bien que le t soit ici étymologique, on ne saurait affirmer, en présence des exemples cités en premier lieu, qu’il ait été réellement prononcé. La graphie de notre copiste est trop hésitante pour qu’on puisse lui attribuer une grande valeur. Nous remarquerons encore que beaucoup de participes passés de la première conjugaison, et, en général, les mots en -atum, sont terminés au cas régime par t : contet 34, delgiet 6257, entaillet 6258, enterret 36, exploitiet 6345, juret 6322, malgret 6323, mandet 6368, pret 6326. On sait que dans les mots de cette catégorie la conservation du t étymologique s’est perpétuée au Nord de la France jusqu’au xve siècle. Mais nous nous garderons bien de conclure de cette circonstance que le copiste ait été originaire de la France septentrionale : plusieurs caractères importants du roman de la Picardie, du Ponthieu, du Vermandois et de la Flandre faisant ici défaut. D’ailleurs, le même fait s’observe, avec une fréquence variable, dans le nord de la Champagne[138] et en Lorraine.

c (avec le son de ç) et s sont parfois employés contrairement à l’étymologie dans certains mots. Voici des exemples de c pour s : arces 7713, ce, pronom neutre, 6297, 6299, 6355, 6412 ; ce, adverbe, lat. sic, 6302, ce, conjonction, 6286, 6315, 6489, ces, pronom sing. suj. ou rég. pluriel, 16, 6266, 6294, 6376, cevelit 32, ciecle 29. Réciproquement, s pour c : se, pronom neutre, 6319, ensainte 35, 39.

Nous avons vu (p. lxxv) que l’auteur de la seconde partie admettait indifféremment à la rime les finales en ois et celles en és pour les secondes personnes du pluriel des futurs : nous ne nous étonnerons pas de trouver le même mélange de formes dans le corps des vers, soit qu’il y ait lieu de l’attribuer à l’auteur, soit que le copiste seul en soit responsable : avrois 6360, comparrois 7381, dirois 6321, irois 6320, orrois 18, porrois 7126, serois 6535, avrés 6628, 7394, irés 6598, porrés 6497, 7068. Il y a peut-être lieu de considérer comme plus particulier au copiste l’emploi de la finale ens pour le latin -amus lorsqu’un i précède : aideriens 7679, estïens 6386, 6390, puissiens 7456-7, peüssiens 7678, seriens 6391. C’est la dérivation proprement étymologique dont l’existence est bien constatée en Champagne[139].

Les différences que nous avons signalées entre nos deux copistes se rapportent plutôt, en somme, à la graphie qu’à la langue. La moyenne des caractères linguistiques semble indiquer, pour l’un et pour l’autre, le nord de la Champagne comme lieu d’origine. Nous avons noté plus haut, p. lxxix, une circonstance toute matérielle, l’emploi comme feuillet de garde d’un fragment de charte écrit à Reims, qui favorise cette conclusion.

Si les deux copies qui forment le ms. de Raoul de Cambrai diffèrent considérablement quant à la graphie, elles se ressemblent du moins en un point qui n’est pas à leur avantage : c’est qu’elles sont l’une et l’autre très fautives, la première surtout. Nous avons fait ou proposé de nombreuses corrections : nous croyons qu’il en reste encore beaucoup à faire.


2. — Manuscrits perdus. — Extraits de Fauchet.


Les inventaires des librairies du moyen âge ne mentionnent, à notre connaissance, que trois mss. de Raoul de Cambrai. Dans l’inventaire rédigé après le décès de Jean de Saffres, doyen du chapitre de Langres, mort en 1365, on lit un article ainsi conçu : Item, romancium Radulphi de Cameraco, taxatum precio octo grossorum[140].

Charles V possédait deux manuscrits de Raoul. En voici la description tirée de l’inventaire de sa librairie du Louvre :

Bueve d’Esgremont ; la vie saint Charlemainne, les Quatre fils Aimon, dame Aïe d’Avignon, les croniques de Jerusalem, Doon de Nantueil, Maugis le larron, Vivien et Raoul de Cambrai, rimé. L’emperieres de France[141].

Taillefer dit Raoul de Cambresis, rimé, très vieil et bien petit, de lettre bastarde. Dame Aalez[142].

Ces deux mss. sont perdus. La description du second pourrait assez bien s’appliquer au seul ms. actuellement connu de Raoul, n’était la mention des premiers mots du second feuillet qui exclut l’identification. Dame Aalez paraît être le commencement du v. 52 : Dame A, n’ot pas le cuer frarin ; le second feuillet de notre ms. commence au v. 58 : Desq’a Biavais ne prisent onques fin.

Dans la seconde moitié du xvie siècle, il existait un ms. de Raoul de Cambrai, duquel le président Fauchet a cité une vingtaine de vers dans les chapitres x et xi de ses Origines des dignitez et magistrats de France[143]. Ces quelques citations suffisent à prouver que le ms. dont s’est servi Fauchet était différent du nôtre : car, sans parler de variantes assez nombreuses, il contenait un vers qui manque au ms. de la Bibliothèque nationale[144].

Mais nous avons mieux que les citations imprimées de Fauchet. La Bibliothèque nationale possède un petit volume in-4o composé de dissertations, de notes historiques et d’extraits de lectures, le tout écrit à diverses époques par Fauchet lui-même[145]. On y trouve, du fol. 66 au fol. 72, des extraits de Renaut de Montauban, de Doon de Nanteuil[146], d’Aie d’Avignon, de Gui de Nanteuil, enfin (fol. 71) de Raoul de Cambrai. Fauchet ne nous dit pas que ces cinq poèmes se soient trouvés unis dans le même manuscrit. Si on était sûr qu’ils aient été joints, on pourrait se hasarder à identifier le ms. de Fauchet avec le ms. perdu de Charles V qui, selon l’ancien inventaire du Louvre, renfermait également, avec d’autres poèmes encore, Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon, Gui de Nanteuil et Raoul de Cambrai. Mais cette identification ne va pas sans quelques difficultés. D’abord rien ne prouve que le Raoul de Cambrai utilisé par Fauchet se soit trouvé dans le même ms. que Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon et Gui de Nanteuil. Fauchet dit quelque part[147] qu’il a vu un manuscrit où Renaut de Montauban, Doon de Nanteuil, Aie d’Avignon et Gui de Nanteuil étaient « cousus l’un après l’autre ». C’est indubitablement de ce ms. qu’il a tiré ses citations de ces divers poèmes ; mais, à cet endroit, il ne parle pas de Raoul. Ce n’est pas une preuve que ce poème ne fût pas dans le ms., mais c’est encore moins une preuve qu’il y fût. En outre, le ms. du Louvre renfermait la chanson de Maugis et celle de Vivien[148]. Or, il ne paraît pas que Fauchet ait connu ces deux poèmes. Du moins ne les cite-t-il nulle part, que nous sachions.

