Réflexions politiques



RÉFLEXIONS POLITIQUES.

§ i.

Il paraît, à écouter quelques personnes, d’ailleurs bien intentionnées, nous n’en doutons pas, que de grands changemens se sont opérés depuis un mois dans la politique de la France, et qu’ainsi ceux qui tiennent à conserver les institutions du pays doivent se réunir et se concerter pour les défendre. Nous ne saurions, pour notre part, et quels que soient nos efforts, découvrir les périls qu’on nous signale. Nous ne les voyons ni dans le pouvoir ni hors du pouvoir, et quelque estime que nous ayons toujours professée pour le talent et la capacité de M. Thiers, il nous serait difficile de reconnaître qu’il soit appelé à la haute destinée que lui désignent ses adversaires actuels. Dans sa situation nouvelle, M. Thiers n’a, selon nous, à vaincre ni la royauté, ni le parti conservateur, qui hésite à la fois à l’appuyer et à le combattre, car il ne s’est jamais fait leur adversaire, et, quant à la gauche, nous ne craignons pas qu’elle l’entraîne. Il y a dans les affaires et dans la direction de l’état quelque chose qui parle si haut à un esprit juste, il y a dans les dépêches et dans les rapports administratifs des avertissemens si fréquens et si péremptoires, qu’une intelligence élevée ne peut dévier en présence de ces choses. Comment donc supposer qu’un ministre qui s’est montré subitement homme de gouvernement le lendemain du jour où il avait jeté sa plume d’écrivain de l’opposition, qui, jeune encore, a fait face aux imprudens et aux exaltés au début encore brûlant d’une révolution, comment supposer, disons-nous, que ce ministre, mûri par l’âge et l’expérience, vienne reprendre les affaires uniquement pour donner un démenti à sa vie passée ? Encore une fois, l’esprit se refuse à le croire. Mais, pour mieux appuyer nos convictions à cet égard, nous allons chercher avec sincérité quels changemens ont pu avoir lieu ou se préparent dans la politique intérieure et extérieure de la France.

Rappelons-nous d’abord, sans nous y arrêter, ce qui s’est passé depuis cinquante ans. Dans ces cinquante années, il y a eu trois Europes, celle de la révolution, l’Europe de l’empire et l’Europe de la restauration : celle-ci nous a été léguée beaucoup plus intacte qu’on ne le pense. La révolution française, en changeant tous les rapports de la France avec les puissances européennes, en lui créant de nouvelles rivalités, en lui aliénant ses anciens alliés, et en brisant les nœuds de parenté qui l’unissaient à divers états, dérangea à la fois l’équilibre général et le droit public en Europe, qui subsistaient encore sur les bases établies au XVIIe siècle par le traité de Westphalie. Les souverains de l’Europe, intéressés à maintenir ces bases, menacés dans leur propre existence, se liguèrent contre la France et méditèrent son partage. C’est dès ce moment que se présente dans l’histoire moderne un fait ou plutôt un principe que tous les actes politiques, que tous les traités, que les évènemens même, les évènemens les plus indépendans de la volonté des nations et des rois, ont semblé concourir à consolider. Nous parlons de la coalition tacite ou avouée, immédiate ou projetée, active ou expectante, de la majorité des états de l’Europe contre la France.

En s’arrêtant à ces faits, la pensée serait tentée de rétrograder jusqu’aux dernières années du règne de Louis XIV pour y chercher l’origine de cette coalition ; mais il existe en réalité une différence essentielle entre la grande coalition de 1689 et celles qui l’ont suivie. Louis XIV et la France, ambitieuse sous lui comme elle le fut depuis sous Napoléon, excitaient la haine et la jalousie de l’Europe ; mais Louis XIV était lui-même un principe, un principe qui représentait à la fois le droit des princes et leur force, et ni l’Espagne, ni l’empereur, ni les états d’Italie, ni même l’Angleterre et la Hollande ne voulaient le détrôner. L’existence sociale de notre pays ne fut menacée, la lutte ne devint en quelque sorte personnelle que lorsque, par la révolution, le peuple français eut limité le pouvoir de son souverain ; elle devint mortelle quand il eut frappé en lui, avec un affreux excès de rigueur, tous les souverains sur leur trône.

On sait, de reste, comment la coalition européenne ayant manqué son but, la réaction se fit sous le consulat et sous l’empire de Napoléon. La France, dévolue par les puissances à être partagée, partagea l’Europe ; mais la coalition brisée, foudroyée par le canon victorieux de Napoléon, représentait assez bien, pour qui savait les intrigues des cabinets, le serpent dont les tronçons ont été violemment séparés. Ils ne tendaient qu’à se rejoindre. Malgré la sincérité des engagemens pris à Tilsitt par l’empereur Alexandre, et la notoriété de cette alliance, M. Canning écrivait d’un tout autre style à M. de Roumanzoff qu’à M. de Champagny, en répondant à une note adressée en commun à l’Angleterre par la France et la Russie ; et en dépit de toutes les assurances contraires, le cabinet autrichien persistait à ne voir à Saint-Pétersbourg qu’un allié, ou tout au moins qu’un neutre. En ce temps-là même, on vit, par une correspondance interceptée, que le comte de Stadion promettait à l’archiduc Charles, prêt à entrer en campagne contre la France, le secours de toutes les nations mécontentes, au premier rang desquelles il plaçait la Prusse et la Russie, alors alliées à la France. On n’oubliait pas que Napoléon, tout absolu qu’il était, appartenait, par l’origine de son pouvoir, à la révolution de 1789, et il n’était, au milieu de ses victoires, qu’un intrus parmi ceux des souverains qui occupaient à titre légitime les trônes de l’Europe.

Le congrès de Vienne eut lieu sous l’influence de ce principe, et au milieu de grandes nécessités politiques auxquelles il fallait obéir. Les arrangemens politiques de 1814 et les traités de 1815 furent assurément désastreux pour la France. Pour ces traités, comme l’a dit M. Thiers quelque part, ils furent un malheur et non pas une honte ; car l’attitude de la France, en les subissant, fut belle et noble, et c’est l’attitude d’un pays et non les traités auxquels il est obligé de se référer, qui constituent sa dignité. À Vienne, cependant, tout ne se passa pas en démonstrations hostiles à la France, et nous ne craignons pas de dire que peu de congrès adopteraient à cette heure certaines résolutions, presque libérales, qui furent prises au congrès de Vienne. C’est qu’alors on était effrayé dans les cabinets de l’Europe et sur les trônes, non des idées libérales à l’aide desquelles on venait de vaincre Napoléon, et qui ne s’étaient pas encore tournées contre ceux qui s’en étaient servi, mais de la seule ambition de l’homme qui comprimait le monde. En un mot, la guerre qui se termina, en 1814, sous les murs de Paris, ne fut, malgré l’origine révolutionnaire de Napoléon, qu’une lutte entre des souverains absolus, telle qu’elle avait eu lieu dans les dernières années de Louis XIV, une coalition formée par des royautés opprimées, contre une royauté envahissante. Les nations n’y figurèrent que comme des instrumens dans les mains de leurs aristocraties et de leurs princes ; la scène ne changea que vers 1815, quand Napoléon fit un moment place à Lafayette, en abdiquant en ses mains. Dès-lors, la coalition européenne contre la France reprit le caractère qu’elle avait en 1789, avec cette circonstance de plus qu’elle s’appuyait sur la victoire, et qu’elle occupait militairement le pays d’où elle avait été forcée de se retirer honteusement autrefois.

