Ranie Chanda et la cour de Lahore depuis la mort de Rundjet-Sing

Ranie Chanda et la cour de Lahore depuis la mort de Rundjet-Sing
Revue des Deux Mondes, période initialetome 14 (p. 345-375).

RANIE CHANDA


ET


LA COUR DE LAHORE


DEPUIS LA MORT DE RUNDJET-SING.




I.

Il est dans la vie des nations plus d’une époque qui ferait regretter à l’historien de ne pouvoir échanger sa plume austère contre les pinceaux du poète ou du romancier ; telle est, dans l’Inde, la période qui vient de se terminer par la ruine d’un nouvel empire sous les victorieux efforts de l’Angleterre. Il y a quelques années, le retentissement du canon de Ferozepore, affaibli par la distance, serait à peine parvenu jusqu’à nous. Maintenant que la vapeur a envahi l’espace, ce bruit a suffi pour agiter la bourse, à Paris comme à Londres, et l’émotion qu’il a causée témoigne assez des liens étroits qui rattachent désormais les destinées de l’Asie aux intérêts politiques et commerciaux de l’Europe. En présence d’événemens aussi graves, ce n’est pas assez de raconter les faits ; il y a un monde nouveau où il faut se transporter, il y a un drame historique dont le dénouement échappe à qui n’en a pas suivi toutes les scènes. Et par un étrange hasard il arrive précisément que toutes les parties de ce drame, toutes ses péripéties burlesques ou tragiques, se groupent autour d’un seul personnage qui ramène ce vaste ensemble à l’unité. Qu’on ne s’attende point cependant à rencontrer ici le caractère fortement trempé de Baber ou d’Aurengzeb, le génie guerrier d’Hyder-Ali ou de Tippoo, la sauvage énergie de la begom Sombre. Il ne s’agit que d’une pauvre femme qui ne s’est montrée supérieure à aucune des faiblesses de son sexe, roseau que tous les orages ont courbé sans le rompre, et qui survit encore au milieu des ruines. C’est à elle et à son enfant que se rattachent tout le passé et tout l’avenir du Pendjab. La société et la religion fondées par Baba-Nanek, le trône si laborieusement élevé par Rundjet, n’ont plus d’autre appui. On comprend quel intérêt nous attire vers une telle destinée : le roman de la vie d’une femme se trouve être par le fait un des plus curieux chapitres de l’histoire de l’Inde.

Reportons-nous à quinze ans en arrière. Le 12 mars 1831, un jeune voyageur arrivé depuis deux jours à Lahore attendait impatiemment une audience de Rundjet-Sing. Le vieux lion du Pendjab n’était pas moins agité, mais il y avait chez lui moins de curiosité que de défiance. Le voyageur passait pour Français, il devait être présenté au monarque par ses généraux favoris, MM. Allard et Ventura ; mais il arrivait aussi fortement recommandé par le gouverneur-général de l’Inde anglaise. Il n’était bruit dans toute la péninsule que de l’accueil que les officiers de la compagnie avaient fait à cet étranger, et de l’intime amitié qui le liait à lord William Bentinck. Un Français se présenterait-il en de telles conditions ? Ce n’était pas ainsi que MM. Allard et Ventura, Court et Avitabile, étaient arrivés à Lahore. Ils n’avaient apporté d’autre titre de recommandation que leur bonne épée. Il est vrai que ces généraux se portaient garans pour le voyageur. Oui ; mais Rundjet, qui avait éprouvé la bravoure de ses officiers européens dans ses guerres contre les Afghans et les Sikhs, ne croyait que médiocrement à leur dévouement, s’il avait jamais affaire aux Anglais. L’étranger ne pouvait-il pas être un espion de la compagnie ? Il demandait à parcourir tout le Pendjab et à pénétrer jusque dans le Cachemire, qu’aucun Européen n’avait encore visité. Ne venait-il point reconnaître la route pour y guider plus tard des armées britanniques ? Tels étaient les soupçons qui tourmentaient ce vieux roi ; son bon sens indien répugnait à croire qu’on courût de tels dangers, sous un climat dévorant, uniquement pour cueillir quelques fleurs et ramasser quelques pierres au bord du chemin. Tel était pourtant l’unique but qui amenait le jeune Français dans l’Inde. Le voyageur, c’était Jacquemont ; c’était le pionnier de la science, qui devait bientôt en être le martyr.

Voici l’heure de l’entrevue. Ce n’est pas à Lahore même que Rundjet-Sing attend Jacquemont : le voyageur est conduit à une demi-lieue de, la ville, par d’exécrables chemins, à travers des champs de riz, des marais et de grandes ruines musulmanes, à l’entrée d’un délicieux jardin gardé par un camp d’infanterie régulière. Un parterre de giroflées, d’iris, de pieds-d’alouette et de pavots, coupé d’allées droites plantées de rosiers, d’orangers, de grenadiers et de jeunes mangos, entoure une chaumière en paille, de forme chinoise, avec une petite tente bariolée de rouge et de blanc, tendue tout auprès. C’est le Shalimar, le lieu de plaisance favori, et pour le moment le quartier-général de Rundjet. Dans chaque province, dans chaque ville de son royaume, il en a beaucoup d’autres du même genre, ou plus simples encore, où il s’établit suivant son caprice. Ce sont le plus souvent des tentes distribuées de distance en distance dans la campagne, au bord d’un ruisseau ou sur la margelle d’un puits. Quelquefois c’est un bosquet de figuiers dont les branches ogivales retombent jusqu’à terre, formant des arcades gothiques, sous lesquelles le vieux chef vient chercher un abri contre la chaleur, car il a commencé sa fortune en chevauchant par monts et par vaux, à la tête d’une bande de vrais guerilleros, et la vie en plein air est celle qu’il préfère encore. Il demeure rarement quinze jours dans le même lieu. Son activité, que l’âge n’affaiblit pas, privée des excitations de la guerre, s’use à la chasse. Tous les matins, il tient son audience et expédie ses affaires en plein vent, à moins qu’il ne pleuve. « Il écoute et dicte sa correspondance avec les provinces, puis il lève brusquement la séance et monte à cheval. Il a constamment près de lui une douzaine de ses chevaux sellés et bridés, et galope quelquefois tout le jour, suivi de tout son monde. Il s’arrête où il lui plait ; son dîner, qui se compose d’un peu de riz et d’une caille, avec quelques fruits ou des confitures, le suit partout. Sur les deux heures, il prend généralement un peu de repos[1]. Un tapis est aussitôt déroulé par terre ; il s’assied et mange sa petite ration d’opium. On fait cercle autour de lui, et il passe le temps à causer et à expédier de nouvelles affaires. Voilà ses momens d’audience les plus intimes ; c’est l’heure où il est le plus gai et le plus animé. C’est précisément à un de ces durbars post meridianum que Jacquemont est invité à paraître.

Des groupes d’officiers sikhs et de serviteurs sont dispersés dans le jardin. Le moins apparent de ces groupes est celui qui entoure le roi. Rundjet est assis sur un coussin, au soleil, dans une allée. Un domestique se tient derrière lui, chassant les mouches avec le bout de sa ceinture. A sa gauche, sur un tapis de Perse, est le raja Dhyan-Sing, son favori et son principal ministre ; puis les deux frères de celui-ci, Souchet et Goulab-Sing. Ce dernier (le seul qui survive au moment où nous écrivons) est un gros homme, à tournure très militaire, mais à figure sinistre. D’autres rajas, parmi lesquels est le jeune Hira-Sing, fils de Dhyan, complètent le demi-cercle vers la droite ; ils se lèvent à l’arrivée de MM. Jacquemont, Allard et Ventura, et leur cèdent la place. Le voyageur, après les salutations d’usage, est invité à s’asseoir à la droite et tout près du roi, entre Rundjet et M. Ventura, qui doit lui servir d’interprète. La mort, qui a moissonné les principales figures de ce groupe, donne aujourd’hui un intérêt de plus à cette scène, que nous tenons d’un témoin oculaire.

Le roi, qui n’a d’autre marque de sa dignité que sa place au sommet du demi-cercle dont nous venons de parler, est un petit homme maigre, d’une assez belle figure, quoique borgne par suite de la petite-vérole, dont il est légèrement marqué. L’œil droit, qui lui reste, est très grand. Il a le nez fin et un peu relevé, la bouche bien dessinée, les dents superbes, de petites moustaches qu’il roule sans cesse dans ses doigts, et une longue barbe blanche qui tombe sur sa poitrine. Sa physionomie mobile n’indique pas moins de vivacité que de pénétration. Sur sa tête, un petit turban de mousseline blanche est roulé sans aucune prétention ; sur ses épaules est jetée une espèce de manteau de cavalier à collet rabattu, qui a acquis le même genre de célébrité dans l’Inde que la redingote grise de Napoléon en Europe. Son habillement, tout-à-fait de fantaisie, se compose d’un tissu de cachemire blanc, avec des broderies d’or au collet, aux paremens et sur les coutures. Il a des pantalons étroits et les pieds nus. En fait d’ornemens, il ne porte que de grandes boucles d’oreilles rondes, en or, avec de grosses perles, un collier de perles et des bracelets de rubis, au côté un sabre dont la poignée en or est enrichie de diamans et d’émeraudes.

Après le roi, la figure la plus intéressante du groupe est celle du jeune voyageur qu’une généreuse ardeur pour la science a conduit dans l’Inde. Jacquemont est un grand homme maigre, à charpente osseuse, au teint bilieux et fortement hâlé. Ses traits tirés accusent la fatigue et les privations. Sa main gauche, qu’il porte fréquemment à son côté droit, semble vouloir comprimer une dilatation du foie, dont il ressent déjà les premières atteintes. Bien que la coupe de sa figure soit désavantageuse, ses yeux ont une grande douceur, et son sourire une finesse et une grace parfaites. Il répond en hindoustani au roi, qui tantôt lui parle dans cette langue, et tantôt s’exprime en peudjabi. Dans ce dernier cas, c’est le général Ventura qui leur sert d’intermédiaire.

Rundjet commence par faire à Jacquemont toute espèce de questions sur lord William Bentinck, alors gouverneur-général de l’Inde anglaise, sur la nature de son pouvoir vis-à-vis des gouvernemens de Bombay et de Madras, etc. ; puis il l’interroge sur le cérémonial en usage à la cour du roi d’Angleterre (alors Guillaume IV), sur la quantité des revenus de ce souverain, et le nombre de ses soldats, sur les cipayes de la compagnie et leur valeur militaire comparativement à celle des Européens. A toutes ces questions, Jacquemont s’efforce de répondre de manière à donner satisfaction aux Anglais dont il vient d’éprouver l’hospitalité, et dont il n’a point mission de combattre l’influence. Quelquefois il est embarrassé, mais alors MM. Allard et Ventura viennent à son secours, et lui donnent l’exemple de la désinvolture avec laquelle il faut parler à un Asiatique pour capter sa confiance et s’en faire respecter.

— Quelles sciences savez-vous ? lui dit le roi. Jacquemont est sur le point de donner quelques explications, quand M. Allard lui souffle à l’oreille. — Toutes, répond Jacquemont de l’air le plus simple possible.

— Mais lesquelles savez-vous le mieux ?