Quoi qu’il en soit, les extraits que Fauchet nous a conservés d’un ms. perdu de Raoul sont d’un grand prix. Ils se composent, comme nous l’avons dit au commencement de cette introduction, d’environ 250 vers, proportion assez faible pour un poème de plus de 8,000 vers, mais, outre que nous y avons puisé d’excellentes variantes, notamment celle des vers 5484-6, il se trouve que quelques-uns des vers transcrits par Fauchet correspondent aux lacunes qui déparent l’unique manuscrit du poème. Enfin, ces mêmes extraits fournissent un argument de plus en faveur de l’opinion émise plus haut[149], selon laquelle la continuation en assonances aurait été ajoutée à la partie ancienne, alors que celle-ci était déjà mise en rimes. En effet, la rédaction que Fauchet a eue sous les yeux était celle même qui nous est parvenue, mais elle ne contenait pas la suite en tirades assonantes. La dernière citation de Fauchet correspond à notre vers 5542, et c’est au v. 5555 que s’arrête la partie rimée.

Quelques mots, pour terminer, sur la façon dont nous avons compris notre tâche. Nous n’avons pas cru devoir réformer la langue du poème conformément à un type idéal. Dans l’espèce, les éléments nécessaires pour déterminer ce type font défaut. Il faut ajouter qu’il y aurait eu probablement deux types légèrement différents à fixer, puisque rien ne prouve que les deux parties du poème aient été composées dans le même pays. Nous avons tenu d’autant plus à conserver la graphie propre à chacun des deux copistes, que cette graphie offre, on l’a vu plus haut, des particularités intéressantes. Nous nous sommes bornés aux corrections exigées par la mesure ou par le sens. Entre ces corrections, celles-là seulement ont été introduites dans le texte que nous regardons comme certaines ; celles qui ne nous ont paru que probables ont été proposées en note. Le glossaire et la table des noms sont très détaillés et fourniront, sous une forme condensée, beaucoup de notions qui n’ont pu trouver place dans cette introduction déjà bien longue. Les éditeurs de Raoul de Cambrai ne se dissimulent pas toutefois qu’il reste encore à faire pour résoudre toutes les difficultés que présente ce poème si important et cependant à peu près négligé, jusqu’à ce jour, par la critique. Ils espèrent du moins que leur travail pourra fournir une base solide aux recherches de ceux qui viendront après eux.


Septembre 1883.

