Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau

Réflexions sur les Confessions de J. J. Rousseau
ſur le caractère & le génie de cet écrivain, ſur les cauſes & l’étendue de ſon influence ſur l’opinion publique ; enfin ſur quelques principes de ſes ouvrages, inſérées dans le Journal encyclopédique de l’année 1783
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RÉFLEXIONS
SUR LES
CONFESSIONS
DE
J. J. Rouſſeau ;
ſur le caractère & le génie de cet écrivain, ſur les cauſes & l’étendue de ſon influence ſur l’opinion publique ; enfin ſur quelques principes de ſes ouvrages, inſérées dans le Journal encyclopédique de l’année 1783.[1]

Tous les papiers publics ont déjà parlé des derniers écrits de Rouſſeau. [2] Votre Journal ſur-tout, Meſſieurs, en a rendu un compte ſévère, il eſt vrai, mais judicieux & juſte : cependant oſerai-je vous le dire ? Il m’a paru qu’on n’avoit point encore inſiſté ſur l’abus des perſonnalités, ſi craint dans ces ouvrages, & ſi dangereux pour la ſociété. Cet exemple, donné par un homme tel que Rouſſeau, autoriſé par d’autres hommes d’un mérite reconnu, tels que ſes éditeurs, eſt ſans doute d’une grande conſéquence : quand les mœurs publiques ſont bonnes, les fautes mêmes des mal-honnêtes gens profitent à la vertu ; mais quand les mœurs publiques ſont mauvaiſes, les fautes des honnêtes gens profitent merveilleuſement au vice.

Une réclamation contre l’abus des perſonnalités eſt donc une tâche qui s’offre maintenant à remplir pour le bien public. Il n’y a pas un moment à perdre ; le tems d’oublier les derniers écrits & ſur-tout les Confeſſions de Rouſſeau n’eſt pas encore venu ; mais celui de les cenſurer va paſſer. J’eſtime trop le repos, & connois trop mes forces, pour m’être chargé d’un tel fardeau, ſi des circonſtances particulières ne m’y avoient en quelque ſorte obligé.

Peu de tems avant la publication des Confeſſions & des Promenades de Rouſſeau, je voyageois en Suiſſe, non loin des lieux où ſe faiſoit cette dernière édition ; j’appris par hazard que dans ces écrits poſthumes, une anecdote odieuſe compromettoit l’honneur de M. Bovier, Avocat au Parlement de Grenoble ; je le connoiſſois perſonnellement, & même c’étoit à lui que je devois l’avantage d’avoir connu Rouſſeau. J’avois vu naître, pour ainſi dire, les ſoupçons & l’injuſtice du citoyen de Genève pour ſon hôte de Grenoble. Je fis alors ce que tout autre eût fait à ma place : je priai l’homme eſtimable de qui je tenois cet avis, d’engager MM. les éditeurs à ſupprimer cette injuſtice honteuſe : il me promit d’écrire & d’agir, & je ſuis aſſuré qu’il l’a fait. Cependant l’anecdote n’a point été ſupprimée ; je ne puis penſer que MM. les éditeurs aient réprouvé notre prière ; mais ſans doute la correction n’étoit plus poſſible ; & ceci eſt une fatalité de l’art de l’imprimerie : quand une fois la preſſe a incorporé l’erreur au papier, envain on verſeroit des larmes de ſang pour l’effacer ; ſi vous l’anéantiſſez dans un exemplaire, elle va revivre en deux mille autres. Elle eſt éternelle, ou ne meurt plus qu’avec l’ouvrage entier.

Je n’ai point l’honneur de connoître les éditeurs de Rouſſeau ; mais j’ai vécu dans leur patrie, & je ſais qu’ils n’y ſont pas moins honorés par leur caractère que par leurs talens ; je ſais qu’avec des hommes de cette trempe l’intérêt de la juſtice l’emporteroit ſur celui de leurs propres ouvrages ; & vouloir épurer ceux de Rouſſeau, c’eſt m’aſſocier à leur travail. Je crus donc les entendre me preſſer eux-mêmes d’effacer, autant que je le pourrois, une anecdote diffamante ; & pour cela, je ne voulois d’abord que raconter ingénument ce qui s’étoit paſſé ſous mes yeux entre Rouſſeau & M. Bovier. Malheureuſement cette anecdote n’eſt pas la ſeule répréhenſible dans ſes écrits : j’en trouvai d’autres qui bleſſoient, effleuroient ou menaçoient des perſonnes que j’honore ; enfin je vis ces derniers écrits comme un champ de bataille couvert de bleſſés. La deviſe des premiers ouvrages de Rouſſeau ſeroit ces quatre mots : Tout le monde ſe trompe, & la deviſe des derniers ſeroit ceux-ci : tout te monde m’a trompé.

A la vue de tant de perſonnalités imprimées, je n’ai pu me défendre de quelques réflexions ſur cet étrange abus de l’imprimerie. Ceci m’a conduit à réfléchir auſſi ſur le caractère & le génie de Rouſſeau ; j’ai enſuite cherché les cauſes & l’étendue de ſon influence ſur l’opinion publique ; enfin j’ai diſcuté quelques principes de ſes ouvrages. Ce que je vois de plus clair pour l’utilité publique dans ce travail, c’eſt l’apologie d’un honnête homme offenſé, & quelques réclamations contre l’abus des perſonnalités.

Mon intention ici eſt de dire pluſieurs choſes que je crois utiles & vraies ; mais ſur-tout je ne veux, du moins par ma faute, offenſer perſonne : je dis par ma faute, car dans un ſujet tel que celui que je traite, il eſt impoſſible de ne pas bleſſer quelques hommes ſans le vouloir & ſans aucune injuſtice.

En général, toute cenſure eſt odieuſe. Si elle tombe ſur un homme vulgaire, elle paroît orgueil ; ſi elle attaque un homme ſupérieur, elle paroît envie ; ſi cet homme ſupérieur eſt mort, on la traite de lâcheté ; mais s’il eſt mort, non-ſeulement célèbre, mais encore chef de parti, alors le cenſeur, quel qu’il ſoit, a tout à craindre ; & c’eſt là préciſément la condition de quiconque parlera librement de Rouſſeau. A peine un petit nombre ſait l’admirer avec les reſtrictions convenables, même aux plus grands hommes, La foule ſemble avoir juré de croire chez Rouſſeau même l’erreur, & d’y admirer même l’inſulte. Aux yeux de ces esprits paſſionnés, je ne dirai rien qui ne paroiſſe un outrage ; cependant je les prie d’avance de conſidérer que cette critique eſt écrite à 200 lieues de la capitale, dans une retraite profonde, auſſi éloignée des cabales que de la gloire qui les excite. J’ajoute que j’ai connu perſonnellement Rouſſeau aſſez pour ſavoir combien d’autres avoîent à s’en plaindre, mais trop peu pour avoir à m’en plaindre moi-même. Dirai-je encore que je ſais lire avec transport les ouvrages de cet homme de génie ? Que ſerviront ces preuves d’impartialité auprès de ceux dont j’oſerai toucher l’idole ?

Les ouvrages dont il s’agit d’abord, ſont les Confeſſions de Rouſſeau, ſes Promenades & ſes Lettres. On trouve dans ces écrits, comme dans tous ceux de Rouſſeau, une foule de choſes admirables, & quelques-unes d’utiles ; mais on y trouve auſſi pluſieurs perſonnalités vraiment nuiſibles ; & c’étoit ſans contredit aſſez pour ſupprimer ces dernières productions, du moins en grande partie. Que ſi l’on répond que ces perſonnalités ſont l’ouvrage même, & que, dans ce cas, ſupprimer une partie, c’eſt anéantir le tout, j’oſe répliquer que tout honnête homme eût accepté ſans balancer ce dernier parti, ces ouvrages fuſſent-ils d’ailleurs mille fois plus beaux & plus utiles. N’oublions jamais que la première loi de la ſocieté eſt de ne point nuire, & la ſeconde d’être utile.

Mais à qui nuiſent donc ces écrits de Rouſſeau ? Je réponds qu’ils nuiſent certainement aux perſonnes qu’ils cenſurent, & peut-être même à celles qu’ils louent ; ils nuiſent aux perſonnes qu’ils font deviner ; ils nuiſent à celles qu’ils menacent ; ils nuiſent enfin par l’exemple offert à la méchanceté, de la main même d’un homme honoré comme ſage.

Quand il ſeroit permis (ce qui ne l’eſt jamais) d’admettre dans le jugement des écrits qui tiennent à la morale la compenſation du bien & du mal, où trouver dans ces ouvrages aſſez de bien pour dédommager de ces maux particuliers ?

N’y eût-il dans la publication de la première partie des Confeſſions de Rouſſeau, d’autre inconvénient que d’en faire craindre la ſuite, il n’en faudroit pas davantage pour la rendre odieuſe. C’eſt une opinion, en effet, très-conſtante, très-publique, que les Confeſſions de Rouſſeau ont une ſuite, & le commencement même ſemble promettre la fin : comment ſe figurer que Rouſſeau ait pris la peine de remonter jusqu’à ſon berceau, qu’il ait débrouillé le chaos de ſon enfance & de ſa première jeuneſſe, cherché la trace de tous ſes pas, rappelé à chaque inſtant des ſentimens & des penſées égarées dans 40 ou 50 années, pour s’arrêter tout-à-coup, comme à une limite ſacrée, vers cette époque de ſa vie où toutes les traces, tous les ſentimens, toutes les penſées étoient récens, où tout étoit, pour ainſi dire, palpitant & vivant encore ? Qui s’eſt donné tant de ſoin pour, le paſſé, ne néglige pas le préſent : c’eſt ce que le Public a dit & ce qu’il a dû dire. On eſt allé même jusqu’à aſſigner l’époque préciſe où cette ſuite devoit paroître : ſi le Public eſt dans l’erreur, la faute en eſt à l’ouvrage même qui l’y entraîne.

Qu’eſt-ce donc que les Confeſſions de Rouſſeau ? Une espèce de veſtibule aſſez garni de portraits du tems paſſé, mais qui paroît principalement deſtiné pour conduire à quelque grand ſallon tout rempli des portraits de nos contemporains de toutes les profeſſions, de tous les ſexes & de tous les pays. Le ſallon eſt fermé, il eſt vrai ; mais on ſait que la clef eſt dans les mains de quelques hommes ; ils peuvent la perdre, ils peuvent la donner, la prêter, enfin ils peuvent ouvrir eux-mêmes. Sur ces idées, tous ceux qui ont été vus ou apperçus du peintre du veſtibule, s’inquiètent & tremblent, en ſe diſant : peut-être mon portrait eſt à côté.

Si vous leur dites : Vous vous trompez, ils vous répondent : Qui vous l’aſſure ? En attendant, je crains, & la crainte eſt le plus réel des maux de l’homme, comme l’espérance eſt le plus réel de ſes biens.

On réplique : Rouſſeau étoit un homme vrai ; qu’avez-vous à craindre, ſi vous êtes honnête homme ? Et ſi vous ne l’êtes pas, il eſt bon que vous craigniez.

Maïs les ouvrages de Rouſſeau produisent un effet directement contraire : ils font trembler les honnêtes gens, & raſſurent ceux qui ne le ſont pas. Un honnête homme ne craint point la véracité de Rouſſeau, mais ſes erreurs. Qu’importe qu’il m’ait peint comme il m’a vu, ſi toute ſa vie une bile exaltée lui a donné une jauniſſe cruelle qui défiguroit les objets à ſa vue ? Et quel frippon au contraire, gravé par Rouſſeau, ne dira : Appuie ton burin tant que tu voudras ; mon portrait ne ſera jamais que le pendant de celui de M. Hume. Qu’eſt-ce donc, je vous prie, que cet ouvrage qui effraie la probité & conſole le vice ?

Mais ce n’eſt pas tout : ces menaces que ſemblent faire les Confeſſions de Rouſſeau, ſont devenues de cruelles réalités. On n’a pas beſoin de guider la calomnie ; il ſuffit de l’éveiller. Qu’eſt-il arrivé ? Quand le public a vu que la ſuite des Confeſſions ne venoit point, il s’eſt mis à la deviner ; dans ſon impatience, au lieu d’attendre l’ouvrage, il l’a fait. Tout éloigné que j’étois alors du tourbillon des rumeurs, je puis atteſter que j’ai oui nommer deux femmes diſtinguées qui, diſoit-on, devoient être peintes dans les Confeſſions futures à-peu-près comme Mme de Warens. Ainſi la haine, la frivolité, l’ignorance, ſuivies de la calomnie, ſont allées par-tout répandant les portraits de leur imagination ſous le nom respecté de Rouſſeau.

A Dieu ne plaiſe que je prétende donner des conſeils à des hommes de qui j’en recevrois plus volontiers moi-même ! En conſidérant tant d’abus, je propoſe ſimplement à MM. les éditeurs de Rouſſeau, ſi dans le tems il n’eût pas été généreux & juſte, s’il ne ſeroit pas juſte & généreux encore de déclarer authentiquement au Public que la ſuite des Confeſſions n’a jamais exiſté, ou qu’elle eſt anéantie.

En liſant ces Confeſſions, & parmi le premier tumulte qu’elles excitèrent, je me ſuis ſouvent figuré ce coin paiſible d’une terre charmante, où cet homme célèbre termina ſa carrière ; je croyois voir cette tombe ombragée par des peupliers, & je me diſois : C’eſt donc là que repoſe un peu de pouſſière qui fut Rouſſeau, & c’eſt pour ce déplorable reſte qu’on oſe tourmenter des hommes honnêtes qui ſans doute admirèrent Rouſſeau, & peut-être l’auroient aimé, ſi véritablement il eût voulu qu’on l’aimât. Que ce tombeau ſimple & ruſtique convient bien à l’ami des mœurs & de la nature ! C’eſt plus encore l’aſyle de la paix qu’un monument de la mort. Dans cette ſolitude & ce ſilence, ſous ces ombrages, près de ces eaux, aſſis à côté de cette tombe, qu’il ſeroit doux de relire tout ce que cet homme a dit d’impérieux & de tendre, de convaincant & d’aimable aux mères, aux épouſes ; aux maîtres, aux amans, à tous les hommes ! Il ſembleroit que du fond de ſa tombe s’élevât une voix divine pour donner à ſes conſeils la ſanction même des loix. Qu’on aimeroit alors à ſe figurer l’ombre de cet homme de génie errante encore dans ces lieux qu’il aima, & jouiſſant des douces larmes qu’arrachent ſes écrits ! Mais quand on viendroit à ces haines, à ces querelles, à ces accuſations odieuſes, à ces ſoupçons outrageans, quand on verroit cet homme, de Paris à Genève, de Genève à Londres, tout remplir de plaintes, de cris & de ſoupçons ; alors on croiroit entendre un orage troubler la paix de cet aſyle ; on croiroit voir cette ombre s’enfuir en gémiſſant.

Faudra-t-il donc toujours le dire inutilement ? Tout ce qu’il y a de meilleur dans la ſociété civile, c’eſt la paix publique & particulière : nui bien ne peut en dédommager jamais. Le génie eſt ſans doute une belle & grande choſe ; & le feu auſſi eſt un beau & grand phénomène ; admirable quand on en tire la lumière, mais affreux quand il cauſe des incendies. Que veux-je dire ? Qu’il faut ſe mettre à genoux devant un homme de génie comme l’envoyé de Dieu même, quand il ne porte aux hommes que des paroles de vérité, de paix, de concorde & de douceur ; mais qu’il faut le fuir comme un mauvais génie, quand il oſe en proférer de diſſention & de haine. Eh ! quel homme a plus que Rouſſeau proféré de ces paroles divines ? Mais auſſi quel homme en proféra plus de contraires ? Peu s’en eſt fallu que nous n’ayons pu lire les Lettres de la Montagne ſur les ruines d’une grande ville. Peu s’en eſt fallu qu’on ne vît les genevois ſurvivre à leur patrie, Hume à ſa gloire, & pluſieurs honnêtes gens à leur honneur. Mais ſoyons jufſes : Rouſſeau eût fait tous ces maux ſans le vouloir, ſans le prévoir. Un ſentiment impétueux l’entraînoit, & la fatalité de cet homme exceſſif étoit de mettre le feu par-tout où il vouloit porter la lumière.

Je reviens aux Confeſſions. On a cru ſauver dans cet ouvrage le danger de quelques perſonnalités en ne conſervant que les lettres initiales du nom des intéreſſés ; mais raconter un fait avec toutes ſes circonſtances & dépendances, marquer le tems, le lieu, & donner enſuite charitablement la première lettre du nom des acteurs pour guider l’imagination du lecteur, n’eſt-ce pas montrer le nom au lieu de le dire ? Qu’a donc produit cette ſuppreſſion de quelques lettres ? Tous les noms ont été bientôt devinés ; & ce petit myſtère, en offrant à la malignité tout ce qu’il lui faut de facilité pour nuire, lui a laiſſé tout ce qu’il lui faut d’obſtacles pour l’irriter & nuire davantage : car il me ſemble que le myſtère eſt à la malignité ce que la gaine eſt au couteau : elle en conſerve la pointe.

Je vais propoſer au ſujet des perſonnes déſignées dans les derniers écrits de Rouſſeau, une idée bien-plus ſévère, & peut-être elle le paroîtra trop ; la voici : je penſe qu’une bienſéance délicate impoſoit un grand devoir aux éditeurs : celui de ne nommer, de n’indiquer qui que ce fût dans ces ouvrages, pas même pour le louer ſans ſa permiſſion expreſſe, ou celle des perſonnes qui le repréſentent dans la ſociété. La raiſon en eſt ſimple : on ſavoit aſſez que ces écrits, & ſur-tout les Confeſſions, par le caractère de l’Auteur & l’objet de l’Ouvrage, exciteroient beaucoup de chaleur & de haine : certainement tout homme un peu ſage eût difficilement conſenti même à être loué dans une production que tant d’autres avoient intérêt de décrier.

Mais laiſſons ce point : ſi la délicateſſe dans les procédés eſt aimable, la minutie dans la cenſure eſt très-haïſſable ; je ne ferai même remarquer qu’en paſſant deux ou trois perſonnes aſſez déſagréablement notées dans les Confeſſions : un M. de Tavel déſigné comme le corrupteur inſigne de Mme de Warens, un M. Daubonne qualifié d’aventurier, qualification fort-odieuſe à côté d’un nom qui dès longtems eſt dans le pays de Vaud le nom de l’honneur & de la probité. Je pourrois encore citer l’un des élèves que Rouſſeau eut à Lyon : il couvre ſon enfance d’un ridicule qui pourroit percer jusques dans ſa virilité.

Je laiſſe ces perſonnalités, & ne m’arrête qu’à celles qui portent ſur deux perſonnes plus véritablement diffamées : je parle de M. Bovier & de Mme de Warens. Il eſt vrai que, même en les diffamant tous deux, l’intention de Rouſſeau paroît être d’accuſer l’un & d’excuſer l’autre. On verra donc dans ces deux exemples le génie de Rouſſeau quand il loue ou quand il blâme.

Ce que Rouſſeau dit de M. Bovier, eſt un ſimple épiſode occupant à peine une page, & qui l’occupe avec un certain air de négligence & de haſard tout-à-fait ſéduiſant. Rouſſeau ne paroît point du tout chercher M. Bovier, il ne fait que le rencontrer ; mais tout en paſſant, il l’éclabouſſe d’une étrange manière.

“Voici un autre (fait) dit Rouſſeau dans ſa 7 Promenade de même nature, ou à peu-près, qui ne fait pas moins connoître un peuple fort-différent. Durant mon ſéjour à Grenoble, je faiſois ſouvent de petites herboriſations hors la ville avec le Sr. Bovier, avocat de ce pays-là, non pas qu’il aimât ni sût la botanique, mais parce que s’étant fait mon garde de la manche, il ſe faiſoit, autant que la choſe étoit poſſible, une loi de ne pas me quitter d’un pas. Un jour, nous nous promenions le long de l’Isère dans un lieu tout plein de ſaules épineux ; je vis ſur ces arbriſſeaux des fruits mûrs ; j’eus la curioſité d’en goûter, & leur trouvant une petite acidité très-agréable, je me mis à manger de ces grains pour me rafraîchir. Le Sr. Bovier ſe tenoit à côté de moi ſans m’imiter & ſans rien dire. Un de ſes amis ſurvint, qui me voyant picorer ces grains, me dit : Eh ! Monſieur, que faites-vous là ? Ignorez-vous que ce fruit empoiſonne ? Ce fruit empoiſonne, m’écriai-je tout ſurpris ! Sans doute, reprit-il ; & tout le monde fait ſi bien cela, que perſonne dans le pays ne s’aviſe d’en goûter. Je regardois le Sr. Bovier, & je lui dis : pourquoi donc ne m’avertiſſiez-vous pas ? Ah ! Monſieur, me répondit-il d’un ton respectueux, je n’oſois pas prendre cette liberté. Je me mis à rire de cette humilité dauphinoiſe en discontinuant néanmoins ma petite collation. J’étois perſuadé, comme je le fuis encore, que toute production naturelle, agréable au goût, ne peut être nuiſible au corps, ou ne l’eſt du moins que par ſon excès. Cependant j’avoue que je m’écoutai un peu tout le reſte de la journée ; mais j’en fus quitte pour un peu d’inquiétude ; je ſoupai très-bien, dormis mieux, & me levai de matin en parfaite ſanté, après avoir avalé la veille 15 ou 20 grains de ce terrible hippopœe, qui empoiſonne à très-petite doſe, à ce que tout le monde me dit à Grenoble le lendemain.„

D’après ce récit, le lecteur, au premier coup-d’œil, n’a que deux partis à prendre ſur le compte de M. Bovier : il faut le regarder comme le plus ſtupide ou le plus méchant des hommes. [3] L’espèce de gaîté que Rouſſeau dans ſon récit fait d’abord incliner pour le premier parti : il dit qu’il finit par en rire : le lecteur en rit auſſi, comme d’une ſottiſe, & paſſe ſon chemin ; mais un homme plus attentif & plus inſtruit verra dans ces quatre lignes la plus odieuſe accuſation. Rouſſeau ne raconte ce petit évènement que pour faire connoître, dit-il, le caractère d’un peuple fort-différent des ſuiſſes, & ce peuple eſt le peuple dauphinois. On doit d’abord remarquer avec quelle équité tout le Dauphiné va être jugé ſur la bévue ou l’atrocité d’un ſeul particulier. Au reſte, quand Rouſſeau dit que ce peuple eſt fort-différent des ſuiſſes, il n’entend pas aſſurément qu’il ait plus de franchiſe, de ſimplicité, de bonté que les ſuiſſes ; il entend préciſément le contraire ; & pour bien comprendre ceci, il faut ſavoir que ſi la nation françoiſe a ſon caractère propre qui la diſtingue de toute autre nation, chaque province de France a ſon caractère auſſi qui la diſtingue, à ce qu’on croit, de toutes les autres provinces : or, la fineſſe eſt le caractère prétendu diſtinctif du Dauphinois ; ainſi lorsque Rouſſeau vous dit que M. Bovier s’excuſa avec une humilité dauphinoiſe, cela ſignifie par un juſte équivalent, humilité ruſée, & dans l’exagération ordinaire à Rouſſeau, humilité traîtreſſe. M. Bovier, dans le fait, n’étoit donc aux yeux de Rouſſeau qu’un lâche aſſaſſin, d’autant plus lâche qu’il couvroit ſa ſcélérateſſe ſous les dehors de la naïveté, ou plutôt d’une feinte niaiſerie ; & s’il eſt vrai qu’avec ces terribles idées Rouſſeau ait eu le courage de rire, c’étoit aſſurément en lui une vraie grandeur d’ame qui ſourioit de mépris au milieu des pièges & des dangers.

