Régnier - La Canne de jaspe, 1897/Au lecteur

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AU LECTEUR


Je ne sais pourquoi mon livre ne te plairait pas.

Un roman ou un conte peut n’être qu’une fiction agréable. S’il présente un sens inattendu au delà de ce qu’il semble signifier, il faut jouir de ce surcroît à demi intentionnel sans y exiger trop de suite et en le considérant comme né fortuitement des concordances mystérieuses qu’il y a, malgré tout, entre toutes choses.

C’est ainsi qu’il faudrait prendre les histoires qui composent le Trèfle noir ou les Contes à soi-même et goûter les historiettes de Monsieur d’Amercœur. Les aventures baroques ou singulières où il figure le représentent assez bien, à mi-corps en son demi-secret, et si les événements qu’elles rapportent ne réussissent pas à te distraire, sans doute ne resteras-tu pas insensible aux charmes de la tendre Hertulie et ne rebuteras-tu point le discours du vieil Hermocrate ; mais après tout, quand bien même le sixième mariage de Barbe-Bleue ou le Chevalier qui dormit dans la neige ne te divertiraient que médiocrement, encore pourrais-tu, au moins, aimer les paysages que hantent ces ombres furtives et graves, les maisons qu’elles habitent, les objets que soupèsent leurs mains ténébreuses.

Il y a là des épées et des miroirs, des bijoux, des robes, des coupes de cristal et des lampes, avec, parfois, au dehors, le murmure de la mer ou le souffle des forêts. Écoute aussi chanter les fontaines. Elles sont intermittentes ou continues ; les jardins qu’elles animent sont symétriques. La statue y est de marbre ou de bronze ; l’if taillé. L’amère odeur du buis y parfume le silence, la rose y fleurit au cyprès. L’amour et la mort s’y baisent à la bouche. Les eaux y reflètent les ombrages. Fais le tour des bassins. Parcours le labyrinthe, fréquente le bosquet et lis mon livre, page à page, comme si, du bout de ta haute canne de jaspe, Promeneur solitaire, tu retournais, sur le sable sec de l’allée, un scarabée, un caillou ou des feuilles mortes.


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