  1. Li romans de Raoul de Cambrai et de Bernier, publié pour la première fois, d’après le manuscrit unique de la Bibliothèque du Roi, par Edward Le Glay. Paris, Techener, 1840. xxiv-335 pages in-8o.
  2. Voici des échantillons de quelques-unes des fautes que la collation du ms. nous a permis de rectifier : V. 472 sarrazin, première édition souverain. — 668 me tout, pr. éd. m’écout. — 928 Ja Damerdiex ne lor face, pr. éd. La Damerdiex ne lor fara. — 1021 mandissiés, pr. éd. maudissiés. — 1118 mençoingier, pr. éd. m’en coingier. — 1183 garçonnele, pr. éd. gasconnèle. — 1200 prunele, pr. éd. parnèle. — 1567 Nomenidame, pr. éd. Hom ni dame. — 1664 m’ofr’on, p. éd. m’ofrois. — 1678 a Gaifier, pr. éd. agaifier. — 1699 le clama, pr. éd. réclama. — 1754 qe vers ton cors, pr. éd. qu’envers ton tors, — 1766 palais, pr. éd. palors. — 2532 emblamis, pr. éd. em brai vis. — 2593 estona, pr. éd. escoua. — 3127 se jel conseüse, pr. éd. s’eul consense. — 3210 troverent, pr. éd. tornèrent. — 3622 q’aie, pr. éd. que j’ai — 3641 q’aie, pr. éd. que je. — 4291 a nelui, pr. éd. ave lui. — 4393 provons, pr. éd. prenons. — 4931 neqedent, pr. éd. ne quident. — 5049 Neïs la boucle, pr. éd. Nule aboucle. — 5688 a moi, pr. éd. arnoi. — 6259 fors, pr. éd. sort. — 6262 place, pr. éd. plait. — 6410 Rovrois (la forêt de Rouvroi), pr. éd. conrois. — 6809 molt grant, pr. éd. male grace. — 6858 n’i ait, pr. éd. m’aie. — 6870 delivre, pr. éd. dolmir. — 7009 Ju qu’an, pr. éd. Ja ne. — 7153 en Pontif, pr. éd. C pontif. — 7420 De quanque, pr. éd. Dusqu’a que. — 7455 Ou, pr. éd. Que. — 7664 sont, pr. éd.sans. — 7706 C’estiiés, pr. éd. Chrestiiens.— 7853 Que le charnal l’en, pr. éd. Quant l’écharna le. — 7900 l’a .j., pr. éd. la gent — 8360 mainjuent, pr. éd. mainèrent. — 8383 Qu’a .iiij. contes, pr. éd. Qu’a mes cousins. — 8445 torble[n]t, pr. éd. tremble. — 8569 l’est on, pr. éd. le sont. — 8589 verollier, pr. éd. et rolléis. — 8626 s’an vienent, pr. éd. s’armèrent. — Nous ne parlons pas des mots mal coupés, ni en général des erreurs qu’on pourrait corriger à coup sûr sans l’aide du ms.
  3. Les vers 165, 1905, 3375-6, 3601-4, 5771-2, 5960-2, 8621.
  4. Les propositions faites à Aalais, le refus de celle-ci et les conséquences de ce refus sont autant d’événements qu’il n’est pas facile de suivre dans les premières pages du poème à cause des lacunes que présente à cet endroit le ms., mais la suite des faits est rappelée sommairement aux vers 1108 et suivants.
  5. Ybert de Ribemont, Wedon de Roie, Herbert d’Hirson, Louis.
  6. Peut-être cinq ans ; voy. v. 3785.
  7. Parce qu’il avait enlevé à Raoul son héritage pour le donner au manceau Gibouin.
  8. V. 6410. C’est le bois de Boulogne.
  9. Toute cette scène rappelle le duel d’Ogier et du géant Brehier dans Ogier le Danois
  10. C’est une situation que les auteurs de romans se sont de tout temps plu à introduire dans leurs compositions; voy. P. Meyer, Guillaume de la Barre, p. 27 ; R. Kœhler et G. Paris, Revue critique, 1868, II, 413-4; Romania, VIII, 60.
  11. « Heribertus comes obiit, quem sepelierunt apud Sanctum Quintinum filii sui ; et audientes Rodulfum, filium Rodulfi de Gaugiaco, quasi ad invadendam terram patris eorum advenisse, aggressi eundem interemerunt » (Annales Flodoardi, anno 943).
  12. Gouy (Aisne, arr. de Saint-Quentin, canton du Câtelet) dépendit, jusqu’à la Révolution, du diocèse de Cambrai. Otton de Vermandois s’en empara en 976 (Baudri, Gesta episcoporum Cameracensium, l.I, ch. xcv), et depuis lors il fit partie du comté de Vermandois.
  13. Vers 1021, 1040 et 1064.
  14. Un diplôme de Charles le Simple, en date du 8 septembre 921, diplôme inséré par Baudri dans les Gesta episc. Camerac. (1. I, ch. 68), relate ce fait ; nous en extrayons le passage suivant : « Hac de causa noverit omnium sanctæ Dei æcclesiæ fidelium religiositas, quia comites venerabiles Haganoac Rodulfus nostram adeuntes serenitatem humiliter expetierunt, ut sanctæ Cameracensis æcclesiæ cui preest presul Stephanus, vir quippe totius regni strenuus, ad sanctam Dei genitricem Mariam largiremur sub perpetua seculi subjectione, in pago Hainoense super fluenta Helpræ abbatiunculam dictam Marellias, ubi jacet sanctus Hunbertus corpore, in æcclesia quæ est in honore sancti Petri dedicata. » (Monumenta Germaniæ historica, VII, 425.)
  15. « Interea Ragenoldus, princeps Nortmannorum qui in fluvio Ligeri versabantur, Karoli frequentibus missis jampridem excitus Franciam trans Isaram, conjunctis sibi plurimis ex Rodomo, deprædatur : cujus castris supervenientes fideles Heriberti, qui per castelia remanserant, adjunctis sibi Rodulfo privigno Rotgeri et Ingobranno comitibus, prædam ingentem eripuerunt, et captivi mille ibidem liberati sunt. » (Annales Flodoardi, anno 923).
  16. « Hugo, filius Rotberti, pactum securitatis accipit a Nortmannis, terra filiorum Balduini, Rodulfi quoque de Gaugeio atque Hilgaudi, extra securitatem relicta. » (Ibid., anno 925).
  17. « Rodulfus comes, filius Heiluidis, obiit. Non multo post etiam Rotgarius, vitricus ejus, comes Laudunensis pagi, decessit. » (Ibid., anno 926 in fine). L’identité de Raoul, fils d’Heluis, avec Raoul de Gouy, n’est pas douteuse, puisque celui-ci était privignus de Roger et que celui-là avait le comte Roger pour vitricus (voyez plus haut, p. xvii n. 2).
  18. Voyez la note précédente.
  19. L’annonce de la mort de Raoul de Gouy est suivie dans Flodoard (Annales, anno 926) de celle de la mort du comte Roger, son beau-père (voyez ci-dessus, n. 2). Le château de Mortagne, sur l’Escaut, non loin de Tournai, appartenait à ce Roger et passa à ses fils (Annales Flodoardi, anno 928), dont l’un, nommé Roger, comme son père, lui succéda comme comte de Laon (Ibid., anno 927), et tint, en outre, durant dix ans, la ville de Douai en fief du duc Hugues le Grand (Ibid., années 931 et 941).
  20. Annales Vedastini, anno 896. — La date exacte de la mort de ce comte Raoul est donnée par un passage des Annales Blandinienses : « 896. Rodulfus comes interficitur 4 kal. julii. » (Monumenta Germaniæ historica, V, 24).
  21. Chronicon Bertinianum, cap. XVIII, pars 2a ; cap. XX, pars 1a. — Il n’est pas inutile de remarquer, car le fait n’a peut-être pas encore signalé, que Jean d’Ypres a emprunté à la chronique d’André de Marchiennes, mort en 1194, le titre qu’il donne au Raoul mort en 896. Voici, d’ailleurs, les paroles même d’André « Rodolphus, comes vero pagi Cameracensis, frater Balduini comitis Flandrensis, gravi ira commotus, propter castella ab Odone sibi ablata, scilicet Sancti Quintini et Perronam, dum deprædari non cessat abbatiam Sancti Vedasti, ab Heriberto comite in bello occiditur. » (Historiæ franco-merovingicæ synopsis, a Andrea Silvio regii Marcianensis cœnobii magno priore conscripta, édition Beauchamp [Douai, 1633], p. 748). Cette phrase que, sauf la qualification donnée à Raoul, André avait tirée presque textuellement des Annales Vedastini, a été reproduite par Jacques de Guise (Annales Hannoniæ, l. XIV, c. 14).
  22. Cambrai faisait alors partie du royaume de Lorraine, de sorte qu’il serait bien plutôt permis de supposer que Raoul de Flandre était comte d’Arras ou d’Amiens.
  23. La filiation de Bauces est établie par cette ligne des Annales Blandinienses : « 973. Obiit Balzo, filius Rodulfi comitis. » Il était donc cousin-germain d’Arnoul le Vieux, comte de Flandre, et non point son neveu, comme l’a cru un moine de Saint-Pierre de Gand du xi e siècle, qui le dit fils d’Allou, frère utérin d’Arnoul ( Monumenta Germaniæ historica, IX, 304). Ce Bauces, régent de Flandre pendant la minorité d’Arnoul II, est sans doute le prototype du comte Bauces de Flandre, personnage épique que l’auteur du poème encore inédit d’Anseïs, fils de Girbert, a recueilli pour en faire un des personnages les plus sympathiques de son œuvre. Ajoutons que l’inscription en vers latins, qu’on lisait au commencement du xvie siècle sur le tombeau de Bauces, dans l’église de Saint-Pierre de Gand, identifiait ce fils du comte Raoul avec l’un des meurtriers du duc Guillaume de Normandie, massacré en 943, c’est-à-dire avec Bauces le Court, dont d’anciens poèmes normands célébraient les aventures merveilleuses ; cette épitaphe a été reproduite par Meyer (Annales rerum Flandricarum, Anvers, 1561 fo 20 ro).
  24. Li romans de Raoul de Cambrai et de Bernier, édit. Le Glay, p. XII.
  25. Raouls, tes peres, cil qui t’engenuï,
    Et quens Herbers furent tos jors ami.