— L’alchimie, la science des plantes et des minéraux, la médecine.

— Et l’art de la guerre ?

Jacquemont est encore une fois arrêtés M. Ventura répond pour lui :

— M. Jacquemont sait tout, la guerre comme le reste ; mais il ne descend pas aux détails du commandement.

— Et la politique ? reprend le raja.

— C’est un très profond politique, s’empresse de dire M. Allard.

Rundjet demande alors à Jacquemont quelles conquêtes il peut entreprendre, et Jacquemont lui répond :

— Vous pouvez conquérir tous les pays de l’Asie qui n’appartiennent pas aux Anglais ou aux Russes, le Thibet par exemple.

— A quoi bon le Thibet ? dit Rundjet ; je n’y trouverais pas de quoi nourrir mes garnisons. Ce sont des pays riches qu’il me faut. Ne pourrais-je pas prendre le Sind ? Qu’en diraient les Anglais ?

— Votre majesté connaît mieux que moi le traité qu’elle a fait avec sir Charles Metcalf.

On me parle beaucoup des Russes depuis quelques années, reprend Rundjet après un silence.

— C’est qu’ils ont fait de grandes conquêtes dans la Perse.

— Qu’en disent les Anglais dans l’Inde ?

— Ils s’en mettent peu en peine.

— Mais, si une armée russe s’avançait pour les y attaquer, que feraient-ils ?

Un éclair de moquerie passa dans les yeux de Jacquemont. Il a depuis avoué qu’il avait été tenté de répondre : Les Anglais commenceraient par vous jeter dans l’Indus, et iraient ensuite attendre leur ennemi aux bords du fleuve[2] ; mais sa réponse était parfaitement adroite, et plutôt celle d’un diplomate que d’un philosophe. — Les Russes, pour pénétrer dans l’Inde, auraient à passer par les états de votre majesté, qui sans doute les recevrait chaudement, et, avec des généraux comme MM. Allard et Ventura, elle ne manquerait pas de les battre.

Un sourire encore plus moqueur et trahissant une pensée perfide, mais aussitôt réprimée que conçue, effleure les lèvres du monarque, qui répond avec une fausseté accomplie : — Entre les Anglais et moi il n’y a qu’un cœur.

A cet endroit de la conversation, il fit claquer ses doigts, en écartant le coude et en levant la main droite, comme pour dire : Voilà qui est fini. Soit que ce signal fût mal interprété, soit qu’il servît de prétexte à une curiosité irrésistible, un groupe de femmes sortit aussitôt du kiosque ou de l’espèce de chaumière attenant à la tente. A la différence des costumes, il était aisé de reconnaître la maîtresse dans celle qui marchait en avant, les esclaves dans les deux femmes qui la suivaient. La première, ranie Chanda, était alors une petite femme qu’on aurait pu prendre pour une enfant, tant elle était svelte et délicate ; assez jolie de traits, du buste aussi, elle avait les bras et surtout les jambes beaucoup trop maigres. Selon la coutume des femmes indiennes, elle s’était noirci avec une légère couche d’antimoine le bord de la paupière inférieure, et ses yeux, naturellement très beaux, empruntaient à cette préparation une douceur et un éclat particuliers. Ses lèvres, du rouge le plus vif, ressortaient sur un teint assez foncé pour qu’on eût de la peine à s’apercevoir quand une émotion passagère colorait ses joues. Le regard de la ranie était assuré, et l’expression de sa physionomie plutôt fine et spirituelle que modeste. Elle était parée avec magnificence et même avec goût, à l’exception des ornenmens d’or et de perles, qui pendaient avec trop de profusion sur son front et sur ses oreilles.

Comme pour répondre à l’appel du raja, la ranie s’approche du groupe royal et vient s’incliner devant Rundjet. Celui-ci, qui n’est point dupe de cette ruse féminine, lui sourit avec bonté, mais en lui faisant signe de s’éloigner. Elle obéit, mais après avoir promené sur tous les assistans un regard curieux qui s’arrête plus long-temps sur Jacquemont. On la voit rentrer dans le kiosque, où elle reprend probablement la place qu’elle occupait jusqu’à cette heure derrière une fenêtre masquée par un léger treillage de roseaux. De là elle peut, sinon tout voir, au moins tout entendre.

Après un moment de silence, Rundjet reprend la conversation interrompue :

— Pourquoi M. Burnes n’arrive-t-il pas[3] ?

— N’est-il pas attendu chaque jour ?

— Mais on dit que les gens du Sind n’ont pas voulu le laisser passer. Que feront les Anglais, si cela est vrai ?

— Je suppose qu’ils enverront par une autre route les présens qu’ils destinent à votre majesté.

— Et ils se laisseront ainsi manquer par ces canailles de Sindiens ?

Continuant ce genre d’entretien saccadé, Rundjet essaie encore d’aborder à plusieurs reprises divers autres sujets qui touchent plus ou moins directement à ses intérêts politiques ; mais, voyant que Jacquemont répugne à lui répondre, il finit par abandonner ce chapitre et le questionne sur la médecine. Bien que Rundjet ne croie guère à cette science, la confiance qu’il a dans le savoir de Jacquemont triomphe de son scepticisme et le décide à demander une consultation. Sa santé ne lui permet plus de s’enivrer, et de nombreux excès ont provoqué chez lui une impuissance prématurée. Par modestie, Rundjet n’accuse que la faiblesse de son estomac. Jacquemont, qui le comprend à demi-mot, lui donne quelques pilules de cantharides, en lui recommandant toutefois de n’en user qu’avec modération ; et, comme il faut toujours aux Indiens quelque chose de mystérieux, de sublime dans leurs potions, il prescrit en outre une préparation fort innocente de poudre de perles calcinées.

Ainsi se termine la première et la plus intéressante des entrevues de Jacquemont avec Rundjet-Sing. Le conquérant et le chef politique se révèlent tout entiers dans les questions du raja. On y aperçoit l’esprit remuant et guerrier de sa nation, qui doit quelque jour la pousser à sa perte, mais tempéré et contenu chez le fondateur de la monarchie par une sagesse, une prudence et une habileté profondes. Dans les autres entretiens de Jacquemont avec ce prince, on trouve encore des détails de mœurs d’une grace charmante ; mais la politique a disparu, et l’homme d’état a fait place au roué valétudinaire et décrépit que tout son génie ne sauve point du ridicule.

Après l’audience, le prince alla rejoindre la ranie, qui l’attendait dans le kiosque. Il lui demanda ce qu’elle pensait de son visiteur, et surtout si elle le croyait Français. — Certainement, répondit-elle avec cette finesse d’observation qui caractérise son sexe, certainement il est Français. Il a changé vingt fois de posture, il a fait des gestes en parlant, il parle haut, puis il parle bas, puis il rit. Rien n’est plus facile que de distinguer un Français d’un Anglais. — Rundjet approuva cette remarque, et, se tournant vers le général Ventura, il ajouta : Certainement il est Français ; je l’aime beaucoup. Il veut aller à Cachemire ; il ira partout où il voudra, et j’aurai soin de lui. — Bien qu’avare et défiant, Rundjet laissa en effet à Jacquemont toute liberté pour ses voyages et le combla de présens.

II.

Ranie Chanda, fille d’un pauvre fermier du Cachemire, n’était point une des femmes légitimes de Rundjet, mais une simple concubine qu’il avait prise en grande affection à cause de son esprit, de sa gaieté et de son effronterie. Il s’amusa à lui inoculer tous ses vices, jusqu’à son ivrognerie, et ranie Chanda fut bientôt sa digne émule en corruption. Il lui permettait de frayer librement avec les filles publiques qui venaient chanter et danser devant lui. Ces dernières, il est vrai, sont, dans l’Inde, d’une classe plus relevée que leurs pareilles dans notre ordre social, et elles n’y inspirent pas le même dégoût ; pourtant leur contact n’en est pas moins une souillure. Or, Rundjet se plaisait à montrer ranie Chanda entourée de ces femmes, dont il se proclamait ouvertement le patron. Dans les cérémonies les plus brillantes, il la faisait monter à cheval, accompagnée de plusieurs centaines de bayadères qu’il faisait habiller ridiculement en amazones, et dont il se faisait lui-même suivre partout. C’étaient ses gardes-du-corps dans les jours de pompe. Le raja ne gardait aucune mesure dans son libertinage effronté ; plus d’une fois les habitans de Lahore l’ont vu, sur un éléphant, avec la ranie sur ses genoux, et cela en plein jour, riant et causant avec les cavaliers de sa nombreuse escorte.

Cependant, trahi par la nature, et ne pouvant avoir de la ranie un enfant qu’il désirait adopter, Rundjet la livrait parfois, selon son caprice et pour son propre amusement, à des jeunes gens de sa cour. C’est ainsi que, vers les dernières années de la vie de Rundjet, ranie Chanda devint mère du souverain actuel, le Jeune Dhalip-Sing. Le vieux roi était bien loin de supposer que cet enfant pût être un jour son successeur. Il avait désiré l’avoir parce qu’il aimait à contempler les jeux de cet âge, et un peu aussi comme le chasseur qui veut conserver la race d’une chienne favorite. Il se plaisait à voir élever des enfans autour de lui à peu près comme on se plaît à voir dresser de jeunes animaux. C’est ainsi que vingt-deux ans auparavant il avait déjà adopté Shere-Sing, qu’une de ses femmes légitimes, qui n’avait pas eu le bonheur d’être mère et qui désirait connaître quelques-uns des sentimens de la maternité, avait acheté d’une esclave. Il avait de même reconnu depuis, à différentes époques, plusieurs autres enfans, tels que Cashmira-Sing et Peshora-Sing. Rundjet croyait d’ailleurs la continuation de sa dynastie bien assurée dans la ligne directe, puisqu’il laissait un fils de trente-huit ans, Karrack-Sing, et un petit-fils, Nao-Nehal-Sing, âgé de vingt ans. Il est vrai que le premier était presque un idiot, mais le second annonçait de l’intelligence et du courage, et il semblait que, si la succession échappait à l’un, elle ne pouvait manquer de revenir à l’autre. On verra tout à l’heure que cette espérance ne devait point se réaliser ; mais, avant de nous engager dans le récit des intrigues qui ont amené les derniers événemens du Pendjab, nous devons suivre un moment, loin de la scène politique, le personnage dont la vie étrange nous servira de fil conducteur au milieu de ce labyrinthe.