Mais quand Rouſſeau n’auroit donné à ſes contemporains, à la poſtérité, M. Bovier, père de famille, citoyen, Avocat, que pour un ſot à faire rire, cette note eſt-elle donc ſi indifférente de la part d’un homme de génie, d’un homme qui n’a rien dit que mille échos ne répétent : Le maître l’a dit ?

La réputation d’homme d’esprit eſt peut-être indifférente dans la ſociété civile : ſi par vos écrits, par vos discours, vous vous donniez pour tel, & qu’on vous le niât, vous auriez tort de crier à l’inſulte : ce n’eſt pas dans le fond un vrai malheur d’être rayé de la liſte des beaux-esprits ; mais pour le ſens commun, c’eſt autre choſe : il fait une grande portion de l’eſtime à laquelle tout citoyen a droit de prétendre ; cela eſt d’autant plus vrai, que la réputation de probité eſt en partie fondée ſur celle du bon ſens, & que dans un ſot on mépriſe la malice ſans y eſtimer la bonté. J’oſe donc aſſurer que dans tous les ſens ce trait de ſatyre eſt atroce ou pour le moins cruel. Celui qui l’écrivit eſt répréhenſible ; & les éditeurs honnêtes dont ce même trait a trompé la vigilance & la probité, en auront de longs regrets.

En voilà ſans doute allez pour inculper Rouſſeau, mais non pour juſtifier M. Bovier. Or, il s’agit moins ici de prouver le tort d’un homme qui n’eſt plus, que l’innocence d’un homme encore vivant. Je m’attends bien que certains hommes doués d’une merveilleuſe patience pour les maux des autres, & très-généreux pour les injures qu’ils n’ont pas reçues, inſiſteront beaucoup à dire que c’eſt donner de l’importance à une bagatelle & s’époumonner à ſouffler une paille ; mais je les prierai de conſidérer que, fût-ce une paille, quand elle tombe de la main respectée de Rouſſeau ſur un honnête homme, elle pèſe plus qu’une poutre de la main d’un autre. D’ailleurs, je répète encore ſans aucune exagération, d’après la connoiſſance que je puis avoir du caractère de Rouſſeau, & de toutes les circonſtances qui ont précédé le fait dont il eſt queſtion, que je regarde en ma conſcience ces quatre lignes comme une accuſation d’aſſaſſinat, intentée ſous l’air d’une plaiſanterie fugitive & abandonnée ; intentée, dis-je, par Rouſſeau contre M. Bovier, citoyen & père de famille, & déféré par la voie de l’impreſſion au tribunal de l’Europe. Or, je demande ſi la qualité du tribunal, celle de l’accuſation, de l’accuſateur & de l’accuſé ne méritent pas quelque attention ; je demande ſi pour tout honnête homme inſtruit, ce n’eſt pas un droit, ce n’eſt pas un devoir de révéler au Public (puisqu’enfin il eſt conſtitué juge) ce qu’il peut ſavoir ſur cette imputation vraiment diffamante. Je dépoſerai donc avec naïveté ce que j’ai connu moi-même de la conduite & des ſentimens de M. Bovier à l’égard de Rouſſeau, comme un témoin dépoſeroit dans une information judiciaire.

En 1768, après la querelle avec M. Hume, Rouſſeau, mécontent de presque toute l’Europe, voulut eſſayer du Dauphiné. On pouvoit bien prédire qu’un homme tel que Rouſſeau, qui s’étoit dégoûté de la Suiſſe, ne ſe plairoit guère dans cette province.

Ce fut à M. Bovier que le citoyen de Genève fut adreſſé à Grenoble. Ce M. Bovier, tant ſoupçonné, ſi grièvement accuſé depuis, ne ſe poffédoit pas de joie d’être chargé du fort de l’auteur d’Héloïſe & de l’Emile. Je fus témoin de ſes transports, & je les partageai : l’idée de poſſéder tout à notre aiſe J. J. Rouſſeau nous enchantoit. Il ne nous vint pas dans la tête la moindre difficulté ſur ſon caractère : ce n’eſt pas que du fond du Dauphiné nous n’euſſions fort-bien entendu le bruit des ſoufflets que Rouſſeau avoit ſi gracieuſement diſtribués à Londres ſur la joue de ſon patron ; mais quel homme n’imagine faire mieux que les autres ? D’ailleurs, avec autant de bienveillance pour lui dans nos cœurs, le moyen de craindre qu’il ne s’accommodât pas de nous ?

Voilà ce que le nom ſeul de Rouſſeau avoit fait pour lui ; le feu Prince de Conti y mêla le ſien pour faire encore davantage. Ce Prince étoit alors une espèce de providence pour Rouſſeau ; ſa protection attentive & prévoyante le ſuivoit dans les provinces ; il le fit recommander en ſon nom à toutes les puiſſances du Dauphiné. Enfin, lorsque Rouſſeau arriva à Grenoble, je puis aſſurer qu’il auroit trouvé un bonheur complet, ſi nous avions eu l’art de faire quelque chofe de pareil ; mais cette entrepriſe, ſi chymérique avec tous les hommes, étoit dangereuſe avec Rouſſeau. A peine débarqué, billets d’aller & venir, force prières de toutes parts, & tout autant de refus de la ſienne de ſe laiſſer voir. Il falloit bien ſe contenter de le regarder en paſſant, quand on ne l’avoit point vu aſſez à ſon gré. Rouſſeau s’apperçut bientôt de cet empreſſement du Public, & le qualifia à ſon ordinaire de malin vouloir & de lâche espionnage. Quant à moi, j’avoue ingénument que je n’ai jamais pu concevoir ni croire la ſincérité des plaintes de Rouſſeau à cet égard. Il m’eſt arrivé quelquefois de me promener avec lui ; j’ai été le témoin de la curioſité du Public ; elle n’étoit que flatteuſe, nullement importune, encore moins ſuspecte ; dans mon cœur je ne croyois point que Rouſſeau goûtât de l’abſynthe où tout autre eût goût du nectar.

Si le Public fut ſoupçonné, nous autres particuliers ne tardâmes point à l’être ; & je crois qu’avant un mois tous nos arrêts furent portés. Je ne me cite ici que parce que je m’y trouve, & non parce que je m’y mets ; je ſuis du moins, a mes propres yeux, une preuve de l’innocence de M. Bovier : j’avois certainement des intentions pures à l’égard de Rouſſeau, & je n’en ai pas moins reçu de lui quelques lettres dont le ton amer & ironique me diſoit nettement que mes intentions étoient complètement méconnues ; & ſi dans ces dispoſitions nous avions trouvé enſemble un ſaule épineux, je ne ſais ce qu’il en fut arrivé ; je l’aurois infailliblement laiſſé empoiſonner, car j’ignorois la propriété du fruit rouge ; il me l’eût reproché ; j’aurois ſans doute répondu tout de travers à ſon gré, & je figurerois dans les Promenades de Rouſſeau comme empoiſonneur, à la place de M. Bovier. Cependant, dans le vrai, qu’avions-nous fait ? Notre crime étoit notre zèle même : nous nous occupions de cet homme ombrageux plus qu’il ne vouloit peut-être, & ſans doute bien plus qu’il ne falloit : nous aurions voulu qu’il respirât le bonheur avec l’air. Il deſiroit une maiſon de campagne ; c’étoit à qui la trouverait, à qui l’offriroit. Il s’effrayoit des viſites & des importuns ; on les écartoit ſans pitié ; nous nous abſtenions nous-mêmes de l’être (du moins nous le penſions.) Il vouloit herboriſer ; auſſi-tôt herboriſeurs & botaniſtes de s’offrir. Je me rappelle que je ne ſais quel profeſſeur s’aviſa préciſément alors d’injurier Voltaire & Rouſſeau ; voilà tous les proſélytes en allarme ; on fait tancer le profeſſeur, on lui met la main ſur la bouche, on étouffe le bruit de ſa ſottiſe, on tâche de lui couper toutes les avenues jusqu’à Rouſſeau. Une mère aſſiſe à côté de ſon enfant qui dort, tremblante de peur qu’on ne l’éveille, l’oreille au guet, l’œil errant, la main en l’air pour chaſſer une mouche qui vole, faiſant ſigne au moindre bruit qu’on ſe taiſe, qu’on s’éloigne, en vérité voilà notre image ; nous marchions à pas ſuspendus, nous faiſions ſilence autour du repos de Rouſſeau.

Vanité pure, dira-t-on : peut-être bien ; mais qu’importe ? Si l’on s’aviſoit de couper aux bonnes actions tout chemin de retour vers ſoi-même, adieu les pauvres vertus humaines. D’ailleurs, qui empêchoit qu’on ne fît ici par attachement pour l’homme ce qu’on faiſoit par admiration pour l’auteur ? Qui l’empêchoit ? Rouſſeau lui-même, (dont les ſoupçons venoient glacer le ſentiment jusqu’au fond de l’ame. Auſſi je crois que nul de ceux qui l’approchèrent ne conſerva longtems auprès de lui cette grace naïve que donnent la confiance & la liberté : le ſoupçon produiſit la contrainte, & tout fut perdu : car ſi la gêne donne ſouvent l’air d’un ſot à un homme d’esprit, elle donne quelquefois auſſi l’air d’un menteur à l’homme le plus vrai.

Quoi qu’il en ſoit, Rouſſeau, toujours plus agité, toujours plus aigri ſans qu’on pût deviner pourquoi, partit un beau jour de Grenoble, en ſecouant la pouſſière de ſes ſouliers ſur cette ville remplie d’ennemis, d’espions & d’empoiſonneurs tous corrompus, tous gagés par d’autres ennemis & d’autres aſſaſſins de Paris, de Genève, de Suiſſe. O cervelle humaine ! Voilà pourtant celle qui fit l’Emile.

Nous ignorions tous alors très-complétement l’aventure du ſaule épineux, & les douces conféquences que Rouffeau en avoit ſçu tirer. Quant à moi, témoin & même acteur dans les autres ſcènes, je n’avois jamais jusqu’à ce moment oui parler de celle-ci ; & l’honnête paſſant qui avertit ſi charitablement Rouſſeau, & qui ſans doute entendit l’excuſe rare de M. Bovier, mit ſi peu d’importance à la chove, qu’il a fallu que Rouſſeau l’écrivît pour la ſavoir. J’avoue que liſant pour la première fois cette cruelle page de ſes écrits, quand je vis une accuſation ſi odieuſe s’exhaler, pour ainfſ dire, comme une odeur infecte, de ſon tombeau, je me dis en tremblant : Et moi auſſi, j’ai approché cet homme ! J’en demande pardon à ſes admirateurs : me voilà prêt à pleurer avec eux ſur ſa tombe, à genoux, l’Emile & l’Héloïſe à la main ; mais ſi nous ſommes équitables pour lui, ſerons-nous ſans juſtice pour les autres, & faudra-t-il qu’une partie de la gloire de Rouſſeau conſiſte dans l’opprobre de ſes contemporains ?

Peu après que Rouſſeau eut quitté Grenoble, arriva la petite ou la grande aventure de Thévenin. Cet incident, que je crois fort-ſimple, acheva de perdre M. Bovier dans la tête de Rouſſeau (ſi toutefois il reſtoit ſur cela quelque choſe encore à faire.) je raconterai ce fait en peu de mots.

Un ouvrier chamoiſeur, nommé Thévenin, travailloit à Grenoble dans le tems de Rouſſeau. J’ai oui dire alors que cet homme étoit extrêmement ſimple & timide : quel qu’il fût, il s’adreſſa à M. Bovier, dont les relations avec Rouſſeau étoient connues, même dans le peuple, & le pria de demander, de ſa part, à M. Rouſſeau 9 francs qu’il lui avoit prêtés depuis quelques années.

Thévenin, ouvrier chamoiſeur, presque dans l’indigence, avoir prêté 9 francs à J. J. Rouſſeau ! Aſſurément la choſe méritoit peu de créance & beaucoup d’explications.

Voici celle qu’il donna. Parti de la Charité-ſur-Loire pour aller en Suiſſe, & paſſant au village des Verrières, Thévenin rencontra dans le cabaret un étranger qui ſe faiſoit appeler Rouſſeau. Il en fut accoſté, & la converſation alla ſi vite, la liaiſon fut ſi prompte que le ſoi-diſant Rouſſeau donna à Thévenin une lettre de recommandation pour Yverdon. Il eſt vrai que le protecteur pria le protégé de lui prêter quelque argent, ce qu’il fit. Thévenin, ſelon ſon dire, en fut quitte pour 9 francs ; & ce Rouſſeau, afin de témoigner ſans délai ſa reconnoiſſance, lui lâcha de ſurplus deux autres lettres de recommandation, une ſeconde pour Yverdon, & la troiſième pour Paris ; dans celle-ci, par parenthèſe, l’emprunteur Rouſſeau avoit mis, dit-il, pour ſignature le Voyageur perpétuel. En ſuppoſant un homme fort-ſimple, il paroît que le voyageur perpétuel l’étoit beaucoup moins ; & ſans doute il étoit plus que vraiſemblable que cette aventure ne pouvoit jamais concerner le J. J. Rouſſeau révéré dans l’Europe.

Malheureuſement M. Bovier ne fit d’abord dans ce récit que les rapports entre Rouſſeau & la Suiſſe, qui étoit le lieu de la ſcène. Ces lettres de recommandation qui étoient véritablement adreſſées à des perſonnages réels & bien connus, la ſingularité même de cette ſignature le Voyageur perpétuel, enfin la poſſibilité que Rouſſeau eût manqué d’argent, lui qui tiroit une espèce de gloire de ſa pauvreté même, tout cela trompa M. Bovier ; & peut-être un peu légèrement ; il écrivit à Rouſſeau retiré, je crois, à Bourgoin, pour lui demander comme dette & comme charité ces 9 francs au nom de Thévenin. On peut juger de l’indignation de cette ame fière, turbulente & ombrageuſe. Rouſſeau accourt de Bourgoin à Grenoble, & ſe confronte lui-même avec Thévenin devant quelques témoins respectables. Il arriva ce que tout le monde avoit déjà prévu : le chamoiſeur, dans le Rouſſeau de Grenoble, ne reconnut plus celui des Verrières. Chacun rit de la mépriſe ; le vrai Rouſſeau, ce me ſemble, pouvoit, ſans ſe compromettre, en rire auſſi, & tout étoit fini. Mais la choſe n’alla point ainſi : le citoyen de Genève, quand il étoit queſtion de lui, ne craignoit point de faire du bruit, & il en fit. Son intention fut viſiblement que cette bulle d’air éclatât comme une bombe.

Il écrivit au commandant de la province une lettre qui devint très-publique ; une copie eſt dans mes mains. Ce qu’il y a de ſingulier dans cet écrit, c’eſt qu’après avoir accumulé conjectures ſur conjectures pour montrer qu’il n’étoit point l’emprunteur des 9 francs, il finit par prouver en quatre lignes ſon alibi le plus net du lieu où ſe fit l’emprunt. Ces quatre lignes ſuffiſoient pour effacer huit bonnes pages.

Je donnerois mille ſermens pour un, que M. Bovier étoit dans cette occaſion, comme dans toutes les autres, de la meilleure foi du monde. Je croîs encore que Thévenin même étoit ſincère : rien en effet, de plus naturel qu’un fripon, pour eſcroquer quelque argent, eût trouvé plaiſant d’emprunter le nom célèbre de Jean-Jacques Rouſſeau. J’ai même de fortes raiſons de croire qu’un filou[4] de par le monde s’eſt aviſé de cet expédient. Mais l’imagination de Rouſſeau ne s’arrêta point à ces idées ſimples ; & toujours ajuſtant chaque évènement comme un nouveau membre à ſa chymère, Thévenin fut une autre preuve manifeſte à ſes yeux du complot formé contre lui de Paris à Genève, de Paris à Londres, de Paris à Grenoble, pour le diffamer ſans reſſource. Dans ſa lettre à M. le Comte de T***, Commandant de la province, il déclare poſitivement qu’il regarde Thévenin comme un impoſteur apoſtê. Il ſe plaint en même tems que toutes ſes lettres ſont interceptées ; l’une d’elles, adreſſée à M. le Prince de Conti, ne lui eſt point parvenue, quoiqu’il l’eût miſe, dit-il, à la poſte lui-même, & il ajoute : Mes ennemis auront beau faire : je me ris de leurs machines qu’ils entaſſent ſans ceſſe autour de moi ; elles s’écrouleront par leur propre maſſe, & le cri de la vérité percera le ciel tôt ou tard. Il ſeroit curieux aſſurément de connoître ces machiniſtes auſſi mépriſables que maladroits, qui s’en alloient ſuſciter contre Rouſſeau jusques dans un creux des Alpes un miſérable ouvrier chamoiſeur, calomniateur au reſte, ſi mal choiſi, ſi mal exercé, qu’il lâche le pied au premier choc, & ſe trouble à la première contradiction. L’on connoît dans les gouvernemens anciens & modernes, des trames de conjurations longues, hardies & difficiles ; mais de mémoire d’homme, il n’en fut jamais de pareille à celle que Rouſſeau imaginoit contre lui : car elle ſuppoſoit à-la-fois le chef-d’œuvre de l’intrigue & le comble de la bêtiſe.

Ces malheureuſes idées que Rouſſeau emporta de tous les lieux où il jeta les yeux & poſa le pied, il les a gardées jusqu’au tombeau en les conſacrant, ce qui eſt presque irréparable, dans des écrits que ſon nom ſeul peut faire durer toujours. C’eſt ainſi que le nom de M. Bovier ſe trouve gravé en deux lignes comme ſur le marbre & ſur l’airain.

Que veux-je conclure de tout ceci ? Que Rouſſeau a menti dans la petite anecdote de ſon empoiſonnement ? Non, mais qu’il s’eſt miſérablement trompé lui-même. Ce qui détermine le caractère & le vrai ſens du propos de M. Bovier (ſi toutefois il l’a tenu préciſément comme il eſt rapporté,) ce qui peut en faire le mot d’un traître ou celui d’un honnête homme, ou celui d’un homme diſtrait, c’eſt la manière dont ce mot fut prononcé ; un coup-d’œil, un ſourire, un certain ton pouvoit en changer entièrement le ſens ; Rouſſeau n’a entendu, n’a vu M. Bovier qu’au travers des nuages de ſes éternels ſonpçons, & Dieu ſçait ce qu’il a vu & entendu. Ce qu’il y a de certain, c’eſt que la choſe la plus ſimple, diſtillée par cette tête ardente, pouvoit devenir du poiſon.

D’ailleurs, il paroît que Rouſſeau n’a écrit ce fait que longtems après qu’il s’eſt paſſé : or, s’il en eſt ainſi, je demande comment on oſe conſacrer le déshonneur d’un homme ſur la foi de ſa mémoire, & d’une mémoire qui prétend vous retracer ſans erreur ces nuances fines du ton, de l’air, du geſte, & toutes ces circonſtances fugitives qui flottent dans la tête des hommes comme des nuages dans l’air agité.

J’apporte donc pour preuve contre cette accuſation de Rouſſeau, le caractère même de celui qui l’intente, homme atrabilaire, ombrageux, aigri par ſes malheurs qu’il n’imputoit jamais à lui-même, ſemant les ſoupçons outrageans ſur la tête de ceux qui l’environnoient, ſe diſant, ſe croyant un agneau parmi les loups cruels, en un mot, auſſi ſemblable à Paſcal par la vigueur de ſon génie que par la folie de voir ſans ceſſe un précipice à ſes côtés, caractère au reſte, avéré par ſes ouvrages mêmes, & par vingt actions publiques de ſa vie.

J’apporte pour preuve contre l’accuſation le caractère de celui qu’il accuſe, homme jusqu’alors ſans reproche, citoyen eſtimé, père de famille heureux, vivant dans l’aiſance & l’obscurité, deux choſes qui garantiſſent la probité ; homme enfin qui n’a commenée à s’aliéner Rouſſeau que par ſon importunitë à le ſervir, & qui n’a fait naître les ſoupçons de cet homme bizarre que par des actions où d’autres auroient trouvé des ſujets de gratitude : car enfin la volonté ſeule d’obliger doit être déjà comptée pour un bienfait parmi les hommes.

J’apporte pour preuve contre l’accuſation ſon atrocité même & ſon invraiſemblance révoltante. M. Bovier auroit donc voulu empoiſonner Rouſſeau : car c’eſt le vouloir, c’eſt même le faire que de le laifſſer faire. Eh ! pourquoi M. Bovier vouloit-il empoiſonner Rouſſeau ? Quel ſujet fatal d’inimitié avoit pu s’élever entr’eux ? Etoient-ils rivaux d’opinions, de talens, d’intérêt ? Point du tout… Qu’étoit-ce donc ? Le voici. M. Bovier avoit été viſiblement ſuborné par les ennemis conjurés contre Rouſſeau, à Paris, à Londres, à Genève. Eh quels ſont donc ces ennemis qui ont ainſi des bras de 50, de 100, de 500 lieues ? Tous les philoſophes de Paris d’abord, puis tous les miniſtres proteſtans ; ajoutez les prêtres catholiques : en voilà beaucoup. Mais par quel intérêt, par quels moyens, à quel prix enfin ces philoſophes, ces miniſtres, ces prêtres qui n’ont ni argent ni dignité à donner, attendu que ceux qui en ont les gardent prudemment pour eux-mêmes, ont-ils pu ſuborner un homme riche & ſans ambition au fond des Alpes ? Qu’y avoit-il ſur-tout de commun entre ces philoſophes à Paris & M. Bovier à Grenoble ? J’ai honte d’inſiſter. Tout cela fait horreur & pitié : il n’eſt point d’homme ſenſé qui ne s’en moque ou ne s’en indigne ; mais celui qui auroit vu comme moi l’empreſſement naïf ou plutôt l’ardeur & l’espèce de paſſion que M. Bovier mit à obliger Rouſſeau, que penſeroit-il de ce legs d’infamie laiſſé par Rouſſeau dans ſes papiers poſthumes ?