  26. Aalais est désignée comme sœur du roi Louis, notamment aux vers 1122, 3561 et 5204.
  27. C’est ce que nous apprend Witger, moine de Saint-Corneille de Compiègne, qui écrivit, de 951 à 959, une sorte de généalogie du comte Arnoul de Flandre : « Karolus rex genuit, ex Frederuna regina, Hyrmintrudim, Frederunam, Adelheidim, Gislam, Rotrudim et Hildegardim. » (Monumenta Germaniæ historica, IX, 303). Frédérune mourut en 917, dans la dixième année de son union avec Charles le Simple (Anselme, Hist. généal. de la maison de France, l. 361).
  28. Il n’y a qu’à parcourir la généalogie des Carolingiens, pour être convaincu que plus d’une princesse de cette famille, fille de roi et même d’empereur, épousa un simple comte de son père.
  29. Raoul de Cambrai était âgé de quinze ans lorsqu’on l’amena à la cour (vers 371 et 376) pour être armé chevalier. « Une grant piece » (vers 520 et 538) de temps s’écoule entre cet événement et la promesse que le roi lui fit du premier fief qui viendrait à vaquer, puis une autre « grant piece » se passe encore avant la mort d’Herbert qui allume la guerre bientôt terminée par la mort de Raoul, et cette seconde « grant piece » est évaluée cette fois un an et quinze jours (vv. 805-806). Il est donc probable que l’auteur du poème primitif n’entendait point donner à Raoul beaucoup plus de dix-sept ans, au moment de la lutte contre les fils Herbert.
  30. « Tradidit itaque ad ususfratrum predictorum comitissa Adelædis, pro sua filiique sui comitis Radulphi anima, villam que dicitur Conteham et que ad eam pertinet arabilem terram ; comes Ybertus Torci, Heribertus dimidiam Culturam Mainsendis. » (Duvivier, Recherches Sur le Hainaut ancien, p. 425). Il est remarquable que la charte de Liebert rappelle les donations d’Ybert [de Ribemont ?] et de Herbert [de Vermandois ?] à l’abbaye de Saint-Géry.
  31. C’est dans la partie vraiment historique de sa chronique rimée que Mousket parle des donations faites à l’église de Notre-Dame de Cambrai, et ce à l’occasion de l’évêque Godefroi, que le roi Louis VIII envoie à Avignon, avec deux autres prélats, auprès de l’Empereur :

    L’autre, l’evesques Godefrois
    Ki pour Dieu ot el pis la crois,
    Et s’ot a force de Canbrai
    Les Canbrisiens tornés el brai
    Et de la noisse et del triboul
    Que des le tans conte Raoul
    Et de la contesse Aielais,

    Ki pour Dieu ot fait tous ses lais
    Et pour l’arme Raoul son fil,
    Le hardi, le prou, le gentil,
    A eglise de Nostre Dame,
    Dont puis avoient a fet grant dame
    Cil de Canbrai a son clergié.