Le gouvernement de la restauration avait un beau rôle à jouer à cette seconde époque de son établissement. Nous ne lui refuserons pas la justice que nous venons de rendre à quelques actes du congrès de Vienne, et nous nous hâterons d’ajouter que sa tâche n’était pas facile. Ce n’était pas une petite tâche, en effet, que de replacer la France à son rang dans le monde européen, quand elle avait perdu les armées de Napoléon, quand ses ports étaient vides, ses places démantelées, et quand des traités, qu’il fallait rigoureusement observer, nous interdisaient de réparer les pertes que nous avaient causées nos désastres. La politique extérieure de cette époque ne manqua pas, il faut le dire, d’une certaine grandeur. Le gouvernement de la restauration n’avait guère été plus libre de rétrograder vers l’ancien système de politique extérieure de la France que vers la constitution féodale. Jadis la France dominait en Allemagne en se portant arbitre et médiatrice dans les différends de la confédération germanique, dont elle soudoyait les petits princes et souvent les puissances secondaires. Elle s’appuyait sur la Suisse dont elle prenait à grands frais les soldats à son service. Elle avait un parti payé aussi dans la Hollande, alors république et livrée aux différentes influences de cette forme de gouvernement ; en Suède, en Danemark, elle payait des subsides ; à Rome, elle trouvait son crédit dans une foule de concessions à l’égard du clergé, en tant qu’elles s’accordaient avec les libertés de l’église gallicane ; enfin elle avait en Europe mille armes, mille moyens de succès, mille genres de séductions qu’elle n’a plus. En ces temps-là, la France avait en outre, au dehors, des priviléges, des droits immémoriaux, des relations de famille, des prérogatives et jusqu’à des droits de succession acquis avec les différentes provinces que la féodalité vaincue lui avait cédées, toutes choses que la révolution abandonna et auxquelles elle dut renoncer en fait et en droit, mais qu’elle remplaça dès-lors, surtout sous le règne de Napoléon, par des négociations faites l’épée haute et par des victoires. Qu’on juge de la situation de la France, quand vaincue par l’Europe, diminuée, repoussée au-delà des limites de l’ancienne monarchie, volontairement déshéritée des priviléges et des relations de la royauté de huit cents ans, privée de l’épée de Napoléon, elle se retrouva, en pleine paix, vis-à-vis de l’Europe étroitement resserrée, nouvellement organisée, et organisée contre elle ? Cependant il faut remarquer que sans armée, sans finances, sans crédit, sans appui dans le pays, ramené qu’il était par des troupes ennemies, le gouvernement des Bourbons trouvait dans sa fausse situation des avantages réels dont il profita. D’abord, aux yeux de la coalition, ce gouvernement était étranger et à l’esprit de conquête sans limites qu’on reprochait à la France, et aux actes de la révolution dont on nous fera toujours des crimes. Il résista vivement aux prétentions exagérées des puissances ; mais cette résistance était sans danger, car les puissances n’auraient pas voulu détruire en lui leur œuvre, et elles ne pouvaient attribuer aux Bourbons, quelle que fût leur attitude, la pensée de recommencer une guerre dans laquelle venait de succomber Napoléon. En résistant aux plénipotentiaires des puissances alliées, qui voulaient lui arracher l’Alsace, la Flandre, la Lorraine, et dépouiller les petits-fils des conquêtes de leur aïeul ; en ne cédant que les conquêtes de la révolution, Louis XVIII replaçait habilement les souverains alliés sur le terrain de la ligue d’Augsbourg, laquelle n’avait en vue que l’humiliation de Louis XIV, et non la chute du trône et le morcellement de la France. Au reste, l’habileté n’exclut pas le patriotisme, et la pensée de contester à Louis XVIII le mérite de sa résistance toute française est bien loin de nous. La lettre écrite par le duc de Richelieu, le lendemain de la signature du traité du 20 novembre 1815, où le ministre de Louis XVIII annonçait qu’il avait apposé la veille, « plus mort que vif, » son nom sur ce fatal traité, cette lettre est faite pour honorer l’homme qui l’a écrite et le gouvernement qu’il servait, mais qui devait se perdre, et sans retour, en moins de quinze ans par ses excès et son aveuglement. L’histoire des négociations de toute cette époque, commencée par la demande d’évacuation du territoire français, finit par la notification de la conquête d’Alger, faite au moment où le gouvernement de Charles X expirait dans les efforts débiles d’une tentative de despotisme. Que la restauration n’a-t-elle négocié au dedans avec la même loyauté qu’elle l’a fait au dehors ! Mais il était dans sa destinée de ne pouvoir soutenir la lutte et de ne pouvoir l’éviter, cette lutte où elle devait périr. Quoi de surprenant ? N’avons-nous pas vu le pouvoir actuel, né de la volonté nationale, en danger de mort, dans une lutte heureusement finie, et où les titres qu’il porte au front n’ont pas été de trop pour le protéger ? Qu’était-ce donc que les dangers de la restauration, qui avait à combattre et le parti exagéré qu’on a vaincu en 1831, et le parti modéré qui a triomphé en 1830 ?

§ II.

Quelle tendance se manifesta en France peu de temps après la révolution de juillet, quand elle se trouva dominée par un parti violent qui rêvait de nouveau la conquête du monde ? Est-il besoin de le dire ? Ne vit-on pas la nation presque entière se lever en quelque sorte pour réclamer l’ordre et la modération dans son gouvernement ? Dès que Casimir Périer, aidé de M. Thiers, de M. Guizot et de tous les hommes éminens qui ont figuré depuis dans les conseils du cabinet du 11 octobre, eut déployé sa bannière, toutes les forces sociales du pays ne vinrent-elles pas se resserrer autour de lui, et ne vit-il pas accourir à l’instant l’immense majorité des deux chambres pour partager avec lui les amertumes et les dangers de sa tâche ? On ne chercha pas long-temps cette majorité, elle se rallia instantanément à la profession de foi ministérielle que prononça le chef du cabinet dans la chambre des députés. Or, se rappelle-t-on bien ce qu’était cette profession de foi du ministère du 13 mars ? Le ministère précédent s’était retiré par un excès de susceptibilité constitutionnelle, et, disons-le sans crainte, nous qui ne professons aucune sympathie pour les principes qui dirigeaient ce cabinet, cette susceptibilité venait peut-être du désir de dissimuler les embarras que lui causait sa faiblesse et qui nécessitaient la retraite de cette administration. Toujours est-il que dès-lors commencèrent à s’élever les préventions qu’on n’a cessé depuis de répandre sous le nom de « gouvernement personnel. » La déclaration du 18 mars 1831 fut très explicite à cet égard, et les premières paroles de Casimir Périer dans la chambre des députés furent celles-ci : « Le ministère s’est formé d’une manière toute constitutionnelle ; il prendra sa force dans sa responsabilité même. Toutes ses propositions, toutes ses mesures seront l’expression d’une délibération indépendante, d’une volonté commune. Le jour où cette harmonie cesserait serait celui de sa dissolution. » A-t-on ouï dire que le parti conservateur ait été offensé de ces paroles qui définissent si bien le caractère de la responsabilité ministérielle ? les trouva-t-il offensantes pour le trône, et Casimir Périer fut-il regardé comme un dictateur qui venait limiter ou violer les prérogatives que la Charte constitutionnelle a attachées à la couronne ?

Dans cette mémorable séance où furent jetées, on peut le dire, les bases de la paix publique qui règne en Europe depuis neuf ans, en même temps qu’il proclamait la nécessité de l’accord de toutes les parties de l’administration, et de l’obéissance absolue des fonctionnaires, qui, disait-il, devaient servir le gouvernement dans le sens de ses desseins, le ministère du 13 mars se hâtait de tenir à l’Europe un langage modéré, mais clair, mais ferme, où il posait les limites de cette nouvelle révolution, qui avait eu pour premier résultat le resserrement instantané du faisceau de tous les états qui formaient la sainte alliance, sauf l’Angleterre, qui s’en était séparée depuis le ministère de M. Canning. « Le principe de la révolution de juillet, disait-il, et par conséquent du gouvernement qui en dérive, ce n’est pas l’insurrection ; le principe de la révolution de juillet, c’est la résistance à l’agression du pouvoir. Le respect de la foi jurée, le respect du droit, voilà le principe du gouvernement que cette révolution a fondé. » Le respect du droit, ce principe habilement déduit de la condamnation prononcée contre le parjure de Charles X, le respect du droit disait tout. Ce mot consacrait tout l’état social de l’Europe, fondé sur des traités que la France avait signés ; aussi le ministère du 13 mars se montrait-il tout-à-fait logique quand il ajoutait : « La violence ne doit être, ni au dedans ni au dehors, le principe de notre gouvernement. Au dedans tout appel à la force, au dehors toute provocation à l’insurrection populaire est une violation de son principe. » Et il ramenait, sinon la confiance, du moins le calme dans les cabinets étrangers, quand il disait encore : « La politique étrangère se lie à la politique intérieure. Pour l’une et l’autre, le mal et le remède sont les mêmes. Le mal, c’est encore la défiance. On voudrait amener la France à se défier de l’Europe, et l’on cherche à répandre que l’Europe se défie de notre révolution. » Suivait l’assurance que le gouvernement respecterait les droits de tous les autres gouvernemens, qu’il soutiendrait partout par ses négociations le principe de non-intervention, mais qu’il ne prendrait les armes et ne laisserait verser le sang français que pour défendre les intérêts ou la dignité de la France.