Convenons-en, & convenons-en avec douleur : l’approche d’un méchant ordinaire étoit moins dangereuſe que celle de Rouſſeau. Rarement un méchant eſt-il entièrement méconnu ; on ſe tient en garde auprès de lui ; mais quel homme ne ſe fût jeté dans les bras de l’auteur d’Emile, ne ſe fût ſenti honoré d’être ſerré contre le cœur qui dicta les Lettres de Julie, & quelle prudence humaine pouvoit jamais craindre d’en ſortir tout infecté de ſoupçons raffinés par le génie ? Ce n’étoit point aſſez avec Rouſſeau d’être honnête homme ſelon l’opinion de tous les hommes ; il falloit l’être ſelon ſa fantaiſie ; & ſi vous ne conveniez pas au modèle de bonté & de vertu qu’il avoit dans ſa tête, vous étiez le vice même, la perfidie, la ſcélérateſſe : qu’enſuite cet homme, dans un accès d’orgueil ou de mélancolie, s’aviſe d’écrire les détails de ſa vie ; ſi-tôt que ſa plume vous aura rencontré, elle gravera ſur votre front un opprobre plus ineffaçable que le fer chaud d’un bourreau ne l’imprime ſur l’épaule d’un vil fripon : ce miſérable n’a qu’un habit à vêtir ; il s’enfuit à 20 lieues, & tout eſt dit ; mais pour vous, reſtez, fuyez, vivez, mourez : ſi la plume de Rouſſeau vous a noté, comptez que vous reſterez bien noté, & pour longtems. Que déſormais M. Bovier s’éloigne de ſon domicile, qu’il aille au bout de l’Europe ; ſur ſon nom & ſa patrie, on ſe demandera : N’eſt-ce point là celui qui vouloit empoiſonner Rouſſeau ? Faudra-t-il qu’il renie & ſon nom & ſa patrie, ou qu’il entre en des juſtifications qu’on n’écoutera pas ? En vérité, périſſe le talent, périſſe le génie, s’il eſt ainſi fatal aux autres & à lui-même !

Qu’un écrivain, dans un premier bouillonnement de bile, écrive une ſatyre ſanglante ; je le conçois ; mais je ne puis concevoir comment un homme, de ſang froid, ſans deſir preſſant de vengeance particulière, ſans espoir raiſonnable du bien public, ſe dit à lui-même en prenant la plume : Je vais, par un ridicule ineffaçable ou par une accuſation capitale, diffamer d’un ſeul trait un homme aux yeux de la poſtérité ; cet homme ſera déſolé ; ſes enfans, ſes amis, ſes parens le reſſentiront encore quand il ne ſera plus, & je ferai de ſon nom un fardeau. Cependant je ſuis homme moi-même, capable de pitié comme ſujet à l’erreur. Veux-je me venger ? je n’ai point de reſſentiment ; d’ailleurs, il ſeroit plus beau de pardonner. Veux-je être utile ? Mais je n’écris point l’hiſtoire publique, j’écris la mienne. Il eſt très-sûr que je vais nuire à pluſieurs : eſt-il auſſi sûr que je faſſe du bien aux autres ? D’ailleurs, quel eſt ce bien qu’on fait aux uns aux dépens des autres ? Combien il eſt ſuspect & dangereux ! Quel ſervice, après tout, rendrai-je aux hommes en leur apprenant que, dans un coin ignoré, il exiſtoit un méchant de plus ? Et ſi je me trompe, c’eſt moi-même qui ſerai l’homme méchant : car enfin je fuis comptable de mes erreurs, quand elles nuiſent autant que des vices. Qu’importe que je ne fois qu’un viſionnaire, ſi je fais autant de mal qu’un calomniateur déterminé ? Un homme qui, malgré ces réflexions, pourſuit ſon odieuſe écriture, eſt un homme inconcevable, s’il a quelque vertu, & bien-dangereux, s’il a beaucoup de génie.

La fantaiſie d’écrire un journal n’eſt point rare ; elle ſaiſit pour l’ordinaire les hommes très-vains & très-ſolitaires : je ſçais quelques perſonnes qui l’ont eue ; mais je ſçais auſſi que, lorsqu’il étoit queſtion de blâmer un autre à propos de ſoi, il s’élevoit un cri du fond du cœur : Si ce papier s’égaroit, ſi cet homme même le liſoit ! On a beau ſe répondre : Je le brûlerai : n’importe, la première lettre de ce nom étranger eſt un mur d’airain pour la plume d’un honnête homme.

Je demande, moi, maintenant à tous les honnêtes gens, ſi M. Bovier portoit ſa plainte devant un tribunal bien règlé, quel ſage équitable pourroit lui refuſer une grande réparation ? Son plaidoyer ſeroit fort-ſimple. Je ſuis offenſé, diroit-il. Si l’on conſidère l’injure en elle-même dans le ſens le plus rigoureux, & malheureuſement le plus naturel, l’injure eſt atroce. Veut-on la conſidérer dans ſon rapport à celui qui l’a faite ? La gravité de l’injure doit ſe meſurer ſur la faculté que l’offenſeur a d’être cru. Quelle ſeroit donc l’injure la plus grave ? Celle que feroit un homme qui, pour toute profeſſion, auroit embraſſé la vérité même, un homme qui, par des écrits éloquens, & des actions toujours ſingulières & toujours remarquées, auroit annoncé pour la vérité l’héroïsme du dévouement ; celui qui, parlant de tous les états de l’homme, de toutes ſes paſſions, de tous leurs effets, de tous les ſentimens, de tous les devoirs, auroit trouvé des lecteurs dans toutes les conditions & dans tous les âges, dans ſes lecteurs presque autant de proſélytes, & dans ſes proſélytes presqu’autant d’enthouſiaſtes ; & cet homme ſeroit Jean-Jacques Rouſſeau. Etre accuſé par lui, c’eſt être déjà condamné par d’autres, & condamné ſans reſſource, puisque la conviction ne vient pas des preuves de l’accuſation, mais de la confiance dans l’accuſateur. Plutôt être calomnié de tout un peuple que d’un homme tel que Rouſſeau. La force de la calomnie d’un peuple va toujours en diminuant ; & celle qui part d’un homme respecté va toujours en croiſſant.

Le tems où ces écrits injurieux paroiſſent aggrave encore l’injure : c’eſt après la mort de l’écrivain, lorsque L’auteur ne peut plus reconnoître ſon erreur, ni l’offenſé la prouver : car il ne faut pas ſe flatter : il reſte toujours un argument auſſi. terrible que commode : réfutez maintenant Rouſſeau tant que vous voudrez ; ſes enthouſiaſtes diront : Nous n’avons rien à vous répondre, il eſt vrai, mais ſi Rouſſeau vivoit !

M. Bovier feroit remarquer auſſi combien la nature de ces écrits ajoute de poids à l’offenſe : Rouſſeau y ſubjugue la confiance par les aveux les plus abandonnés ; les condamnations qu’il porte contre lui-même, jurent la vérité de celles qu’il fait ſubir aux autres. Eh ! comment ne pas le croire ? Il ſéduit d’abord l’amour-propre du lecteur : c’eſt un spectacle ſi doux pour l’amour-propre de voir un homme ſupérieur effeuillant, pour ainſi dire, ſon ame, & dévoilant ſes fautes avec la ſimplicité naïve d’un enfant qui effeuille une fleur & met à nu les petits infectes qui s’y cachoient. On croit Rouſſeau quand il vous condamne : le moyen de s’en défendre quand il vous permet de le condamner lui-même ?

Tout ſe réunit donc ici pour aggraver une injure très-grave en elle-même, celui qui l’a faite, celui qui la reçoit, l’écrit où elle eſt conſignée, le tems où elle eſt publiée ; mais ſur-tout ce qui l’aggrave, c’eſt le ſilence même de M. Bovier : moins il s’eſt plaint, plus on doit le plaindre ; & je proteſte ici qu’il ignore abſolument que ma foible plume, à 50 lieues de lui, s’occupe à tracer ſon nom.

Mme de Warens, que perſonne ne connoiſſoit, eſt devenue célèbre dans toute l’Europe par les Confeſſions de Rouſſeau. J’ai conſulté ; autant que je l’ai pu, ſur ces étranges révélations, l’opinion des honnêtes gens, & je puis atteſter que tous les blâmoient ſans reſtriction. Je n’aurois qu’un mot à dire, & je le crois déciſif : ſi Mme de Warens vivoit, eût-on fait imprimer ces infamies ? Or, elle vit encore : elle vit dans ſa famille, dans celle de ſon mari, dans la perſonne de tous ſes proches, tous exactement déſignés par Rouſſeau ; graces à ſon exactitude, aucun de leurs noms ou ſurnoms ne manque. Eh ! quels ſont ces proches ? Je ferois remarquer qu’ils ſont d’une ancienne nobleſſe, ſi ce n’étoit leur moindre titre dans un pays où la vertu eſt plus conſidérée que la nobleſſe. Ainſi, des hommes dont le front pur n’auroit jamais rougi pour eux-mêmes, ſont aujourd’hui forcés de rougir pour une femme qu’ils avoient adoptée ! Ainſi, depuis la publication de ces honteuſes Confeſſions, pendant 6 mois, un an (qui peut borner ce tems ?) nul parent, nul allié de Louiſe-Eléonore de la Tour de Pil, femme de M. de Warens, n’a pu entrer ſans quelque crainte dans le moindre cercle du coin le plus reculé de l’Europe ! Par-tout il risquoit & risque encore de trouver les bouches occupées à ſe renvoyer ſon nom, comme le jouet de l’opinion & de la ſatyre, comme le ſujet éternel de disputes & de blâmes honteux. A ſon approche, on dira : Voici un parent de Mme de Warens ; il faut ſe taire ; & il verra tout-à-coup ſuccéder ce ſilence déſolent qui, n’exprimant véritablement que la honte de Rouſſeau, lui paroîtra peut-être, s’il eſt foible, l’expreſſion de la ſienne. Jamais il n’appercevra dans une bibliothèque, ſur une table, les Œuvres de Jean-Jacques ſans ſe dire auſſitôt : Mon nom eſt là, & il y eſt attaché comme un écriteau au pilori d’une femme débauchée. Belle néceſſité à un auteur de morale d’écrire ſa vie pour fatiguer celle des autres, d’aller ouvrir & violer les tombeaux pour infecter les vivans !

On répondra ſans doute que Rouſſeau à quelques vérités fâcheuſes pour Mme de Warens a mêlé les plus ſéduiſans éloges. Mais qu’on y prenne garde : ces éloges ne louent point ; je dis plus : ils diffament. Qu’importent à Mme de Warens tous les éloges prodigués par Rouſſeau, quand ſon premier ſoin eſt d’anéantir pour elle ce qui ſert d’appui à tous les éloges d’une femme ? Le mot de vertu, qui exprime tant de choſes à l’égard des hommes, n’en exprime qu’une à l’égard des femmes ; c’eſt la pudicité. Retranchez à une femme ce qu’on appelle ſon honneur : elle ne paroît plus ſusceptible d’aucun autre honneur. Cette opinion étoit celle de Rouſſeau ; je le montrerois en vingt endroits ; mais l’eût-il jugée fauſſe, ſa faute ne ſeroit pas moins grave : tout homme qui s’aviſe de publier les louanges d’un autre, eſt obligé de le louer ſelon les principes de l’opinion publique, & non ſelon les ſiens ; & c’eſt une témérité manifeſte & coupable d’oſer balancer un ſeul ſuffrage qui honore, contre des miniers qui diffament.

Rouſſeau ne ceſſoit de dire : Si vous voulez m’obliger, que ce ſoit à ma manière, & non pas à la vôtre. Une femme lui diroit : Louez-moi comme il convient à toutes les femmes d’être louées, & non comme il convient à vous ſeul que je le ſois, & ſur-tout ne me louez pas comme un ennemi adroit voudroit me calomnier. Auſſi ne crois-je point avoir exagéré en aſſurant que les éloges de Rouſſeau diffament encore plus celle qui en eſt le miſérable objet Quand le lecteur voit un homme tel que le citoyen de Genève adorer Madame de Warens, & pourtant avouer ſes honteuſes foibleſſes, il ſe dit à lui-même : Si la gratitude, ſi la tendreſſe peignent ainſi cette femme, qu’eût fait la vérité ſévère ? On n’eût point cru la haine publiant ces déréglemens ; on y ajoute encore quand l’amitié même les avoue : réflexion dont on peut tirer, en paſſant, une pratique bien importante ; c’eſt qu’on doit très-rarement ſe permettre de parler des fautes de ſes amis : l’excuſe d’un ami accuſe.

Quelle étoit donc l’obligation de Rouſſeau à l’égard de Mme de Warens ? Comme amant favoriſé, la bienſéance lui impoſoit un devoir reconnu : celui de ſe taire ; mais ce devoir une fois violé, les mœurs impoſoient à Jean-Jacques un devoir plus ſacré, celui de ne point la louer. Or, Rouſſeau a violé à-la-fois la bienſéance qui lui commandoit le ſilence, & les mœurs qui lui défendoient l’éloge.

Dans cette partie de ſes Confeſſions, le citoyen de Genève nuit aux mœurs publiques, de deux manières : par les choſes qu’il dit, & parce que c’eſt lui qui les dit. Prenons bien garde en effet, que Rouſſeau ne doit point être jugé comme un autre. Qu’un écrivain médiocre s’aviſe de louer une femme qui ſe proſtitue, peut-être l’éloge blâmera ſon auteur ; mais que ce panégyriſte ſoit Jean-Jacques : alors l’auteur conſacrera l’éloge. Qui ne connoît l’aſcendant de cet esprit ſur les autres esprits ? Qui n’a éprouvé la force incroyable des deux moyens qu’il emploie toujours, la bonne foi la plus entière, & la ſenſibilité la plus exquiſe ? On croit le citoyen de Genève, parce qu’il ſe croit d’abord lui-même ; on le croit parce qu’il émeut vivement, & qu’à force d’agiter le cœur, il étourdit la tête. Tel eſt enfin le charme impérieux de ſes discours, que, pour peu qu’un lecteur s’abandonne, il finit par aimer ce que cet auteur aime, eſtimer ce qu’il eſtime, adorer ce qu’il adore : moi-même, je l’avoue ingénument, après avoir relu tout ce qu’il a dit de Mme de Warens, je fuis tenté de renoncer à mes penſées, & je ne crois plus y voir qu’une déclamation de caffard : j’ai dit mes penſées, & j’ai bien-tort : ce ſont les penſées de Rouſſeau lui-même ; je ne fais qu’oppoſer ce qu’il a cenſuré dans les autres ouvrages à ce qu’il eſtime dans ſes Confeſſions, & pour tout dire, ſes jugemens à ſes paſſions.

Liſez Rouſſeau, & vous verrez que la pudeur eſt pour les femmes une loi vraiment naturelle ; il vous dira que ſi la chaſteté eſt une vertu, la pudeur eſt un ſentiment, & qu’il eſt moins pénible pour un femme d’être chaſte que de n’être pas pudique. Qu’inférer de ces idées ? Une concluſion fort-ſimple : c’eſt qu’il ſe peut après tout, que des occaſions malheureuſes & des paſſions fatales exigent quelque pitié pour une femme foible envers un amant ; mais celle qui a violé la pudeur naturelle doit toujours, par-tout, & ſans exception, être couverte du mépris public. Il y a de ceci une autre raiſon bien-ſenſible pour les hommes ; la pudeur eſt néceſſaire à leurs plaiſirs, & le mépris public eſt véritablement une peine, infligée par eux à la femme dont l’effronterie leur ravit le plus délicieux plaiſir, celui de vaincre la pudeur par l’amour. Quel homme a mieux ſu tout cela, qui l’a mieux dit que l’auteur d’Héloiſe ?

Je pourrois citer un autre autorité ſingulière : c’eſt Ninon de l’Enclos. Elle ſembloit reconnoître ces vérités, quand, pour ſe ſauver du mépris, elle abdiqua publiquement ſon ſexe, & déclara qu’elle ſe faiſoit homme. Cependant elle eut beau ſoutenir cette extraordinaire démarche par toutes les graces mêlées à pluſieurs vertus, à peine elle ſe fit pardonner, & l’on peut dire que cet exemple a paſſé ſans conſéquence. Depuis Ninon l’on ne cite guerre de femme qui ait uni le libertinage à l’eſtime publique ; encore cette Ninon fit-elle l’amour pour l’amour ; elle excuſa du moins le plaiſir par le plaiſir ; mais que penſer de Mme de Warens, d’une femme qui, ſans amour, & même ſans plaiſir, ſe proſtitue froidement & par pure dépravation de principes, d’une femme qui s’expoſe à tous les périls de la débauche, à la honte des dégoûts, à l’infamie d’une groſſeſſe, & cela pourquoi ? Pour récompenſer dignement Claude Anet, ſon domeſtique, pour s’attacher un garçon perruquier inſolent autant que ſot, & digne de riſée pour toute femme qui n’auroit pas ſingulièrement eſtimé le mérite de la jeuneſſe, pour inſtruire enfin Jean-Jacques Rouſſeau, grand homme depuis, mais alors, de ſon propre aveu, ſans azyle, ſans patrie & même ſans vertus, germe inconnu à lui-même autant qu’aux autres. Que penſer de Mme de Warens quand, par ſes ordres, on voit le jeune Rouſſeau faire, pour ainſi dire, une veille d’armes en attendant l’accollade ? Auſſi, quel effet produiſit la conduite de Mme. de Warens ? Celui qu’elle produira toujours. Rouſſeau, quoique bouillant de tout le feu de ſon ame & de ſon âge, ne put jamais trouver l’amour dans des bras qui s’étoient ouverts d’eux-mêmes. On le voit s’étonner de ſa froideur & s’évertuer pour en découvrir la cauſe : il n’a pas dit la ſeule véritable. Si je me trompe, je le demande à Julie & à St. Preux : qu’ils jugent entre-nous ; Julie dira combien une femme s’attache par l’idée de ſes ſacrifices : St. Preux dira combien un homme s’attache par l’idée de conquête.

Que, malgré cette conduite honteuſe, Mme de Warens fut tendre, douce, compatiſſante, généreuſe à l’excès ; dans le fond, tout cela pouvoit être, & même un autre eût pu le dire ; mais il n’étoit point permis à Rouſſeau, espèce de législateur en morale, de dire tout cela ſans y ajouter du moins pour correctif la juſte note de blâme que méritoit le reſte. C’étoit un devoir indispenſable pour lui de faire remarquer que dans une femme qui ſe proſtitue l’héroïſme même de la bienfaiſance ne ſemble qu’hypocriſie ou foibleſſe, & que, par une juſte mépriſe, on prend alors en elle l’ardeur d’obliger, pour la facilité de tout accorder, ou l’impuiſſance de rien refuſer,

Cependant, que les Confeſſions de Rouſſeau tombent dans les mains d’une jeune fille, ou d’une femme du monde, en qui les deſirs mêmes ſont nourris par de continuels combats : que penſeront-elles, & que doivent-elles ſe dire ? Je ſuis bien-folle de tant réſiſter : quoi ! je combats pour être eſtimée, & voilà une femme foible jusqu’au libertinage, & cependant chérie, louée, respectée ; & par qui encore ? Par Rouſſeau lui-même : c’eſt tout dire. Quelle duperie à moi, de refuſer à l’amour ce que Madame de Warens accordoit à la ſeule pitié ! Elle s’abandonneroit au premier venu par principe ; & moi, je n’accorderai rien à l’homme choiſi par mon cœur ! Mon amant a bien-raiſon de dire que tout cela n’eſt qu’une affaire de préjugé. Qui ne voit qu’au fond Rouſſeau, le grand Rouſſeau penſoit absolument comme lui ? Et moi, ſerai-je ſeule d’un autre parti contre moi-même ?

Ainſi s’efface inſenſiblement l’empreinte de la nature & de la vertu ; ainſi ſe déprave la malheureuſe opinion publique. Mais en voilà trop, dira-t-on, ſur ce point délicat. Je ſens en effet, qu’à nos yeux cette espèce de prédication eſt ſusceptible d’un très-grand ridicule : il faut s’y ſoumettre. Je prierai ſeulement de remarquer que cet écrit, quoique publié en France, a été penſé en Suiſſe, pays où, ſans avoir des mœurs absolument parfaites, on ne s’eſt point encore accoutumé à railler ſur les bonnes.

L’article de Madame de Warens me ſuggère encore une réflexion ſur le danger des Confeſſions de Rouſſeau. Si Ton dit que l’homme eſt né ſinge, que dira-t-on de l’homme auteur ? Imitatores ſervum pecus. Penſe-t-on qu’il ne ſe trouve point de jeunes gens qui, dans le délire de l’amour-propre, ſe croyant autant de Jean-Jacques, voudront ſe conſacrer par des confeſſions comme lui, mêlant leurs noms à tous les noms, leurs fautes à celles de cent autres, déchirant les réputations, ſouillant les mœurs, coudoyant & bleſſant leurs malheureux voiſins, ſous prétexte, dans leur repentance, de ſe frapper plus rudement la poitrine ? On ne verra plus, ſi Dieu n’y met ordre, que confeſſions ingénues & pénitens innocens, finiſſant toujours par ſe donner gracieuſement l’absolution à eux-mêmes pour mieux la refuſer aux autres. Ainſi, les Confeſſions de Rouſſeau autoriſeront peut-être vingt libelles ſous le beau nom de repentirs. Quelle porte ouverte à d’indignes abus ! Que le Ciel préſerve un homme honnête & ſenſible au remords de leur avoir offert la moindre iſſue ! Quelles ſont fréquentes dans la ſociété, ces occcaſions où l’intérêt d’un ſeul eſt mêlé à celui de pluſieurs, où l’appel d’un ſeul nom fait lever cent têtes ! Parmi ces intérêts compliqués, que doit faire un homme ſage ? Se taire, ſe confeſſer à ſa conſcience même, & n’inquiéter jamais en public celle des autres ; il doit laiſſer les fautes aux regrets les vices aux remords, & les condamnations publiques aux loix ſeules : ceci n’eſt pas ſimplement prudence ; c’eſt devoir.

Réflexions ſur la publication des Lettres de Rouſſeau, & des Lettres en général.

C’eſt une mode aujourd’hui, c’eſt une épidémie que la publication des lettres : peu d’auteurs dont on ne donne les lettres ; il n’eſt pas jusqu’aux factums qui ne ſoient garnis de lettres. Le commun des lecteurs eſt avide de ce genre de productions, qui ne fatigue point l’attention, amuſe la malignité par des anecdotes, & chatouille ſouvent l’amour-propre par l’espérance ſecrette de découvrir chez les autres deux espèces de fautes : les unes de ſtyle, les autres de conduite.

Quelquefois auſſi un homme de goût épie les lettres d’un écrivain ſupérieur, comme un voluptueux le négligé d’une belle femme, & pour l’ordinaire tous deux ſont trompés. Un auteur n’abandonne pas plus ſon esprit qu’une femme ſon viſage : la lettre a ſa réflexion comme le négligé ſa toilette. Cet apprêt, pour le dire en paſſant, eſt le défaut des lettres de Rouſſeau ; mais ôtez ſeulement le titre, & ce défaut n’en eſt plus un. Voici, à mon avis, la faute vraiment inexcuſable. La publication de ces lettres doit bleſſer pluſieurs de ceux qui les ont reçues ; on y trouve en effet des réponſes fort-humiliantes pour les faiſeurs de demandes.

On dira que leur nom eſt caché : mais qui répondra qu’il ne ſera point deviné ? Qu’une feule perſonne le fâche, & mille le ſauront. Dans cette espèce de commerce entre un homme célèbre & des hommes obscurs & fatigués de l’être, il eſt bien-rare que l’écrivain n’ait point de confident. Je ne ſais enfin par quelle fatalité tous ces noms ſupprimés ſont bientôt connus dans un ouvrage un peu célèbre : avant ſix mois on fait que M. tel eſt préciſément l’homme aux trois étoiles, lequel ayant écrit une lettre ridicule à Rouſſeau, en a reçu pour ſalaire cette réponſe admirable qui le couvre de confuſion.