    (Ed. Reiffenberg, vv. 26101 à 26113.)
  32. Il est même possible que Raoul de Cambrai ne soit pas plus le neveu maternel du roi Louis IV que Roland n’était réellement celui de Charlemagne.
  33. Aleaume, comte d’Arras dès 923, périt à Noyon en 932 (Annales Flodoardi). C’est en cette dernière année que la Chronique de Tournai place l’acquisition d’Arras par Arnoul de Flandre (Bouquet, VIII, 285).
  34. On peut considérer tout au moins comme une tradition de famille ce début de l’histoire des seigneurs d’Avesnes que Baudouin d’Avesnes, mort en 1289, a inséré dans son recueil de généalogies : « Werris li Sors fut sires de Leuse et sougist a lui aucunes terres entour. Li quens de Haynaut qui adonc estoit, li donna la terre qui est entre les ii Eppres, de quoi li une vient devers Liessies et li autre devers Trelon. Li quars hoirs qui après lui fut, fust sires de Leuze et d’Avesnes, et ot non Weris a la Barbe. Il meit a Fay sor Eppre et fist une petite tour a Avesnes. Quant il fut mors, Tieris ses filz tint la terre : il fist la tour d’Avesnes plus grant. Adonc avoit chanonnes a Liessies, mais cis Thierris les en osta et y mist moinnes noirs. Il moru sans hoir. » (Monum. Germ. histor., XXV, 417-428). Or, si Thierri, qui était le cinquième successeur (hoir) de Guerri le Sor, et qui fonda en 1095 l’abbaye de Liessies, doit être considéré comme le descendant à la cinquième génération dudit Guerri, ce dernier aurait vécu dans la première moitié du xe siècle. Cependant, Jacques de Guise, qui écrivait à la fin du xive siècle, fait vivre Guerri le Sor vers l’an 1020 et le rattache, on ne sait pourquoi, à la famille de Girart de Roussillon (Annales Hannoniæ, l. XIV, c. 52).
  35. Vers 5029. — Il faut, pour se convaincre que Guerri de Chimay n’est point différent de Guerri le Sor, comparer les vers 5029 à 5042 aux vers 3335 à 3344.
  36. Chimay (Belgique, prov. de Hainaut, arr. de Thuin, chef-lieu de canton) n’est guère situé qu’à deux lieues à l’est de la source de l’Helpe-Majeure aussi bien que de celle de l’Helpe-Mineure ; il est presque inutile de dire que le pays d’entre les deux Helpes forma, au xie siècle, la seigneurie d’Avesnes.
  37. L’auteur du Chronicon Valciodorense (Waulsort), qui renferme un résumé de cette version de Raoul, fait d’Ybert, non plus le fils, mais le frère du vieil Herbert, auquel il donne, bien à tort, un comte Ebroin pour père. Nous publions à l’appendice le morceau de la chronique qui se rapporte à l’histoire de Raoul. Elle est imprimée dans le Spicilegium de D’Achery (édition in-4o, t. VII, pp. 513-583 ; édition in-folio, t. II, pp. 709-729). — Waulsort est maintenant un village de la province de Namur, situé à peu de distance de Dinant.
  38. Le diplôme de Louis d’Outremer, relatif à la fondation du monastère d’Homblières, est daté du 1er octobre 948 ; on y voit figurer, comme fondateurs de la nouvelle abbaye, « Adalbertus, inclitæ indolis comes, una cum nobili viro Eilberto et conjuge sua Herisinde ». Le monastère d’Homblières, auparavant occupé par des religieuses, faisait alors partie des possessions d’Ybert, qui la remit aux mains du comte Albert, son suzerain (Dom Bouquet, IX, 605). Une bulle du pape Agapet II (954) et une autre du pape Jean XII (956) qualifient Ybert « idoneus satis vir » (Colliette, Histoire du Vermandois, I, 564 de 566), tandis qu’un diplôme du roi Lothaire le nomme « venerabilis vir Eilbertus » (Ibid., 563). Le comte Albert l’appelle « son fidèle », c’est-à-dire son vassal, dans une charte relative à un échange conclu entre l’abbé d’Homblières et Ybert (Cartulaire d’Homblières, aux Archives de l’Aisne, p. 55).
  39. Ibid., pp. 15-16 et 53-54.
  40. « Signum Heilberti [alias Hilberti] qui hanc cartham fieri jussit et propria manu firmavit. Signum Lantberti, filii ejus. » (Ibid., pp. 16 et 54). Le nom de Lambert ne permet guère de douter, outre les autres circonstances, que l’Heilbertus de cette charte soit le même que le fondateur de l’abbaye, car plusieurs des successeurs d’Ybert dans la seigneurie de Ribemont paraissent avoir porté ce nom dans le cours d’un siècle (Melleville, Dictionnaire historique du dép. de l’Aisne, édit. de 1865, II, 277).
  41. « Noverit … quod anno incarnationis Dominicæ 988 accessit quidam vassallus nomine Hadericus cum consilio Eilberti et uxoris suæ Herisindis ad abbatem monasterii Humolariensis, humiliter deprecans ut quidam puer, nepos ejusdem Haderici, in eodem monasterio susciperetur, tradens ad locum cum eodem puerulo quendam alodium in comitatu Otmensi in villa quæ dicitur Vedeniacus. » (Colliette, Histoire du Vermandois, I, 565).
  42. Voir ci-dessus, p. xxv, note 2.