Les cabinets, ainsi que tout ce qui constitue les gouvernemens étrangers, applaudirent à cette déclaration du ministère du 13 mars, qui rassurait l’Europe, effrayée des débuts de la révolution de 1830.

Ainsi, pour la première fois depuis cette révolution, l’assentiment de la majorité libérale du pays se trouva avoir de l’écho au dehors dans les sphères les plus élevées. Ainsi également, sans faire aucune concession, car la profession de foi faite le 13 mars renfermait aussi ces paroles : « Nous voudrions et ferions la guerre si la sûreté ou l’honneur de la France était en péril, car la liberté aussi serait menacée ; » sans concession aucune, disons-nous, la révolution de juillet excitait une sorte de sympathie parmi ses ennemis les plus déclarés, et le gouvernement de Louis-Philippe se trouva ce jour-là réellement reconnu par les puissances. On voudra bien remarquer que si nous insistons sur cette circonstance, ce n’est pas que nous fassions dépendre l’existence de la France constitutionnelle de la volonté des états absolus de l’Europe, mais c’est qu’elle annonce un véritable progrès dans les idées de ces gouvernemens, progrès qui doit en faire supposer de plus grands encore parmi les populations qu’ils dirigent.

L’Europe et la majorité conservatrice approuvaient donc déjà en 1831 les idées du 13 mars, et nous venons de voir quelles furent ces idées : la responsabilité ministérielle dans toute sa réalité, le gouvernement remis aux mains des ministres, l’indépendance des peuples soutenue par les négociations, la liberté et la dignité de la France défendues au besoin par les armes. Nous montrerons tout à l’heure que depuis cette époque l’Europe a fait de nouveaux progrès dans cette voie. Le parti conservateur aurait-il reculé ?

Nous avons eu dessein de montrer, par les réflexions qui précèdent, que l’Europe vit sous deux influences, dont l’une nous est contraire, tandis que l’autre nous est propice : nous voulons parler de l’effet matériel du congrès de Vienne et des conséquences du progrès social qui a lieu en Europe depuis la promulgation de ce traité. Quelle secousse eût éprouvée l’Europe, à quel hasard eussent été remises ses destinées, si les traités de 1815 eussent été reniés en 1830 par la France, comme le demandait l’opposition ? Qui oserait soutenir que le progrès social de l’Europe eût été accéléré si la France avait alors réclamé ou même repris les limites du Rhin, tenté de vive force la démolition des forteresses belges, et mis nos soldats au service de toutes les insurrections ? Au lieu de cela, qu’est-il arrivé ? La partie des actes du congrès de Vienne qui n’est pas empreinte de l’esprit de justice, et qui n’a pas été conçue dans les principes d’une politique haute et généreuse, s’affaisse chaque jour et se détruit peu à peu. Il est vrai que les altérations que le temps fait subir à ces actes se font aussi quelquefois au détriment des peuples ; mais la force qui résultait de l’ensemble de ces actes ne disparaît pas moins. La Pologne, l’Espagne, le Portugal, la fondation du royaume de Belgique, et surtout le fait du traité de la quadruple alliance signé entre une puissance qui a joué un grand rôle au congrès de Vienne, une puissance qui n’y figurait en quelque sorte que comme accusée, et appelée pour répondre aux réclamations de toutes les autres, et deux états qui n’y ont pris place qu’en seconde ligne ; quelles importantes déviations des actes de 1814 et de 1815 ! Un jour donc, quand les choses auront pris d’elles-mêmes quelque équilibre, quand les intérêts froissés par les évènemens successifs chercheront une place nouvelle dans l’association européenne, il arrivera que, sans une de ces longues guerres auxquelles il a toujours fallu en venir pour amener les grandes assemblées réparatrices, sans secousse, on se mettra à régler de nouveau le droit public européen où s’introduisent successivement tant d’élémens qui n’y figuraient pas. Or il est bien permis de prévoir l’importance du rôle qui reviendra à la France en pareil cas, si elle sait conserver et faire valoir la situation qu’elle a prise et gardée depuis le 13 mars 1831.

Demander l’anéantissement des actes de Vienne et la rupture des déplorables traités de 1815, c’était donc vouloir rompre un ensemble de rapports existans qu’il eût fallu remplacer aussitôt, soit en faisant reconnaître son droit ou ses prétentions par la guerre, moyen toujours hasardeux, soit en appelant, s’il se pouvait, les états de l’Europe à une conférence générale où, pacifiquement, on n’était pas en mesure de jouer un rôle. En un mot, la gauche voulait, en 1830 et 1831, renverser à la fois la charte de la France et la charte de l’Europe ; et raisonnablement, si on pouvait modifier en peu d’heures la constitution qui nous régissait, c’était de l’aveuglement que vouloir exercer ce même droit sur la constitution d’état consentie par vingt peuples différens.

La France n’a pas à jouer ce rôle ; ses intérêts ne le commandent pas. Elle est assez forte pour être modérée, et, dans sa situation, la modération ajoute encore à sa force. L’Europe le sait bien, et ceux de ses gouvernans qui ont une véritable perspicacité ne s’alarmeront pour leur influence qu’en nous voyant dans les voies de la modération.

§ III.

Le caractère de la révolution de 1830 est avant tout d’être légale. Ce caractère éclata surtout à l’époque du ministère du 13 mars, qui a fait une résistance si vigoureuse et qui a livré aux partis un combat acharné sans avoir eu besoin de demander du secours à la puissance législative. Le ministère qui lui succéda continua la lutte sans reculer ; les hommes éminens qui avaient combattu avec Casimir Périer dans la chambre prirent le pouvoir et s’en servirent avec force. Mais soit qu’ils eussent repris courage à la mort de Casimir Périer, soit qu’ils voulussent tenter le dernier effort du désespoir, les partis extrêmes se montrèrent plus audacieux, et les armes du 13 mars ne suffirent déjà plus au 11 octobre. Les partis furent décimés, et il resta de la lutte l’antécédent de l’état de siége et les lois de septembre, lois rigoureuses, mais utiles, qui dorment en quelque sorte aujourd’hui, par une sorte d’indulgence tacite, et restent sous la main du pouvoir comme des armes sûres qu’on tient prêtes pour le jour du combat. Les partis furent vaincus, et l’Europe continua de rendre hommage à la force et à l’énergie des ministres de juillet ; cependant elle était alarmée de ce conflit terrible et de cette bataille sans fin, car elle avait vu plus d’une fois ceux qui guerroient sans cesse trouver la défaite au bout de longues victoires.

Le temps a dissipé une partie de ces alarmes. Après quelques essais infructueux de conciliation et de transaction, après le temps d’arrêt du 22 février, où se forma un ministère qu’on donnait déjà dans ce temps-là comme le ministère Martignac de la révolution de juillet, et qui n’a été suivi que de la faible réaction du 6 septembre, tout semblait disposé pour la pacification au dehors et au dedans. Qui donc a pu ainsi réunir les partis presque dissipés devant la majorité qui salua la venue du ministère du 15 avril ? À cette époque, ne vit-on pas la gauche modérée soutenir le ministère qui venait de donner l’amnistie devant laquelle avaient reculé ses prédécesseurs, et la droite reconnaître, par ses manifestations publiques de modération, qu’elle avait peut-être eu le tort de conserver au-delà de la lutte elle-même l’irritation que donnent toujours les luttes violentes ? À nos yeux, les succès de l’administration du 15 avril, lors de sa venue, tenaient à ce qu’elle semblait vouloir prouver à la France que l’esprit de conciliation est propre à produire l’ordre en certains temps, comme en d’autres la force et l’énergie seules assurent l’obéissance ; et elle fut accueillie avec joie, parce qu’après les rudes nécessités du 11 octobre et l’esprit rigoureux du 6 septembre, on était bien aise de voir que les formes modérées pouvaient servir à la défense et au maintien des idées modérées. Nous sommes un peu mobiles, et la nouveauté de ce spectacle charma le monde politique pendant quelque temps. Il y eut alors un moment de véritable calme. De leur côté, les cabinets de l’Europe avaient vu avec quelque inquiétude la dissolution du ministère du 6 septembre et la tendance dans laquelle se faisait le remaniement du 15 avril. On pensait à Vienne, à Berlin, à Londres même peut-être, que le système de l’intimidation était le meilleur et le plus sûr à suivre en France. C’est ainsi qu’on avait pensé là, du temps de Charles X, que le ministère du prince de Polignac était réellement le seul qui convînt dans l’état où se trouvait alors l’esprit public parmi nous. L’ordre et la paix, la prospérité, qui régnèrent alors, désabusèrent l’Europe, et elle dut d’autant plus être frappée des résultats d’un système conciliant et libéral, qu’elle voyait la France pacifiée et profondément occupée de ses intérêts matériels au moment même où, au Nord et au Midi, une certaine agitation sociale se manifestait en Europe. En Espagne, dans les provinces rhénanes, dans le Luxembourg et dans la Hollande, les esprits étaient animés et les masses prêtes à se soulever, tandis que la France, ce volcan qui effrayait les princes de l’Europe et faisait dire à l’un d’eux qu’il fallait le cerner et le laisser se dévorer lui-même, la France donnait l’exemple de la tranquillité et du respect pour la paix publique.