On sait qu’à la mort des princes hindous de la communion sikhe ou de la communion brahminique il est d’usage pour les femmes, et même pour les concubines, de se brûler avec leurs époux. Pour être admise à consommer ce sacrifice, qui est une espèce de martyre et de consécration religieuse ouvrant aux victimes l’entrée du paradis, il faut avoir mené une vie pure, ou du moins irréprochable sous le rapport de la fidélité. La ranie Chanda ne pouvait avoir aucune prétention à un tel honneur. On ne dit pas si cette exclusion l’affligea beaucoup. A tout événement, elle put se consoler en recevant les bénédictions des pauvres veuves qui, au nombre de quinze (huit femmes et sept concubines), partagèrent le bûcher de Rundjet, car elle ne manqua pas d’assister à la cérémonie et d’y répandre beaucoup de larmes. Ses partisans ont ajouté (nous rapportons le fait sans le garantir) que, lorsque le bûcher royal ne jetait plus qu’une dernière flamme, elle et Dhyan-Sing (le ministre favori du défunt) s’élancèrent pour s’y précipiter presque au même instant. Quoi qu’il en soit, l’un et l’autre se laissèrent retenir par les serviteurs qui surveillaient les élans de leur désespoir, et le même soir la ranie partit pour Jamou, place forte et apanage de la famille de Dhyan, où celui-ci lui avait offert un asile ainsi qu’à son enfant. Cette hospitalité n’était pas complètement désintéressée. L’ambitieux Dhyan-Sing réservait à la ranie et à son fils une place ou plutôt un rôle dans une grande entreprise ; toutefois le moment d’agir n’était pas venu, et la ranie passa deux ans dans cette retraite sans prendre part au mouvement politique, par conséquent inconnue ou du moins oubliée.

Les événemens marchèrent vite pendant ces deux ans. Un résumé rapide suffira pour indiquer les causes qui ramenèrent la reine sur le trône. Rundjet-Sing étant mort, les personnages principaux à la cour de Lahore étaient, avec les princes du sang, réels et adoptifs, dont nous avons déjà donné la liste, les trois célèbres frères Dhyan-Sing, Soucheyt-Sing et Goulab-Sing, dont l’un, Dhyan-Sing, avait été et était encore le premier ministre du royaume, tandis que les deux autres étaient en possession de commandemens considérables.

Les héritiers directs de Rundjet ne firent que paraître sur le trône. Karrack et Nao-Nehal furent assassinés à huit jours d’intervalle l’un de l’autre, quelques mois après la mort de leur père et de leur aïeul. Shere-Sing, l’aîné des enfans adoptifs, leur succéda. Il ne manquait ni de courage ni de dignité, mais c’était un esprit borné et affaibli par la débauche. Son gouvernement n’était possible que sous le bon plaisir de Dhyan-Sing, qui l’avait placé sur le trône, et celui-ci ne l’avait appelé à ce poste élevé que comme un figurant destiné à occuper provisoirement la place qu’il convoitait pour lui-même. Dhyan-Sing était indubitablement, après Rundjet, le plus habile de tous les chefs sikhs. Son dévouement pour son ancien maître avait été sincère et allait même jusqu’à l’adoration, mais il s’arrêtait à ce prince et ne descendait point jusqu’à ses enfans réels ou adoptifs. « Après celle du grand homme, disait-il, il n’y a de royauté possible dans le Pendjab que la mienne ou celle de mon fils Mira-Sing. » Malheureusement pour son pays, cette prophétie devait s’accomplir à la lettre, non point comme l’ambitieux ministre l’entendait, mais par le bouleversement de l’empire de Rundjet, et Dhyan-Sing lui-même, par ses coupables intrigues, devait causer tous ces désastres.

Pendant un règne d’environ deux ans, Shere-Sing s’était fait aimer de l’armée par son affabilité et par son courage. Sa royauté se consolidait de jour en jour, et les Anglais, qui l’avaient déjà reconnu, étaient disposés à lui accorder une alliance aux mêmes conditions qu’à Rundjet. Ce fut précisément leur bienveillance qui le perdit en alarmant Dhyan-Sing. Celui-ci jugea qu’il était temps de se défaire d’un prince qui allait cesser d’être son protégé pour devenir celui des Anglais ; il se mit dès-lors à tout préparer pour amener une révolution dont il espérait bien recueillir tous les fruits sans engager sa responsabilité. Les circonstances parurent d’abord le favoriser. Il se trouvait précisément à Lahore en ce moment un parent collatéral de Rundjet, nommé Ajit-Sing, doué de plus de courage que de jugement, lequel ne reconnaissait entre la couronne et lui d’autres prétendons légitimes que Karrack et Nao-Nehal-Sing, morts tous deux depuis long-temps. Cet Ajit était donc tout disposé à se mettre à la tête d’un mouvement qui pouvait lui faire restituer un héritage dont il se croyait illégalement privé, et il suffit à Dhyan de lui adresser quelques paroles d’encouragement pour le lancer dans cette voie. Une révolution dont Ajit paraissait le chef, mais dont Dhyan tenait tous les fils, éclata effectivement au mois de septembre 1843. Shere-Sing, traîtreusement attiré à une revue où on lui avait préparé une embûche, y périt assassiné avec presque tout son parti, et le trône se trouva encore une fois vacant.

La mort du prince avait été le but commun des conjurés, et jusque-là ils avaient été parfaitement d’accord ; mais il n’en fut plus de même lorsqu’il s’agit de lui nommer un remplaçant. Ajit, qui avait compté sur Dhyan pour appuyer ses propres prétentions, fut fort surpris de l’entendre parler des droits de l’enfant Dhalip-Sing, alors âgé de six ans, et qui se trouvait toujours à Jamou avec sa mère, la ranie Chanda. C’était un nouveau mannequin que Dhyan proposait à la place de Shere-Sing. Ajit, déçu dans ses espérances, ne recula pas devant un nouveau meurtre, et assassina Dhyan-Sing d’un coup de pistolet. Lui-même périt bientôt sous les coups des frères et des fils de Dhyan, qui l’immolèrent aux mânes de leur parent, et ainsi fut changée, par une série de meurtres, la situation de l’empire.

Le dénouement de ce sanglant conflit était tout à l’avantage de la ranie Chanda. En apparence elle perdait un protecteur dans la personne de Dhyan-Sing ; mais, en réalité, elle était débarrassée du plus dangereux ennemi de son fils, qui n’aurait pas manqué de faire périr la mère et l’enfant dès que les circonstances auraient favorisé sa propre élévation ; du même coup, elle se trouvait délivrée de la concurrence d’Ajit-Sing. Dès le mois d’octobre 1843, l’enfant Dhalip-Sing se trouva donc installé sur le trône, avec sa mère pour régente du royaume, et celle-ci ayant pour premier ministre le fameux Hira-Sing, fils aîné de Dhyan.

Cet Hira-Sing, âgé seulement de vingt-cinq ans, succédait, il est vrai, à toutes les vues et à toute l’ambition de son père avec autant de courage et peut-être encore plus de talent ; mais il s’appuyait sur une base bien moins ferme et bien moins large. Outre la jalousie de toute la famille de la ranie, il avait désormais à combattre celle de ses propres oncles, qui s’étaient toujours inclinés devant la supériorité de son père, mais qui n’étaient nullement disposés à reconnaître la sienne. Il avait surtout à craindre la basse envie de son oncle Soucheyt, esprit étroit et plus avide de la pompe que de la réalité du pouvoir. Enfin, au milieu de tout cela, plus que tout cela, il avait contre lui les intrigues, à peine secrètes, de lord Ellenborough, qui tenait alors le gouvernement de l’Inde anglaise, et qui, mu par une politique tout-à-fait différente de celle de son successeur, ne rêvant que victoires et conquêtes, attisant partout le feu des guerres civiles, semblait s’appliquer à tout embrouiller, et à multiplier, pour ainsi dire, des nœuds gordiens qu’il pût trancher à la façon d’Alexandre.

Pendant quatorze mois, Hira-Sing lutta contre tous ces obstacles avec une incroyable énergie. A chaque instant sur le bord d’un abîme, on le voyait chaque fois s’en tirer à force de courage et de sang-froid ; mais cela ne pouvait durer toujours. Trahi par la cour, où Jowahir-Sing (le propre frère de la reine) ourdissait sans cesse contre lui de nouveaux complots, et cherchait à lui dérober la tutelle du jeune roi ; trahi par son oncle Soucheyt, qui périt en s’efforçant de lui enlever l’armée dans une émeute ; attaqué ouvertement par Cashmira et Peshora-Sing, deux enfans adoptifs de Rundjet, qui levaient l’étendard de la révolte pour leur propre compte ; après avoir triomphé de vingt conspirations, Hira-Sing vint échouer contre un écueil, le moins apparent, mais le plus dangereux de tous. C’était la ranie Chanda qui avait préparé ce piège avec une adresse et une perfidie dignes de Machiavel. En corrompant les chefs de l’armée par ses faveurs et par ses caresses, en excitant dans une soldatesque à moitié sauvage la soif insatiable de l’or, elle avait détaché de Hira-Sing les hommes qui faisaient sa force. Désormais il était impossible de satisfaire l’armée ; Hira-Sing, bien que riche et généreux, ne pouvait donner que sa fortune, et cette fortune était bornée. Quand la ranie le vit au bout de ses ressources, elle commença à parler avec affectation des millions de son frère (dérobés par elle-même au trésor de Rundjet) et des largesses qu’on pourrait attendre de Jowahir-Sing, si on voulait l’accepter pour ministre. L’armée eut bientôt compris. Jowahir, de son côté, n’épargnait pas les largesses : il offrait à chaque soldat un bracelet d’or et une gratification de six mois de solde. Hira-Sing ne tarda pas à reconnaître que sur un pareil terrain la lutte lui était impossible, et il avait déjà pris le parti de la retraite, quand il fut égorgé, le 21 décembre 1844, à quelques lieues de Lahore, sur la route, de Jamou, où il allait chercher un asile auprès de son oncle Goulab-Sing.

A partir de cette catastrophe jusqu’au traité de Kussour, signé le 18 février 1846, la ranie s’est maintenue sur le trône comme par miracle, sans autre appui que celui fort précaire de ses amans, qu’elle était dans l’habitude de changer assez souvent, et en dépit de l’hostilité presque avouée de toute la famille Dogra[4]. Jouet de tous les caprices populaires, elle n’a survécu à tant de tourmentes qu’à la condition de leur céder toujours. Cette dernière période de sa vie, qui s’étend du 21 décembre 1844 au 19 février 1846, est celle qui offre le plus d’intérêt par les grands événemens auxquels elle se trouvé liée. Il est donc important de bien connaître les nouveaux personnages qui vont entrer en scène ; la plupart vivent encore, et leur rôle n’est pas fini.

C’est Jowahir-Sing qui se présente d’abord. Durant les premiers mois du règne de la ranie, son frère Jowahir-Sing fut son premier ministre. Cet homme, qui devait tout à la ranie, n’était qu’un parvenu de bas étage. Sans éducation, sans courage et sans talent, livré à la débauche la plus crapuleuse, Jowahir avait néanmoins la sottise d’être jaloux des amans de sa sueur. Il passait tout son temps à se quereller avec eux ou à a machiner des intrigues pour les faire assassiner.

Après lui, ou plutôt avant lui, le personnage le mieux placé dans les affections de la ranie Chanda était un officier de cavalerie nommé Lal-Sing. C’était et c’est encore aujourd’hui son amant préféré. D’une bravoure assez douteuse et de talens plus que médiocres, il n’avait longtemps été connu que par son faste et le luxe de sa toilette ; le soin de son costume semblait l’affaire la plus importante de sa vie. Dans les derniers événemens, les occasions ne lui ont pas manqué pour jouer un rôle plus considérable : il a tenu les sceaux de l’état depuis la mort de Jowahir, et il commandait encore une division de l’armée sikhe à la bataille de Moudki. Lal-Sing n’a rien fait dans ces divers postes qui puisse défendre son nom contre l’oubli d’où l’a tiré un moment la passion de la reine.