  43. Au début du Chronicon Valciodorense.
  44. « Hic (Ebroinus) armis strenuus et omni honestate, industria sua et virtute multa acquirens, filiam Widerici comitis et ejus uxoris Evæ, quæ in nominis acquisitione Berta nuncupatur, sumpsit in conjugium ; cum ea accipiens dante ipso genitore atque genitrice Florinas, et quidquid ad eundem pagum Florinensem pertinet (Ibid.). »
  45. « Rex Ludovicus ex prosapia Caroli Magni ultimus, volens honorare dignis muneribus, tradidit ei (Ebroino) sub regalibus testamentis villas suæ ditioni subjectas duas, quæ propter dignitatem honoris ejus sui nominibus hic annotabuntur : una quæ est in Condruso dicitur Anthina, et altera quæ adjacet in Famenna nuncupabatur Heidra (Ibid.). »
  46. Chronicon Valciodorense. Cf. les articles consacrés à ces divers monastères par les auteurs de la Gallia Christiana.
  47. « Et ut ex rivulo septiformis spiritus stillicidium participiumque, spiritualis renovationis donum gradatim in se valeret multiplicare, senario numero constructarum ecclesiarum septimam ob honorem genitricis Dei, ob restaurationem Remensis ecclesiæ adjecit. » (Chronicon Valciodorense, p. 524 de l’édition in-4o).
  48. Voyez l’extrait du Chronicon Valciodorense, publié en appendice.
  49. Chronicon Valciodorense, pp. 540-541 de l’édition in-4o. — L’étude des documents relatifs à la seigneurie de Florennes prouve que les successeurs d’Ybert de Florennes appartenaient à la famille de Rumigny. Il y a, en outre, lieu de croire qu’Arnoul et Godefroi de Rumigny ne doivent pas être distingués de deux comtes du même nom qui gouvernèrent conjointement le Hainaut dans le dernier tiers du dixième siècle.
  50. Ibid., pp. 542-543.
  51. Acta Sanctorum (III avril, p. 810) où l’an 977 est indiqué, en outre, comme année de la mort d’Eilbert.
  52. Voyez plus loin, à l’appendice, § 7.
  53. Chronicon Valciodorense, p. 542 de l’édition in-4o.
  54. Histoire du Vermandois, I, 499. — Il faut rendre cette justice à Colliette qu’il s’est embrouillé supérieurement, non-seulement en ce qui concerne Bernier, mais aussi au sujet de Raoul, fils de Raoul de Gouy, en distinguant ce personnage d’un Raoul de Cambrai auquel il fait envahir le Vermandois en 945, c’est-à-dire deux ans après la mort de son homonyme (t. I, pp. 468 et 494).
  55. Li romans de Raoul de Cambrai et de Bernier, édit. Le Glay, p. 341.
  56. Du moins, l’auteur de cette chronique fait d’Ybert le frère du comte Herbert de Saint-Quentin et d’Eudes de Roye.
  57. Colliette, Histoire du Vermandois, I, 461-462.
  58. Vers 3335 à 3344 du poème.
  59. V. 2519.
  60. Annales Flodoardi, aux années 930, 931 et 942.
  61. Ibid., aux années 933 et 945 ; Historia Remensis ecclesiæ, l. IV, c. 31 — Au xiiie siècle, Aubri de Troisfontaines, empruntant à Flodoard la mention qu’il fait du comte de Porcien sous la date 945, l’appelle « comes de Retest Bernardus », d’accord en cela avec le poème de Raoul.
  62. Notamment en ce qui concerne le fief de Vermandois que le roi concède à Raoul, bien que le comte défunt ait laissé quatre fils.
  63. Voici en quoi consistait cette réparation : Raoul offrait de se rendre d’Origny à Nesle, localités qu’une distance de « 14 lieues » (en réalité 43 kilomètres) séparait, accompagné de cent chevaliers portant chacun sa selle sur la tête ; Raoul, chargé de celle de son ancien écuyer, aurait dit à toutes les personnes qui se seraient trouvées sur son chemin : « Voici la selle de Bernier. » Les hommes de Raoul trouvaient fort acceptable pour Bernier cette « amendise » que l’offensé refusa hautement.
  64. Michelet (Origines du droit français, pp. 378-380) cite des exemples du port de la selle empruntés au Rou, à Garin le Loherain et à Girart de Viane. — Cf. Du Cange, Glossarium mediæ et infinæ latinitatis, verbo HARMISCARA.
  65. En 1038, Geoffroy Martel, comte de Vendôme, réduit par son père le comte d’Anjou, Foulques Nerra, vint lui demander pardon, une selle de cheval sur le dos (Guill. de Malmesbury, cité dans l’Art de vérifier les dates, II, 811).
  66. Les noms mêmes des guerriers sarrazins sont empruntés à la littérature des chansons de geste. Voir, à la table, les noms Aucibier, Boidant, Corsabré, Corsuble, Salatré.
  67. Voy. Histoire littéraire, XXI, 703.
  68. C’est ce qu’on appelait, au moyen âge, bataille aramie.
  69. Cette assertion est probablement tirée de la chanson qu’analysait le moine de Waulsort : on en retrouve, vers le temps de Philippe Auguste, un écho ou une imitation dans ces quatre vers d’une suite du fameux poème des Lorrains, où l’on sait qu’un jongleur intercala la légende de Raoul de Cambrai :