Nous avons été partisans de l’administration du 15 avril, parce qu’elle a fait succéder à un système rigoureux et intimidateur un système d’indulgence et de conciliation, parce qu’elle a donné l’amnistie et signalé son passage par deux actes honorables pour la France, la seconde expédition de Constantine et la prise de Saint-Jean d’Ulloa, mais surtout parce qu’elle avait su remplacer un état de choses précaire par le temps de calme et de tranquillité dont nous parlions, et parce qu’elle avait mis fin à une sombre époque où la sécurité des jours du roi était sans cesse en péril. Fidèles à nos convictions, on nous a vus défendre les actes de ce cabinet contre l’administration à la fois nulle et réactionnaire qui sortit de la fatale émeute du 12 mai. Ce ministère, né d’une coalition où toutes les opinions, même les plus extrêmes, avaient été admises, semblait n’avoir été créé qu’en vue d’assouvir des haines individuelles et de satisfaire des penchans personnels. On ne peut dire que la France et l’Europe se soient émues ou alarmées de l’existence de ce ministère, qui, sans ses fautes, serait déjà tombé dans l’oubli le plus profond, car on en est encore à se demander quelle pensée y présida et quelle fut sa direction politique. Ce n’est plus l’heure de blâmer la coalition qui se forma contre le ministère du 15 avril, aujourd’hui surtout que son plus fâcheux résultat se trouve supprimé par le vote de la chambre sur la dotation, acte qui a malheureusement frappé plus haut que l’administration à laquelle il a mis fin. La coalition a été, après tout, un fait important, et les faits, bons ou mauvais, ont en politique une valeur qu’on ne peut leur contester et des conséquences qu’il faut admettre. Or, la conséquence de la dernière coalition a été de diminuer dans les élections la majorité qui soutenait le ministère du 15 avril, et de renforcer les différentes minorités qui s’étaient réunies dans le but de créer une nouvelle administration. De même que le ministère du 15 avril avait dû marcher vers les idées du centre gauche qui étaient en discrédit dans le cabinet du 6 septembre, de même le ministère sorti des élections de 1838 ne pouvait guère éviter une pareille tendance. Tout l’obligeait, en quelque sorte, pour nous servir d’une image tirée de la méthode mathématique, tout l’obligeait à être au 15 avril ce que le 15 avril avait été au 6 septembre. C’était aux restes encore puissans des 221 d’affaiblir le plus qu’il se pouvait cette tendance, et l’accomplissement de cette tâche ne devait pas offrir de grands obstacles, si l’on veut bien considérer la nature des élémens dont se forma le ministère du 12 mai. L’embarras fut grand toutefois, car, lorsqu’on se mit à vouloir modifier le programme de ce ministère de gauche où figuraient toutes les nuances d’opinions, il se trouva qu’il n’avait pas de programme, et qu’il vivait au hasard, obéissant en aveugle à son antipathie pour certains hommes, ainsi qu’à sa prédilection et à ses antécédens de protection pour quelques autres. On peut caractériser à peu près toutes les administrations qui se sont succédées en France depuis vingt-cinq ans, en disant que les unes ont marché en avant, et c’est le petit nombre, tandis que les autres ont rétrogradé rapidement, ou fait quelques pas en arrière ; mais, quant au ministère du 12 mai, il a erré çà et là, et n’a pas fait avancer ni reculer une seule question politique. C’est le plus bel éloge qu’on puisse en faire, et s’il a laissé périr presque sans ressource l’alliance anglaise par l’activité fanfaronne de ses incertitudes dans l’affaire d’Orient, s’il a contribué ainsi à l’isolement de la France, c’est assurément un fait indépendant de sa volonté, car cette volonté était bien de rester inerte. Malheureusement, ce goût presque forcé d’inertie était compliqué d’une autre tendance qui ne mériterait pas d’être examinée aujourd’hui, si elle ne touchait à la naissance du ministère actuel, et ne motivait pour ainsi dire sa nécessité.

Il y a dans un livre publié récemment en Allemagne, et conçu dans l’esprit le plus hostile à la France, un passage où l’on définit cependant avec quelque vérité la nature et les effets de l’opposition radicale ou ultra-démocratique, comme on voudra la nommer. Selon le publiciste étranger, dont l’ouvrage a fait une grande sensation, le véritable esprit démocratique manque totalement en France, et il assure que les différentes phases de notre première révolution ont démontré la vérité de cette assertion jusqu’à l’évidence. Le sombre et rigoureux esprit de nivellement qui s’emparerait de l’Allemagne si elle en venait à regarder une révolution comme une nécessité de l’amélioration de sa vie sociale, cet esprit (nous continuons de citer l’écrivain allemand), cet esprit n’a jamais été compris par le peuple français, et il l’a méconnu particulièrement chaque fois qu’il a décrété que la liberté et l’égalité seraient les bases de son organisation. Un certain esprit d’aristocratie, une soif ardente de la gloire, de l’honneur, des distinctions, du rang, du pouvoir, n’ont jamais cessé d’animer la France ; et avec ces qualités on peut arriver à fonder tout, hormis l’empire de l’égalité. Plus le parti radical s’efforcera de s’allier étroitement à la masse populaire et de vivre dans son sein, plus les instincts aristocratiques, c’est-à-dire le besoin de s’élever et de dominer, s’y manifesteront rapidement. C’est pourquoi ce parti s’est approprié la révolution comme une chose à lui personnelle, dont il faut profiter et profiter seul. C’est ainsi qu’en lui marchent, par voies différentes, les individus, les séries, les sections, les comités et les directeurs. Ici la division des forces annonce aussi la division des moyens et des pensées, et cette division du parti radical, qui s’explique par l’histoire très analogue des partis violens dans la première révolution, tient un peu également aux différentes phases de sa fortune. Quiconque a suivi avec quelque attention l’existence du parti radical depuis 1830, a dû être frappé, en effet, du passage rapide et fréquent de sa puissance à une impuissance absolue, de l’activité de son influence à un état de nullité morale et de discrédit dans le pays. Ses adversaires l’ont vu quelquefois apparaître comme un ensemble, comme un corps, qu’on surprenait en armes sur la place publique ; puis, quand on l’avait vaincu, quand la loi l’avait frappé et relégué dans les cachots, on le voyait encore s’agiter comme une ombre, se manifester ailleurs sous mille apparences diverses, et bientôt d’autres faits apprenaient au monde que la propagande et le radicalisme ne consentaient pas, même après leur défaite, à se renfermer dans leurs théories. En suivant plus attentivement la marche du parti extrême de la révolution, on voit que ce n’est ni son état antérieur, ni le plus ou moins de découragement qu’il éprouve, qui déterminent ses phases d’activité ou de décadence, mais les changemens successifs qui ont lieu dans le pouvoir. On peut dire que le parti exagéré de la gauche exprime, quand il agit, la négation des forces sociales et gouvernementales. C’est l’aiguille qui marque le trouble, le désaccord et l’énervement qui règnent dans cette sphère ; mais dès que ce parti prétend passer à une action plus positive, se présenter comme une manifestation républicaine, consulaire ou constitutionnelle, son pied ne touche plus le sol qui est à lui, il perd à la fois l’équilibre, l’énergie, la force, et devient ainsi plus facile à combattre. Transformée en architecte (c’est le publiciste étranger qui parle), transformée en architecte, la gauche pure n’est qu’un personnage comique, une véritable caricature ; mais comme puissance destructive, c’est l’ennemi le plus redoutable de toutes les institutions qui n’ont pas leurs racines dans les mœurs et l’opinion nationales.