Mais quoi ! dira-t-on, les lettres de Rouſſeau n’appartenoient-elles pas à Rouſſeau ? Non, & je crois, ſans erreur, qu’une lettre n’appartient pas moins à celui qui l’a reçue qu’à celui qui l’a écrite : c’eſt une propriété commune, & nul des deux ne peut en dispoſer ſans la permiſſion poſitive de l’autre.

L’abus des lettres eſt aujourd’hui ſi général, qu’il eſt bon d’inſiſter un peu ſur ce ſujet, & je ne penſe pas que les honnêtes gens me le reprochent. Nous ne nous gouvernons point nous-mêmes, & nous n’avons pas cherché le bonheur dans une liberté orageuſe ; du moins faut-il le trouver dans la paix civile & les douceurs de la ſociété, & certainement le ſecret des lettres eſt un point fort-eſſentiel pour la paix & la douceur de la ſociété.

Qu’une lettre appartienne encore en partie à celui qui l’a écrite, c’eſt une choſe inconteſtable : il n’a écrit ſes penſées que ſous la condition qu’elle reſteroient ſecrettes, & cette condition, par la nature même de la choſe, doit être inviolable. Mais ne peut-il lui-même publier ce qu’il a écrit à un autre ? Je répète encore que non, parce qu’une lettre eſt ordinairement l’intérêt & le ſecret de deux perſonnes, parce que les penſées de l’un y ſont compliquées avec celles de l’autre ; que ſi c’eſt une réponſe, elle indique la demande ; ſi c’eſt une demande, elle peut forcer à divulguer la réponſe.

Selon les loix de la bonne foi publique, un cachet eſt pour chaque particulier un ſceau non moins respectable que le ſceau même du ſouverain. Celui-ci a poſé ſon ſceau à ſes penſées afin que ſes ſujets les fachent comme lui-même ; & le particulier a poſé au contraire, ſon ſceau aux ſiennes, afin que nul autre que lui & ſon correspondant ne les connoiſſe. Ces effets contraires dérivent du même principe, l’ordre public. Il faut une marque publique & respectée pour rendre les penſées du ſouverain publiques & respectables : il faut auſſi une marque publique & respectée pour rendre respectable le ſecret des penſées de chaque citoyen. Ainſi, tout homme qui de ſon cachet ſcelle ſes penſées & ſon nom, vous dit par ce ſigne conſacré : Je mets mon nom & mes penſées dans vos mains ſous la ſauve-garde de la foi publique ; ou brûlez ma lettre, ſans la lire, ou, ſi vous la liſez, rempliſſez le devoir que mon cachet réclame : ne divulguez ni mes pensées, ni mon nom, n’indiquez même ni l’un ni l’autre en divulguant votre réponſe. Ma lettre n’étoit que pour vous ſeul. Votre réponſe ne doit être que pour moi ſeul. Du moment où vous l’avez dépoſée dans mes mains, elle eſt à moi plus qu’à vous-même.

On connoît ce geſte ſi énergique & ſi ſimple, lorsqu’Alexandre liſant une lettre, ſurprit les yeux d’Epheſtion qui la liſoit en même tems à la dérobée : il le regarde, &, ſans dire un mot, lui applique ſon cachet ſur la bouche. Ce geſte diſoit : Puisque tes yeux ſont des traîtres, que ta bouche au moins ſoit fidelle !

Quant à nous, pour nous épargner l’embarras de ſurprendre les lettres, on nous les donne à lire ; & pour éviter l’embarras de mauvaiſes écritures, on les imprime.

Le pire danger en divulguant une lettre, n’eſt pas tant de montrer les penſées de celui qui récrivit, que de montrer comme ſiennes les penſées qu’on ne doit point regarder comme telles.

1°. La perſonne à qui l’on écrit régie ſouvent le ton, le tour & le fond des penfées d’une lettre. Tel homme fort-réſervé en public ſur les matières de religion aura, par exemple, en écrivant à M. de Voltaire, pu s’abandonner à des plaiſanteries fort-éloignées de ſon caractère : publiez les lettres à M. de Voltaire avec les réponſes ; voilà un homme fort-mal jugé.

2°. La confiance qu’inspire une lettre fait négliger le choix de ſes penſées : on écrit celles du moment, & ſouvent elles ne durent qu’un moment.

3°. La nature du commerce des lettres exclut ſouvent auſſi le choix même du moment. On m’a écrit, je fuis preſſé de répondre : c’eſt un inſtant de chagrin ; je fuis atrabilaire & cenſeur ; je blâmerai peut-être tel que j’embraſſerois de tout mon cœur dans un meilleur moment.

Que conclure de tout cela ? Toujours la même aſſertion : qu’il n’eſt permis, ni en juſtice, ni dans la ſociété commune, de produire des lettres capables de cauſer la peine la plus légère à l’un des deux correspondans. Le tiers ne le peut pas, puisqu’il n’eſt pas même préſumé en connoître l’exiſtence. Celui qui a écrit ne le peut pas : il eſt cenſé en avoir fait un don à celui qui les a reçues. Celui-ci ne le peut pas non plus, parce que ce don eſt conditionnel ; & la condition, c’eſt le ſecret. Voilà la règle : elle eſt auſſi bonne que générale ; les exceptions juſtes ſont infiniment rares, les violations infiniment dangereuſes.

C’eſt ici le lieu de remarquer qu’à cet égard notre barreau auroit grand beſoin de réforme : les lettres y font produites ſouvent comme les paroles y ſont proférées, ſans ménagement. Il me ſemble que cette loi ſeroit ſage, qui défendroit à tout plaideur de s’autoriſer d’une lettre ſans l’avoir auparavant remiſe dans les mains de quelques magiſtrats choiſis pour la vérifier. Eux ſeuls décideroient ſi ſa publicité eſt juſte & même indispenſable. J’ajoute encore en paſſant, que cette fonction qui rendroit un magiſtrat dépoſitaire ſingulier du ſecret de ſes ſemblables, offriroit un beau moyen d’honorer la ſageſſe, & de diſtinguer la prudence ; effet plus important qu’on ne penſe, & qui nous manque absolument pour le le bien de la magiſtrature. [5] Je n’oſe prononcer ſi l’abus des lettres eſt venu du barreau au Public, ou du Public au barreau ; mais, quoi qu’il en ſoit, ces deux choſes doivent avoir une grande influence mutuelle ; & ſi quelque cauſe peut ramener les mœurs publiques à la règle, c’eſt l’exemple des magiſtrats, & la déclaration authentique de leur opinion ſur la bonne foi & le ſecret des lettres.

Je l’ai déjà dit, & je le répète encore, j’honore le caractère des derniers éditeurs de J. J. Rouſſeau ; je respecte leurs intentions ; & dans tout ce qu’ils ont publié de lui, je les croîs parfaitement autoriſés par lui-même ; mais malheureuſement cet aveu de Rouſſeau n’eſt point aſſez manifeſte, & tout honnête homme fera toujours étonné en voyant, après la mort du citoyen de Genève, paroître au grand jour des écrits que, pendant ſa vie, il avoit retenus dans l’ombre. Cet uſage, ſi commun dans les éditions poſthumes, eſt ſans doute légitime dans celle-ci ; mais il peut autoriſer trop d’abus & paſſés & futurs. Ce qui favoriſe le plus les filous, c’eſt la facilité de ſe vêtir comme les honnêtes gens. Je vais donc eſſayer d’attacher un ſignal à cet abus, en attendant que les loix ou les mœurs y poſent une barrière.

Les penſées d’un homme ſont aſſurément la plus inconteſtable des propriétés. Mais avant l’invention de l’imprimerie, c’était la moins ſolide : une ſouris pouvoit ronger en 8 jours 30 années de réflexions. Depuis l’imprimerie au contraire, les penſées font la propriété la plus durable ; nul immeuble au monde n’eſt impériſſable autant qu’un bon ouvrage, & le ſol le plus fertile ſera enſeveli ſous le ſable avant qu’un bon ouvrage ſoit enſeveli dans l’oubli.

Mais ſi, depuis cette invention, la propriété la plus heureuſe eſt celle d’un bon livre, il faut convenir que la plus onéreuſe eſt celle d’un ouvrage dangereux ou mépriſé ; & de-là ſuit cette règle inviolable, que l’auteur ſeul peut être juge d’un ſi grand intérêt, & qu’il n’eſt pas moins odieux d’imputer à un homme l’ouvrage qu’il n’a point avoué, que de lui conteſter injuſtement celui qu’il a publiquement reconnu.

Ces loix ſont généralement conſenties, & n’en ſont pas moins violées. Demandez ſi les penſées qu’un auteur n’a point encore publiées n’appartiennent pas à lui ſeul : on lèvera les épaules ſur la queſtion, & la réponſe ſe fera par acclamation. Dans ce même inſtant, annoncez avec myſtère la copie d’un manuſcrit ſurpris à J. J. Rouſſeau, à Montesquieu, &c. cela s’appelle un heureux larcin ; le voleur ou le receleur eſt publiquement envié & félicité, s’il eſt préſent, & déjà chacun prend date pour lire & partager le vol : qui blâmeroit un tel procédé s’expoſeroit infailliblement au perſiflage que s’attire un rigoriſme ridicule : ainſi, ſur cet objet, comme fur tant d’autres, rien ne reſſemble moins à nos actions que nos paroles.

Surprendre des manuſcrits, en faire circuler des copies, nommer, &, qui pis eſt, juger l’auteur ſur ces pièces, tout cela arrive fréquemment. Imprimer ce larcin en beaux caractères, arracher des cris à l’auteur qui ſe voit expoſé inopinément en public dans ſa nudité, craignant à-la-fois la critique, la ſatyre & le gouvernement ; tandis que l’auteur crie & proteſte, le réimprimer avec des additions pour le faire taire : tous ces accidens ſont communs & fâcheux ſans doute ; cependant paſſe encore : l’auteur vit ; il eſt là pour ſe juſtifier & ſe plaindre : mais quand il eſt mort, qui le défendra de ce débordement de productions vraies ou fauſſes, avouées ou non avouées, qui peuvent engloutir une partie de ſa gloire ? C’eſt le moment où l’envie fait éclater toute ſa rage, & la juſtice eſt loin encore. Néanmoins le Public même, complice de ces abus, attend avec impatience l’édition poſthume d’un grand écrivain ; cette édition eſt devenue une eſpèce de jugement dernier, où toutes ſes œuvres, bonnes ou mauvaiſes, doivent être étalées au plus grand jour. Ce Public ſait très-bien qu’un homme accoutumé à écrire ſes idées, écrit auſſi ſes paſſions, ſes ſentimens les plus ſecrets ; il n’ignore point que la plume d’un auteur eſt la partie foible d’un malade, celle où le dépôt des humeurs aboutit : lettres reçues, lettres écrites, journaux, réflexions intimes, que de papiers où l’homme ſolitaire, ſouvent fatigué de lui-même, ſe met comme en dépôt ! Il eſt rare enfin que le porte-feuille d’une auteur ne contienne ſon cœur autant que ſon esprit. Pendant ſa vie, écartant le rebut de ſes penſées, ne livrant que leur choix, ſupprimant ſur-tout, s’il avoit quelque prudence, tout ce qui tenoit à ſes paſſions, il ménageoit de ſon mieux l’honneur de ſon caractère & de ſon esprit ; mais il eſt mort, à peine cette ame immortelle a quitté ſon enveloppe groſſière qu’elle eſt épiée, recueillie, imprimée, affichée, & pour jamais expoſée en vente à 50 ſous par tome comme un objet de trafic & d’entretien public.

Que de bruit, dira-t-on, pour les penſées d’un homme mort ! Mais ſongez, je vous prie, que ſi cet homme eût été bien-convaincu qu’on lui imputeroit après ſa mort des ouvrages qu’il n’a point faits, ou qu’il ne veut point paroître avoir faits, peut-être pendant ſa vie il auroit craint de faire aucun ouvrage. Songez que, pour encourager les auteurs vivans, il faut ſavoir respecter ceux qui ne font plus. Hélas ! la fortune d’un grand écrivain eſt bien-moins la gloire qu’il obtient que celle qu’il espère.

Cependant, que le dernier citoyen, avec quatre lignes d’écriture, forme un teſtament : cette feuille eſt une loi qui le fera obéir en ſouverain 100 ans peut-être encore après ſon trépas. Des mourans, quelquefois imbécilles, ou qui ne font plus que de vraies machines, peuvent à leur gré, remuer, bouleverſer le territoire de l’état, dire à l’un : ſoyez riche, à l’autre, ſoyez pauvre, troubler même l’ordre politique par la diſtribution vicieuſe des richeſſes, & cependant leur volonté ſera respectée ; & un homme de génie, l’honneur de ſa nation & de ſon ſiècle, ne ſera pas obéi un quart-d’heure après ſa mort, quand il s’agira de la propriété la plus ſacrée, celle de ſes penſées & de ſa gloire ! N’eſt-ce point une choſe évidente en effet, que tout auteur qui n’a point publié un ouvrage, eſt préſumé, par cela ſeul, n’avoir point du tout voulu qu’il fût publié, ou du moins qu’il le fût dans cet état ? Ainſi, par le fait même, un auteur a dit : Je ne veux point que ceci ſoit public ; & par le fait même, un éditeur a répliqué : & moi, je veux que ceci ſoit public. Comment qualifier cette action ? Je n’y ſais qu’une expreſſion : c’eſt un délit. En un mot, ſans une permiſſion expreſſe de l’auteur, toute publication de ſes ouvrages eſt une grande faute pendant ſa vie, une plus grande après ſa mort.

On a coutume d’objecter que ces écrits ſont quelquefois glorieux pour l’auteur & utiles au Public : mais qui doit juger un fait de cette espèce ? Eſt-ce l’auteur ? Eſt-ce l’éditeur ? Lequel doit le mieux connoître ce qui convient à la gloire de l’écrivain & à l’utilité des lecteurs ? Par le fait encore, l’auteur a dit : La publication de ceci ne convient point à ma gloire ; & par le fait encore, l’éditeur a répliqué : La publication de ceci convient à mes intérêts. Qu’un homme équitable juge entr’eux.

Souvent encore on allègue qu’il eſt utile de ſuivre & d’observer les progrès & le déclin de l’esprit humain dans les différens âges d’un auteur : demandez donc auſſi à un ſculpteur ſi, pour admirer la ſtatue d’Hercule dans ſa force, il va fouiller & chercher celle d’Hercule enfant. La ſeule choſe utile, c’eſt le bon & le beau. Je vous demande à voir un fleuve majeſtueux autant qu’utile ; je voudrois contempler des terres fertiliſées, la navigation animée, des ports remplis, des hommes enrichis par ſes eaux, & tantôt vous me faites remonter à ſa ſource pour découvrir quelques filets d’eau qui me font pitié, tantôt vous me montrez des débordemens & des ravages qui me font peur : ce n’étoit point ce que je demandois. Qu’ai-je beſoin de ces nouveaux exemples de l’humaine infirmité ? Qui ne fait, qui ne voit à chaque inſtant que la plus grande choſe a de foibles commencemens, & que la plus utile a ſouvent ſes excès ? Ne ſais-je pas que le plus grand homme fut d’abord un enfant, & toujours un homme ? Montrez donc ce qui le diſtingue, & non pas ce qui le confond. Que conclure de-là ? Que, pour le bien de la juſtice & l’honneur de l’esprit humain, il vaudroit mieux penſer aux éditions épurées qu’aux éditions complettes.

J’en préviens ceux qui daigneront lire ces feuilles, je m’arrêterai par-tout où je croirai voir à ma portée un objet utile ; & je me ſuis perſuadé qu’en recueillant ici en peu de mots quelques principes ſur la propriété des penſées, j’en pourrois tirer une conſéquence importante au repos de ceux qui écrivent, ſoit pour le Public, ſoit pour eux-mêmes, & ce nombre eſt fort-grand.

En conſidérant les penſées des hommes en ſociété comme un propriété, elles ont leurs loix. A proprement parler, on ne ſauroit aliéner ſes penſées : les écrivez-vous ? L’écriture en circonſcrit la propriété, & facilite leur jouiſſance ; le papier n’eſt que le lieu de leur dépôt. Les faites-vous imprimer ? L’effet de l’imprimerie eſt d’aſſurer à l’auteur la propriété irrévocable de ſes penſées ſous la condition d’en céder l’uſage au Public. Le moyen le plus complet d’aliéner ſes penſées eſt la converſation : ſi-tôt que vous avez proféré vos idées, vous êtes préſumé les avoir échangées contre celles des hommes avec qui vous converſez, à peu-près comme, en donnant une pièce de monnoie, vous êtes cenſé avoir reçu quelque valeur en échange. La converſation eſt un vrai commerce d’idées : on n’y donne que pour recevoir des équivalens ; & de ce principe dérivent les règles que la bienſéance, la politeſſe & même le plaiſir preſcrivent à la converſation.

Ainſi, tant qu’une penſée n’a point été comme abandonnée dans vos entretiens avec les hommes, elle eſt à vous, elle n’appartient qu’à vous ſeul. C’eſt une propriété véritable & ſouvent précieuſe. Aimez-vous la gloire ? Peut-être votre penſée en ſera l’inſtrument. Deſirez-vous la fortune ? Elle peut dépendre de vos penſées. Repos, bonheur, exiſtence même, tout exige que vous dispoſiez ſeul de vos penſées. [6]

Si quelqu’un veut ſe former une grande idée de la propriété des penſées, qu’il ſe rappelle la ſociété royale de Londres jugeant entre Newton & Leibnitz à qui appartenoit la vaſte conception du calcul de l’infini ; & quand il aura vu rendre ce jugement mémorable, il faut qu’il ſe ſouvienne de cette règle fondamentale de tout ordre civil, que les droits du plus petit ſont inviolables comme ceux du plus grand ; que la propriété d’une chaumière eſt auſſi ſacrée que celle d’un palais, & qu’enfin abuſer des penſées du dernier des écrivains ou du premier génie de l’univers, aux yeux de l’équité, ces deux fautes ſont égales.

Or, maintenant voici la conſéquence importante que je tire de ces principes : c’eſt que tout écrit, tant qu’il n’a point été communiqué librement par l’auteur même, doit être aux yeux des autres comme s’il n’étoit pas ; & ſi quelqu’un commettant la faute de le lire, y trouvoit des choſes répréhenſibles, quel qu’il ſoit, magiſtrat, miniſtre ou prince, il doit agir & juger comme ſi l’auteur avoit mis à la marge : Récit de mon dernier rêve, ou comme s’il avoit écrit au bas : Je veux réfuter tout ce que deſſus : car après tout, ces deux cas font poſſibles : un auteur écrit ſouvent ſes penſées comme de vraies rêveries ; il peut auſſi avoir écrit pour réſuter.

Quelle application effrayante, mais utile, ne pourrois-je point faire de cette vérité aux empriſonnemens, aux condamnations qui n’ont eu pour fondemens que des papiers ſurpris dans la main des citoyens, condamnations auſſi juſtes dans leur genre que celle de ce ſultan qui fit un jour ouvrir le ventre à ſes pages pour découvrir celui qui avoit mangé un melon de réſerve ! Je ſoutiens en effet, que, ſelon l’exacte équité, on ne peut pas plus juger des penfées conſtantes d’un homme ſur quelques lignes qu’il a tracées une fois, que ſur la poſition & l’aspect des fibres de ſon cerveau.

En un mot, c’eſt une maxime capitale, qu’un écrit, quel qu’il ſoit, ne peut être imputé comme faute ou comme délit, qu’au moment où l’auteur même l’a communiqué ſans contrainte. Jusques-là il n’eſt rien ; & ſelon l’expreſſion de M. de Voltaire, ce n’eſt que du noir appliqué ſur du blanc.

Si l’on veut bien-meſurer la grandeur de l’abus que je ſappe par cette règle, il n’eſt point d’homme qui ne doive me pardonner cent erreurs en faveur de cette utile vérité.

Le ſujet que je traite m’a ſouvent conduit à réfléchir ſur les abus de l’imprimerie, & j’ai quelquefois oſé comparer par certains côtés cette invention à celle de la poudre à canon. Je me diſois : ſi la poudre à canon étoit un ſecret uniquement révélé aux hommes libres, pour défendre leur liberté ; ſi l’imprimerie étoit le ſecret de quelques hommes vrais & éclairés, pour mieux répandre la lumière & la vérité ; il faudroit tout-à-l’heure élever aux inventeurs de ces arts plus d’autels que la Grèce n’en dreſſa pour Cérès & Triptoleme, inventeurs du labourage : mais par quelle fatalité attachée à toutes les inventions humaines, à commencer par les loix, le mal uſurpe-t-il toujours ce qui fut inventé pour le bien ? Toujours la vertu ſème, & le vice moiſſonne. Vous propoſez aux hommes un art pour ſe défendre ; ils en font un art pour s’attaquer : vous inventez un art pour répandre au loin la vérité, & déjà la calomnie s’en faiſit pour répandre le menſonge plus loin encore. A quoi ſert la poudre à canon ? A ſubjuguer les hommes, en tuant les corps à 500 toiſes ? A quoi ſert le plus ſouvent l’imprimerie ? A tourmenter les hommes, en tuant l’honneur à 500 lieues.

Ce n’eſt pas aſſurément un léger inconvénient de cet art merveilleux de l’imprimerie, que la déteſtable facilité de répandre en un moment la diffamation d’un homme d’un bout de l’Europe à l’autre ; que dis-je de l’Europe ? Son nom, plié en ballots, ira par mer & par terre amuſer les oiſifs des quatre parties du monde.

Mais, dira-t-on, l’imprimerie a rendu la juſtification auſſi facile que l’accuſation. Point du tout, & voilà le malheur. Le factum de la calomnie eſt toujours lu, parce qu’il amuſe ; mais qui ſe ſoucie de celui de l’innocence ? Il fait bâiller. Ecoutez ce que, pour l’ordinaire, on dit ſur une accuſation : Il faut ſe rendre ; cela eſt clair comme le jour. S’agit-il d’une apologie ? On écoute à peine, & l’on répond : Il reſte bien du louche encore dans cette affaire-là.

Depuis que tout s’imprime, jusques aux moindres chiffons de lettres, jusques aux propos qui ont à peine agité l’air un moment, nous avons vu les actions les plus ſimples, les plus ſecrettes, tourner en accuſations, & toute accuſation dégénérer en longues diffamations. Ce n’eſt point une chofe ſans exemple que la plus irréprochable vieilleſſe ait été déshonorée tout-à-coup par la révélation d’une faute de la première jeunefſſe. Une faute déjà expiée par de longs repentirs s’eſt vue ramenée encore au ſupplice de la cenſure publique. Chofe miſérable & funeſte ! Nous risquons de forcer la vertu à regretter l’hypocriſie.