A l’époque de la mort d’Hira-Sing, il ne restait dans la capitale, de toute l’ancienne cour de Rundjet, que trois hommes éminens, employés sous tous les régimes à cause de leur connaissance des affaires, espèce de triumvirat ministériel inamovible. Si, depuis la mort du maître qui les avait choisis, leur voix était rarement écoutée dans le conseil, au milieu du déchaînement des passions, cependant, à l’heure des grands dangers, c’était toujours leur expérience qu’invoquait le pouvoir. L’un est un ancien ministre des finances, appelé Dina-Nath, espèce d’Olivier-le-Daim admirablement versé dans l’art de tirer le plus de revenus possible des provinces, et de faire rendre gorge aux employés publics sans pousser les uns ou les autres à la révolte ; esprit fin et conciliant, qui, survivra à toutes les catastrophes, parce qu’il est libre de tout attachement et dévoué au pouvoir, quel qu’il soit. Le second, Fakir-Nour-Oud-Din, ministre des affaires étrangères sous Rundjet, et l’aîné de trois frères qui jouissaient de toute la faveur de ce prince, est un homme d’un peu plus de soixante ans, de petite taille, de figure assez belle et parfaitement spirituelle, avec une barbe grise peinte en noir ou plutôt en bleu. Il cache d’immenses richesses sous les dehors de la pauvreté, et se fait pardonner son intrusion parmi les chefs du Khalsa[5] par l’humilité de ses manières. Il porte le titre de fakir, et ses enfans le prennent aussi ; mais sa sainteté se borne à tenir toujours à la main un chapelet, dont il compte quelquefois les grains en murmurant des prières, quand il n’a rien de mieux à faire. Son influence tient surtout à ce qu’il représente le parti musulman, dont il a toujours dirigé les affaires avec beaucoup de sagesse. Il est dévoué à Goulab-Sing. Le troisième est Bhai-Ram-Sing, ministre de la guerre, constructeur et dires, Leur général de l’artillerie, inspecteur de toutes les fonderies. C’est un homme remarquable dans sa spécialité, qui s’est élevé à l’école de M. Court, et qui a su profiter des instructions de cet habile officier. Chef du parti hindou, ses prédilections sont toutes en faveur de l’Angleterre, et il a long-temps entretenu une correspondance active avec le chargé d’affaires anglais à Firozepour.

Ce n’était pas seulement à la cour et dans la capitale que se trouvaient des chefs dont l’influence pouvait être redoutable. Il y en avait dans le reste de l’empire, et parmi eux le plus important sous tous les rapports était Goulab-Sing. Du vivant de son frère Dhyan, on doutait de ses talens[6], parce qu’il avait des qualités moins brillantes et qu’il ne possédait pas le don de la parole : il avait aussi une fâcheuse réputation de cruauté ; mais l’expérience des dernières années a prouvé à tout le monde qu’on s’était trompé dans l’une et l’autre appréciation. A travers une longue anarchie et pendant le cours de dissensions civiles où chacun a plus ou moins trempé ses mains dans le sang, il est le seul qui n’ait jusqu’ici aucun crime à se reprocher. Le plus souvent enfermé dans sa forteresse inaccessible de Jamou, entouré de ses fidèles montagnards, il observait de loin les orages qui battaient le vaisseau de l’état, orages qu’il n’avait point soulevés, mais dont il espérait profiter quelque jour, quand l’épuisement de tous les partis ferait désirer à tous la présence au gouvernail d’une tête ferme et d’une main forte. Deux fois seulement depuis la mort d’Hira-Sing, il s’est laissé persuader de venir à Lahore. La première fois, on était venu le chercher à main armée pour lui imposer le pouvoir : il avait d’abord repoussé la force par la force ; puis, changeant soudain de résolution, il avait accepté la mission qu’on lui proposait en se plaçant avec une confiance chevaleresque, seul et sans armes, au milieu de ceux qu’il venait de vaincre. Ce trait d’héroïsme faillit lui coûter la vie. La ranie et son frère ne reculèrent devant aucun moyen pour le faire assassiner ; mais l’opinion publique voyait en lui le dernier soutien, le dernier espoir de la nation, et, même dans l’enivrement de l’orgie ou dans le tourbillon de l’émeute, les soldats le protégeaient. Échappé à ce danger, il s’en retourna dans ses montagnes d’où il ne devait redescendre une dernière fois que pour sauver son pays en se posant comme médiateur entre les Sikhs vaincus et les Anglais irrités des difficultés de leur victoire. Sous des formes rudes et grossières, sous le manteau d’un soldat, sous une physionomie épaisse et sombre, il cache une ame ardente, un courage inébranlable, une ambition immense, enfin un tact et une finesse à en remontrer à tout le grand-conseil de Calcutta.

Après Goulab-Sing, le chef le plus capable parmi ceux qui se tiennent éloignés de la capitale est Tej-Sing, long-temps gouverneur de la province de Peshawer, le même qui a commandé l’armée sikhe dans les grandes batailles de Ferozshall et de Sobraon. C’est un excellent officier et un partisan dévoué de Goulab.

A l’époque dont nous parlons, les partis représentés par ces différeras chefs pouvaient se réduire à trois principaux :

1 ° Le parti de la reine, divisé entre deux chefs ennemis l’un de l’autre, Jowahir et Lal-Sing ;

2° Le parti de Goulab, rassemblé sous deux chefs parfaitement d’accord, Tej-Sing et Fakir-Nour-Oud-Din, appuyé sur la montagne, les Sikhs dissidens, et sur les intérêts musulmans, mais en opposition avec les Sikhs proprement dits, puritains, akhalis et autres ;

3° Le parti anglais, appuyé sur tous les intérêts hindous.

En effet, les Hindous, qui constituent environ un tiers de la population du Pendjab, c’est-à-dire à peu près toutes les classes des laboureurs, des tisserands, des banquiers et des commerçans, continuellement froissés au contact des mœurs guerrières et turbulentes des Sikhs, soupiraient pour l’extermination ou tout au moins pour l’asservissement de ces derniers par les Anglais. Ce parti se ralliait ostensiblement autour de Bhai-Ram-Sing ; mais ce chef n’était lui-même que l’agent secret du chargé d’affaires de la compagnie dont il nous reste à parler.

Le résident britannique à la cour de Lahore était un officier de l’infanterie de Madras, nommé Broadfoot, qui avait été détaché, à l’époque de la guerre de l’Afghanistan, à l’armée du Bengale, en qualité d’ingénieur. A la tête d’un corps de sapeurs du génie qu’il avait lui-même levé et organisé dans le Nepaul, il s’était distingué par des exploits presque fabuleux à la défense de Djellalabad et lors des désastres qui accompagnèrent la retraite des armées anglaises. Le poste fort lucratif de chargé d’affaires à Lahore fut la récompense de ces services ; mais son coup d’œil diplomatique ne répondit point aux espérances qu’avaient fait concevoir ses talens militaires. Il eut, comme beaucoup d’autres, le tort de confondre les Sikhs, sous le rapport de l’intelligence et des qualités guerrières, avec le reste des populations de l’Inde, et de les envelopper dans le même mépris. Il n’aperçut ainsi l’orage qui allait fondre sur son gouvernement qu’au moment où il était près d’éclater. Mortifié de sa méprise et s’attribuant les premiers échecs de Moudki et de Ferozshah, il expia noblement son erreur sur le champ de bataille du 21 décembre 1845, où il trouva la mort qu’il cherchait au milieu des bataillons ennemis.


III.

Un gouvernement ainsi tiraillé et tombé entre des mains aussi faibles ne pouvait manquer de traverser bien des crises et de subir bien des modifications. On est seulement étonné qu’il ait pu durer aussi long-temps. Ce qui le protège un moment, c’est la réaction inévitable qui succède à toute anarchie, réaction qui est arrivée ici beaucoup plus tôt qu’on n’aurait pu l’espérer, et d’où il est sorti un ordre de choses relativement meilleur. L’armée sikhe, qui pendant deux ans s’était fait un jeu des révolutions, qui ne pouvait se rassasier de sang et de pillage, s’arrête tout à coup dans cette voie fatale, comme éclairée par une conviction subite. On dirait que, lasse enfin de crimes et voyant sa propre ruine au bout de ses désordres, elle veut les expier en faisant le sacrifice de cette liberté dont elle a tant abusé, et en s’imposant à elle-même la discipline avec la forme républicaine. Elle qui semblait avoir pris pour modèle les prétoriens de l’ancienne Rome, élevant aujourd’hui ses officiers pour les égorger demain, reconnaît tout à coup la nécessité d’une hiérarchie stable dont elle se compose définitivement une administration militaire représentative. Remontant aux principes des instituts de Baba-Nanek et de Gourou-Govind, elle choisit de préférence le régime du Khalsa, en vigueur avant l’établissement de la royauté de Rundjet, alors que les Sikhs n’étaient qu’une grande confédération guerrière, gouvernée par un conseil de chefs appelé le Panth : organisation énergique et simple, qui, puisant une double force dans la concentration. du pouvoir et dans la sagesse collective d’une assemblée, nous donne le secret de l’étonnante résistance que les Sikhs ont opposée dans ces derniers temps aux armes de l’Angleterre.

De tristes jours précédèrent, il est vrai, cette réaction glorieuse. Après la mort d’Hira-Sing, six mois se passèrent, pendant lesquels l’armée fut livrée à une désorganisation complète, et le gouvernement confié aux plus indignes mains. Rien ne saurait donner un tableau plus exact de l’état du pays pendant cette courte période, et nous mieux initier en même temps à la vie publique et privée de sanie Chanda, que la correspondance diplomatique de l’agent anglais à la cour de Lahore, le major Broadfoot, avec le gouvernement de l’Inde[7]. Les dépêches de cet agent nous introduisent dans le palais, au sein même des intrigues de la cour et au milieu de ses plus secrètes orgies. C’est guidé par le major Broadfoot que nous assisterons aux derniers événemens dont cette partie de l’Inde a été le théâtre, et que nous suivrons aussi, dans sa phase la plus curieuse, la destinée singulière dont nous avons retracé les premières agitations.

On connaît déjà Jowahir et Lal-Sing, l’un le frère, l’autre l’amant de la ranie, et tous deux se disputant le pouvoir. Nous prendrons les dépêches de l’agent anglais au moment où une réconciliation vient d’être opérée entre les deux rivaux.