Il y a du vrai et du faux dans cette définition de la gauche pure. Laissons ce qui est faux ; mais c’est une observation pleine de justesse que celle qui a été faite, par l’écrivain étranger, de la coïncidence des transformations du parti radical et des modifications diverses du pouvoir. Au début de la révolution, toutes sortes de sentimens se mêlaient aux idées révolutionnaires : le sort de la nation belge tout entière en question, l’Italie persécutée avec une froide et systématique cruauté, la Pologne inondée de sang, l’Espagne, le Portugal, couverts d’échafauds ; c’étaient là des pensées à remuer tous les cœurs, et l’esprit de radicalisme et de propagande s’y glissait souvent à leur insu, sous le voile de la compassion. La gauche pure eut alors ce qu’on pouvait appeler une de ses époques morales, quoique l’émeute en fût quelquefois la traduction. Ce fut aussi par les forces morales que la combattit principalement le ministère du 13 mars, et l’on vit les plus hautes intelligences du pays faire taire leurs désaccords d’opinion, pour s’unir dans cette grande et noble tâche. Au 11 octobre, toutes les illusions qui pouvaient encore entraîner les esprits abusés vers l’extrême gauche, étaient déjà dissipées. Le parti intermédiaire s’augmenta considérablement. La gauche même se divisa en deux nuances, et le parti extra-parlementaire, se voyant isolé, tenta son effort le plus désespéré dans les journées de juin. Cette manifestation toute brutale appelait, qu’on nous passe le mot, un pouvoir un peu semblable pour la réprimer. Les forces intellectuelles qui résidaient dans le gouvernement s’effacèrent devant la force matérielle qui y figurait, et ce fut alors qu’une ancienne vérité éclata. On vit que la fermeté d’esprit est bien distincte de l’habitude des périls, et que ce ne sont pas les hommes les plus exercés aux combats qui montrent le plus de sang-froid et de vigueur dans les dangers politiques. Les collègues du maréchal Soult en appelèrent à sa vieille expérience militaire, et accordèrent l’état de siége aux exigences urgentes de la situation. Au 15 avril, l’amnistie fit rentrer le parti radical dans l’état de prostration où le jettent les mesures généreuses soutenues par la force, en même temps qu’elles sont prises avec opportunité, et il ne dut qu’à l’avénement de la coalition, c’est-à-dire à des forces qui n’étaient pas à lui, et dont il ne pouvait disposer, même momentanément, la chute de l’administration qui avait annulé l’effet de ses prédications, et désarmé le bras de ses adhérens les plus coupables.

L’échauffourée du 12 mai, cette dernière prise d’armes qui nous préservera peut-être désormais des longues crises ministérielles, ramena la force militaire au pouvoir sous la forme du maréchal Soult ; et, dans le tumulte, dans l’effroi de cette journée, le vieux guerrier se trouva avoir conquis deux portefeuilles au lieu de celui que lui assurait de droit le caractère tout spécial de ses antécédens. La chambre, lasse d’une longue crise, ratifia en murmurant la composition de ce cabinet, où le centre droit croyait trouver quelques motifs de sécurité dans la glorieuse épée du maréchal, qu’il voyait tournée contre l’émeute. Mais ce cri d’un parti aux abois, cette émeute qui avait profité d’une lacune dans le pouvoir pour troubler la cité, témoignaient par là même de la décadence et de l’anéantissement des factions qui osaient autrefois combattre le pouvoir en face ; et, sans répression violente, sans efforts, sans mesures rigoureuses, l’ordre légal, à peine suspendu pendant un jour, reprit son cours ordinaire. L’Europe diplomatique elle-même, qui prend si exactement note et avantage de nos embarras intérieurs, fit à peine attention à cet essai de révolution par escalade, et le ministère du maréchal Soult, né l’épée à la main, se trouva le lendemain de son installation vis-à-vis des partis qui n’apparaissaient que dans la presse et dans l’enceinte parlementaire, seul lieu où l’illustre maréchal ne s’est jamais montré en héros. Or, dès qu’on se trouvait avoir devant soi l’esprit et non le corps du parti radical, la discussion et non l’émeute, dès qu’il ne fut plus question de se mettre en campagne contre l’ennemi, et d’aller à lui comme saint George attaquant le dragon, le ministère du maréchal Soult, où figuraient près de lui quelques hommes d’un talent véritable, mais qui étaient pour la plupart nouveau-venus dans la direction des affaires, devint insuffisant pour la tâche qu’il avait à remplir ; et cette tâche devait revenir de droit à M. Molé, à M. Guizot ou à M. Thiers.

On s’est étonné de la chute subite et silencieuse du ministère du 12 mai. Depuis le commencement de la session, la chambre se prêtait avec complaisance à toutes les exigences de la situation. Elle sentait bien que le ministère n’avait pas de vie par lui-même, et qu’il n’était qu’un ensemble de négations, et comme un essai qui tendait à prouver au pays qu’on pouvait le gouverner sans les hommes influens, sans les chefs des différens partis politiques, si toutefois cette pensée n’allait pas plus loin, et n’excluait pas les partis eux-mêmes de la participation aux affaires. Que vit-on alors ? Les influences réelles qui dominent les différentes opinions n’étant pas dans le pouvoir, et ne s’exerçant pas de ce centre sur les masses, la force et l’influence agirent du dehors sur le pouvoir, et le dirigèrent presque à son insu. Parmi les principaux griefs énoncés dans la coalition contre le cabinet du 15 avril, on alléguait surtout que les sommités de la chambre élective ne s’y trouvaient pas représentées. Cela est vrai ; mais le ministère du 15 avril avait arboré un drapeau qui lui appartenait en propre : il était parti de l’amnistie, cette mesure politique long-temps différée par quelques-uns de ses adversaires, et entièrement repoussée par d’autres. Le drapeau était bien ou mal défendu, soutenu par des mains plus ou moins fortes ; mais enfin il y avait un drapeau, tandis que le ministère du 12 mai n’avait pas de drapeau, et a, jusqu’à présent même, laissé en blanc sa devise. C’était une singulière situation que celle de ce cabinet qui prétendait sortir d’une nuance de la chambre où M. Thiers occupait le premier rang, et qui n’avait au fond d’autre programme que l’exclusion de M. Thiers ! Et c’est ici qu’il faut reconnaître la force puissante des choses et le néant profond qui résulte d’une fausse situation. Le ministère parlementaire formé le 12 mai était, en quelque sorte, annulé par deux influences : celle du trône, influence bien légitime, qui modifia bientôt ce qu’il y avait de contraire à l’esprit de gouvernement dans quelques membres de ce cabinet, et l’influence de l’homme qui en était exclu, et qui jouait, pour ainsi dire, par son absence, le principal rôle dans les conseils. Il nous semble que nous nous faisons comprendre, et qu’il est facile de s’expliquer la marche que suivit le gouvernement dans ces neuf mois de transition que dura l’enfantement du ministère actuel. Le gouvernement se faisait par secousses, comme dans l’affaire d’Orient, où, ainsi que nous le montrerons tout à l’heure, on passa subitement d’un chaleureux intérêt pour la Porte à la défense active du pacha. À chaque question, les ministres se demandaient intérieurement ce qu’en diraient M. Thiers et son parti dans la session suivante, et on prenait courage à marcher souvent au-delà des bornes que marquait la prudence, dans la crainte d’être dépassé par celui qu’on voulait écarter, tout en parodiant ses vues et ses principes. Singulier rôle pour un gouvernement qui imitait ainsi ceux qui se jettent étourdiment en tête d’une émeute, et que d’autres poussent en avant ! La couronne n’avait donc devant elle dans le conseil que des intermédiaires, et il se pourrait que dans son admirable sagacité, et dans le sentiment de sa force, elle eût quelquefois secrètement préféré avoir affaire au centre gauche lui-même qu’à des représentans munis de pouvoirs si irréguliers.

