Racine et Shakespeare (édition Martineau, 1928)/Appendice III/Préface

Texte établi par Henri MartineauLe Divan (p. 267-271).
Appendice III — Du romanticisme dans les Beaux-arts.

III

DU ROMANTICISME
DANS
LES BEAUX-ARTS[1]


PRÉFACE
La situation littéraire en Italie en 1819.
21 février 1819.


En 1819, nous ne donnons pas assez d’attention en Italie à un phénomène des plus heureux pour notre littérature et pour nos arts. C’est que nous sommes la seule nation qui ait de l’attention au service de la littérature.

En France, on ne parle que de constitution et de lois organiques, d’ultras et d’indépendants.

En Angleterre, il faut bien comprendre, le cas des ouvriers de Manchester, dont la révolte a rempli tous les journaux pendant l’été de 1818.

Ces pauvres gens, qui sont quarante mille, gagnent 4 shillings par jour (4 fr. 80 c.). C’est tout ce que leurs maîtres peuvent leur donner. S’ils leur donnaient 4 shillings et demi, les produits des manufactures anglaises apportés sur le continent, seraient plus chers que les produits des manufactures du continent. Maintenant grâce aux impôts qui ont été mis depuis 1792 pour humilier la France, un ouvrier anglais travaillant 14 heures par jour ne peut pas vivre avec 4 shillings. C’est ce qui fait que sur dix hommes qu’on rencontre dans la rue à Londres ou à Bristol, un au moins reçoit l’aumône de sa paroisse[2]. Croit-on qu’un pays rongé par un tel malheur ait du temps à donner à la littérature ou aux arts ? Il est bien moins près du bonheur que la France qu’il a combattue avec un succès apparent. Il est bien moins heureux que l’Italie où l’on a le temps de rire et d’aller applaudir Rossini.

Remarquez que les trois quarts des hommes distingués en tout genre sortent de la classe pauvre qui, en Angleterre, n’a ni le loisir de lire, ni l’argent nécessaire pour acheter des livres.

Supposons qu’il naisse un génie hardi en Angleterre. Au lieu de chercher à devenir un Shakspeare, il deviendra, s’il peut, un lord Erskine, ou mourra sur la route.

Supposons qu’un Voltaire naisse à Paris. Au lieu de publier la tragédie d’Œdipe et d’attaquer M. de La Motte, il cherchera à connaître M. Benjamin Constant et ensuite écrira dans le Conservateur ou dans la Minerve.

Savez-vous ce qu’on fait dans l’Amérique méridionale ? On y ampute les jambes aux malheureux blessés avec des lames de sabre[3]. Voila où en sont les arts utiles.

Dans l’Amérique du Nord, on songe à faire de l’argent et non pas à se procurer les douces jouissances des arts et de la littérature. Les premiers hommes du pays blasphèment les arts. Voyez cet Anglais si judicieux, Morris Birkbeck, parlant des chapiteaux de marbre que le gouvernement américain a fait venir de Rome pour les colonnes du Capitole de Washington.

Voyez la discussion sur l’achat de la bibliothèque que l’illustre Jefferson offrait au public.

Trouve-t-on dans toute cette Amérique, si prospérante et si riche, une seule copie en marbre de l’Apollon du Belvédère ?

Les grands génies en Amérique tournent directement à l’utile. Voilà le caractère de la nation. Ils se font Washington ou Franklin et non pas Alfieri ou Canova.

L’attention est partout pour les discussions d’utilité et de politique et l’habitude de ces discussions rend impropre aux arts. Nous seuls, nous avons encore l’âme accessible aux douces sensations des arts et de la littérature.

Je n’hésite pas à le dire : dans l’état où en sont les choses en 1819, le véritable siège de la littérature, c’est le pays qui trois fois déjà a civilisé le monde :

1o Aux temps de l’antique Étrurie.

2o Sous Auguste.

3o Par le siècle de Léon X.

Pour prendre la place que la force des choses nous indique, sachons être d’opinions différentes, sans devenir ennemis ; laissons les basses injures à la canaille et méritons une sage liberté.

Un bon livre publié à Milan ferait événement ; à Paris, il serait étouffé par un pamphlet sur la conspiration de Lyon et le gal Canuel, et à Londres, par la discussion de la loi pour l’émancipation des catholiques.

Allez publier aujourd’hui à Munich une belle tragédie, et vous verrez l’effet qu’elle produira.

C’est pour cela que la question du romanticisme qui intéresse encore plus la France que l’Italie (car nos deux plus grands poètes, le Dante et l’Arioste, sont archi-romantiques), que la question du romanticisme, dis-je, s’agite dans ce moment à Milan et non à Paris. Nous avons même vu par la conversation du bal masqué que ce mot romanticisme est arrivé jusqu’aux classes de la société qui ne comprennent rien à la littérature.

Prions Dieu que quelque homme de talent prenne ici la défense du classicisme, publie une bonne réfutation des deux opuscules de M. Ermès Visconti et force ainsi les romantiques à faire usage de tout leur esprit et à ne laisser aucune erreur dans leur théorie.


Raisonnements littéraires à la mode en 1819.

Cet homme n’est pas de mon avis, donc c’est un sot ; il critique mon livre, donc il est mon ennemi ; il est mon ennemi, donc c’est un scélérat, un voleur, un assassin, un âne, un faussaire, un mascalzone, un vile, etc., etc., etc., etc., etc.

  1. Ce chapitre se trouve disséminé dans les manuscrits de Grenoble dans le dossier R.5896, volume II, et dans la Correspondance recueillie par Romain Colomb. M. Pierre Martino, le premier, montra la liaison de ces différents morceaux et les donna en Appendice de son indispensable édition de Racine et Shakspeare à la Librairie Champion. Il les avait auparavant fait connaître dans la Revue de littérature Comparée, octobre-décembre 1922. N. D. L. É.
  2. Voir le singulier ouvrage intitulé : Vie de l’évêque Watson écrite par lui-même. C’est là que l’on voit réellement ce que c’est que l’aristocratie anglaise. Voir aussi les discours prononcés en 1818 à la Chambre des Communes sur la question des pauvres.
  3. Monthly Revlew, par sir Richard Philips.