« La ranie (écrivait le 13 juin 1845 M. Broadfoot) est parvenue à effectuer une réconciliation entre Jowahir et Lal-Sing. Elle leur en a marqué sa satisfaction en leur envoyant à chacun, pour leurs menus plaisirs, une belle esclave, d’un choix qu’elle vient de recevoir de son voisin le raja de Mondi. Telle est la moralité des Sikhs et leur bon goût en ces matières, car vous n’ignorez pas que Lal-Sing est un des amans de la ranie, et le plus favorisé. »


A une cour si bien absorbée par ses propres affaires il restait peu de temps pour les intérêts du pays. Le lendemain même de la réconciliation opérée entre Jowahir et Lal-Sing, le 14 juin, le major Broadfoot écrivait :


« On ne s’est encore pas occupé de nos propositions, qui sont arrivées à Lahore le 11 courant, et qui ont été remises le jour même ; mais Jowahir-Sing et ses mignons, ayant passé toute la nuit précédente en orgies avec la nouvelle esclave et d’autres filles de joie, étaient tous trop ivres pour assister à l’audience, de telle sorte qu’elle n’a pas eu lieu, et leurs secrétaires ont dû se disperser sans pouvoir expédier les affaires publiques. »


Quelles étaient ces propositions que le major Broadfoot était chargé de faire agréer au gouvernement de Lahore ? A en juger d’après les antécédens de la compagnie, bien des gens seraient disposés à croire qu’il s’agissait d’empiétemens projetés sur le territoire et sur l’indépendance du Pendjab ; cette fois, on se tromperait. D’abord ce n’était plus lord Ellenborough, mais sir Henry Hardinge, le représentant d’une politique tout opposée, qui présidait aux affaires de l’Inde. Puis, la compagnie, éclairée par les péripéties de la campagne de l’Afghanistan, par la facilité avec laquelle ses armées avaient parcouru tout l’espace compris entre l’Indus et Hérat sans y trouver les moyens de se fortifier contre les invasions possibles du nord-ouest, était bien loin de désirer une augmentation de territoire qui rapprocherait encore sa frontière de la Russie. Elle comprenait au contraire que de ce côté même était le plus grand danger, et qu’il fallait s’en tenir le plus loin possible. Elle souhaitait donc ardemment le rétablissement dans le Pendjab d’un ordre de choses un peu régulier qui ne la forçât point d’y intervenir, et surtout de s’y installer. Voyant toutefois l’anarchie se prolonger, elle commença à craindre, non sans raison, que la soldatesque, après avoir épuisé les trésors accumulés dans la capitale, ne se jetât sur le reste de l’empire, et, entre autres provinces, ne songeât à mettre au pillage cette partie du domaine privé de Rundjet-Sing qui se trouvait sur la rive gauche du Sutledge. Ce pouvait être une occasion de conflit entre ses sujets et ceux du Khalsa, les limites respectives étant mal définies, et c’était surtout ce conflit qu’elle voulait éviter. Elle avait donc chargé le major Broadfoot de demander d’abord, et d’exiger en cas de nécessité, la réduction de l’armée sikhe à un chiffre proportionné aux besoins et aux ressources du Pendjab ; en second lieu, de solliciter l’abandon au gouvernement anglais du domaine en litige, moyennant certaines compensations, et en offrant le renouvellement de l’alliance offensive et défensive qu’on avait conclue avec Rundjet. En deux mots, il s’agissait de prévenir toute occasion de querelle et d’avoir le Sutledge pour limite bien définie entre les deux états. Ces deux propositions n’avaient rien que de fort juste et de fort modéré, mais elles étaient de nature à éveiller la susceptibilité des Sikhs. Il fallait, pour les faire réussir, non-seulement beaucoup d’adresse de la part du major Broadfoot, mais aussi, de la part du gouvernement de Lahore, une attention aux affaires, un tact et des ménagemens vis-à-vis des troupes dont celui-ci était incapable.

Nous reprenons la correspondance officielle, qui nous fera connaître suffisamment la conduite de cette négociation.


« 18 juin. — Jowahir-Sing et Lal-Sing ont passé les journées du 14 et du 15 en tentatives pour s’assassiner l’un l’autre. C’est Jowahir qui a été l’agresseur, et la cause de son ressentiment est le redoublement de passion de la ranie pour Lal-Sing depuis que celui-ci a failli mourir du choléra.

« 20 juin. — Goulab-Sing, Jowahir-Sing et Lal-Sing sont tous trois à Lahore, fort occupés de divers plans pour s’assassiner réciproquement. Avant-hier, c’étaient les deux premiers, hier les deux seconds, qui se réunissaient contre le troisième, aujourd’hui c’est le premier et le troisième contre le second ; mais c’est très difficile à arranger, parce que chacun voudrait être le seul survivant. Sur ces entrefaites, un des paramours de la reine s’est sauvé ces jours derniers, emportant pour la valeur d’un lac de roupies (250,000 francs) de ses bijoux. Cette anecdote a beaucoup amusé les uns et a fort scandalisé les autres, suivant que les gens étaient disposés à prendre la chose au comique ou au sérieux.

« 8 juillet. — On est assez tranquille à Lahore. Le temps se passe en intrigues amoureuses, et surtout en fêtes et en orgies ; mais notre négociation ne marche pas. »


Dans l’intervalle du 8 juillet au 5 août, le major Broadfoot, ne pouvant obtenir de réponse aux propositions du gouverneur-général, avait dû prendre une attitude menaçante et demander ses passeports. Dorénavant il écrit sur les renseignemens qui lui sont fournis de Lahore par ses vakils ou secrétaires de légation indigènes.


« 5 août. — La situation des partis est changée. Le fait est que l’intelligence de la ranie a baissé sensiblement depuis quelque temps par suite de ses excès. De gaie et de très spirituelle qu’elle était, elle est devenue lourde et stupide. Quelquefois elle est des jours entiers dans un état qui ressemble à l’imbécillité, et bien qu’elle ait des momens lucides, surtout quand elle est stimulée par la boisson, elle ne prend plus que très peu d’intérêt aux affaires publiques. Quand elle s’en occupe, c’est pour se laisser guider dans ses résolutions par ses domestiques et par ce qu’il y a de plus vil parmi ses amans. Jusqu’à présent le petit nombre de gens sages qui restent encore à Lahore, tels que les trois fakirs et Bhai-Ram-Sing, protégeaient le gouvernement contre une dissolution par leur influence sur la ranie ; mais, dans l’état où se trouve aujourd’hui la princesse, cette influence devient presque nulle. Aussi Bhai-Ram-Sing m’a-t-il envoyé prévenir tout récemment de ne conclure aucun arrangement définitif avec le gouvernement actuel, attendu qu’il ne pouvait durer. Il était presque certain que les troupes, à leur retour, après les fêtes du desserah, prendraient la haute main et commenceraient par mettre à mort Jowahir, la ranie et son fils. Son idée est qu’on pourrait fort bien donner la couronne à Peshora-Sing et l’emploi de ministre à Goulab.

« 6 août. — Il n’y a pas eu réception publique à la cour le 1er du mois, dans l’après-midi, comme c’est la coutume. C’est qu’on était en grande délibération à huis-clos sur nos propositions. Le conseil a duré toute la journée. Il va sans dire que tout ce qu’il y a d’un peu respectable à Lahore en a été exclus, même l’ancien ministre Dina-Nath. Voici les personnages qui le composaient : la ranie, Jowahir-Sing, son moundchi (interprète) et trois de ses favoris, gens du plus bas étage, anciens domestiques qu’il a affublés de divers grades à la cour. L’un était jadis palefrenier, l’autre est un ci-devant commissionnaire du palais, et le troisième un fakir, qui mendiait, il y a quelques années, dans les rues de Lahore. Après d’assez longs débats, on tomba d’accord qu’il était indispensable de répondre à la lettre du gouverneur-général ; mais, comme aucune des personnes présentes n’était capable de rédiger la dépêche, on convint de s’adresser pour ce travail à quelqu’un des anciens conseillers d’état qui sont au courant de ces matières.

« 7 août. — Je reçois à l’instant les nouvelles du 2. Jowahir-Sing, le maharaja et Lal-Sing étaient ce jour-là tous ivres, et par conséquent il n’y a pas eu de conseil. Au lieu de s’occuper de notre affaire, ils étaient allés en partie de plaisir au jardin du Shalimar. Ma lettre arrivant le même soir, mon vakil voulut la remettre aussitôt en personne ; mais, quand il se présenta au jardin royal, on lui en refusa l’entrée. Il insista, en faisant dire au ministre que la commission était très pressée et demandait unes réponse immédiate. On lui répondit qu’il était absolument impossible de le recevoir en ce moment, et qu’il devait revenir le lendemain quand on aurait plus de loisir.

« 8 août. — La lettre a été enfin remise. Bien qu’on ne fût pas tout-à-fait rétabli de l’orgie de la veille, elle a cependant produit son effet, c’est-à-dire, dans le premier moment, un morne silence, puis la réponse que voici : On allait en délibérer immédiatement et nous faire connaître sans plus de retard la décision du gouvernement sikh. Ce jour-là, on a peu bu et beaucoup discuté. Je suppose donc que nous saurons effectivement à quoi nous en tenir dans un jour ou deux.

« 9 août. — Le serdar Jowahir-Sing et son entourage, après s’être abstenus tout un jour de leurs libations habituelles, ont saisi le prétexte de la pluie de la veille et de la douceur inespérée de la température pour aller faire une promenade à éléphant. Chacun a emporté sa bouteille d’eau-de-vie, et ils sont revenus tous tellement ivres, qu’il ne pouvait plus être question d’affaires pour la journée. On a donc envoyé chercher des filles publiques. Jowahir-Sing s’est habillée en danseuse et s’est mis à danser avec elles. »

Cependant le secret de ces négociations s’était ébruité ; les propositions du gouvernement de l’Inde n’étaient plus un mystère pour personne, ni pour le peuple, qui y voyait une atteinte portée à l’honneur national, ni pour l’armée, qui comprenait que son existence était menacée. Celle-ci surtout était profondément indignée contre la cour et contre le ministre, qui dans le péril commun ne songeaient qu’à leurs débauches. Comme pour la pousser à bout, elle apprit en ce moment la disparition de Peshora-Sing, un des enfans adoptifs de Rundjet, que Jowahir venait de faire assassiner dans la crainte qu’on n’en fit un concurrent pour son neveu. Alors la tempête éclata, et le gouvernement militaire fut organisé. Il importe, avant de juger ses premiers actes, de bien préciser la situation étrange où cette révolution plaçait le royaume de Lahore. L’armée, constituée en corps délibérant et exécutif, gouvernait seule par l’intermédiaire d’un conseil de chefs choisis dans ses propres rangs. La ranie conservait les sceaux de l’état et devait continuer à signer les ordonnances, que dicterait le conseil. Le Panth, avec une sagesse que n’ont pas tous les réformateurs, voyait dans le vieux drapeau de la royauté un souvenir de gloire et un signe de ralliement qu’il était prudent de conserver.