Que dans un moment de débauche, d’esprit ou d’efferveſcence des ſens, il vous ſoit arrivé de hazarder, en écrivant à votre ami, quelques doutes ſur votre religion, quelques principes ſuspects ſur la morale, ſur le gouvernement, quelque plaiſanterie cynique ; dites-vous bien qu’au moindre différend que vous aurez ou que vous n’aurez pas, au différend d’un autre peut-être, il ſe peut qu’un jour vos lettres imprimées, étalées dans un libelle ou dans un factum, vous traînent dans la fange publique comme un homme ſans religion, ſans principes, ſans mœurs.

On dit que le Public n’a point d’éternelles injuſtices : je le veux croire ; mais du moins il a de bien-longues erreurs. La maxime la plus commune de cette espèce de tribunal en France eſt qu’il ſuffit d’accuſer pour amuſer, & d’amuſer pour être cru ; & trop ſouvent, pour obtenir juſtice & faire caſſer ſon arrêt, il faut commencer par mourir.

J’ai oui ſoutenir que la liberté de l’imprimerie forme une espèce de magiſtrature redoutable, & comme un ſupplément à la cenſure qui nous manque. Quand cela ſeroit, il faut ſavoir ſi la cenſure nous convient. Il en eſt de la cenſure comme de certains remèdes qui purgent un corps robuſte, & ruinent un corps foible : la cenſure des mœurs ne convient qu’aux gouvernemens qui ont encore des mœurs, à ceux où l’opinion publique eſt ſaine. En deux mots, voulez-vous ſavoir où il eſt utile de cenſurer publiquement les vices ? Par-tout où les hommes ſavent rougir de leurs fautes : mais dans tout gouvernement où les mœurs ſont corrompues, que fait la cenſure publique ? Elle accoutume à elle-même, elle endurcit les hommes contre l’opinion, comme les enfans s’endurciſſent par les châtimens ; enfin elle leur donne le plus terrible des courages : le courage de la honte.

Depuis quinze ans ou environ, que nous ſommes inondés de toutes ces accuſations, que les livres en fourmillent, que les tribunaux en retentiſſent, que le Public s’en occupe, quel bien en eſt-il réſulté pour nos mœurs ? Je puis me tromper, & je ſouhaite ſincèrement qu’on me le reproche avec juſtice ; mais, autant que j’ai pu le voir, il me ſemble que les hommes que notre ſingulier langage appelle excluſivement hommes du monde (comme ſi un ſolitaire ou un laboureur n’étoient que des ombres ou des ſpectres,) ces hommes, dis-je, ſe ſont partagés en deux claſſes : les uns paroiſſent ſe ménager encore & craindre le Public ; on les croiroit liés aux anciennes bienſéances ; mais ce lien n’eſt qu’un fil pourri dans un air infecté. Leur deviſe eſt ceci : Respect aux loups, careſſe aux ſinges, & mépris aux agneaux. L’autre claſſe eſt compoſée d’hommes, & ſur-tout de jeunes gens, qui ne ménagent rien & bravent le Public. On les appelle hommes inſoucians, hommes libres, & même philoſophes. La deviſe de ces gens-ci eſt beaucoup plus ſimple, & la voici : Indifférence à tous. Leur nombre s’en va croiſſant de jour en jour ; ſous le nom de douce incurie, règne parmi les hommes de cette espèce une indifférence profonde ; & je ne ſais quel cynisme hardi, bien-différent de l’ancien caractère du françois, né railleur & même un peu malin, mais ſenſible à la honte & délicat ſur l’opinion d’autrui, auſſi capable de faire dans un ſouper un couplet ſur ſa maîtreſſe & ſon prince même, que de s’immoler le lendemain pour tous les deux, respectant enfin très-ſouvent au fond du cœur les objets qu’il affectoit de railler le plus. Aujourd’hui les gens dont je parle, plaiſantent beaucoup moins ; mais ils ne respectent rien, & dédaignent presque tout. Soyez la vérité, ſoyez le menſonge, ſoyez le vice ou la vertu ; au fond, peu leur importe, pourvu qu’arrivé d’hier, vous ne paroiſſiez qu’aujourd’hui & repartiez demain.

Ai-je beſoin de rappeler ici l’implacable honneur des pères de la nation ? A la moindre offenſe, à la moindre tache, ils faiſoient ſoudain apporter le fer, le feu, &, s’ils l’avoient pu, le tonnerre. Cette ſenſibilité meurtrière fit place dans le ſiècle dernier à une délicateſſe plus noble & plus meſurée ; mais de nos jours, & ſur-tout depuis les excès de l’imprimerie, le ridicule eſt ſi facile à donner, les accuſations ſi faciles à intenter, que l’indifférence pour tout cela eſt devenue ſageſſe, & la fermeté conſiſte à ſoutenir le ridicule le plus fondé ſans embarras & la plus juſte accuſation ſans rougir. Dans cette agitation générale, dans cette inſtabilité continuelle des réputations, chacun s’eſt accoutumé à ſe faire, comme l’alcyon, un nid ſur les flots, tâchant de couver tranquillement ſon petit intérêt, même au milieu des orages : auſſi, de toutes parts, les oreilles ne ſont frappées que des mots, que m’importe ? Les jeunes gens ſur-tout, qui vont à la tête des mœurs nouvelles, appliquent à tout ces mots énergiques : c’eſt une espèce d’éponge commode que chacun tient dans la main pour effacer à chaque inſtant & la honte & les reproches. Ainſi cette espèce de cenſure publique n’a guerre produit que le mépris de toute cenſure

Je ne prétends point au reſte, que les abus de l’imprimerie aient produit tous les changemens de nos mœurs : l’exagération ſeroit grande, & je me propoſe d’en indiquer d’autres cauſes en parlant de l’influence des ouvrages de J. J. Rouſſeau ſur ſes contemporains ; mais je dis ſeulement que l’art de l’imprimerie agit ſi puiſſamment ſur l’opinion publique, qu’il faut toujours le compter pour beaucoup parmi les cauſes du bien ou du mal qui ſurvient dans nos ſociétés civiles. Or, cela étant, je vais conſidérer un moment le rapport de cet art avec la monarchie ; je n’aurai point perdu le tems, ſi je puis en déduire quelque règle générale pour le diriger dans ce gouvernement

Chaque conſtitution politique a ſes inconvénient. Parmi pluſieurs avantages de la monarchie, l’un de ſes inconvéniens eſt qu’une partie & même une grande partie du bien qui s’y fait, ne peut être conſtamment connue ni récompenſée par le gouvernement, comme auſſi une partie du mal qui s’y commet, ne peut être ni connue ni toujours punie par les loix. Il eſt inutile d’expliquer les raiſons de ces deux vérités. Quelle eſt donc dans une monarchie l’autorité qui punit & récompenſe le plus ? L’opinion publique ; principe qui ne s’y confond point avec les loix, comme dans la république ; principe qui ſouvent même eſt contraire aux loix ; mais n’en eſt pas moins un des plus grands reſſorts de la monarchie. Or, le respect pour l’opinion publique n’eſt & ne peut être que le réſultat de la déférence pour l’opinion du plus grand nombre des particuliers, & je défie qu’on deſire beaucoup l’eſtime d’une nation dont on mépriſera la plupart des individus. Que faut-il donc pour entretenir ce respect pour l’opinion publique ? Si les mœurs ſont bonnes, il n’y aura rien à faire ; les hommes s’eſtimeront mutuellement, parce qu’ils ſe ſentiront eſtimables.

Mais ſi les mœurs ſont corrompues, je dis alors qu’il faut empêcher les hommes de dire trop librement ce qu’ils penſent les uns des autres, de révéler en quelque ſorte au Public le ſecret de ce qu’il eſt ; & pour tout dire, il faut que le Public s’eſtime toujours plus qu’il ne vaut. Alors il eſt néceſſaire de maintenir ces loix de l’opinion qui établiſſent des égards d’une condition à l’autre & d’un homme à un autre ; loix qui font que les concitoyens n’oſent point regarder ou écouter, ou du moins publier tout ce qui ſe fait & ſe dit à côté d’eux ; loix qui ſemblent donner à chaque condition, à chaque homme, une espèce d’enceinte que les yeux & les diſcours des autres ne franchiſſent point ſans quelque pudeur. De cette circonspection mutuelle des particuliers ſuit infailliblement le respect pour le Public, parce que le particulier respecte le Public ſelon qu’il ſe respecte lui-même. Enfin l’effet de ces loix eſt tel que dans la ſociété générale, tous conſervent aux yeux les uns des autres un certain poids, une certaine valeur ; & c’eſt la réunion de ces valeurs, ſoit réelles, ſoit imaginaires, qui fait le prix ſi réel de l’opinion publique.

Si dans un gouvernement monarchique, où les hommes ſont déjà corrompus ou dispoſés à ſe corrompre, vous inventez un art tel que la penſée la plus intime & la plus ſecrette puiſſe être communiquée à tout le Public en un moment ; ſi cet art eſt tel que cette publicité ſoit auſſi durable que rapide ; ſi l’auteur de ces penſées peut les publier ſans aucun péril pour lui-même ; s’il peut même en espérer une eſtime particulière ; ſi cette eſtime eſt proportionnée au plaiſir que chacun trouve à ſavoir ce que cet auteur a penſé ; ne doutez pas qu’un tel art ne ſoit plus ſouvent employé à divulguer des calomnies ſur les perſonnes, que des vérités ſur les choſes, parce que tous voulant être préférés & nul, par conſéquent, ne ſe croyant aſſez eſtimé, chacun a beſoin de ſe venger de ſes juges en les eſtimant moins à ſon tour.

De toutes ces révélations ſucceſſives & continuelles, ſe forme enfin ſur une nation une lumière odieuſe & générale. Il vient un moment où l’homme vicieux, regardant autour de lui, ne découvre plus que des complices dans ceux qu’il regardoit auparavant comme des juges : il vient un moment où tous ſe rapprochant les uns des autres, ſe diſent ſans ſe parler : Nous ſommes donc les mêmes, tous vicieux & foibles nous étions bien-fous de nous craindre aſſocions-nous, & ſoyons libres.

Je termine ceci en diſant que dans une monarchie la liberté de l’imprimerie doit être, le plus qu’il eſt poſſible, étendue à l’égard des choſes, & reſſerrée à l’égard des perſonnes.

Elle doit être étendue à l’égard des choſes, parce qu’il n’eſt point de gouvernement où il ſoit plus néceſſaire de divulguer les bons principes ; elle doit être reſſerrée à l’égard des perſonnes, parce qu’il n’eſt point de gouvernement où il ſoit plus dangereux de divulguer les mauvais exemples. Quand les bons principes ſont dans le peuple même, le législateur s’y conforme dans ſes loix, & le magiſtrat dans ſes décrets ; mais quand tous les mauvais exemples ſont publics, & qu’il eſt une fois prouvé que le plus grand nombre eſt celui des vicieux, l’opinion publique eſt ſans valeur. La nation qui ſe méſeſtime ſe corrompt toujours davantage, & devient le jouet de ceux qui la gouvernent.

Le Maréchal de Grammont diſoit : Quand Dieu fit les cervelles humaines, il ne s’obligea point à la garantie. Il diſoit bien-vrai, & presque ſans exception. Si le grand Ouvrier qui fit la tête de Newton ne voulut point la garantir d’un commentaire ſur l’Apocalypſe, il ne faut pas s’étonner qu’il ait laiſſé la cervelle de Rouſſeau faire ſes Dialogues, ſes Promenades, ſes Confeſſions, ſa Lettre à M. Hume, & pluſieurs autres choſes toutes bien-ſujettes à garantie.

J’oſe avancer que tout lecteur attentif des derniers écrits de Rouſſeau conviendra qu’il étoit fou ; je dis ſou presqu’autant que Don Quichote, qui prenoit des moulins à vent pour des géans, & des moutons pour des ſoldats, avec la différence que le bon Chevalier ne vit tout cela qu’en Espagne, au lieu que le citoyen de Genève n’a point ceſſé de le voir toujours & partout. En France, en Suiſſe, en Angleterre, Rouſſeau s’eſt donné des géans à combattre pour des moulins. Que les partiſans de cet homme célèbre me pardonnent cette comparaiſon : hélas ! elle convient aux hommes les plus ſages. Où eſt celui qui, dans ſa vie, n’a pas combattu quelque moulin pour un géant ? Le malheur eſt que les hommes de génie, ſe ſentant la poitrine forte, ont la rage de raconter au Public leurs batailles.

Je ſoutiens encore qu’en liſant avec un peu d’attention les Confeſſions de Rouſſeau, l’on voit clairement ce germe de folie ſe développer dès ſon jeune âgé, en extravagances, en bizarreries, en manies, pour devenir à la fin de ſes jours une démence véritable. Mais ſi ſes ouvrages décèlent cet égarement, on le ſurprenoit bien-mieux dans l’auteur même. Longtems avant que j’euſſe vu Rouſſeau, c’étoit pour moi une paſſion de le connoître : fort-jeune alors, je me figurois le bonheur à l’entendre & la ſageſſe à le croire. Je pris envain aſſez de peine pour parvenir jusqu’à lui : mon hommage fut refuſé, & je n’en conſervai pas moins mon ivreſſe. Dix ans après, Rouſſeau vint préciſément chercher un aſyle presque à côté de mon domicile même, & le hazard mit dans mes mains un bien que ma pauvre petite prudence n’avoit pu ſaiſir. Mais hélas ! quel bien ! Quel fut mon étonnement, comme mon ivreſſe ſe diſſipa, comme j’eus bientôt cavé les ouvrages, quand je fus près de l’auteur ! Je me ſouvins alors d’avoir lu dans un vieux livre de recettes, qu’un moyen infaillible de ſe déſenivrer étoit de dormir à l’ombre de la vigne, & je ris en moi-même de la manière dont je vérifiois cette plaiſante recette. Combien de fois ceci me fit réfléchir (qu’on me pardonne cette digreſſion) ſur la manie, ſi commune aux jeunes gens, de connoître les auteurs dont ils chériſſent les ouvrages ! Un jeune homme lit, il admire, & voit ſortir comme d’un nuage une main qui écrit de très-belles choſes : le voilà qui imagine la tête qui a penſé tout cela ; après l’avoir imaginée, il veut la voir ; il va, vient, s’informe, s’inquiète, ſe tourmente, parvient à la porte de l’auteur, heurte ; on refuſe ; il inſiſte, on ouvre enfin, il voit, il contemple l’homme de génie, l’homme par excellence, & quelquefois le moment eſt ſi malheureux, que l’homme excellent paroît bien-vulgaire. C’eſt à-peu-près ce qui nous arrive tous les jours lorsqu’après avoir exprimé le ſuc d’un fruit exquis, on eſt curieux d’en goûter l’écorce : elle eſt inſipide ou amère. En général, il eſt bien-rare qu’un auteur vaille ſon ouvrage. Ces ouvrages même ſi admirés ſont plus propres au lecteur attentif qui vient de s’en pénétrer, qu’à l’auteur même qui les a dès longtems oubliés : quelquefois cet auteur, conſulté ſur ſes propres penſées, eſt obligé de répondre comme l’évêque des Lettres Perſanes : Liſez mon Mandement. Enfin c’eſt une bonne règle de conduite, de vivre dans la ſolitude avec d’excellens livres, & dans la ſociété avec ſes amis, quand on en a, ou du moins ſes égaux, quand on veut ſe conſoler de n’avoir point d’amis par l’espérance d’en trouver encore.

Ces réflexions, qui peut-être paroiſſent déplacées ici, me frappoient ſans ceſſe auprès du citoyen de Genève. Pour moi, je ne pouvois ſortir de mon étonnement, en voyant l’auteur d’Emile & du Contrat ſocial, croire & raconter la conjuration de l’Europe entière contre ſa perſonne. On dit qu’Archimède aſſis dans un fauteuil faiſoit mouvoir loin de lui un vaiſſeau, en remuant le bout du doigt : Rouſſeau en diſoit autant de quelques philoſophes célèbres. Tranquilles en apparence à Paris, de leur cabinet & de leur fauteuil, ils faiſoient remuer la terre, afin qu’il s’en éboulât quelques parcelles ſous les pieds de Jean-Jacques. Sur quelques obſervations fort-ſimples que je pris un jour la liberté de faire à cet homme dont la tête dupoit ſi bien le cœur, je me ſouviendrai toujours que, rentrant en lui-même, il dit, après un inſtant de recueillement : Il ſe peut que ma tête ſoit dérangée, & je ſens que j’aurois beſoin d’aller à Turin entendre de bonne muſique. Aveu ſingulier & frappant, mais en même tems bien-inutile ! Depuis ce tems il entendit la muſique de Gluck, & ne ſoupçonna & n’accuſa pas moins.

C’étoit véritablement une choſe curieuſe & miſérable que l’art de Rouſſeau filant un ſoupçon de Paris à Londres, & de Paris à Grenoble ; cet art incroyable, qui faiſoit un cable avec des cheveux, attachoit & faiſoit rire : quelquefois, mais bien-rarement, parmi ces égaremens de la mélancolie, retrouvant l’auteur d’Héloïſe, il ſembloit entendre une muſique douce au fond d’une caverne ſombre.

Au reſte, quand Rouſſeau s’eſt plaint du peu d’amitié qu’il trouvoit pour lui parmi les hommes, il y a quelque choſe de vrai dans ſes plaintes : mais ce qu’il n’a pas dit, c’eſt que, par ſa défiance, il produiſoit lui-même le mal dont il accuſoit les autres ; il ſe faiſoit craindre, éloignoit de lui, & puis il crioit : Voyez comme tous me fuient, tous me haiſſent ! En un mot, Rouſſeau n’a jamais voulu comprendre que, dans tous ſes différends, il étoit l’aggreſſeur, parce que le ſoupçon eſt une terrible aggreſſion pour qui ne le mérite pas : eſt-il en effet rien de plus déſolant pour un honnête homme que ces ſoupçons flottans ſur le viſage, ſans jamais paſſer la bouche, ces eſpèces d’accuſations concentrées qui vous irritent & vous cuiſent ſous l’épiderme d’un autre ? En vérité, une accuſation formelle & juridique ſeroit quelquefois moins embarraſſante & moins cruelle. Auſſi ai-je vu pluſieurs hommes, d’ailleurs très-équitables, accuſer ſincèrement Rouſſeau de méchanceté, parce qu’il les en avoit ſoupçonnés lui-même ; & par un juſte retour, l’homme qui accuſoit le plus les autres étoit le plus accuſé par eux. Se croire beaucoup d’ennemis eſt à coup ſûr le moyen de s’en faire pluſieurs ; & pour l’ordinaire, qui ſe croit des amis, en a, ou mérite d’en avoir.

Tirons du moins de l’exemple d’un homme célèbre cette leçon utile, que ſans l’indulgence, la douceur & la noble confiance, la vertu même ſe fait haïr des hommes, & finit quelquefois par les haïr à ſon tour.

Rouſſeau avoit la foibleſſe de tous les hommes : celle de vouloir être plaint. Il avoit la foibleſſe des plus grands hommes : celle de vouloir être admiré. Sans beaucoup de pénétration, l’on découvre ces deux foibles par-tout, & jamais il ne les montre mieux qu’en voulant les cacher. Ses ſuccès, ſes combats l’avoient inſenſiblement accoutumé à ſe reſpecter lui-même comme une choſe publique, à ſe regarder comme un grand ſpectacle où l’envie aſſiſtoit, & ſans trop le ſavoir peut-être, il faiſoit tout ſon poſſible pour retenir ſes ſpectateurs ; je crois enfin que l’orgueil de Rouſſeau lui a toujours déguiſé ſa propre vanité. Comment concevoir en effet, qu’on puiſſe concilier en foi tant de mépris pour les autres & tant d’attachement à leur eſtime ? Et cependant rien n’eſt plus commun. Cet orgueil au reſte, eſt un trait marqué chez Rouſſeau ; on ne peut nier qu’il n’eût de lui-même une opinion fort-exagérée. Cela devoit être : la ſolitude, dont le goût eſt ſi rare, & l’habitude ſi difficile pour la plupart des hommes, étoit une paſſion pour lui ; il paroît qu’il s’y nourriſſoit de lui-même. Du fond de cette ſolitude il manifeſtoit les plus grands talens, & le plus profond mépris pour ſes contemporains : en les irritant, il les ſubjuguoit, & ſentoit ſans ceſſe en lui-même les deux chofes qui inſpirent le plus d’orgueil : le courage qui brave, & la force qui ſoumet. Pour moi, je ne m’étonne point que, dans ſes Confeſſions, Rouſſeau ſe ſoit proclamé avec franchiſe une œuvre à part dans la création, une autre parmi ſes ſemblables, pour me ſervir de ſon expreſſion.

Ainſi l’orgueil trompe les foibles humains ; ainſi, de peur d’être reconnu, il affecte habilement de ſe placer ſur les ruines mêmes des autres vices : c’eſt un arbuſte qui reverdit ſur des maſures.

Quand on réfléchit avec déſintéreſſement ſur la vie & les ouvrages de Rouſſeau, l’on eſt tout étonné de voir qu’au bout du compte, parmi nos écrivains célèbres, il eſt un de ceux qui, proportion gardée, ont été le plus accuſateurs & le moins accuſés. Je ſupplie tout homme ſage de bien dénombrer tous ceux qui ſont ou diffamés, ou ſoupçonnés, ou ridiculiſés, tous ceux enfin à qui la plume ardente de Rouſſeau a imprimé quelque note, depuis ſa première production jusques aux Confeſſions, & ce dénombrement l’étonnera ; & quand il demandera ſérieuſement que lui avoient fait tous ces hommes-là ? ſa ſurpriſe ſera plus grande encore ; Rouſſeau lui paroîtra une espèce d’Horatius Coclès, ſe battant ſur ſon défilé contre ſes contemporains, les inſultant, & les bleſſant à bon eſcient.

Je demande enſuite à cet homme ſage s’il veut mettre au rang des perſécutions le fameux décret du Parlement que Rouſſeau eût ſi facilement évité en ſupprimant ſon nom ; ſuppreffion, à mon avis, toujours permiſe pour tout auteur qui parle des choſes, & non des perſonnes. Rouſſeau a ſoutenu le contraire, & fait par-là le procès aux trois quarts des plus illuſtres écrivains : c’eſt pourquoi j’inſiſte ſur ce point ; & j’oſe dire qu’il n’eſt point d’homme ſenſé qui oſe reprocher à un auteur d’être prudent, quand ſon livre eſt hardi. Le Public éclairé ne demande point à un livre : Qui t’a fait ? Mais ſeulement que dis-tu ? Et quand l’auteur ſe nomme, s’il prétend ne vouloir en cela ſatisfaire qu’un devoir, nul ne s’y trompe, on lui répond : Tu veux contenter deux vanités à-la-fois : celles d’homme d’un grand esprit, & d’homme d’un grand cœur.

Celui qui a le malheur d’écrire des menſonges hardis doit ſe repentir, & ſe cacher, s’il n’a pas le noble courage de ſe rétracter : celui qui a oſé écrire des vérités utiles au Public, mais dangereuſes pour l’auteur, ne doit ſe repentir jamais, mais ſe cacher toujours, s’il eſt ſage, & ſavoir préférer l’ineſtimable repos à quelque peu de gloire périlleuſe. J’accorderai tant qu’on voudra, que le martyre eſt une belle choſe ; mais ſi l’héroïſme eſt de le ſouffrir quand ſon heure eſt venue, aller au-devant eſt orgueil ou folie : qu’on ne ſe plaigne plus alors d’être perſécuté par les autres, mais par ſoi-même : un de nos vieux proverbes dit qu’il ne faut point tenter Dieu ; j’ignore comment les hommes peuvent tenter Dieu ; mais nul n’ignore à quel point il eſt dangereux de tenter les hommes.