En outre le ministère du 12 mai n’était pas un rempart contre les principes de la gauche, dont, pour notre part, nous ne sommes guère effrayés, car le ministère se prétendait issu de la gauche, et comptait bien gouverner avec son concours. Or, qu’est-ce qu’un ministère qui inquiète le parti conservateur et qui n’apporte pas l’appui du parti opposé ? La majorité du 15 avril était détruite, le premier résultat des élections avait été la chute de ce ministère, et l’on aura beau dire que la majorité opposante se formait de plusieurs minorités ; encore fallait-il composer avec elles, les réunir dans un but possible, les contenir, les diriger, pour opérer une action gouvernementale quelconque, et le ministère du 12 mai en était incapable. On a comparé la gauche à un cheval fougueux ; c’était donc au meilleur cavalier à le conduire, et nous n’avons jamais entendu dire qu’en pareil cas il soit bon de recourir à des mains débiles ou inexpérimentées. La gauche, le centre gauche, le centre droit, ne sont après tout que des nuances de la révolution de juillet, de la France telle qu’elle s’est faite après avoir jeté le frein que lui avait mis l’Europe quand elle lui imposa le gouvernement de la restauration. Quand cette révolution est modérée, quand elle ne blesse pas les sentimens nationaux des autres peuples en demandant la Belgique ou les limites du Rhin, elle a pour elle tous ceux qui travaillent, tous ceux qui étudient, tous ceux qui produisent, tous ceux qui, dans le monde entier, éprouvent le besoin d’améliorer leur condition intellectuelle ou sociale. Or, tant que le centre gauche ne sera pas accusé d’apporter au pouvoir l’esprit de conquête et d’extension, on ne doit pas redouter son passage aux affaires, même en supposant que M. Thiers soit homme à les livrer à cette nuance d’opinions, même en supposant, contre toute apparence, que la connaissance et la pratique des affaires ne modifieraient pas les idées du centre gauche sur la nature des devoirs d’un gouvernement. Voilà pour la peur que le centre gauche peut inspirer à l’Europe dans la personne de M. Thiers, qui n’est pas encore, que nous sachions, et qui ne sera pas, nous en avons la confiance, l’exécuteur de ses volontés.

On dira : Les peuples ne sont pas les cabinets, et la France peut avoir de grands embarras en penchant au-delà des limites du 15 avril. Sans doute, à nos yeux, la meilleure ligne est celle qui ne mène pas vers certaines idées impraticables de la gauche (idées qui ne laissent pas que d’être nombreuses), sans toutefois dévier vers celles des idées du côté droit, que nous regardons comme un peu étroites. Toutefois, le gouvernement représentatif n’est pas un gouvernement d’immobilité, et les cabinets étrangers ne s’attendent pas à voir la France plus pétrifiée que n’est l’Angleterre, qui passe des tories aux whigs modérés et des whigs modérés aux whigs purs, sans se créer des démêlés avec l’Europe. Mais, s’écrie-t-on, la prépondérance que les cabinets étrangers s’étaient habitués à voir exercer par la couronne, reçoit une atteinte par le triomphe de la majorité, où la gauche joue un si grand rôle, et par la venue d’un cabinet né à la suite du rejet de la dotation. Est-ce qu’on n’a pas vu récemment, sans crainte pour la solidité du trône de la Grande-Bretagne, sir Robert Peel et le duc de Wellington, c’est-à-dire ceux qui veulent le plus la monarchie en ce temps-ci, réduire la dotation proposée pour le prince Albert, et lui refuser la préséance sur les oncles de la reine, c’est-à-dire frapper la royauté et la rudoyer quand elle ne va pas à leur gré ? Est-ce que par hasard l’Europe en serait à une adoration chinoise de la monarchie au point de prendre l’alarme à l’aspect de quelques boules noires, quand elle a vu récemment encore le souverain qui a fait le plus de sacrifices à la nationalité et au bien-être de son peuple, le roi de Hollande, forcé par l’opinion d’opter entre la femme qu’il voulait honorer d’un choix public et le maintien des droits que lui donne la constitution actuelle du pays ? Non, l’Europe n’est pas si pointilleuse, et les cabinets ne sont pas aussi exigeans qu’on le pense, dans un temps où tous les pouvoirs, quelle que soit leur origine et leur nature, sont obligés de se contenter de peu. N’avons-nous pas vu d’ailleurs, en ce qui est de cet éternel thème du gouvernement personnel, que le ministère de Casimir Périer lui-même avait été une réaction contre la prétendue influence constitutionnelle de la couronne ? et une réaction contre qui ? contre M. Laffitte et ses collègues, qui avaient, disait alors l’opposition, fléchi sur ce point et compromis par leur faiblesse les principes qu’ils professent aujourd’hui avec tant d’ardeur ! Nous avons assez souvent et assez vivement débattu contre la gauche, et dans le sens du parti conservateur, cette question du gouvernement personnel, pour avoir le droit de ne pas partager les alarmes qu’on répand. Disons donc que si ceux des cabinets étrangers qui souhaitent vivement une paix durable, et qui font des vœux pour le maintien de la tranquillité en France, peuvent être rassurés, c’est justement en voyant cesser de pareils débats. L’Europe estime et admire le roi, nous sommes heureux de le constater ; elle sait, elle dit que, grace à sa fermeté, à sa persévérance, il a puissamment contribué à maintenir la paix générale, à rendre courage aux hommes d’ordre, et à vaincre les passions révolutionnaires. L’Europe reconnaît qu’aucun des prédécesseurs de Louis-Philippe n’est monté sur le trône dans des circonstances aussi périlleuses que celles où il s’est trouvé. « L’Europe, a dit un écrivain politique étranger, qui n’est pas suspect de partialité pour notre gouvernement ; l’Europe sait ce qu’elle doit au caractère résolu et persuasif du roi des Français, à sa constance, à la marche sage et réfléchie de son esprit ; l’Europe connaît aussi les dangers que lui a fait courir le manque de prévision politique de la dynastie déchue, et ce que disent les radicaux ou les légitimistes irrités n’affaiblira en rien, aux yeux de la génération présente et de l’histoire, le mérite des services que Louis-Philippe a rendus à la France et à l’Europe en maintenant la paix. À cet égard, ni les sarcasmes de M. de Cormenin ni les figures de rhétorique de M. Berryer, oubliés aussitôt qu’accueillis par les esprits légers, n’ont trouvé accès près des hommes politiques sérieux, et n’ont influé sur le jugement des hommes d’état. »

Ne soyons pas plus royalistes que le roi, qui a dit un mot digne de sa sagesse en déclarant qu’il est le roi de la majorité. Sans doute on n’est pas roi sans craindre les révolutions et les bouleversemens, que craignent bien aussi un peu les peuples ; mais quand on a formé sa sagesse et son expérience de la fréquentation de toutes les classes de la société, quand on a observé quinze ans, près du trône, les fautes de ceux qui l’ont occupé, on ne saurait se tromper comme le fit Charles X, et prendre un revirement politique pour une révolution. Une commotion sérieuse ne pourrait avoir lieu en France que par une erreur de cette sorte ; mais, Dieu merci, quoi qu’en aient dit les exagérés de la gauche, il n’y a pas de parti ultra en France, et s’il se formait, il se trouverait manquer du seul chef qui pouvait donner le pouvoir de soulever la France au parti ultra-royaliste de la restauration. Le temps est sceptique d’ailleurs, et le roi est de son temps. Il sait que le gouvernement représentatif se compose d’expériences, et qu’il est constitué de manière que les correctifs naissent des fautes mêmes de l’administration. Si le ministère actuel adopte ce qu’il y a d’exagérations et de vues impossibles dans la gauche, la raison publique en fera bientôt raison.