Pour le moment, il était question de chasser du palais de Rundjet la méprisable cour dont les désordres avaient compromis la sûreté de l’état. On commença par Jowahir, et le ministre, déclaré coupable de haute trahison, fut condamné à mort ; mais il s’était réfugié dans le harem de la reine, et même les plus irrités éprouvaient quelque répugnance à violer le gynécée, cet asile toujours sacré aux yeux des peuples asiatiques. Le 17 septembre, un premier message fut envoyé directement à ranie Chanda. On l’avertissait d’abord, si elle tenait à sa propre vie, de se garder de signer aucun traité avec les Anglais sans la participation du Panth, et puis on lui demandait la remise immédiate de Jowahir, avec menace de mort, en cas de refus, pour tous les membres de la famille royale. Ce fut en vain que la ranie, avec une énergie que le danger et son amour pour son frère avaient réveillée, essaya de tenir tête à l’orage, et qu’en désespoir de cause elle envoya enfin les trois chefs les plus populaires de son parti pour traiter avec l’émeute. Sa résistance, ses prières et même ses offres d’argent échouèrent cette fois contre l’indignation publique. Ses messagers furent arrêtés, jetés en prison, et elle se vit elle-même assiégée dans le palais. Pour toute réponse à ses supplications, on lui signifia de venir avec son frère rendre compte de leur conduite, sous peine de déchéance, non-seulement pour elle-même, mais aussi pour son fils. « Après tout, disait-on, Dhalip-Sing n’avait rien du sang du vieux Rundjet, et bien d’autres princes, un fils de Shere-Sing par exemple, qu’on avait sous la main, avaient tout autant de droits à monter sur le trône. »

Évidemment on était à la veille d’une catastrophe. Le 20 septembre, Fakir-Nour-Oud-Din, l’un des ministres arrêtés par les soldats, fut relâché par eux, promettant de porter de leur part une dernière sommation à la reine pour l’engager à sortir du palais et à se remettre entre leurs mains, sans condition, avec son fils, le jeune maharaja, et son frère Jowahir-Sing. Nour-Oud-Din, qui avait pu apprécier l’état des esprits, conseillait à la reine de céder à l’orage. Jowahir-Sing, au contraire, n’écoutant que sa frayeur, suppliait sa sœur de tenir bon et de se défendre dans le palais, qui, selon la coutume orientale, était fortifié comme une place de guerre. Ranie Chanda, qui dans tous ces dangers semble avoir conservé une étonnante présence d’esprit, sut distinguer parmi ces conseils celui du vrai courage. Elle s’apercevait d’ailleurs que tous ses adhérens et même ses domestiques l’abandonnaient l’un après l’autre. Elle se décida donc, le lendemain 21 septembre, sur l’assurance réitérée qu’elle et son enfant n’avaient rien à craindre et que son frère et elle seraient entendus avant qu’il fût passé outre au jugement qui condamnait celui-ci, à se rendre au milieu des insurgés campés dans la plaine de Mian-Mir, à une demi-lieue de la ville. La ranie comptait beaucoup, vis-à-vis des soldats, sur le charme de ses manières et sur l’influence de sa parole spirituelle et courageuse ; le danger, en l’arrachant à ses débauches, lui avait rendu toutes ses facultés. Elle se mit donc en route vers le soir, couchée dans son palanquin, tandis que le jeune roi et Jowahir-Sing la suivaient sur un éléphant, sans autre escorte que quelques-unes de ses femmes montées sur d’autres éléphans.

Cependant, depuis le matin, les troupes s’impatientaient, et, au moment même où le cortège royal franchissait le pont-levis du château, le grand conseil de guerre venait de donner l’ordre de l’attaque. Déjà même une division s’était ébranlée pour marcher à l’assaut, quand elle rencontra sur son passage la reine et sa suite. Les bataillons insurgés, rebroussant aussitôt chemin, se formèrent en deux colonnes serrées de chaque côté des princes et les conduisirent droit à leurs propres tentes. Arrivés là, ils rompirent les rangs, et les plus irrités se pressèrent en tumulte autour des éléphans. La reine fut d’abord obligée de sortir de son palanquin, et on la conduisit comme une captive dans une simple tente de soldat ; puis on commanda au mahaout de l’éléphant qui portait le jeune souverain du Pendjab de faire agenouiller l’animal. Comme ce fidèle serviteur semblait hésiter, on lui tira dans le côté, pour le faire obéir, un coup de fusil qui ne le tua pas, mais qui le blessa grièvement. Il obéit alors ; l’éléphant s’agenouilla, et un soldat, s’avançant, saisit le jeune prince, l’enleva dans ses bras et alla le déposer près de sa mère. On dit alors au cornac de faire relever l’éléphant. A peine l’animal fut-il debout qu’une première volée presque à bout portant fut déchargée sur Jowahir-Sing, qui n’était point encore descendu de son siège. Aucun coup ne l’ayant atteint, il supplia les soldats de lui laisser la vie, et, tandis qu’ils rechargeaient leurs armes, il leur cria qu’il avait avec lui plusieurs sacs de roupies, des anneaux et des bracelets d’or qu’il se proposait de leur distribuer. Il comptait sur leur avidité ; mais en ce moment l’indignation l’emportait sur tout autre sentiment. Les soldats rouvrirent leur feu, et en quelques instans Jowahir eut cessé de vivre. Deux de ses favoris qui l’accompagnaient furent massacrés avec lui.

Cette triple exécution sembla avoir apaisé la fureur de l’armée. La reine et son fils passèrent la nuit au camp ; le lendemain, on leur permit de retourner au palais et de reprendre possession des appartemens royaux. On relâcha leurs principaux adhérens, et même, avec ce respect pour les morts qui caractérise la race indienne, on ne s’opposa nullement à ce qu’ils rendissent aux victimes de la veille les honneurs dus à leur rang.

Voici comment le major Broadfoot raconte la journée du 22 septembre 1845 qui suivit la mort de Jowahir :


« Ce matin la ranie, qui conserve toujours une grande influence sur les troupes, leur adressa les reproches les plus amers au sujet de la mort de son frère ; elle les menaça de s’empoisonner et d’empoisonner son fils avec elle pour que tout son sang retombât sur leurs têtes. Le Punchayet, c’est-à-dire les cinq chefs composant le gouvernement militaire, désirant la calmer, lui laissèrent la plus grande latitude au sujet des funérailles. Elle en profita aussitôt pour se diriger avec son fils et ses principaux serviteurs vers le lieu où le corps de Jowahir-Sing gisait encore, presque taillé en pièces. Arrivées dans ce lieu, la ranie et ses femmes éclatèrent en sanglots et en lamentations violentes qui touchèrent vivement les émeutiers de la veille, dont une partie était restée campée dans le voisinage et assistait à ce spectacle ; non-seulement ils lui permirent d’enlever le corps, mais ils l’aidèrent à le transporter et se joignirent au cortége. Les restes convenablement ensevelis, après avoir été un instant déposés dans le palais, furent ensuite escortés en toute pompe jusqu’au lieu consacré aux cérémonies funèbres. Ici s’élevait un bûcher où quatre femmes de Jowahir furent brûlées avec son cadavre au milieu d’une foule immense.


Suivons le cortége funèbre : guidés par cette procession pittoresque, nous traverserons dans toute sa longueur une ville qui a eu ses jours de gloire et à laquelle les traités qui vont s’y ratifier rendront un moment de célébrité. Long-temps déchue et abandonnée, Lahore a repris depuis Rundjet-Sing une partie de la splendeur qu’elle devait aux princes mogols qui y avaient établi leur résidence depuis le commencement du XVIe siècle. Elle avait autrefois cinq milles anglais de longueur sur trois de largeur. « On peut suivre partout, dit Burnes, ces dimensions marquées encore par les ruines. Les mosquées et les tombeaux, plus solidement bâtis que les maisons, restent, au milieu des champs cultivés, comme des caravanseraïs dans la campagne. » La cité moderne occupe l’angle occidental de l’ancienne. Elle est ceinte d’une forte muraille en briques, dont la circonférence est d’à peu près une lieue, et d’un fossé qu’on peut remplir avec les eaux du Ravy. On y entre par dix portes, chacune munie d’un ouvrage extérieur demi-circulaire, capable de résister à un coup de main, mais nullement de nature à soutenir un siège régulier.

La population, d’environ quatre-vingt mille ames, est entassée dans des habitations très hautes et dans des rues étroites, sales et puantes, à cause d’un égout qui passe au milieu. La moitié au moins de ces habitations ne mérite guère le nom de maisons : ce sont des huttes de boue de forme cubique, souvent avec un cube plus petit élevé sur l’un des angles du toit qui est toujours une terrasse de terre battue. Dans les bazars, les boutiques des riches marchands sont un peu mieux construites, les matériaux en sont un peu meilleurs ; toutefois rien n’est ajusté d’équerre, et les murailles sont lézardées d’une manière effrayante, avant même que le toit soit posé dessus. La promenade d’un éléphant à travers les rues, à moins qu’il ne soit très docile, suffit pour faire reculer plus d’un mur et pour déterminer la chute des maisons en apparence les plus solides. Celles qui ont trois ou quatre étages ont leurs façades généralement blanchies et couvertes de peintures mythologiques très grossières. Au-dessus de tout cela, la vaste mosquée royale bâtie par Aurengzeb élève encore dans les airs ses quatre minarets ; mais le corps du bâtiment a été converti en un magasin à poudre. C’est probablement cette destination nouvelle qui l’a sauvé du marteau des démolisseurs, car, ici et à Amritsir, l’exercice extérieur du culte musulman est interdit. La religion de Baba-Nanek n’y admet point de rivales.

Des religions, des peuples divers, ont leurs représentans dans la foule qui remplit ces étroits couloirs encaissés entre de hautes murailles. Les musulmans et les Hindous y sont pour le moins aussi communs que les Sikhs. Le Cachemirien et l’Afghan se reconnaissent à leur bonnet de peau d’agneau et à leurs longues manches ouvertes et pendantes. Le sauvage akhali, qui est proprement le fakir de la religion sikhe, et dont la discipline est d’être toujours vêtu de bleu et toujours armé, passe comme un mauvais esprit en jetant autour de lui des regards sinistres. Monté sur une rosse, le front ceint d’un cercle d’acier poli, le fusil à la main, la mèche pendante allumée, il cherche une proie, quelque banquier ou quelque riche seigneur qu’il puisse rançonner, ou qu’il poursuivra d’injures s’il n’en peut rien obtenir. Entre ces groupes, au milieu de ces figures sauvages, un nombre infini de taureaux, mis en liberté par la piété des Sikhs et des Hindous, des ânes, des mulets, des tattous cherchant leur nourriture parmi les immondices de la ville : voilà le spectacle, la confusion et les obstacles qu’offrent à chaque heure du jour les rues de Lahore.

Sur la rive orientale du Ravy s’élève un château royal où résidaient anciennement les empereurs mogols. Ce palais, un des plus beaux et des plus somptueux que l’on connaisse, est renfermé dans la citadelle de la ville. Il est de granit rouge et a été construit par Firok-Shere. Vu de l’autre côté de la rivière, avec ses jardins élevés sur le toit, ce monument offre un aspect vraiment enchanteur ; on le prendrait pour le palais de Sémiramis. Ce toit en terrasse est orné d’un bout à l’autre d’un parterre planté de mille espèces des plus belles fleurs que produit ce pays où règne un printemps éternel. L’intérieur de l’édifice était autrefois orné d’or, de lapis-lazuli, de porphyre. On y voit encore de superbes glaces, des lustres, de moelleux tapis, des châles sur tous les meubles. C’était le palais de Rundjet, c’est celui de ranie Chanda. Le cortège funèbre de Jowahir-Sing part de ce palais pour se rendre au Shah-Dara : on appelle ainsi le magnifique mausolée élevé à une lieue de la ville à l’empereur Djehan-Ghir. Dans cette construction, qui occupe un carré de soixante-six pieds de côté, le marbre et le grès rouge s’unissent avec une agréable symétrie ; de belles mosaïques ornent les murailles et incrustent les larges dalles d’un pavé de granit. Entre ce monument et le tombeau de Nour-Djehan-Begom s’étend un vaste espace qu’on prendrait pour une arène. C’est là qu’on a préparé le bûcher qui doit consumer les restes mortels du frère de ranie Chanda.