Ce décret & ſes ſuites mis à part, vous ne voyez plus dans la vie de Rouſſeau que des malheurs presque tous imaginaires, des chymères travaillées de génie, & des combats à outrance contre ces chymères. En un mot, pour revenir à ma première comparaiſon des moulins à vent pris pour des géans, Rouſſeau ſortoit de ces combats ſi las & ſi recru, que la réalité de la fatigue ne lui permettoit pas de douter de la réalité de l’ennemi ; illuſion bien-facile à comprendre, & plus commune qu’on ne penſe. Que la morale dit bien-vrai, quand elle aſſure que nos plus véritables ennemis ſont en nous-mêmes ! Heureuſement, en effet, les hommes ſont trop diſtraits pour s’appliquer à nuire aux autres autant qu’à eux-mêmes.

Je ne veux citer ici qu’un exemple de ces mépriſes du citoyen de Genève ; j’en pourrois rapporter vingt de la même espèce ; d’autres en pourroient dire 100 ; & le tout enſemble, ſans rien prouver contre ſon intégrité, ſa vertu, encore moins ſes talens, prouveroit ſeulement cette vérité fort-ſimple, que Rouſſeau n’étoit ſouvent qu’un fou ſublime.

Parmi ſes prétendus malheurs, l’un des plus frappans eſt ſa fameuſe lapidation de Motiers-Travers. Quoi ! dans la Suiſſe, l’aſyle de la paix, de la liberté, de la ſageſſe, parmi ſes compatriotes mêmes, Rouſſeau risque ſa vie & ſe voit aſſaillir à coups de pierres ! Un fait de cette nature déconcerte toutes les idées ſur notre ſiècle, les mœurs, les lumières d’une partie de l’Europe, & ſur-tout de la partie de l’Europe la plus ſaine & la plus ſage. On fait combien Rouſſeau a fait retentir cette lapidation : avec quelques feuilles de papier & une plume, un homme de génie ſe fait un tambour qu’on entend de bien-loin ; mais ce n’étoit pas aſſez ; le burin s’en eſt mêlé ; & pour aſſurer davantage la durée d’un fait ſi ſingulier dans le dix-huitième ſiècle, on l’a gravé : je n’ai point vu cette eſtampe ; mais j’ai oui dire qu’on y voyoit le paſteur M*** à la tête d’une troupe de forcenés, hommes, femmes, enfans, tous pourſuivant à grands coups de pierres un pauvre fugitif, & ce fugitif eſt Jean-Jacques Rouſſeau, qui ſemble demander au Ciel juſtice contre une terre inhospitalière. Après cela, comment douter du fait ? Car enfin, voilà un monument : il eſt du tems, travaillé peut-être ſur le lieu même ; ſeroit-il donc poſſible que même une eſtampe ne prouvât rien ?

Voici ce que j’ai recueilli de ce fait auprès d’un homme digne de foi, qui, par Lazard, fit un viſite à Rouſſeau le lendemain même de ſa lapidation. Il vit encore les cailloux épars ſur le plancher de la chambre : voilà déjà, pour le dire en paſſant, l’eſtampe en défaut ; la lapidation ne ſe fit point en raſe campagne, & l’on conviendra qu’il eſt un peu moins fâcheux de recevoir des pierres quand on eſt bien-clos & bien-couvert. Mais ce n’eſt pas tout : il faut ſavoir d’où elles venoient. Que quelques petits poliſſons ſuiſſes ſe ſoient aviſés de jeter des pierres la nuit contre les vitres & dans la chambre de Rouſſeau, la choſe eſt très-poſſible ; mais certainement ils ne les jetèrent pas toutes : car lorsqu’on en vint à vérifier le fait plus exactement, & qu’on voulut confronter les plus gros cailloux avec les trous par lesquels ils dévoient être entrés, il leur arriva la même choſe qu’à la belette de la Fontaine ; ils ne purent plus reſſortir ; le trou étoit plus petit que ces cailloux. Qui donc les avoit dépoſés là ? Aſſurément ce n’étoit pas Rouſſeau ; il étoit incapable de cette indigne comédie ; mais ne ſeroit-ce point ſa gouvernante, que la vue de la belle nature dans les montagnes de Suiſſe n’amuſoit point autant que ſon maître ? On l’a toujours, a ce qu’on aſſure, ſoupçonnée de cette petite espièglerie, qui, de ſa part, n’a rien de bien-coupable, mais qui a mal tourné pour le pauvre genre-humain, accuſé ſi éloquemment par Rouſſeau d’être méchant, même en Suiſſe. Quel homme, au reſte, n’aimera mieux croire la gouvernante de Rouſſeau un peu ennuyée, que des milliers de Suiſſes ſi méchans, forcenés & aſſaſſins ?

Encore un moulin à vent ſans plus : après la lapidation, Rouſſeau fuyant en Angleterre, ſe crut & ſe fit croire ſans aſyle dans notre continent ; & cependant, dès le ſurlendemain de cette miſérable lapidation (dont un autre eût ri de pitié,) ſur le bruit que faiſoit Rouſſeau, une petite ville voiſine envoya exprès des députés pour lui offrir une retraite. Le gouvernement de Neuchâtel, gouvernement très-ſage, prit connoiſſance du prétendu délit, & déclara ſa protection.

J’avoue que je n’ai appris ces choſes que par des témoins que je crois inſtruits & irréprochables ; mais ce que j’ai appris par mes propres obſervations, c’eſt que Rouſſeau eût trouvé cent égides contre une pierre dans un pays où le caractère des habitans & la nature du gouvernement concourent à garantir la paix, la liberté & le bonheur de quiconque ne trouve pas trop d’obſtacles en lui-même pour être heureux.

Au lieu de ſe plaindre avec tant d’excès, Rouſſeau, qui a écrit contre le progrès des lumières, auroit du ſe dire à lui-même : 200 ans plus tôt, dans le tems de l’ignorance, j’aurois été très-véritablement lapidé dans un pays où je ne ſuis au fond qu’admiré & protégé. C’étoît pour lui, contre lui-même, un des meilleurs argumens ad hominem qu’il pût jamais recevoir.

Toutes chymères écartées, je ne vois que deux accuſations capitales & très-réelles contre Rouſſeau. L’une concerne ſes enfans, l’autre ſes bienfaiteurs. Je ne prétends accuſer ni excuſer Rouſſeau ſur aucun de ces chefs ; je dis ſeulement qu’il a été attaqué ſans calomnie & ſans emportement, choſe fort-rare à l’égard des autres gens de lettres.

Rouſſeau avoue lui-même avoir abandonné ſes enfans, en ſupprimant tous les indices, en effaçant toutes les traces qui pouvoient les ramener à leur père,[7] de ſorte qu’en les laiſſant vivre pour les autres, on peut dire qu’il les tua pour lui-même. Sur cela, quelques perſonnes ſe récrient, & déclarent cet acte inhumain, tandis que Rouſſeau le juſtifie comme prudent. Voilà un procès entr’eux, un point de morale à diſcuter ; mais où eſt la calomnie ? Où ſont les libelles atroces ? De bonne foi, ſi Monſieur de Voltaire, par exemple, eût fait quelque choſe d’approchant, l’eût-on autant ménagé, & n’entendrions-nous pas tous les jours encore dix mille trompettes profanes & ſacrées ſonner l’opprobre, du Vatican à Moſcou ?

Rouſſeau, dans le cours de ſa vie agitée par lui-même, a eu pluſieurs amis, pluſieurs patrons : preſque toujours, on le voit commencer avec eux par l’encenſoir, & finir par les ſoufflets. [8] Sur ces procédés, de prétendus ennemis s’aviſent de crier à l’ingratitude ; mais à qui la faute du reproche ? Enfoncez dans l’eau le bâton le plus droit ; il paroîtra courbe : que l’homme d’ailleurs le plus intègre s’enfonce en pluſieurs querelles avec ceux qui ont voulu l’obliger & paru l’aimer ; il paroîtra infailliblement ingrat ; & je ne ſais au fond ſi ce ſeroit un jugement ridicule de regarder vingt différends bien fondés comme un tort très-bien fondé dans le commerce des hommes. C’eſt, dit-on, une grande folie de croire toujours avoir raiſon ; mais c’eſt une folie ſouvent dangereuſe de montrer toute la raiſon qu’on a : or, Rouſſeau a l’un de ces deux torts.

Dans la célèbre querelle entre Hume & Rouſſeau, c’eſt-à-dire, entre le jugement & l’imagination, examinez de ſang-froid de quel côté furent l’emportement & les accuſations téméraires. Le bras de Jean-Jacques ne tint-il pas un moment David Hume ſuspendu ſur l’opprobre ? Si ſa vie toute entière ne l’eût ſoutenu, n’y tomboit-il pas ſans reſſource ? Ne trouverez-vous pas même encore des des hommes qui pouſſent l’illuſion juſqu’à prétendre qu’il y eſt ou doit y être ? En un mot, M. Hume ne fut-il pas en un ſeul inſtant plus réellement tourmenté par Rouſſeau que jamais dans toute ſa vie Rouſſeau n’a été tourmenté par les autres ? Cet homme étoit véritablement comme la poudre : à peine il ſe ſentoit ou ſe croyoit ſerré, qu’il faiſoit tout éclater autour de lui. Tous ceux qu’il a ſi violemment comprimés, ont-ils éclaté de même ? Il faut convenir enfin, que ſi les hommes ont ſouvent manqué de juſtice à l’égard des hommes célèbres, Rouſſeau n’en eſt pas le plus grand exemple.

Qu’on examine en effet, ſi tous nos grands écrivains ont été auſſi ménagés. Fontenelle, ſi doux, ſi paiſible, ſi diſcret, Fontenelle, qui prit toute ſa vie tant de ſoin de cacher aux hommes qu’il ſavoit le ſecret de leur ſottiſe ou de leur méchanceté, Fontenelle eut beau faire, & la ſeule anecdote des asperges eſt devenue triviale, & plus diffamante que tout ce qu’on a jamais publié contre Rouſſeau.

Voltaire, dont la vieilleſſe bienfaiſante fut tant célébrée, vit ſa jeuneſſe & ſa virilité flétries par les plus odieuſes accuſations ; toutes ſes preuves reſtoient inutiles : il montroit des bienfaits, & l’on voyoit des larcins ; dans le nid d’une bonne action ſes ennemis gliſſoient des ſerpens ; enfin c’eſt une choſe remarquable à l’égard de Voltaire, qu’on a fait les meilleures critiques de ſes ouvrages & les plus mauvais comme les plus odieux libelles ſur ſa perſonne. Presque toute l’hiſtoire littéraire ſeroit une preuve de ce que j’ai avancé : vous y voyez par-tout le ſarcaſme, la ſatyre, la calomnie, tantôt en écrits, tantôt en actions, s’attacher aux gens de lettres comme une espèce d’épidémie qui leur eſt propre, & la plupart ne guériſſent ces maux que par leur excès même : car ſi un peu de calomnie déſole, beaucoup de calomnie conſole.

Je terminerai ce que j’ai dit jusqu’à préſent ſur Rouſſeau par un réſultat fort-ſimple, & qui convient à presque tous les hommes intègres, mais impétueux & paſſionnés ; voici ce réſultat en deux mots : pluſieurs actions de Rouſſeau l’accuſent, mais presque toutes ſes intentions l’excuſent. Celui qui ſéparera ces deux choſes, blâmera ou louera Rouſſeau avec excès ; mais l’homme impartial, tenant un juſte milieu, ſaura plaindre également les ennemis de Rouſſeau & lui-même. Il ſe pourroit bien, il eſt vrai, que cet homme impartial déplût aux ennemis, comme aux amis : car les partis modérés ne contentent perſonne : nous voulons bien qu’on doſe nos remèdes ; mais nous ne ſouffrons pas qu’on doſe nos jugemens. Les uns voudront toujours que Rouſſeau n’ait été qu’un hypocrite orgueilleux, & les autres en feront un Socrate à qui l’envie préſenta vingt fois la cigue ; nous dirons ſimplement : Rouſſeau étoit un homme de génie, & le génie eſt une espèce d’ivreſſe, à-peu-près comme celle du vin, qui très-ſouvent rend le même homme plus aimable, plus tendre & plus querelleur tout enſemble.

Que la diſtance, en effet, eſt grande entre l’homme de génie & l’homme ſage, & combien Rouſſeau l’a fait remarquer ! L’union de la ſageſſe & du génie eſt ſans doute un des plus beaux ouvrages de la nature ; Newton en offre un grand exemple ; mais que cette union eſt rare ! L’hiſtoire de l’esprit humain compte ces hommes comme la géographie compte 5 ou 6 grands pics ſur la ſurface de la terre. Dans la ſéparation presque néceſſaire de ces qualités oppoſées, qui pourroit, ſi le choix étoit libre, balancer un moment ? Demandez au citoyen de Genève quelle admiration peut conſoler jamais de la paix pour ſoi-même, de l’amitié de quelques-uns, & la bienveillance de tous. Ah ! faiſons-nous aimer, & ſe faſſe admirer qui pourra ! Qu’eſt-ce donc qui fait ce génie ſi vanté ? L’imagination ſur-tout, que Malebranche appeloit, avec tant de vérité, la folle du logis. La ſageſſe n’eſt que l’ouvrage du ſimple jugement : le vulgaire l’appelle raiſon, & croit, en diſant cela, n’avoir dit que peu de choſe. Elle conſiſte ſur-tout à bien voir ce qui eſt, & le génie ne s’applique qu’à imaginer ce qui a été, ou ce qui ſera, ou ce qui peut être ; c’eſt le talent de former de nouvelles combinaiſons de cauſes & d’effets : auſſi le génie ſe fait-il à lui-même un monde imaginaire, ou tout au plus poſſible, eſpèce de région où peu de vrais admirateurs voyagent, & où ſeulement quelques enthouſiaſtes réſident. La ſageſſe au contraire, habite paiſiblement ce monde réel, qu’elle s’occupe ſans ceſſe à reconnoître. L’homme de génie & l’homme ſage diſent tous les deux des vérités : l’un dit celles qu’il devine ; l’autre, celles qu’il apperçoit ; mais quelle différence dans le ſuccès ! Tandis que l’homme de génie fait perſécuter ſa vérité, l’homme ſage fait accepter la ſienne. En effet, qu’on le remarque bien, les hommes ne perſécutent pas tant la vérité que la manière de la dire ; & malheureuſement la manière de l’homme de génie eſt grande, forte & presque violente. Emploie-t-il l’ironie ? C’eſt un poignard. Uſe-t-il du raiſonnement ? C’eſt une maſſue. Mais l’homme ſage, ſelon l’expreſſion du ſage Fontenelle, façonne la vérité comme un coin dont il écarte inſenſiblement l’erreur ; il traite les préjugés comme une maladie chronique qu’un régime doux peut guérir, mais que des remèdes actifs aigriroient. Voyez un homme de génie : à force de ſe paſſionner pour la juſtice, il en perdra toute indulgence ; & c’eſt par l’indulgence que l’homme ſage ſait introduire la juſtice ; il fait que, ſans cette indulgence, des hommes même juſtes ſe fuiroient comme des ours ; que ſi la juſtice eſt le fondement ſur lequel toutes les parties de la ſociété s’aſſeyent, la douce indulgence eſt le ciment qui les tient liées ; qu’enfin la première maxime d’un homme ſage eſt de ſupporter les hommes tels qu’ils ſont : c’eſt la tolérance qui le conduit à la bienſance, & jamais il ne s’obſtine à faire aux hommes même le bien qu’ils ne font pas dispoſés à recevoir.

J’ai vu une fois dans ma vie un homme vraiment ſage, & je ne l’oublierai jamais ; Rouſſeau lui-même lui donna ce beau nom, & nul homme, à mon avis, ne le mérita ſi bien. Cet homme étoit Monſieur Abauzit, réfugié à Genève. Il eſt peu connu ; mais s’il étoit plus célèbre, il eût été moins ſage. Je vais en parler un moment, parce qu’ayant eu dans ſa ſituation pluſieurs conformités avec Rouſſeau, il n’eſt pas déplacé de remarquer comment ſa ſageſſe fut trouver le repos, la conſidération, des amis, une patrie, le bonheur enfin, tandis que le génie de Rouſſeau écartoit de lui tous ces biens.

M. Abauzit, comme Rouſſeau, vécut loin de ſa patrie, & parmi des hommes qui lui étoient étrangers ; il fut comme lui ſans fortune, presque ſans famille, homme de lettres comme Rouſſeau, &, ce qui eſt plus remarquable, penſant à-peu-près comme lui ſur les mœurs, la politique & même la religion ; mais que leur vie fut bien-différente ! Rouſſeau, inquiet, errant, toujours accuſateur ou accuſé, malheureux enfin, & ſe croyant ſans aſyle, perdit réellement ſa patrie, & M. Abauzit, de ſon aſyle même, ſe fit la plus douce patrie : ſans bizarrerie, ſans défiance avec les hommes dont il étoit chéri autant que respecté, ne mettant ſur-tout d’oſtentation à rien, ni dans la ſcience, ni dans la vertu, ni même dans la pauvreté, homme vraiment ſimple en tout, vraiment bon & ſage. Au milieu des factions populaires occaſionnées en partie par Rouſſeau, le petit appartement ou l’espèce de galetas qu’occupoit Monſieur Abauzit, ſembloit un temple que la concorde s’étoit conſervé encore dans la guerre civile ; M. Abauzit avoit pourtant accompli la loi de Solon, qui veut que dans les diſſentions civiles tous les citoyens prennent un parti : celui de Monſieur Abauzit étoit connu : ceux qui en étoient s’en faiſoient gloire, & ceux qui n’en étoient pas, ne le chériſſoient pas moins, parce qu’on ſavoit bien que de tous les partis celui qu’il eût préféré étoit la deſtruction de tout parti & la paix publique. Si dans une guerre civile, des concitoyens étoient aſſez ſages pour ne choiſir qu’un arbitre, c’eût été Monſieur Abauzit. Rien n’égaloit ſa ſcience, ſi ce n’eſt ſa modeſtie & ſa douceur. Bien-différent de Rouſſeau, il ſe laiſſoit, non-ſeulement approcher, mais importuner ; & ceux qui recevoient de lui cet aimable accueil, ſentoient jusqu’au fond du cœur qu’il étoit le fruit d’une véritable humanité, & non d’une vanité ſatisfaite. Qu’un homme de lettres fût ſupérieur aux foibleſſes de la vanité autant qu’aux beſoins de la fortune, on pouvoit ne pas s’en étonner ; mais ce qui étonnoit beaucoup, étoit de le trouver conſtamment ſupérieur au deſir même de la gloire ; le ſalaire de tout ce qu’il faiſoit n’étoit pour lui que dans lui-même.

Malgré le feu qui, juſques dans ſa dernière vieilleſſe, ſe répandoit ſur ſon action & ſes diſcours, ſon humeur étoit ſi inaltérable, que la difficulté d’arracher de lui un mouvement d’impatience fit un jour, à ſon inſçu, le ſujet d’une gageure, & ce fut ſa modération qui la gagna. On ſent combien la paix de cette ame devoit contribuer à la netteté & à l’ordre de ſes penſées : auſſi tout ce qui ſortoit de la bouche de Monſieur Abauzit, idées, ſentimens, étoit pur comme la lumière du jour le plus doux. Il recueillit le fruit de ſa ſageſſe & de cette aimable indulgence pour la foibleſſe des hommes, & ce fruit fut le reſpect, l’amitié, & vraiſemblablement le bonheur.

J’ai tant fait en moi-même la comparaiſon de Rouſſeau avec M. Abauzit, qu’il n’eſt pas étonnant que je m’y laiſſe aller en écrivant ceci ; d’ailleurs, j’avoue que j’acquitte un vœu cher à mon cœur, celui de publier ma reconnoiſſance pour un vieillard vénérable qui ſupporta ſouvent avec bonté mon

importune jeuneſſe.
PROFESSION
DE FOI
PHILOSOPHIQUE.[9]

Je crois en un ſeul homme, génie tout-puiſſant, créateur d’un monde nouveau, d’êtres de raiſon viſibles & inviſibles, lumière de lumière, & fils unique de la vérité.

Heureux d’être régénéré en lui & par lui, je crois qu’il fait tout, & que les hommes ne ſavent rien ; qu’ils ſont tous néceſſairement corrumpus & égarés par la ſcience, & que lui ſeul a été perfectionné par elle ; que nous devons brûler tous les livres, & que nous devons admirer tous les ſiens.

Je m’unis de cœur & d’eſprit à ſes ſentimens, lorsqu’il m’interdit la penſée, & que lui-même accumule les raiſonnemens, lorſqu’il proſcrit les arts les plus utiles, & qu’il cultive les plus frivoles ; qu’il ſe conſtitue le champion de la vertu, & qu’il compoſe un roman voluptueux ; qu’il s’élève contre l’uſage de l’éloquence, & qu’il parle ſans ceſſe ſon langage ; qu’il s’enflamme d’un ſaint zèle pour la décence, & regrette que les filles ne danſent pas toutes nues avec les garçons.

Il ſoutient que les loix ne ſont bonnes à rien, & il en crée ; il mépriſe la religion, & il la profeſſe ; il nous renvoie dans les déſerts, & il n’y a plus de déſerts ; il détefſe toute ſociété, & il ſe plaint avec fureur lorsqu’on l’en éloigne ; il prétend que l’homme ſauvage eſt parfait, & il écrit quatre volumes ſur l’éducation : & je n’ai jamais ceſſé d’être d’accord avec lui, autant qu’il l’eſt avec lui-même.

Il affectoit un mépris public & décidé pour une nation célèbre, & il habitoit chez elle par préférence ; il l’outrageoit & la calomnioit, & il n’étoit occupé qu’à ſe défendre de ſes bienfaits ; il honoroit & vantoit ſa patrie, & il la fuyoit volontairement ; il a deſiré pour la première fois d’y rentrer, préciſément au moment où il l’avoit forcée de lui fermer ſes portes ; il a oſé, pour ainſi dire, l’exiler loin de lui, & ſe vanter qu’il n’étoit pas en reſte avec elle, tandis que, loin de la ſervir, il a toujours dédaigné de vivre dans ſes murs : & j’ai admiré conſtamment ſes nobles contrariétés.

Il diſoit que nous n’avions point de muſique, & dans le même tems, notre muſique étoit tranſportée avec ſuccès dans le ſein même de l’Italie ; qu’il n’y avoit point de vertus dans notre ſociété, & les étrangers de tous les pays ne ceſſoient d’accourir chez nous pour jouir de toutes les vertus ſociales ; que nous étions eſclaves, & lui-même, le plus fier partiſan de la liberté, habitoit par choix dans nos foyers ; que nous n’avions point de patrie, & nous offrions alors à la patrie les ſacrifices les plus éclatans & les plus héroïques dont l’hiſtoire faſſe mention : toujours inébranlable dans ma croyance, je n’ai point héſité d’affurer avec lui que nous n’avions ni muſique, ni vertus, ni liberté, ni patrie.