    Car la haïne dure encor par verté,
    Par Loheraine et par Breibant dalés ;
    Ne faura ja, jel vos dis por verté,
    Car ensi l’a Damedeus estoré.

    (Histoire littéraire de la France, XXII, 640.)
  70. Voy. ci-dessus, p. vj.
  71. Voy. vv. 577 et suiv. ; cf. v. 3136.
  72. Voy. ci-dessus, p. viij.
  73. Sous l’année 945, Aubri de Trois-Fontaines fait cette nouvelle allusion à Raoul de Cambrai : « Regi Ludovico Francorum, mortuo ut supra dictum est nepote suo Radulpho Cameracense et duce Normannie Guilelmo, Hugo dux Magnus qui et comes Parisiensis nimis adversabatur. » (Pertz, XXIII, 765.)
  74. Le texte est sans doute corrompu. Il faudrait Origni.
  75. En réalité Louis III, quoique confondu par Gautier Map et Giraut de Barri avec Louis le Pieux.
  76. Ce récit est reproduit dans la chronique publiée sous le titre d’Istore et Croniques de Flandres, par M. le baron Kervyn de Lettenhove. Bruxelles, 1879, I, 7 (Collection des chroniques belges). M. Edward Le Glay cite aussi, dans son édition de Raoul de Cambrai (p. 339), un texte identique qu’il emprunte à une chronique manuscrite conservée à la bibliothèque de Cambrai et qu’il considère, à tort semble-t-il, comme la source à laquelle Philippe Mousket aurait puisé ce qu’il dit des sœurs du roi Louis et de leurs enfants.
  77. Il faut avouer d’ailleurs que le continuateur de Girbert de Metz, auquel nous devons le récit de l’histoire de Raoul, publiée ici en appendice (pp. 297 à 320), ne tient pas compte de l’assertion de son devancier en ce qui concerne la descendance de Milon de Lavardin : selon lui, Renier de Cambrai, que l’auteur de Girbert de Metz présente comme l’un des fils de Huon de Cambrai (ms. 1622, fos 263b, 264b et 267a), aurait été le père de Raoul.
  78. La petite ville d’Orchimont, aujourd’hui comprise dans la province de Namur (roy. de Belgique), est située sur un affluent de la Semoy, à six lieues nord-est de Mézières. Elle faisait partie du diocèse de Liège, mais son abbaye, si tant est qu’elle ait existé, n’est pas mentionnée par les auteurs de la Gallia christiana (t. III).
  79. Ce témoignage et le précédent ont déjà été cités par le premier éditeur de Raoul de Cambrai.
  80. La bataille de Val-Beton, dans Girart de Roussillon.
  81. Voy. Rigord, éd. Fr. Delaborde, p. 79. Cf., pour la date de la pièce, Stimming, Bertran de Born, sein Leben u. seine Werke, p. 59, et Clédat, Du rôle historique de Bertran de Born, p. 71.
  82. M. Stimming adopte à tort la mauvaise leçon Henrics donnée par trois mss. La bonne leçon se déduit des formes Guenris, Guenrric, Gerin, Garins, fournies par les autres mss.
  83. « Quant en Bertrans ac faich lo sirventes que ditz : Pois als baros… et ac dich al rey Felip com perdia de cinq ducatz los tres… e com el non avia volguda la patz cant fon desarmatz, et si tost com el fon armatz, perdet per viutat l’ardimen e la forza, e que mal semblava del cor (corr. sor) Enric, l’oncle de Raols del Cambrais, que desarmatz volc que la patz si fezes de Raols son nebot ab los quatre filhs n’Albert, e depois que fon armatz, non volc patz ni concordi… » (Ed. Stimming, p. 106.)
  84. Voir la préface de Daurel et Beton, p. 1.
  85. Cette piéce ne se trouve que dans le ms. de Modène (piéce 757) où elle est précédée de cette rubrique : « Nasnarz d’Antravenas », Raynouard a traduit ce Nasnarz par « Arnaut », sans doute à tort. Notre troubadour est probablement le même qu’Isnart d’Entrevennes (B.-Alpes, arr. de Digne), le premier podestat d’Arles, (1220-1) ; voy. Anibert, Mémoires historiques et critiques sur l’ancienne république d’Arles, III, 21-24.
  86. Le même que Ybert de Ribemont de Raoul : le père d’Ymbert est nommé Herbert de Roie au lieu de Herbert de Vermandois.
  87. Pages 306-307.
  88. Voir ces différents noms à la table onomastique.
  89. Voy. les notes des vers 989, 2271, 2494, 2501, 2544, 2582, 2589, 2594, 2618, 2664, 2696, 2726, 2894, 3113, 3135, 3407, 4233, 4513, 4521. etc.
  90. Il y a identité plus ou moins complète entre 2768-9 et 4650-1, entre 3625-6 et 4019-20, entre 3886-9 et 4471-5, entre 4026-7 et 4236-7, entre 4316-7 et 4936-7, entre 4386 et 4644, etc.
  91. Il y a d’assez nombreuses répétitions dans Garin le Lorrain, et quelques-unes dans Ogier (cf. les vv. 292-5, de l’édition Barrois, avec les vers 2310-3), mais moins que dans Raoul.
  92. Dans les citations qui suivent, nous mettons, pour plus de clarté, en italiques les passages parallèles rapprochés de notre poème.
  93. Ou plutôt à Girbert de Metz. Nous avons suivi le premier éditeur de Raoul qui n’indique pas la source des vers cités par lui comme étant de Garin. Il les a tirés de Du Cange, qui les cite en sa vingt-neuvième dissertation sur l’Histoire de saint Louis.
  94. Fin de la tirade cxix.
  95. À moins de corriger, au v. 2324, serez en serai ; en ce cas, nuissans, suj. sing., serait régulier.
  96. Il y a même ici une finale en ans : pesans, mais pesant serait tout aussi correct quant à la grammaire.
  97. Notons, en passant, qu’il convient d’arrêter la tirade ccxli au v. 5364. Les vers 5365-5383 forment une tirade en ant, mêlée de quelques finales en ent.
  98. Cet exemple n’est pas très sûr : au lieu d’une cité (ms.citez) on pourrait corriger de .x. citez comme au v. 5161.
  99. Nous ne tenons pas compte de dis 19, vis 24, formes incorrectes dues au copiste ; voir plus loin, chap. V. §2.
  100. On remarque ici la tendance fréquente dans les chansons de geste en assonances, à grouper ensemble les finales semblables.
  101. Cet exemple n’est pas très sûr, parce qu’on pourrait aisément substituer correcier à correcié.
  102. Nous ne tenons pas compte de Cambrizi, v. 807, parce qu’ailleurs il y a Cambresis, Cambrisis, également au cas rég., vv. 1216, 1585, 2082, etc.
  103. Il faut, par exemple, ajouter esfrois pour esfroi, vv. 711, 3392-3, 5516.
  104. Au vers 629, Symon doit être corrigé Symons ; aux vers 630-1, la grammaire s’accommoderait de retracions, traïsons ; au v. 635, on pourrait corriger mains compaingnons. Mais, d’autre part, au vers 4164, arestison serait préférable à arestisons
  105. Il est probable qu’il faut substituer complie à matines.
  106. Voir le vocabulaire, sous avoir.
  107. Diez, Grammaire, trad. II, 107 ; G. Paris, Vie de S. Alexis, p. 119.
  108. Raynaud, Étude sur le dialecte picard, dans Bibl. de l’Éc. des Ch., XXXVII, 345, ou tir. à part, p. 111 ; De Wailly, Observ. grammat. sur des chartes d’Aire, dans Bibl. de l’Éc. des Ch., XXXII, 315-6, ou tir. à part, p. 25-6.
  109. D’Herbomez, Étude sur le dialecte du Tournaisis, p. 125.
  110. Bien entendu, sauf les fautes du copiste qui ne laissent pas d’être assez nombreuses.
  111. Vers 5556-8725.
  112. Stengel et Th. Müller ; 291 selon l’édition de Bœhmer.
  113. Voy. Romania, II, 290.
  114. Voy. l’édition de la Société, p. x.
  115. Voy., par ex., la tirade CCL.
  116. Voir pages 159, 161, 200, 212, 288, 297, 298.
  117. Pp. 44-5, une tirade en o nasalisé ; pp. 18-9, une tirade en our, ous, etc.
  118. Il y a, dans la partie assonante de ce poème (vv. 1-2779), une dizaine de tirades en on ; cette même finale n’est mêlée avec or, os etc., que dans cinq tirades, éd. Hoffmann (1852), pp. 8, 25, 26, 48, 79.
  119. P. 106 de l’édition de ce poème, les finales on et or sont mêlées, mais ailleurs elles sont mises à part.
  120. La table des assonances d’Aiol, donnée dans l’édition de la Société des anciens textes, indique, p. xij, 23 tirades en o fermé. Mais il y a lieu de classer à part certaines tirades où on domine d’une façon presque exclusive ; ce sont les tirades 32, 38, 49, 63, 74, 79, 114, pour la partie en vers décasyllabiques ; 124, 171, 233, pour la partie en alexandrins. Par contre, les tirades en o fermé, 5, 104, 124, 158, 226 excluent les finales en on. De sorte que le nombre des tirades où les deux finales sont admises indifféremment est fort restreint.
  121. Vers 7094-5, etc.
  122. Voy. ci-dessus, p. lxx.
  123. Il est porté, sans mention de provenance, sur l’inventaire de 1682. Nous devons ajouter qu’au dernier feuillet on peut lire encore, bien que l’encre ait pâli, la marque propria ou propia, dont l’existence a été constatée sur beaucoup de mss. provenant du connétable de Lesdiguières (Voy. Romania, XII, 340).
  124. On se rendra facilement compte de ces lacunes par la figure suivante qui représente le premier cahier :

    Le premier feuillet est refait. On voit que c’est un feuillet simple, tandis qu’il aurait fallu refaire un feuillet double. De là une lacune d’un feuillet simple après le f. 5. En outre, il manque un feuillet double au centre du cahier qui, primitivement, se composait de quatre feuillets doubles. De là une lacune entre les ff. 3 et 4.