« Dans les rues étroites qu’il faut d’abord parcourir avant de déboucher dans la campagne (dit le major Broadfoot), la foule qui se presse sur le passage du cortége est tellement épaisse, que pour un moment elle en arrête la marche et y jette la confusion. Deux compagnies de cipayes, qui figurent dans la procession, profitent de ce désordre pour se ruer sur les pauvres veuves et leur arracher les bijoux et les ornemens dont on les avait parées pour la circonstance et qui devaient être le partage des prêtres sacrificateurs. Or, les sutties, c’est-à-dire les veuves, en montant sur le bûcher, deviennent des êtres sacrés sur lesquels descend, au moment du sacrifice, un rayon de la Divinité. Leurs dernières paroles sont prophétiques. Heureux ceux qui en sont bénis, malheur à ceux qu’elles maudissent ! La ranie, le maharaja, toute la foule pieuse, se prosternent devant elles pour obtenir leur bénédiction. »


Sous l’impression sans doute des traitemens divers qu’elles viennent de recevoir des uns et des autres, les veuves de Jowahir élèvent la voix pour bénir la ranie Chanda et son fils, et pour maudire l’armée sikhe. On leur demande quelles seront les destinées prochaines du Pendjab : elles déclarent qu’avant l’expiration de cette même année le Pendjab aura perdu son indépendance, que la secte religieuse des Sikhs sera vaincue et asservie, que les femmes des soldats du Khalsa pleureront leurs époux, et qu’enfin le pays sera désolé. Quant à la ranie et à son fils, ils auront une longue et heureuse vie, ils continueront à régner sous la protection d’une puissance étrangère. « Ces prophéties, ajoute le major Broadfoot, firent une grande impression sur la multitude superstitieuse, et je ne les rapporte ici que parce qu’elles sont sans doute l’expression de la manière de penser de la cour et de son entourage. »

La mort de Jowahir-Sing eut cependant le bon effet de retirer ranie Chanda de la voie de débauches et d’abrutissement où elle était entrée. Avec une force d’esprit dont beaucoup d’hommes ne sont point capables, elle renonça en même temps à l’intempérance, aux liqueurs fortes et à l’oisiveté, pour se remettre sérieusement aux affaires. On la retrouva énergique, active dans les audiences comme dans le conseil des chefs. Enfin elle n’eut plus d’autre amant que Lal-Sing, et, ce qui est peut-être une preuve plus remarquable de son bon jugement, elle ne songea point à le nommer ministre. Elle eût préféré partager le pouvoir avec Goulab-Sing, et fit même à celui-ci quelques avances ; mais ce chef, qui méprisait et détestait toute la cour, ne trouvait point dans le vizirat, à moins d’un pouvoir presque absolu, un appât suffisant pour accepter le rapprochement proposé. La ranie se décida donc à laisser l’autorité aux mains du Punchayet, qui serait peut-être parvenu à rétablir la tranquillité, si précisément à cette époque les mouvemens des Anglais sur la frontière n’étaient venus compliquer ses embarras en entretenant l’effervescence du peuple et de l’armée.

Depuis quelque temps, les courriers, les caravanes qui passaient la frontière, ne parlaient que de corps d’armée qui se réunissaient à Ambala, à Firozepour, à Loudianah. Un pont de bateaux préparé sur le Sutledge, diverses autres mesures significatives, faisaient regarder une invasion comme imminente. Quel qu’en fût le motif, l’esprit de conquête ou des prétentions de police internationale, les Sikhs n’étaient pas gens à l’attendre patiemment, et ils voulaient la prévenir en attaquant résolument le camp anglais. C’est en vain que le conseil des chefs s’efforce de contenir la multitude agitée et de lui persuader de ne donner aucun prétexte à l’ennemi en continuant à respecter son territoire : elle n’écoute rien et se précipite en tumulte sous les murs du palais, demandant à grands cris la reine. Celle-ci, sans s’émouvoir, admit aussitôt les meneurs dans la salle d’audience, et, contrairement à la coutume du pays, se présenta devant eux le visage découvert. — Que me voulez-vous ? leur dit-elle brusquement.

— Donnez-nous un vizir pour nous commander, et des munitions de guerre pour que nous marchions contre les ennemis du Khalsa, s’écrient cent voix de toutes parts.

— Et qui voudra être vizir, répond la ranie, quand vous avez massacré successivement tous ceux que je vous ai donnés ? Qu’avez-vous fait d’Hira-Sing et de Jowahir-Sing, et que feriez-vous demain de Lal-Sing, si je le nommais ? Obéissez au Panth, puisque vous l’avez nommé. Quant à des munitions, je ne vous en donnerai pas, parce que le premier usage que vous en feriez serait d’aller à Firozepore pour piller et vous y faire battre, et puis pour nous attirer les Anglais sur les bras. Si vous êtes fatigués de moi, reprenez le pouvoir, je n’y tiens pas. Donnez-moi seulement un jaghir (une pension) pour moi et pour mon fils, et laissez-nous partir en paix.

Les bataillons irrésolus se retirèrent cette fois, mais pour revenir souvent à la charge, et réitérer toujours plus vivement leur demande. Le Punchayet, de son côté, ne voyait point les préparatifs de plus en plus hostiles qui se faisaient de l’autre côté du Sutledge sans une vive jalousie et sans être fortement tenté de se donner les avantages d’une surprise. Toutefois telle était sa répugnance à engager les hostilités, que sir Henry Hardinge et le major Broadfoot lui-même, qui observait de plus près les événemens, ne crurent point, jusqu’au dernier moment, qu’il se déciderait à prendre l’initiative. Le gouverneur-général était même assez embarrassé d’une telle situation, car il n’aurait pu, si l’Angleterre était forcée d’agir la première, rejeter tous les torts du côté des Sikhs. Dans sa dépêche du 24 octobre dernier, sir Henry Hardinge déclare encore à la cour des directeurs que c’est toujours son opinion qu’il n’y aura point d’hostilités entre lui et le Khalsa dans le cours de l’année 1845. Il n’en continuait pas moins à rassembler une armée formidable, que l’on croyait généralement hors de proportion avec les difficultés qu’elle pouvait avoir à surmonter. Le major Broadfoot s’était complètement trompé sur le chiffre de l’armée sikhe, éparpillée aux environs de Lahore. Il l’estimait à quinze mille hommes tout au plus. Il n’avait rien vu de son artillerie, et la croyait fort médiocre. Enfin il méprisait souverainement son infanterie et sa cavalerie tant régulière qu’irrégulière, qualifiant l’une et l’autre, sans distinction d’armes, de rabble, c’est-à-dire de racaille. Il y avait dans cette appréciation autant d’erreurs que de préjugés.

En effet, outre les hommes présens dans les cadres, dont le major n’avait vu qu’une partie, il y en avait vingt-quatre mille en congé temporaire. Le Punchayet tenait caché à Amritsir un superbe parc d’artillerie. Enfin les Sikhs étaient tellement braves, que Rundjet-Sing, qui les connaissait, se gardait bien de laisser jamais des cartouches à ses soldats hors les jours de bataille ou d’exercice, et qu’il leur retirait même la pierre de leurs fusils. « On n’entendrait sans cela, disait-il, qu’une fusillade continuelle d’hommes ou de corps se battant les uns contre les autres. » Il comparait ses soldats à ces léopards chasseurs qu’on mène à la chasse dans une cage de fer, et qu’on ne lâche qu’en présence du gibier.

Ce fut seulement le 18 novembre que le major Broadfoot commença à ouvrir les yeux, non point sur l’étendue du péril, mais sur l’irruption probable et prochaine de l’armée sikhe sur la rive gauche du Sutledge. Il se hâta d’en donner avis au commandant en chef et au gouverneur-général ; mais sir Henry Hardinge, toujours sous l’influence des dépêches précédentes du chargé d’affaires, ne voulut point y croire, et n’en persista pas moins dans sa première opinion que la paix ne serait point troublée, ou que l’armée anglaise commencerait les hostilités. Le 4 décembre, il écrivait encore dans ce sens à la cour des directeurs. Pourtant le 8 décembre l’armée sikhe arrivait sur les bords du Sutledge, et le 11 elle passait le Rubicon.

Tout le monde a lu, et il est inutile de recommencer ici, le récit des batailles de Moudki, de Ferozshah et de Sobraon. On a admiré la ténacité des vainqueurs, l’héroïsme des vaincus. Cinq combats successifs livrés avec une audace, une opiniâtreté sans égale, avec un instinct de l’art de la guerre qu’on n’aurait jamais attendu de pauvres Hindous, et que les Sikhs devaient sans doute en partie aux leçons de nos braves généraux, ont dévoré la moitié d’une armée de soixante-dix mille hommes. L’ardent fanatisme des akhalis est venu se briser contre le mur d’airain des baïonnettes anglaises ; mais les guerriers sikhs ont non-seulement conquis une belle place dans l’histoire en balançant un moment la fortune de la compagnie, ils ont gagné ce que nul peuple indien n’avait obtenu avant eux, la conservation de leur nationalité, et, jusqu’à un certain point, de leur indépendance.

Quant aux Anglais, on peut s’étonner à bon droit de la réserve qu’ils ont montrée après la victoire. Les conditions qu’ils ont imposées après des luttes si meurtrières sont à très peu de chose près les mêmes que celles qu’ils offraient avant la guerre. C’est encore : 1° la réduction de l’armée sikhe à un chiffre proportionné aux besoins et aux ressources du Pendjab ; 2° la cession définitive du territoire sur la rive gauche du Sutledge. Les seules clauses nouvelles sont une indemnité de 40 millions qui ne couvrira nullement les frais de la guerre, et l’annexion au domaine de la compagnie du triangle compris entre le Sutledge et le Bias, petit territoire qui n’est qu’un point dans l’espace en comparaison des vastes possessions laissées au Khalsa. En revanche, le trône de Rundjet reste debout, et on lui a donné pour appui Goulab-Sing, l’homme le mieux fait pour le soutenir, et peut-être pour l’occuper ; un soldat accompli, confirmé par le choix même du gouvernement de l’Inde dans une dictature qui doit se prolonger toute sa vie ; un chef puissant par ses propres relations, profondément rusé, d’une immense énergie, patriote avant tout, et peu bienveillant jusqu’à ce jour pour l’étranger ; un homme enfin qu’on a trop loué pour une neutralité fort douteuse, et qui ne fera le sacrifice de l’indépendance nationale qu’avec sa vie.