Je fuis fermement perſuadé qu’il a rendu au genre-humain un ſervice ſignalé, lorſqu’il a enſeigné l’art de corrompre une jeune fille, & de l’entraîner aux plus grands excès par les preſtiges d’une fauſſe philoſophie ; lorſqu’il a repréſenté une femme auſſi tranquille qu’avilie, comme un modèle unique de vertus, & un mari méchant & infame ſans motif, comme un exemple rare d’honnêteté ; lorſqu’enfin mêlant avec tant d’adreſſe la vertu & le vice que l’œil le plus ſubtil ne peut les diſcerner, il a appris aux hommes à marcher ſans ceſſe ſur le bord des précipices, à careſſer le danger & non à le fuir, à mourir paiſiblement, en nourriſſant juſqu’au dernier ſoupir une paſſion adultère, & à faire de la philoſophie l’opium du remords, & le calmant de la conſcience.

Il aſſure que tout eſt mal dans l’homme vivant en ſociété, & que le bien de l’un fait néceſſairement le mal de l’autre ; la ſociété devroit donc ſe diſſoudre, & cependant elle ne ſe diſſout point, elle exiſte de tout tems : j’en conclus que les hommes ne ſentent rien : elle eſt tranquille, les hommes ſont donc des lâches ; elle eſt chérie de tous ceux qui la compoſent, & ils n’aſpirent qu’à la maintenir : je ſoutiens à la face de la terre, que tous les hommes ſont inſenſés, & les myſtères les plus démentis par l’expérience ne ſauroient ébranler ma foi inaltérable.

Avec quelle ardeur n’aurois-je pas fui dans les forêts, & brouté ſeul des herbes & les racines ! Je le deſirois, j’étois prêt à voler au bout du monde ; heureuſement mon maître n’a pas jugé à propos de m’en donner l’exemple ; ma raiſon n’étoit alors qu’une néceſſité démontrée de ne point uſer de ma raiſon : je regardois le deſir de ſe reproduire, & les ſoins de la tendreſſe paternelle, comme autant de préjugés de la nature corrompue ; je conſidérois les femmes comme créées uniquement pour ſatisfaire un beſoin honteux ; je croyois devoir les fuir auſſitôt après le moment phyſique : mon maître l’ordonnoit, j’obéiſſois aveuglément.

Bientôt après, il m’apprit à les aimer avec emportement, avec fureur, au point d’attenter ſur ma propre vie, & ſur celle de l’objet aimé ; il me fit ſucer à longs traits le poiſon de la volupté ; il me montra dans les paſſions ſatisfaites, le chemin de la plus haute vertu, ſans s’embarraſſer ſi je ne m’arrêterois point dans les premiers pas de cette route périlleuſe & ſéduiſante : ſa morale ſublime me plut encore davantage, lorſqu’elle me fit voir un homme vertueux & paſſionné pour deux femmes enſemble, & en préſence l’une de l’autre ; je conçus alors le projet d’être philoſophe, c’eſt-à-dire, d’aimer toujours la femme d’autrui, de me le reprocher ſans ceſſe, & de ne m’en corriger jamais, & d’en aimer auſſi deux à-la-fois, lorſque j’y trouverois du plaiſir, ſous la condition pourtant d’en être toujours bien-fâché.

Tout-à-coup celui qui m’avoit autrefois ordonné de fuir toute eſpèce de ſociété, vint me recommander d’y vivre comme n’y vivant point, en pur automate, ſans l’aimer, ſans la ſervir, & ſans lui nuire, & de borner tout mon bonheur à la jouiſſance aſſidue de ma propre femme, & à l’inſtruction de mes enfans dans ces mêmes arts & ces ſciences qu’il m’avoit forcé d’abjurer.

Je fus étonné, je l’avoue ; mais rebuté par les obſtacles d’aimer la femme d’un autre, & laſſé des contradictions éternelles de mes actions, je proteſte que je me réſignai ſans murmure à la nouvelle doctrine de mon maître, aſſuré, comme je l’ai toujours été, qu’il ne pouvoit me tromper.

J’allai donc travailler chez un menuiſier, & dans mes heures de loiſir, je fréquentai une jeune fille, avec qui ſes parens me permettoient des privautés aſſez amuſantes. Quand je me crus bien aimé, je la quittai exprès pour faire un long voyage ; je revins, je me mariai, je ſavourai les douceurs de mon nouvel état, me gardant bien de ſervir en rien ma patrie, que je ne reconnoiſſois pas pour telle. J’eus un enfant, & je m’en tins là, parce que dans les principes de mon maître, il eût été trop difficile d’en élever pluſieurs.

Cet enfant étoit fort & robuſte, & je m’en félicitai, parce que c’eſt la force du corps qui fait le vrai ſage ; & comme j’étois certain qu’un enfant ne peut pas former un ſeul raiſonnement juſqu’à l’âge de onze ou treize ans, je crus qu’il étoit indiſpenſable de commencer ſon éducation dès le berceau : la conſéquence faute aux yeux.

D’abord je le fis rouler pendant longtems dans un pré ; enſuite, pour l’exercer à la raiſon, je le ſoumettois par la force ; je prenois plaiſir à feindre de l’ignorance & à me faire mépriſer de lui, afin de lui inſpirer plus de reſpect & de confiance ; enfin toute ſon inſtruction n’étoit qu’un tiſſu de petites ſupercheries de ma part, qui ne pouvoient que le diſpoſer merveilleuſement à l’amour de la vérité.

J’avois grand ſoin d’exercer le corps de mon fils aux ſouffrances, pour le rendre plus capable d’y réſiſter dans tous les tems de ſa vie, & j’évitois attentivement de fortifier ſon cœur & ſon eſprit par de pareils exercices : je préparois ſon ame par le repos, comme ſon corps par la fatigue ; peut-être n’étois-je pas conſéquent ; mais l’obéiſſance me tenoit lieu de raiſonnement, & je conduiſois ce cher enfant ſur les toîts des maiſons, pour y faire des aſſemblages de charpente ; mais je me gardois bien de lui faire aſſembler des penſées.

Une ſeule choſe m’inquiétoit : c’eſt que mon maître n’avoit preſcrit aux enfans aucune eſpèce de devoirs vis-à-vis de leurs parens ; je n’oſai donc lui donner aucune inſtruction ſur ce ſujet, d’ailleurs ſi peu important ; je me bornai ſimplement à lui inſpirer un vive tendreſſe pour ſa nourrice, & d’en faire ſa compagne le reſte de ſa vie, à la manière des princeſſes grecques.

Pour ne point perdre de tems, je le conduiſois adroitement à trouver de lui-même en un mois, ce que j’aurois pu lui faire comprendre en quelques minutes. Il étoit déjà mécanicien, aſtronome, phyſicien, géomètre, deſſinateur, & il n’avoit encore nulle idée d’un être-ſuprême ; il eût été trop difficile de lui dire : Qui eſt-ce qui a fait tout ce que vous voyez ? Cet être s’appelle Dieu : il vous a donné l’exiſtence à vous-même ; vous lui devez donc de la reconnoiſſance. Il comprenoit très-bien cent problêmes de géométrie ; il n’auroit pu former cette ſimple réflexion : c’eſt ce que mon maître a prouvé invinciblement à ſa manière.

J’attendis de même avec prudence l’âge où les paſſions ſe développent avec la plus grande force, pour dire à mon élève : Mon fils, il faut apprendre à vous vaincre. Juſques-là je lui avois permis de ſatisfaire toutes les paſſions de l’enfance, pour le diſpoſer à combattre celles de la jeuneſſe.

Enfin je lui enſeignai la religion, c’eſt-à-dire, à mépriſer ſouverainement celle de ſon pays, que je reconnoiſſois pourtant pour la meilleure de toutes : je lui appris que l’Evangile eſt un livre divin & abſurde ; que la vie & la mort de Jéſus-Chriſt ſont d’un Dieu, & que ſes dogmes ne font qu’impoſture : toutes ces choſes ſuivent néceſſairement l’une de l’autre.

Je terminai ſon éducation par quelques inſtructions particulières ; je lui dis : Mon fils, l’iniquité des chefs & des magiſtrats vous dépouillera peut-être demain de toute votre fortune ; c’eſt une choſe qui arrive tous les jours, que je vois ſans ceſſe, & que je vois tout ſeul : il faut donc que vous appreniez un métier mécanique pour aſſurer votre ſubſiſtance. Je lui dis encore : Vous avez atteint l’âge de raiſon, vous êtes ſouſtrait par la nature à la puiſſance paternelle ; vous pouvez à préſent mépriſer ſon autorité, parce que vous êtes ſans contredit plus aſſuré que vous vous aimez vous-même, que vous n’êtes certain que votre père vous chérit. Cette belle règle de mœurs peut vous être d’un grand uſage. Au reſte, ſi quelqu’un vous inſulte, je vous invite à l’aſſaſſiner ; le conſeil eſt dur, mais il eſt conforme à la belle nature. Je ſuis bien-aiſe auſſi de vous prévenir que vous pouvez épouſer la fille du bourreau, au cas qu’elle vous convienne ; mais dans mes principes il ne faut pas faire un choix légèrement : débutez vis-à-vis de cette charmante perſonne par de longues aſſiduités, & prenez garde que quelque fils de roi ne vienne vous l’enlever.

Il eſt très-certain, & je ſuis forcé d’en convenir, que tous les hommes qui pratiquent ſincèrement la religion chrétienne, ſont vertueux ; cependant gardez-vous de croire & de pratiquer cette religion : c’eſt un point eſſentiel de votre éducation, & j’ai cru devoir en faire un long article ; il n’eſt rien de tel pour multiplier la vertu, que d’en diminuer les motifs. Ayez pour unique frein votre propre conſcience, quoiqu’il ſoit bien-prouvé que les ſcélérats ont auſſi une conſcience, lors même qu’ils ſont le plus ſcélérats. Si votre ame eſt libre & tranquille, votre conſcience parlera bien-haut & vous l’entendrez : ſi les paſſions vous agitent avec violence, ſa voix ſera foible, étouffée, anéantie, vous ne l’entendrez plus ; ce ſera la faute de votre conſcience : vous obéirez à vos paſſions & vous n’aurez rien à vous reprocher. Le principe eſt donné par mon maître : il ne peut déſapprouver la conſéquence qui en réſulte néceſſairement.

Après ces inſtructions ſalutaires, j’abandonnai mon fils à lui-même : je ne dirai pas ce qu’il devint, on le devine aſſez.

Satisfait d’avoir une poſtérité philoſophique, mon eſprit s’eſt confirmé plus que jamais dans ſa croyance : j’ai pris le téleſcope de mon maître, & je proteſte que je n’ai vu dans la ſociété que la plus vile canaille, & les valets feulement un peu moins mépriſables que les maîtres ; j’y ai vu règner tous les vices, excepté ceux qui demandent du courage. Je ſuis juſte pourtant, & je crois devoir diſtinguer les voleurs de grands chemins de cette foule de lâches fripons. Je déclare que je n’ai jamais eu de bonnes fortunes, & que toutes les femmes ſont des Laïs. J’ai reçu des bienfaits ſans nombre de la part des hommes, & je ſoutiens que tous ceux qui m’ont obligé, ſont des ſcélérats : s’il y avoit une ſeule exception, le ſyſtême de mon maître ſeroit anéanti ; il rentreroit dans la claſſe des idées communes, qui ſuppoſent les hommes mêlés de vices & de vertus.

Le vulgaire dit : Plus les hommes ſont éclairés, plus ils font ſoumis aux loix ; les loix ſont donc bonnes. Pluſieurs nations ont changé leur gouvernement, aucune n’a voulu retourner à l’anarchie ; l’anarchie eſt donc le plus grand de tous les maux. L’état de ſociété impoſe une multitude infinie de devoirs ; l’exiſtence continuée de la ſociété ne ſuppoſe donc que des devoirs violés. Plus de devoirs remplis par-tout où les hommes ſe cherchent & s’approchent ; la ſomme du bien l’emporte donc ſur la ſomme du mal.

Et moi, je profeſſe hautement que, bien-loin d’avoir de bonnes loix, nous n’avons pas même une définition du mot de Loix ; qu’il eſt impoſſible que l’homme ſoit injuſte, lorſqu’il peut l’être impunément ; que tous les hommes vivans en ſociété s’égorgent ſans s’en apperçevoir, & que ce ſont les peuples policés qui ont inventé l’art de rôtir les hommes à petit feu & de les manger ! & je dis, anathême à ceux qui penſent autrement.

Je tiens pour certain que lorſque les loix ont dit : Gardez-vous de nuire à perſonne, rendez à chacun ce qui lui eſt dû, elles ont néceſſairement corrompu tous les cœurs, & que lorsque la religion nous a commandé de faire à autrui tout le bien qui eſt en notre pouvoir, & d’aimer notre prochain comme nous-mêmes, elle a ouvert la porte à tous les crimes.

Je déclare que la liberté indéfinie eſt un bien inaliénable de l’homme, quoique l’homme l’aliène ſans ceſſe, par-tout & volontairement. Je ſoutiens que le premier qui a dit : Je promets, je m’engage, ainſi que tous ceux qui répètent ces termes horribles, ſont autant de violateurs de la nature humaine. Je ſoutiens que le lâche qui oſe dire : Je ferai telle action, ou je m’en abſtiendrai, parce que je le dois, blaſphème baſſement contre la dignité de ſon être : car s’il y a un ſeul devoir naturel, la liberté infinie n’exiſte plus : s’il y a un devoir contracté, la liberté eſt aliénable : j’anéantis ainſi d’un ſeul coup toute ſociété, tout gouvernement, toute loi révélée ou naturelle : car la loi naturelle a auſſi les devoirs, & la loi civile n’eſt que ſon interprête, & je m’écrie : Liberté, liberté ; & ſi quelqu’un vient me dépouiller de mes biens ou m’arracher la vie, il s’écriera auſſi : Liberté, liberté.

Et je me joins à mon maître, lorſqu’il appelle les peuples autour de lui, & qu’il leur dit : Inſenſés que vous êtes, vous avez donné à vos ſouverains les noms de Grand, de Bien-Aimé, de Juſte, de Sage, de Bon, de Père de la patrie & du peuple, de Délices de l’univers, & je viens vous déclarer qu’il n’y a jamais eu un roi qui ait gouverné pour l’utilité publique ; que tous arrivent au trône méchans, ou que le trône les rend tels.

J’écoute mon maître, je l’admire ; il prononce, & les faits diſparoiſſent.

Mais ſi la liberté abſolue eſt eſſentielle à tout homme, elle l’eſt plus encore au philoſophe : il convient que celui-ci puiſſe tout dire & tout écrire, que perſonne n’ait le droit de lui répondre, & que ceux qui l’oſeroient, il puiſſe les traiter à ſon choix d’étourdis, de ſots, de fripons, de menteurs ou d’impies. Le deſpotiſme orgueilleux qui le faiſoit frémir, deviendra l’appanage de la philoſophie ; il imitera les foudres de la religion même qu’il veut anéantir, & tiendra les hommes proſternés devant la terreur de ſes jugemens.

J’avoue que Socrate, Platon, Ariſtote, Deſcartes, Newton, Locke n’ont jamais eu cette prétention d’infaillibilité excluſive & d’autorité irréfragable : ils cherchoient, ils doutoient, ils propoſoient, ils ne ſe conſtituoient pas inſolemment ſeuls juges dans leur propre cauſe ; ils ſe regardoient humblement comme membres de la ſociété humaine qu’ils reſpectoient ; ils n’aſpiroient point à en être les tyrans ; ils attendoient leur ſuccès & leur gloire du ſuffrage libre de leurs ſemblables : imbécilles célèbres, ridiculement décorés du titre de phiioſophes, ils ne connoiſſoient ni leurs droits, ni leurs fonctions : le croira-t-on ? Ils n’ont jamais dit au Public qu’il étoit un ſot.

La philoſophie étoit encore dans l’enfance ; elle rampoit, elle élevoit ſa voix avec modeſtie ; elle ſe bornoit à des raiſonnemens ſimples, clairs & précis ; elle ne parloit qu’à la raiſon ; elle ne vouloit qu’éclairer & intéreſſer en faveur de la vérité ; elle n’étoit que l’art de penſer & d’inſtruire.

Aujourd’hui elle règne, elle commande, elle tyranniſe ; elle éblouit, étonne, épouvante, ſubjugue ; elle affecte les figures & les ornemens du diſcours ; elle ſéduit par l’imagination, les ſens & les paſſions ; elle n’eſt qu’enthouſiaſme, inſpiration, fougue, violence & délire ; ſes opinions ſont des dogmes, ſes déciſions des oracles, ſes raiſonnemens des myſtères : paradoxe, ſingularité, bizarrerie, orgueil, fanatiſme même, tout lui eſt bon, pourvu qu’elle faſſe du bruit : elle détruit ſes monumens les plus reſpectables de l’eſprit humain ; elle leur ſubſtitue des coloſſes imaginaires, des fantômes aériens, des monſtres brillans ; elle réduit en cendres les loix, les bibliothèques, les trônes & les temples ; elle s’aſſied fièrement ſur les débris de tout ce que les hommes avoient de plus cher & de plus ſacré ; tous les ſiècles humiliés ſe proſternent ; toutes les générations humaines ſont enchaînées à ſes pieds : les ténèbres univerſelles avoient couvert juſqu’à elle la face de l’abyme ; elle tire le monde du chaos

Telle eſt la magie de ce génie ſublime & tranſcendant que j’adore, reſtaurateur ou plutôt créateur de la philoſophie ; & pour opérer tous ces prodiges, il ne lui en a coûté que quelques phraſes.

Il a crié ſans ceſſe : Vertu, liberté, vérité ; & des hommes vertueux, attirés par ces mots, les ſeuls qu’ils entendiſſent dans ſes écrits, ont accouru en foule & ſe ſont laiſſé conduire par-tout où il a voulu. Les médians ſe ſont dit tout bas : Cet homme-ci nous délivre du joug des loix & de la religion ; il réduit tout à la conſcience, qui ne nous dit rien ; qu’attendons-nous de mieux ? Joignons-nous à lui. Cependant il diſoit : Je mépriſerai tous ceux qui ne croiront pas en moi : les ſots ſe font hâtés de dire : Nous croyons en lui, & le troupeau des ſots eſt devenu tout-à-coup le troupeau des illuminés. La multitude s’eſt écriée : Il parle trop bien pour ne pas penſer de même ; le plus éloquent des hommes doit être le plus ſage ; le plus déciſif doit être le plus éclairé ; le plus audacieux eſt ſans doute le plus ſûr de ſon fait : on eſt tranquille avec lui, on ne doute plus, on décide, on prononce, on ſçait tout en liſant quelques volumes ; on acquiert à peu de frais le droit de mépriſer comme lui le genre-humain paſſé, préſent & futur, & il eſt : plus commode & plus ſûr de ſe réunir au parti qui s’eſt arrogé excluſivement le privilège de dire des injures.

L’aſſertion audacieuſe en impoſoit aux uns ; l’énergie terraſſoit les autres ; ceux-là étoient ſéduits par le charme du langage, ou confondus par la ſublimité de l’orgueil ; ceux-ci tomboient embarraſſés dans les filets de la dialectique, ou s’égaroient dans le labyrinthe des ſubtilités & des inſinuations artificieuſes ; quand les preuves manquoient, l’ironie amère, le ſarcaſme véhément, l’invective éloquente, l’exagération emphatique venoient y ſuppléer : nulle queſtion n’étoit préſentée en face ; toutes n’étoient apperçues que par quelqu’angle iſolé : les circonſtances incommodes étoient écartées ſubtilement ; la comparaiſon des deux termes ſe faiſoit toujours du fort au foible, & ſe décidoit ainſi au gré du diſſertateur ; tous les rayons de lumière étoient raſſemblés ſur un côté de l’objet, les autres faces étoient adroitement couvertes d’un voile ténébreux ; la ſuppoſition la plus abſurde prenoit inſenſiblement la conſiſtance d’une démonſtration en forme ; l’abſtraction victorieuſe s’élevoit ſur les ruines de l’expérience.

On peignoit vivement lorſqu’on ne pouvoit démontrer ; on déſiguroit l’objet réel, on colorioit avec éclat l’objet fantaſtique qu’on vouloit lui ſubſtituer : les faits étoient manifeſtes, il ne s’agiſſoit que de voir, on fermoit les yeux ſur leur évidence : l’imagination créoit à leur place des êtres qu’on n’a jamais vus, qu’on ne verra jamais, des ſauvages accomplis, des Emiies incomparables ; toute poſſibilité, toute impoſſibilité même ſe réaliſoit ſous une plume ardente ; la nature ſeule étoit conſtamment oubliée ; les hommes ſe taiſoient, parce que le raiſonnement n’a point de priſe ſur une fauſſeté évidente, parce qu’il faudroit des volumes de bon ſens ennuyeux, pour réfuter quelques lignes d’abſurdité ſublime ; ils voyoient tranquillement la philoſophie traverſer l’océan des opinions humaines, paſſer au-delà de la ligne de la vérité, & aller chercher des erreurs nouvelles dans des régions inconnues, & ſous un pole nouveau, ériger toutes ſes phraſes en principes, l’art de raiſonner en commandement de croire, & l’enthouſiaſme d’un côté & la crédulité de l’autre, multiplier les philoſophes comme les ſables de la mer.

O ſiècle de lumière ! O jours brillans de la philoſophie ! Un nouveau jour m’éclaire, une ſainte inſpiration m’élève au-deſſus de moi-même, & je m’écrie avec mon maître : Nous avons des paſſions & des vices, nous n’avons donc que des vices & des paſſions ; la liberté de faire le mal eſt diminuée par les loix, nous n’avons donc point de liberté ; notre conſtitution politique entraîne des abus, dès-lors tout eſt abus ; notre éducation a des défauts, elle eſt donc toute corrompue ; les philoſophes ſe ſont trompés ſouvent ; ils ſe ſont donc trompés toujours ; nous avons des arts frivoles & pernicieux ; ils le ſont donc tous ; il reſte à l’homme ſauvage quelques conſolations & quelques dédommagemens ; il eſt donc l’être le plus ſage & le plus heureux ; l’homme livré aux exercices du corps en devient plus fort & plus robuſte, l’homme qui médite, eſt donc un animal dépravé : oui, je le répète à la face de l’univers, je tiens pour inconteſtables toutes ces conſéquences adoptées par mon maître, & j’en jure par ſon éloquence.