Heureusement nous n’en sommes pas là. Qu’a fait la gauche depuis l’avènement de ce ministère, et en quoi le cabinet a-t-il pactisé avec elle ? Assurément, si la gauche se montre assez raisonnable pour voter les fonds secrets, les projets de loi d’utilité publique dont elle avait hésité à reconnaître l’importance sous le cabinet du 15 avril ; si elle se contente dans un temps indéterminé, d’une simple modification des lois de septembre en ce qui tient à la définition de l’attentat, et de quelques emplois donnés à ses membres qui reconnaîtraient les nécessités gouvernementales, ces rapports bienveillans de la gauche et du ministère ne peuvent nuire à la prospérité du pays, bien au contraire, et nous ne voyons pas que le parti conservateur, la France ou l’Europe, aient lieu de s’en alarmer. Que si la gauche voulait, sans autre nécessité que ses prétentions, la dissolution de la chambre, la réforme immédiate et absolue du système électoral, le remplacement de tous les fonctionnaires qui n’ont pas pris part à la coalition, et l’introduction des siens dans toutes les places inférieures, dans les emplois municipaux, peuplés d’hommes modestes et modérés, étrangers aux mouvemens de la politique, oh ! alors il serait temps de combattre le ministère qui donnerait les mains à de pareils changemens, et de l’arrêter dans ses desseins. Mais la déclaration faite par le ministère dans la chambre des députés, le 24 mars, n’annonce rien de pareil, et, quant à ses actes, on avouera qu’il serait injuste de crier haro sur un cabinet sorti de l’opposition, qui, en présence de toute une hiérarchie de fonctionnaires dont la bienveillance pour lui est au moins douteuse, loin d’opérer une réaction administrative, s’est contenté d’observer ses agens, afin de ne frapper qu’avec certitude et justice ceux qui mettraient obstacle à la marche du pouvoir, et n’a encore présenté d’autres projets de loi qu’une mesure favorable aux chemins de fer et à d’autres travaux d’utilité publique.

Mais le ministère a déclaré qu’il souffrirait la réforme des lois de septembre en ce qui touche au jury ! Les lois de septembre, dont nous souhaiterions, nous, le maintien intégral dans l’intérêt même de la presse, sont un drapeau qui fut levé dans un moment critique. Après la révolution de juillet, la presse s’était établie sur les marches du trône ; elle les gravissait sans cesse pour y porter ses sommations ; la législation de septembre fut un coup de canon tiré sur les plus hardis. Les blessés sont morts, le monde a marché, et la presse a repris à peu près son allure, sans se hasarder toutefois à attaquer si ouvertement ce que la constitution et l’intérêt général commandent de respecter. L’arme est restée au pied du trône et devant les institutions, il est vrai ; mais s’en sert-on réellement dans ces temps plus calmes ? Exécute-t-on sévèrement les lois de septembre ? Telles qu’on les applique aujourd’hui, elles ne suffiraient pas dans un temps de troubles, et le ministère du 1er mars, qui n’aimerait, sans doute, pas plus qu’un autre à se désarmer, sait bien qu’il n’affaiblira pas le gouvernement en remettant une partie des délits de la presse au jugement du jury.

§ IV.

Revenons aux cabinets de l’Europe. On n’a pas espéré, sans doute, que l’Europe absolue tendrait les bras au gouvernement de juillet, et nous avons rappelé plus haut que son mauvais vouloir à l’égard de la France, révolutionnaire ou non, ne date pas d’hier. Nous avons montré tout à l’heure quelle a été son attitude depuis cinquante ans. On l’a vue :

Alliée tout entière, à Augsbourg et en 1701, contre le roi de France ;

Alliée de nouveau, en 1790, contre la révolution française, c’est-à-dire contre la France elle-même ;

Réunie encore, en 1813, contre le souverain de la France, mais déclarant en même temps qu’elle combattait contre Napoléon et non contre la France, et qu’elle désirait plutôt voir la France grande, forte et heureuse, parce que la puissance française est une des bases de l’édifice social de l’Europe[1].

On voit ensuite l’Europe revenir sur cette déclaration et menacer la France des projets les plus sinistres, quand les idées de propagande y apparaissent avec le général Lafayette et le parti qui força Napoléon à abdiquer, sans s’expliquer sur la réserve faite par lui en faveur de son fils.

On la revoit bientôt alliée avec Louis XVIII et Charles X, parce que leurs principes de gouvernement étaient hostiles à ceux de la majorité de la France.

Elle se réunit plus étroitement que jamais contre la France, en 1830, et ne tarde pas, cependant, à se montrer satisfaite du ministère de Casimir Périer. Ensuite elle fait des vœux pour le maintien du cabinet du 6 septembre, et accompagne de ses regrets la retraite du ministère du 15 avril.

Et, aujourd’hui, par un autre genre de sollicitude pour la paix générale, l’Europe monarchique considérant la nature des débats politiques qui ont eu lieu en France depuis un an, débats où se trouvait étrangement mêlé le nom d’un souverain en qui elle a justement placé sa confiance, l’Europe voit d’un œil favorable l’établissement d’un ministère dont la seule venue termine ces dangereuses discussions. Qu’il nous soit donc permis de regarder, avec l’Europe, comme un fait heureux, la disparition du nom du roi si long-temps mêlé aux débats politiques, ainsi que l’introduction de ministres capables et spéciaux dans les principaux départemens de l’administration.

L’Europe absolue n’aime évidemment ni la révolution de juillet, ni quelque révolution libérale que ce soit ; mais dans son éloignement pour ce grand fait qu’elle peut affaiblir et non détruire, et avec lequel il faut composer depuis qu’il est devenu un des élémens de l’association européenne, elle montre une sorte d’impartialité qu’on n’a souvent pas en France. Il est vrai qu’il ne se trouve dans les cabinets européens personne qui aspire à un des portefeuilles, et une situation à peu près désintéressée amène d’ordinaire un jugement calme. C’est ainsi, nous croyons pouvoir l’affirmer, que le ministère a reçu de plusieurs cabinets étrangers quelques communications qui exciteraient beaucoup de surprise parmi les esprits un peu exagérés du côté droit, surtout parmi ceux qui s’attendaient à voir l’Europe mettre ses armées au complet pour parer au grand évènement du 1er mars. À la vue de la marche imprudente du dernier ministère, le cabinet autrichien, nous le savons, avait jugé le moment favorable pour saper à Paris et à Londres les bases de l’alliance anglo-française, et M. de Metternich n’avait été que trop bien secondé, à Paris surtout, par le représentant de l’Autriche. On pouvait donc croire que la présence au département des affaires étrangères, et l’avènement à la présidence du conseil, d’un ministre qui avait hautement désapprouvé l’évacuation d’Ancône, activeraient encore les démarches du cabinet autrichien. Eh bien ! de même que M. de Metternich était revenu sur ses pas lorsqu’une sorte d’approbation tacite de la politique de la France à l’égard de l’Orient lui avait attiré de vives représentations de la part de la Russie, de même il a également fait un pas en arrière quand il a vu quelles perturbations causait déjà en Europe la simple apparence d’une rupture de la France et de l’Angleterre. Depuis vingt-cinq ans que M. de Metternich maintient le statu quo européen pièce à pièce, il ne se lasse pas de ressouder et de relier les parties qui s’en détachent, et on ne peut s’empêcher d’admirer l’habileté avec laquelle il se tient en équilibre sur la ligne étroite qu’il s’est tracée entre la crainte des agrandissemens de la Russie et la terreur que lui inspire l’esprit de la révolution française. Or, la destruction de l’alliance anglo-française remettrait tout en question, l’Europe se verrait forcée de se constituer sur de nouvelles bases pour effacer les traces laissées par cette alliance depuis neuf ans ; et dans ce remaniement, que de chances se présenteraient pour anéantir le statu quo de 1815, modifié, il est vrai, mais insensiblement, mais successivement modifié par les évènemens ! La division de la France et de l’Angleterre, c’est Constantinople ouverte à la Russie, et la conclusion d’un traité entre ces deux dernières puissances, c’est l’anéantissement de l’Autriche en Orient, en même temps que l’extension de l’influence slave dans ses provinces héréditaires. Ces réflexions, un peu tardives il est vrai, ont produit à Vienne l’effet qu’on devait en attendre, et l’accueil fait à un ministère dont le chef s’est montré si vivement attaché à l’alliance anglaise s’en est ressenti.