Pour s’expliquer la conduite des Anglais, il faut se demander avant tout à quel prix ils auraient pu continuer la guerre, et si même, avec la certitude de la victoire, il eût été prudent de la prolonger. Sir Henry Hardinge aurait sans doute obtenu d’autres conditions de la ranie ou même du Punchayet ; il ne les aurait pas obtenues de Goulab-Sing. Après le désastre de l’armée sikhe, le gouverneur-général pouvait s’emparer presque sans coup férir de Lahore, d’Amritsir, et de toute la plaine. Cependant les chaleurs seraient survenues, et les Européens, l’élite de l’armée anglo-indienne, auraient succombé pour la plupart avant d’avoir pu faire sentir leur force aux populations de la montagne. Telle est ensuite l’humeur indomptable des Sikhs, qu’après un premier instant d’abattement, tout homme en état de porter les armes serait accouru sous les drapeaux de Goulab, et la guerre se serait prolongée jusqu’à l’extermination des sectateurs de Nanek. La discipline européenne aurait-elle fini par triompher ? Sans doute ; mais il aurait fallu conquérir le Pendjab pied à pied, province par province, et quand enfin la domination anglaise aurait été établie, quand on n’aurait eu plus rien à craindre d’un pays dépeuplé, on se serait trouvé en présence de nouveaux dangers et de nouveaux adversaires. Ces adversaires, bien autrement redoutables que les Sikhs, est-il besoin de les nommer ? Chacun nous comprend. La Russie poursuit sa marche, silencieuse, patiente, infatigable. La Gazette d’Augsbourg, dans un de ses derniers numéros, nous apprend (et toutes les correspondances de Téhéran confirment cette nouvelle) que les Russes construisent en ce moment des ports, des chantiers, des arsenaux, sur les rives méridionales de la mer Caspienne, à Asterabad et à Engeli, des caravanseraïs fortifiés d’étape en étape, d’Hérat à Asterabad, et d’Asterabad à Téhéran. On ne rencontre sur ces deux routes que des Cosaques qu’à leur insolence on prendrait pour les maîtres du pays. Comning events cast their shadows before, dit un proverbe anglais. Voilà des symptômes qui annoncent d’où viendra la tempête. Il est de l’intérêt de l’Angleterre de lui laisser le plus d’espace possible, pour que la trombe ait le temps de s’épuiser avant d’atteindre sa frontière. Voilà pourquoi elle ne prendra pas le Pendjab, voilà le secret de la modération de sir Henry Hardinge.

Il n a pas tenu cependant à la ranie que le gouverneur-général ne fût, pour ainsi dire, conquérant malgré lui. Nous la retrouvons dans cette dernière guerre telle qu’elle nous est toujours apparue, sacrifiant à ses intérêts privés les destines de son pays. Dans les derniers jours de novembre 1845, voyant qu’elle ne pouvait plus retenir les troupes, elle avait enfin consenti à leur départ. Il est assez difficile de décider (et sir Robert Peel en est convenu lui-même à la chambre des communes) si elle souhaitait le succès ou la destruction de son armée. La ranie avait fait preuve de bonne volonté vis-à-vis des Anglais en retardant l’attaque de leur frontière jusqu’au moment où leurs principales forces étaient rassemblées. Elle pouvait donc compter sur leur clémence pour elle comme pour son fils, et même sur leur bon vouloir pour la réintégrer dans un pouvoir non moins nominal sans doute que celui qu’elle avait possédé en dernier lieu, mais plus sûr, et entouré, sous leur haute protection, des mêmes jouissances. L’arrivée de Goulab-Sing à Lahore le 27 janvier 1846 troubla ces beaux rêves. Ce chef, imbu des idées de Rundjet et continuateur de sa politique, avait tout de suite compris la folie de l’invasion projetée sur le territoire anglais ; malgré la belle attitude de l’armée à Moudki et à Ferozshah, il ne s’abusait nullement sur le résultat de la lutte, qui ne pouvait être que fatale aux troupes du Khalsa. Dans la prévision d’un désastre inévitable, il résolut avant tout de sauver l’indépendance nationale, que la ranie était prête à sacrifier. Il voulut en même temps, s’il était possible, substituer son parti à celui de la cour dans les avantages qu’il y aurait à recueillir d’une réconciliation avec les Anglais. Tout en amenant à la capitale un renfort de douze mille montagnards et en établissant avec leur aide une espèce de neutralité armée, il commença par blâmer hautement l’attaque imprudente qui avait reçu l’autorisation de la reine, et par annoncer l’intention d’ouvrir immédiatement des négociations pour obtenir la paix à des conditions honorables pour le pays. La ranie, avec sa perspicacité ordinaire, comprit aussitôt que Goulab voulait faire la paix exclusivement à son profit, et, selon son usage, elle pensa d’abord à se débarrasser de la concurrence par un assassinat. Comme Goulab était campé en dehors de la ville, elle l’invita à venir occuper à Lahore le palais qui avait autrefois appartenu à son frère Dhyan-Sing. Elle y avait aposté quelques sicaires. Le vieux chef était trop rusé pour donner dans le piège : non-seulement il refusa l’offre de la ranie, mais il la fit avertir de se garder à l’avenir de mauvaises pensées du genre de celle qu’elle venait d’avoir, attendu qu’il avait sous la main un fils de Shere-Sing, qu’il était prêt à placer sur le trône comme successeur de Dhalip.

Deux jours après cette aventure arriva à Lahore, le 31 janvier, la nouvelle de la bataille d’Allywal, échec épouvantable pour l’armée sikhe. La reine vit que la guerre tirait à sa fin, et qu’en prolongeant la lutte avec Goulab, elle se perdrait complètement aux yeux des Anglais, puisqu’il s’était posé tout d’abord comme le partisan de leur alliance. Elle s’empressa donc de lui abandonner tous ses pouvoirs, et le nomma sans plus tarder vizir ou premier ministre du royaume. A partir de ce moment, Goulab-Sing agit en diplomate consommé. Quatre officiers anglais avaient été faits prisonniers, le 11 janvier, au combat de Badhowal. Goulab les envoie chercher en toute pompe, montés sur des éléphans, avec une escorte d’honneur ; puis, après leur avoir fait rendre tous leurs bagages et les avoir comblés de politesses, il les renvoie ainsi sans rançon au gouverneur-général. — Exigeant ensuite du Punchayet un engagement écrit de soumission passive et immédiate à tout arrangement qu’il pourra conclure avec le gouvernement de l’Inde, il fait demander à celui-ci la paix et le pardon. Ses messagers arrivent au camp de sir Henry Hardinge le 6 février, et dès ce moment la guerre semblait devoir être terminée ; mais, malgré l’effusion de sang qui peut en résulter, le gouverneur de l’Inde anglaise tient à donner le coup de grace à l’armée sikhe. Il ne veut rien entendre qui il ne l’ait complètement battue et humiliée. Il ne faut voir toutefois dans cette persistance ni hostilité ni défiance pour Goulab-Sing ; au contraire, l’intention du gouverneur-général est de lui rendre service. Il faut qu’il augmente et qu’il consolide l’autorité de ce chef en achevant la destruction d’un parti où celui-ci ne compte que des rivaux. A peine, en effet, a-t-il gagné la victoire de Sobraon, que sir Henry Hardinge se montre plein de bienveillance pour Goulab et de modération vis-à-vis du gouvernement dont il est le vizir plénipotentiaire. Les envoyés sikhs sont accueillis avec honneur ; le jour et le lieu sont désignés pour une entrevue entre les représentans des deux nations, et le 17 février Goulab-Sing est enfin reçu à Kussour, dans le camp anglais, plutôt comme un ancien ami que comme le mandataire d’une puissance qui a un pardon à implorer.

Dans un rapport adressé au comité secret de la cour des directeurs, sir Henry Hardinge a raconté cette entrevue ; il a fait connaître les négociations qui ont terminé la guerre et amené le traité dont nous avons indiqué les bases. Après avoir vu ses conditions acceptées par Goulab-Sing, le gouverneur-général s’est dirigé vers Lahore. A Lulleana, sur la route de cette capitale, il a reçu le jeune maharaja, accompagné de Goulab-Sing et des principaux chefs sikhs, parmi lesquels on remarquait, comme de coutume, Dina-Nath, Bhai-Ram-Sing et Fakir-Nour-Oud-Din. C’est avec lui qu’il s’est rendu à Lahore. Dans toutes ces entrevues a régné l’esprit le plus amical. « Les débris de l’armée sikhe, dit sir Henry Hardinge en terminant son rapport, après s’être retirés de Sobraon, se sont campés à Racham, à dix-huit milles est de Lahore. On évalue leur nombre de quatorze à vingt mille hommes, infanterie et cavalerie, avec trente-cinq canons. Le raja Goulab-Sing leur avait ordonné positivement de ne faire aucun mouvement. Les habitans de Lahore et d’Amritsir sont très effrayés de l’approche de notre armée sur la capitale ; ils craignent que ces villes ne soient pillées par les troupes. Peu après notre arrivée à Kanha-Cuchva, à seize milles environ de Lahore, nous entendîmes le bruit du canon pendant près d’une heure ; on a su que c’était une salve de sept coups de chaque canon sur les murs de Lahore, en l’honneur du résultat de l’entrevue du maharaja avec moi, et que c’était en signe de joie de la perspective du rétablissement des relations amicales. »

L’ère d’agitations qu’avait ouverte pour le royaume de Lahore la mort de Rundjet-Sing peut donc être regardée aujourd’hui comme terminée. Les négociations de Kussour ont arrêté les nouvelles relations du Pendjab avec l’Inde anglaise. C’est l’ancien compagnon d’armes de Rundjet qui va gouverner seul l’héritage de l’enfant Dhalip-Sing. Goulab sera surveillé, mais non point asservi ; dans son administration par le chargé d’affaires britannique à la cour de Lahore. Quant à la ranie, autant qu’il nous est possible de lire dans l’avenir, nous croyons avoir raconté ici de son existence tout ce que l’histoire voudra en connaître. Désormais son rôle politique est terminé. La ranie n’en sera que plus heureuse, vivant à la cour avec tous les avantages et sans les soucis du pouvoir. Elle épousera peut-être Lal-Sing, et cette vie, agitée au début par le crime et les passions, s’éteindra probablement au déclin dans le calme et dans l’oubli.


LE Cte ÉDOUARD DE WARREN.

  1. Voyez le grand ouvrage de Jacquemont.
  2. C’était effectivement la manière de voir des Anglais avant l’expédition de l’Afghanistan. Elle s’est bien modifiée depuis.
  3. Le célèbre Burnes amenait alors de Bombay des chevaux normands que le bureau de contrôle envoyait en présent à Rundjet. Ces cadeaux n’étaient que le prétexte et le passeport de son expédition, dont le véritable but était de remonter le cours de l’Indus, du Sutledge et du Ravy, en étudiant les ressources que ces rivières pouvaient offrir à la navigation et au commerce anglais, ainsi que les moyens de défense des divers états placés sur leurs bords.
  4. On désigne ainsi Goulab-Sing, ses fils et ses neveux, frères d’Hira-Sing, maîtres de la montagne, chefs d’une secte religieuse qui diffère de celle de la cour et qu’un schisme sépare de celle des Sikhs.
  5. C’est ainsi qu’on nomme la confédération sikhe.
  6. Nous-même, dans notre Inde anglaise, sur des données alors incomplètes, nous avions fait un portrait de ce chef tout différent de celui que nous traçons ici.
  7. Extraite des dépêches soumises au parlement d’Angleterre par sir Robert Peel en mars 1846.