Je verrai le mal & le bien néceſſairement mêlés par-tout dans les choſes humaines, & je dirai avec lui que tout eſt bien dans l’état de nature ; & que tout eſt mal dans l’état civil ; la ſociété ſera floriſſante, & je gémirai ; l’harmonie y règnera, & je n’y verrai que déſordre ; les peuples n’auront jamais le bon ſens de retourner à l’anarchie, & je ne m’en conſolerai point ; l’inſtruction, la conſolation, l’édification, ſeront répandues par les miniſtres de la religion, & & je ne le verrai pas ; les magiſtrats rendront la juſtice au peuple, & je dirai que le peuple eſt ſans ceſſe opprimé ; la ſcience fera chaque jour des découvertes nouvelles, & je ſoutiendrai que la ſcience n’exiſte pas ; les richeſſes prodigueront les bienfaits, & je dirai qu’elles ne font que du mal ; je verrai des actes de vertu ſans nombre, & j’aſſurerai qu’il n’y a point de vertu ; les hommes ſe rechercheront ſans ceſſe, & je leur ſoutiendrai qu’ils ſe haïſſent ; ils ajouteront à leurs liens naturels & civils mille autres liens volontaires, & j’affirmerai qu’ils étoient deſtinés à s’éviter & à ſe fuir ; les matériaux des arts leur ont été préſentés par la nature, je dirai que leurs arts ne ſont qu’une corruption de la nature ; ils uſent des facultés & des bienfaits qu’ils ont reçus de l’Etre-ſuprême ; ils ſont donc coupables envers lui ; ils ont cultivé la terre, ils ont fait un crime.

Et je déclare hautement que tous les hommes ſont eſſentiellement égaux ; qu’Achille & Therſite ne différoient point en force & en courage ; que Catilina & Caton, Néron & Titus avoient préciſément les mêmes mœurs : que les nains & les géans ſont exactement de la même taille, & qu’ainſi l’inégalité entre les hommes n’a pu avoir ſa ſource dans la nature

Je déclare encore que le premier homme qui a dit à un autre : Je ne prétends rien au champ que tu cultives, fut un ſcélérat, & que le premier qui dit à ſon ſemblable : Je renonce à la liberté de t’égorger, fut un monſtre.

Au reſte, on fait aſſez que Corneille, Deſcartes, Mallebranche, Fénélon, Paſcal, la Rochefoucauld, & les autres ſçavans de cette trempe étoient fouillés de toutes fortes de vices : en conſéquence, je ſuis intimement convaincu que toutes nos académies ſont des pépinières de voleurs & d’aſſaſſins, que tous les filous ſont extrêmement adonnés aux lettres & aux ſciences, & que Cartouche devoit être le plus beau génie de ſon ſiècle ; c’eſt une juſtice que perſonne ne lui refuſe aujourd’hui : car ſi les ſciences corrompent les mœurs, le premier des ſcélérats doit être inconteſtablement le premier des ſçavans ; & je prouverai, s’il le faut, que dans les ſiècles d’ignorance, par exemple, ſous les règnes de Frédégonde & de Brunehaut, les françois étoient tous vertueux, & les mœurs dignes de l’âge d’or.

J’exhorte ſolemnellement les hommes à détruire la race des abeilles & des caſtors, qui nous ont donné le pernicieux exemple de vivre en ſociété, de maſſacrer ſans pitié la tendre tourterelle, exemple contagieux d’un amour conſtant, & d’anéantir l’eſpèce innombrable des chiens, modèles infâmes d’une amitié ſouvent héroïque, & nous nous bornerons à imiter le tigre indompté & le lion rugiſſant.

Et j’affirme, avec mon maître, que le genre-humain, depuis ſix mille ans qu’il exiſte, n’a pas produit un ſeul raiſonnement juſte, que les hommes ont penſé & agi conſtamment & univerſellement contre leur nature, que les loix ſont ennemies des hommes, que je briſe leur joug, & que le ſophiſme doit prendre le ſceptre en main, & règner ſur la terre juſqu’à la conſommation des ſiècles.

Tels font les articles principaux de la doctrine toute céleſte que je profeſſerai juſqu’à la mort, & que je ſignerois de mon ſang, s’il étoit néceſſaire, Soumis de cœur & d’eſprit, j’ai demandé à mon maître : Qui ès-tu ? Il m’a répondu : Tu vois en moi le génie des contradictions, le fléau de l’évidence & l’inventeur des remèdes impoſſibles pour les maux qui n’exiſtent pas.

Et je me proſterne devant lui, en attendant que quelque gouvernement éclairé lui dreſſe des ſtatues, comme les romains ont élevé des temples à la fièvre : ainſi ſoit-il ![10]

Amiens Plato, magis amica veritas.


PRÉDICTION
TIRÉE
D’UN VIEUX MANUSCRIT.

En ce tems il paroîtra en France un homme extraordinaire, venu des bords d’un lac ; & il criera au peuple : Je ſuis poſſédé du démon de l’enthouſiaſme ; j’ai reçu du Ciel le don de l’inconſéquence ; je ſuis philoſophe, & profeſſeur du paradoxe.

Et la multitude courra ſur ſes pas, & pluſieurs croiront en lui.

Et il leur dira : Vous êtes tous des ſcélérats & des fripons ; vos femmes ſont toutes des femmes perdues, & je viens vivre parmi vous. Et il abuſera de la douceur naturelle de ce peuple pour lui dire des injures abſurdes.

Et il ajoutera : Tous les hommes ſont vertueux dans le pays où je ſuis né, & je n’habiterai jamais le pays où je ſuis né.

Et il ſoutiendra que les ſciences & les arts corrompent néceſſairement les mœurs, & il écrira ſur toutes fortes de ſciences & d’arts.

Et il ſoutiendra que le théâtre eſt une ſource de proſtitution & de corruption, & il fera des opéra & des comédies.

Et il écrira qu’il n’y a de vertu que chez les ſauvages, quoiqu’il n’ait jamais été parmi eux, & qu’il ſoit bien-digne d’y être.

Et il conſeillera aux hommes d’aller tout nus, & il portera des habits galonnés, quand on lui en donnera.

Et il dira que tous les grands ſont des valets mépriſables, & il fréquentera les grands, ſi-tôt qu’ils auront la curioſité de le voir comme un animal rare venu des pays lointains.

Et il s’occupera à copier de la muſique françoiſe, & il dira qu’il n’y a point de muſique françoiſe.

Et il dira auſſi qu’il eſt impoſſible d’avoir des mœurs & de lire des romans, & il fera un roman, & dans ſon roman, on verra le vice en action & la vertu en paroles, & ſes perſonnages ſeront forcenés d’amour & de philoſophie.

Et il voudra faire entendre à tout l’univers qu’il a été un homme à bonnes fortunes, & qu’il ſçait écrire des lettres d’amour, & qu’il en a reçues ; cependant on connoîtra évidemment qu’il a compoſé lui-même les lettres qu’il a reçues.

Et dans ſon roman, on apprendra l’art de ſuborner philoſophiquement une jeune fille.

Et l’écolière perdra toute honte & tonte pudeur, & elle fera avec ſon maître des ſottiſes & des maximes.

Et elle lui donnera la première un baiſer ſur la bouche, & elle l’invitera à venir coucher avec elle, & il y couchera, & elle deviendra greffe de métaphyſique, & ſes billets doux ſeront des homélies philoſophiques.

Et le philoſophe lui apprendra que les parens n’ont aucune autorité ſur leurs filles, quant au choix d’un époux, & il les peindra comme des barbares & des dénaturés.

Et il refuſera de recevoir des honoraires de la main du père, par la délicateſſe naturelle à tout homme qui craint la peine afflictive, & il recevra de l’argent de la fille, mais en cachette, & il trouvera que c’eſt très-bien fait.

Et il s’enivrera avec un ſeigneur anglois, qui l’inſultera, & il propoſera au ſeigneur anglois de ſe battre avec lui ; & ſa maîtreſſe, qui aura perdu l’honneur de ſon ſexe, décidera de celui des hommes, & elle apprendra au maître qui lui a tout appris, qu’il ne doit point ſe battre.

Il recevra une penſion du Mylord, & il ira à Paris, & il n’y fréquentera point les gens ſenſés & honnêtes, & il n’y verra que des filles & des petits-maîtres, & il croira avoir vu Paris.

Et il écrira à ſa maîtreſſe que les femmes ſont des grenadiers, & qu’elles vont toutes nues, & qu’elles ne refuſent rien à tous les hommes qu’elles rencontrent.

Et lorſque ces mêmes femmes le recevront à 1a campagne, & auront commencé à ſourire à ſa vanité, il trouvera en elles des prodiges de vertu & de raiſon.

Et les petits-maîtres le menèrent chez des filles de mauvaiſe vie, & il s’y enivrera comme un ſot, & il couchera avec ces filles, & il écrira ſon aventure à ſa maîtreſſe, & elle le remerciera.

Et il recevra le portrait de ſa maîtreſſe, & ſon imagination s’allumera à la vue de ce portrait, & ſa maîtreſſe lui fera des leçons obſcènes de chaſteté ſolitaire.

Et cette fille ſi amoureuſe épouſera le premier homme qui viendra du bout du monde, & cette fille ſi habile n’imaginera aucun expédient pour empêcher ce mariage, & elle paſſera hardiment des bras d’un amant dans ceux d’un époux.

Et le mari ſaura avant de l’épouſer, qu’elle eſt amoureuſe & aimée à la fureur d’un autre homme, & il ſera volontairement leur malheur, & il ſera pourtant un honnête homme, & cet honnête homme ſera pourtant un athée.

Et auſſi-tôt après le mariage, la femme ſe trouvera très-heureuſe, & elle écrira à ſon amant que, ſi elle étoit encore libre, elle épouſeroit ſon mari plutôt que lui.

Et le philoſophe voudra ſe tuer.

Et il fera une longue diſſertation pour prouver qu’on doit toujours ſe tuer lorſqu’on a perdu ſa maîtreſſe ; & ſon ami lui prouvera que la choſe n’en vaut pas la peine, & le philoſophe ne ſe tuera pas.

Et il ira faire le tour du monde, pour donner aux enfans de ſa maîtreſſe le tems de croître, & pour revenir enſuite être leur précepteur, & leur apprendre la vertu comme à leur mère.

Et il n’aura rien vu dans le tour du monde.

Et il reviendra en Europe.

Et cependant le mari de ſa maîtreſſe, qui fait toute leur intrigue, fera venir le bel ami dans ſa maiſon.

Et la femme vertueuſe ſautera à ſon cou à ſon arrivée, & le mari ſera charmé, & ils s’embraſſeront chaque jour tous les trois, & le mari leur fera de jolies plaiſanteries ſur leur aventure, & il les croira devenus raiſonnables, & ils s’aimeront toujours avec tranſport, & ils prendront plaiſir à ſe rappeler leur tendreſſe & leurs voluptés, & ils ſe ſerreront la main, & ils pleureront.

Et le bel ami étant dans un bateau ſeul avec ſa maîtreſſe, voudra la jeter dans l’eau, & ſe précipiter avec elle.

Et ils appelleront tout cela de la philoſophie & de la vertu.

Et à force de parler philoſophie & vertu, on ne comprendra plus ce que c’eſt vertu & philoſophie.

Et la vertu, ſelon leurs maximes, ne conſiſtera plus dans la crainte & la fuite du danger ; elle conſiſtera dans le plaiſir de s’y expoſer ſans ceſſe, & la philoſophie ne ſera plus que l’art de rendre le vice intéreſſant.

Et la maîtreſſe du philoſophe aura quelques arbres & un ruiſſeau dans ſon jardin, & appellera cela ſon élyſée, & perſonne ne pourra comprendre ce que c’eſt que cet élyſée.

Et elle donnera tous les jours à manger à des moineaux dans ſon jardin ; & elle veillera ſur ſes domeſtiques mâles & femelles, pour qu’ils ne faſſent pas les mêmes ſottiſes qu’elle.

Et elle ſoupera au milieu de ſes vendangeurs, & même elle en ſera reſpectée ; & elle teillera du chanvre avec eux, ayant ſon amant à ſes côtés.

Et le philoſophe voudra teiller du chanvre le lendemain, le ſurlendemain & toute ſa vie.

Et les vendangeurs chanteront des chanſons, & le philoſophe ſera enchanté de leur mélodie, encore que ce ne ſoit pas de la muſique italienne.

Et elle élèvera ſes enfans avec grand ſoin, prenant garde qu’ils ne parlent jamais en compagnie, & que perſonne ne leur apprenne qu’il y a un Dieu.

Et elle ſera gourmande ; mais elle ne mangera des pois & des fèves que rarement, & dans le ſallon d’Apollon, & le tout par mortification philoſophique.

Et elle écrira cependant à ſon bel ami, qu’elle finit comme elle a commencé, c’eſt-à-dire, qu’elle l’aime avec autant de paſſion que jamais.

Et le mari enverra cette lettre à l’amant.

Et l’on ne ſaura jamais ce que l’amant eſt devenu.

Et on ne ſe ſouciera guère de le ſavoir.

Et tout le livre ſera moral, utile & honnête, puiſqu’il prouvera que les filles ſont en droit de diſpoſer de leur cœur, de leur main & de leurs ſaveurs, ſans conſulter leurs parens, & ſans aucun égard à l’inégalité des conditions.

Et que pourvu qu’elle parle toujours de vertu, il eſt inutile de la pratiquer.

Et qu’une jeune fille peut d’abord coucher avec un homme, & qu’elle doit enſuite en épouſer un autre.

Et qu’en ſe livrant au vice, il ſuffit d’avoir de tems en tems des remords pour être vertueux.

Et qu’un mari doit recevoir l’amant de ſa femme dans ſa maiſon.

Et que la femme doit l’embraſſer ſans ceſſe, & ſe prêter de bonne grâce aux plaiſanteries du mari, & aux égaremens de l’amant.

Et elle dira que l’amour eſt inutile & déplacé entre deux époux, & elle le prouvera ou croira le prouver.

Et le livre fera écrit d’un ſtyle emphatique pour mieux en impoſer aux perſonnes ſimples.

Et l’auteur entaſſera les phraſes, & croira entaſſer les raiſonnemens.

Et il entaſſera les exagérations, & il ne fera jamais d’exceptions.

Et il voudra paroître nerveux, & il ne ſera qu’outré, & il aura grand ſoin de conclure toujours du particulier au général.

Et il ne connoîtra jamais, ni la ſimplicité, ni la juſteſſe, ni le naturel, & ſon eſprit fera des tours de force juſques dans les choſes les plus puériles, & le ſarcaſme lui tiendra toujours lieu de raiſon.

Et tout le talent de l’auteur ſera de donner des entorſes à la vertu, & le croc-en-jambe au bon ſens, & il contemplera toujours les fantômes de ſon imagination, & ſes yeux ne verront jamais la nature.

Et ſemblable aux empiriques, qui font exprès des bleſſures, pour montrer l’excellence de leur baume, il empoiſonnera les âmes pour avoir la gloire de les guérir, & le poiſon agira violemment ſur l’eſprit & ſur le cœur, & l’antidote n’opérera que fur l’eſprit, & le poiſon triomphera,

Et il ſe vantera d’avoir ouvert un précipice, & il ſe croira exempt de tout reproche, en diſant : Tant pis pour les jeunes filles qui y tomberont, je les ai averties dans ma préface ; & les jeunes filles ne liſent jamais les préfaces.

Et après que dans ſon roman il aura dégradé tour-à-tour les mœurs par la philoſophie, & la philoſophie par les mœurs, il dira qu’il faut des romans à un peuple corrompu.

Et il dira ſans doute auſſi, qu’il faut des fripons chez un peuple corrompu.

Et on le laiſſera tirer la conſéquence.

Et il dira encore, pour ſe juſtifier d’avoir fait un livre où reſpire le vice, qu’il vit dans un ſiècle où il n’eſt pas poſſible d’être bon.

Et pour s’excuſer, il calomniera l’univers entier.

Et il menacera de ſon mépris tous ceux qui n’eſtimeront pas ſon livre.

Et les gens vertueux conſidéreront ſa folie d’un œil de pitié.

Et on ne l’appellera plus le philoſophe, & il ſera nommé le plus éloquent des ſophiſtes.

Et on admirera comment avec une ame pure & honnête, il a pu faire un livre qui ne l’eſt pas.

Et ceux qui croyoient en lui, n’y croiront plus.


FIN.

  1. Note des Journaliſtes. Cet article nous a été envoyé manuſcrit, du château de Rouſſan, près de St. Rémi en Provence, par l’illuſtre Auteur, le 12 Décembre 1782.
  2. C’eſt par respect que je ſupprîme à Rouſſeau le titre de Monſieur.
  3. M. Bovier eſt auteur d’un Mémoire eſtimé ſur les différends entre les bourgeois de Genève & les natifs.
  4. Un homme de ma connoiſſance m’a raconté qu’arrivant à l’auberge dans une petite ville du Dauphiné, il apprit comme une grande nouvelle, que, le matin même, on avoit ſurpris J. J. Rouſſeau volant au cabaret le porte-manteau d’un voyageur, & qu’enfin ce philoſophe étoit actuellement en priſon. On juge bien qu’il n’en crut rien & prévit la mépriſe ; mais il voulut éclaircir le fait ; rien n’étoit plus facile : car il avoit enviſagé plus d’une fois le vrai J. J. à Grenoble. Il va à la priſon, il étoit connu, &, ſur ſa demande, le geolier lui montra ſon nouvel hôte ; il ne fut pas étonné, mais il rit beaucoup en trouvant un gros & large coquin à la place du frêle citoyen de Genève. Au reſte, ces petits accidens ſont les inconvéniens & les preuves de la gloire. Céſar étoit un fort-grand homme ; & c’eſt préciſément pour cela que tous les jours nous prenons ſon nom, même pour nos chiens.
  5. Diſons-le ici, puisque l’occaſion s’en préſente : la magiſtrature eſt la profeſſion où la ſupériorité de raiſon, de ſageſſe & de ſcience eſt le mieux ſentie, & pourtant le moins diſtinguée. Tant qu’on aura pour règle de compter également toutes les voix, on aura pour maxime de les croire également bonnes. Or, quand on ſuppoſe le bien qui n’eſt pas, on ne corrige jamais le mal qui eſt, & ſuppoſer que tous les magiſtrats ſont également éclairés, c’eſt s’ôter tous les moyens de les rendre tels ou à peu-près ; & ſur cela, je répète que tout moyen d’honorer aux yeux du Public un ſage magiſtrat eſt à-la-fois heureux pour le Public & la magiſtrature. Celui que je propoſe ſeroit utile & ſimple il ſeroit puiſé dans les fonctions de la magiſtrature même, & l’honneur n’aîtroit de l’honneur.
  6. D’après ces idées, un homme conſéquent comparera ſans balancer toute lecture furtive d’un papier ſecret au vol de la bourſe la plus remplie d’or, & l’homme conſéquent ſe fera de lui & de ſa morale : tant nous ſommes accoutumés à moquer n’oſer plus rien comparer à l’or ! Cependant ſi cette comparaiſon manque de juſteſſe, c’eſt qu’elle eſt trop foible : en effet, lire un papier, c’eſt évidemment le voler, avec la différence que le larcin des yeux eſt bien-plus ſubtil que celui de la main, avec la différence encore qu’il eſt tout-à-fait irrémédiable : car je puis espérer de me faire reſtituer mon argent ; mais puis-je faire oublier mes penſées ? Puis-je mettre une ſentinelle ſur deux lèvres étrangères, & lui conſigner mes penſées ? Je puis auſſi à l’aide de nos loix, faire empriſonner le voleur de mon argent ; & le voleur de mes penſées pourra peut-être, à l’aide du gouvernement, me faire empriſonner moi-même.
  7. Il y a près de 15 ans que j’ai entendu la lecture d’un manuſcrit confié par Rouſſeau à l’un des plus honnêtes hommes de France. Il ne lui avoit impoſé d’autre condition que de le lire lui-même aux autres, ſans jamais s’en déſaiſir : auſſi n’a-t-il point été imprimé, & vraiſemblablement ne le ſera jamais. Cet ouvrage étoit digne en tout de ſon auteur, par ſon éloquence & ſa bizarrerie ; mais ce qu’il contenoit de plus ſingulîer, étoit l’aveu formel, fait par Rouſſeau même, d’avoir abandonné ſes enfans en s’ôtant tout moyen de les retrouver. Il eſt vrai que ſon apologie pour cette action me parut admirable : on connoît le talent miraculeux de Rouſſeau de reſſuſciter la cauſe la plus morte ; mais je me ſouviens bien auſſi qu’en écoutant cet écrit, en l’admirant, mon cœur lui répondoit à chaque phraſe : Tu as beau me convaincre, tu ne me perſuaderas jamais, & je ne ſerois pas étonné que, ſur un fait pareil, un père tendre convînt qu’en effet Rouſſeau eſt un autre, comme il le dit.
  8. Ce ſingulier contraſte m’a beaucoup frappé dans la liaiſon de Rouſſeau avec M. le Paſteur Ver***. Il parut en 1764 une brochure de quelques pages, ſous ce titre : Lettre de M. le Paſteur Ver *** à M. J. J. Rouſſeau, avec les réponſes, Dans ces Lettres M. Ver*** ſe plaint d’être calomnié par Rouſſeau, & déploie ſa juſtification avec la franchiſe & la fierté qui conviennent à l’homme ſenſible & innocent. On retrouve dans les réponſes de Rouſſeau l’invincible tenacité de ſon ame ombrageuſe, & ce fier laconiſme qui inſulte par tout ce qu’il ne dit pas. Voilà la fin de leur commerce : j’ai été bien-étonné d’en voir le commencement dans quelques lettres de Rouſſeau à M. Ver*** (que je crois le même,) pleines de chaleur, de confiance & d’amitié. Que conclure ? Sinon que Rouſſeau étoit inſociable & viſionnaire ; qu’en général, tout homme qui criant l’erreur ou l’injuſtice, doit apporter beaucoup d’attention en liſant ce qu’il dit ſur les choſes, & beaucoup d’incrédulité en liſant ce qu’il dit des perſonnes ; conſéquence très-importante, quand il s’agit d’un auteur qui a tant écrit ſur les choſes & les perſonnes, & qui fait tout lire avec la même avidité.
  9. Ce morceau & le ſuivant font extraits des Œuvres de M. Borde, récemment imprimées à Lyon, chez Faucheux. Ils concernent auſſi la vie, les écrits du célèbre citoyen de Genève, & ſans doute on ne ſera point fâché de les lire après les Réflexions de Monſieur Servan.
  10. On a cru pouvoir combattre des ſyſtêmes outrés & dangereux, ſans ceſſer de reſpecter la perſonne, les mœurs & les talons d’un homme de génie, ſéduit par ſon imagination contre les principes de ſou ame & les penchans même de ſon cœur : on ſe fait un devoir & une gloire de reconnoître dans ſes ouvrages une multitude infinie de penſées utiles, vertueuſes & admirables, autant qu’elles ſont ingénieuſement & fortement exprimées ; mais le mélange du bien ne ſert qu’à rendre le mal plus contagieux : les conſidérations particulières doivent ceſſer, lorſque la ſociété eſt attaquée juſques dans ſes fondemens, lorſque toutes les vérités utiles aux hommes ſont ébranlées, lorſque la philoſophie n’eſt plus qu’une exagération de principes arbitraires qu’on n’entend pas, & que l’on prouve encore moins, qu’une affectation ſophiſtique de tourner le bon ſens en contreſens, & le délire en raiſonnement : il eſt permis ſans doute alors d’élever ſa voix. L’aggreſſeur du genre-humain doit s’attendre à quelques repréſailles.