  125. L’origine rémoise de cet acte nous paraît démontrée par la mention de Perrot, « filius quondam marescalli de Barbastro » et d’un autre personnage « morantem in Barbastro », Barbastrum désignant certainement ici la rue du Barbâtre, l’une des voies les plus importantes de l’ancien Reims. La mention d’un chanoine de l’abbaye de Saint-Denis de Reims et celle d’un autre chanoine de Saint-Timothée, de la même ville, viennent aussi à l’appui de cette opinion.
  126. N. de Wailly, Mém. sur la langue de Joinville, dans Bibl. de l’Éc. des Chartes, 6e série, IV, 389 ; Observations sur la langue de Reims au xiiie siècle, dans Mém, de l’Ac. des Inscrip., XXVIII, ii, 297 ; Observations sur les actes des amans de Metz, ibid., XXX, i, 318-20. C’est d’ailleurs un phénomène qui s’est manifesté sur un territoire fort étendu. Ainsi on l’observe encore dans les chartes les plus anciennes (premier quart du xiiie siècle) du Vermandois ; voy. Bibl. de l’Éc. des Chartes, XXXV, 445, 469, 470.
  127. Il s’agit, bien entendu, des formes où l’accent est sur l’avant-dernière syllabe. L’n n’est jamais omise dans les futurs (diront, orront). Elle ne l’est pas non plus dans les formes où ent fait suite à une voyelle ; ainsi diroient et non diroiet. Au contraire, dans les chants de Joinville on trouve doiet, poet, paiet, pour doient, poent, paient (De Wailly, dans Bibl. de l’Éc. des Chartes, 6e série, IV. 373).
  128. La proportion des exemples où n est conservée est même en réalité plus forte encore : entre le v. 468 (où commence le sixième feuillet, et le v. 644 qui nous fournit donnet pour donnent, il y a six troisièmes personnes où l’n est conservé dans le cas indiqué à la note précédente, et il n’y a aucun exemple du contraire.
  129. Il y a furet pour furent dans une des chartes de Joinville, pièce J, I. 22 de l’édition de M. de Wailly, Bibl. de l’Éc. des Chartes, 6e série, III, 573.
  130. Voyez d’Herbonnez, Étude sur le dialecte du Tournaisis, p. 128.
  131. Il va sans dire que les exemples cités sont tous écrits in-extenso dans le ms.
  132. Il s’agit, bien entendu, de qi répondant au latin qui ; l’u est conservé dans qui 798, etc., forme régime correspondant au lat. cui.
  133. Par ex. dans le ms. Bibl. nat. 25517, qui renferme le roman d’Alexandre (voy. Romania, XI, 260), dans une copie de l’épître farcie de saint Étienne, Bibl. nat. lat. 17307, dans des actes de Saint-Quentin de la première moitié du xiiie siècle, publiés dans la Bibl. de l’Éc. des Chartes, XXXV, 443, 460-3. Il ne faut pas perdre de vue que les groupes qui, que, etc., sont très souvent écrits en abrégé dans les ms., et que les éditeurs, en pareil cas, sont portés à transcrire avec u même lorsqu’il y aurait dans le même document des exemples de qi ou qe.
  134. Rappelons que le second copiste a écrit les vers 1 à 57, et 6250 et suiv.
  135. M. de Wailly a montré qu’à Reims o, surmonté d’un titulus, devait se rendre plutôt par ou que par on, Mém. de l’Acad. des Inscript., XXVIII, 11, 308-9.
  136. Au v. 7556, c’est sûrement le présent.
  137. L’exemple daté le plus ancien que nous connaissions de la perte de l’s suivie d’une consonne, est fourni par un acte de 1238, écrit dans la partie méridionale du dép. de l’Aisne (Musée des archives départementales, no 71). On y lit : anquete, requete, otelerie (et aussi ostelerie), croitre, meïmes, etable.
  138. Voir par ex. les pièces françaises du cartulaire du comté de Rethel, publiées par M. Delisle dans l’Annuaire-Bulletin de la Société de l’Histoire de France, 1867, 2e partie.
  139. De Wailly, Mém. sur la langue de Joinville, dans Bibl. de l’Éc, des Chartes, 6e série, IV, 374, 378, 582.
  140. Bulletin du bibliophile, 1857, p. 472.
  141. L. Delisle, Le Cabinet des manuscrits, III, 164 ; no 1096 de l’inventaire. — Un ms. qui contenait tant de matières devait être de grand format, à deux colonnes par pages, et à 40 à 45 vers par colonne, soit 160 à 180 vers par feuillet. Et en effet les mots L’emperieres de France, début du second feuillet de ce ms. correspondent au v. 173 du Renaut de Montauban, publié par M. Michelant. On sait que la première partie du poème est formée par Beuve d’Aigremont.
  142. Ibid., 168, no 1191.
  143. Ce sont les vers 361-3 (Fauchet, Œuvres, 1610, 4o, fol. 483 a), 1556-7 (ibid.), 1977-80 (fol. 487 a), 4798-4805 (fol. 483 a b), 4815-8 (fol. 483 b).
  144. Le vers 1980, que nous avons rétabli d’après Fauchet.
  145. Bibl. nat., fonds fr. 24726, ancien S. Victor 997.
  146. La Romania, publiera prochainement un mémoire sur Doon de Nanteuil, d’après les extraits conservés par Fauchet.
  147. Origine de la langue et poésie française, l. II, § xiiii ; Œuvres, f. 562.
  148. Probablement Vivien l’Aumacour de Monbrant, qui ne paraît s’être conservé que dans le ms. de Montpellier où se trouvent aussi Doon de Mayence, Gaufret, Ogier, etc.
  149. P. iv.