La Prusse, plus calme, plus prudente encore, quoique plus exposée du côté de la France et du côté de la Russie, la Prusse n’a cessé de désirer, dans l’intérêt de l’Europe et dans le sien, le maintien de notre alliance anglaise. Les communications journalières de M. de Werther avec M. Bresson, ne permettent pas de douter que le cabinet de Berlin n’ait vu dans la formation du ministère du 1er mars une circonstance favorable au resserrement des liens d’amitié de la France et de l’Angleterre, qui s’étaient étrangement relâchés sous l’administration du 12 mai. Que serait, en effet, la Prusse, si, par l’alliance de l’Angleterre et de la Russie, cette dernière puissance se trouvait en possession de la mer de Marmara, et traçait ainsi un cercle autour de l’Europe ? Si l’Autriche est intéressée commercialement comme puissance méridionale, et politiquement, comme puissance du Nord, au maintien de l’empire turc ; si elle figure au premier rang après l’Angleterre dans les exportations qui se font à Trébizonde, et si les provinces du Danube, ainsi que l’équilibre de l’Europe, lui commandent de ne pas servir la politique russe dans quelques-uns de ses projets, la Prusse n’a pas des intérêts moins pressans. Depuis neuf ans, cette puissance assure de plus en plus sa prépondérance dans le nord de l’Allemagne, et ce serait marcher ouvertement contre le but qu’elle poursuit, que de se constituer simple satellite de la Russie. Pour affermir son influence au nord de la confédération germanique, et balancer celle de l’Autriche dans l’Allemagne méridionale, la Prusse doit être entièrement allemande, et tous ses hommes d’état, ses écrivains politiques, se récrient hautement contre ce qu’ils nomment la perfidie de la presse anglaise et française, qui affecte de montrer la Prusse comme un pays que son gouvernement a remis sans condition dans les mains de la Russie. Ils aiment à faire remarquer, au contraire, dans leurs dépêches et leurs écrits, que, depuis l’administration du prince de Hardenberg, la politique prussienne a incliné plutôt vers l’Autriche que vers la Russie, et que le comte de Bernsdorf lui-même, qui n’était pas un partisan de l’Autriche, se rangea de ce côté, quand il vit que le progrès des idées révolutionnaires qui gagnaient en Allemagne, exigerait bientôt un centre de résistance et une grande unité de répression dans tout l’empire. Si l’on veut bien se rappeler, en outre, que la Prusse a donné, malgré ses penchans alternatifs pour la Russie et pour l’Autriche, des preuves de sympathie pour le gouvernement actuel de la France, chaque fois que sa marche ne l’a pas alarmée, on ne sera pas étonné du bon accueil qu’elle a fait à un ministère dont elle espère l’affermissement de l’équilibre européen.

Pour la Russie, nos rapports comportent peu d’amélioration, et il n’y a qu’un mot à dire. Il y avait eu un embarras de paroles entre le maréchal Soult et M. de Médem, au sujet de la Pologne. Il cesse et disparaît par l’arrivée de M. Thiers. Le retour de M. de Pahlen en est la preuve, et la réponse du gouvernement russe à la première communication du ministère actuel était conçue, si nous sommes bien informés, en termes concilians. S’il était vrai qu’il y fût question de l’empressement avec lequel le gouvernement impérial contribuera de tout son pouvoir à rétablir la bonne harmonie entre les deux grands états constitutionnels, loin de vouloir profiter de leurs dissentimens, on pourrait peut-être voir percer là une satisfaction un peu hautaine de la position acquise par la Russie pendant le ministère du 12 mai ; mais on ne pourrait s’en prendre au ministère actuel, car ce n’est pas lui qui y aurait donné lieu.

Enfin, les cabinets de l’Allemagne qui sont des observateurs froids, et qui avaient prévu, en 1829, toutes les extrémités auxquelles devait aboutir la lutte qui s’était engagée en France, ces cabinets ont tous fait exprimer, nous le savons, des paroles bienveillantes au ministère du 1er mars.

Sans doute ces manifestations, dont rien n’autorise à suspecter la sincérité, ne diminuent pas les graves embarras de la France à l’extérieur ; mais les questions principales ne sont pas aussi compromises qu’on le pense, et une direction à la fois habile, prudente et serrée, peut opérer de grands changemens dans cet état de choses. Les grandes mesures, les décisions suprêmes, ne se prennent pas si résolument et si vite dans l’Europe telle qu’elle est constituée aujourd’hui. On négocie, on remue, on s’agite sans cesse, il est vrai ; de grands et puissans interlocuteurs, nommés la France, l’Angleterre, la Russie, l’Autriche, s’assemblent fréquemment à Londres, à Paris, à Constantinople, à Vienne, pour y discuter ; mais rien de décisif n’aura lieu tant que la France et l’Angleterre ne seront pas ouvertement séparées sur une question européenne, vitale ; et une séparation de ce genre, il ne faut pas se le dissimuler, serait la guerre, et la guerre universelle en Europe comme en Asie. Or à qui profiterait l’intérêt de cette rupture ? À la Russie, évidemment. Le résultat pour elle serait la possession de Constantinople. Est-ce là ce que veut le cabinet anglais ?

Il a fallu toute l’indécision, toute l’impéritie du ministère du 12 mai pour amener les choses au point où elles sont. Après la mémorable discussion des affaires d’Orient, où la chambre se montra si prête à faire tout ce que commanderaient la dignité et l’honneur du pays, le ministère disait chaque jour dans les conseils ces paroles que l’un de ses membres a rendues depuis si célèbres en les portant à la tribune : « Il y a quelque chose à faire », et l’on sait quelles résolutions diverses furent proposées ! À l’issue de maintes délibérations, on se livra à l’idée d’un congrès, idée suggérée et soigneusement entretenue par l’Autriche, qui flattait le ministère de l’espoir qu’il avait d’y voir figurer l’empereur Nicolas en personne. C’eût été, en effet, un grand triomphe après les déclarations solennelles de la Russie, qui avait refusé si souvent d’admettre des arbitres étrangers dans ses affaires avec l’Orient ! Mais bientôt le ministère du 12 mai dut renoncer à cette gloire qu’il se promettait, et comme il fallait à tout prix se populariser pour la session suivante, on envoya quinze vaisseaux croiser à l’entrée des Dardanelles, et on agaça l’attention publique en faisant beaucoup de bruit des équipages qu’on mettait en mer et des mouvemens qu’on faisait dans les ateliers de Toulon. Quant à la flotte, on l’expédia sans pouvoir se dire ce qu’on voulait en faire ; son commandant partit sans emporter une seule instruction précise, et celles de l’amiral Roussin, notre ambassadeur à Constantinople, se bornaient, le croira-t-on ? à ceci : En cas d’intervention russe, demander au gouvernement turc la permission de faire entrer nos vaisseaux dans la mer de Marmara. — Dans les dépêches, rien de plus. On n’y mentionnait même pas le nom des Dardanelles ; il semblait qu’à ce mot l’Europe entière dût s’écrouler ! Quant aux explications que demandaient de temps en temps les envoyés des puissances sur les préparatifs qui se faisaient à Toulon, on leur répondait que la situation de Tanger et du Maroc exigeait des armemens, ou bien qu’il était nécessaire d’exercer et de promener nos équipages. Avec l’Angleterre, même indécision. Tantôt on avait foi en elle, et on parlait d’agir de concert ; d’autres fois, on prétendait jouer un rôle isolé, menacer tout le monde, se porter contre la Russie, contre l’Angleterre, mais sans vouloir rien en réalité, et les paroles étaient aussi rudes que la conduite était timide au milieu de ces démonstrations. Il résulta de ces incertitudes que la flotte anglaise se sépara de la nôtre, que la mésintelligence augmenta entre lord Ponsonby et notre ambassadeur, et que de Londres même, on en vint à demander des explications au sujet de deux articles hostiles à l’Angleterre, publiés par deux journaux de Paris, qu’on supposait en rapport avec le gouvernement. Ce fut alors que la Russie, toujours vigilante et attentive, adressa ses premières propositions à l’Angleterre, et accrédita M. de Brunow comme envoyé temporaire près du gouvernement anglais.

On sait ce que sont les Anglais. Vifs, entiers, hardis, rien ne les arrête, rien ne les étonne, quand il s’agit de leurs intérêts. Ils connaissent mal l’Europe et daignent à peine l’étudier, mais cette connaissance et cette étude leur seraient inutiles, car ils pratiquent, du fond de leur île, leur politique en propre, sans s’inquiéter de celle de leurs voisins. M. de Brunow leur montra le ministère français devenu tout à coup égyptien outré, et il les excita contre Méhémet-Ali, qui se prête autant qu’il le peut aux désirs des Anglais, qui ne leur refuse nullement la route qu’ils veulent établir par l’isthme de Suez, mais qui se trouve sur leur chemin, ce qui est un tort irrémissible aux yeux de l’Angleterre. Qu’advint-il de toutes ces récriminations faites avec mesure et habileté ? Peut-être moins qu’on ne pense. Quelques velléités d’arrangemens avec la Russie de la part de lord Palmerston qui ne fut pas secondé par les autres membres du cabinet, et entre la France et l’Angleterre un certain refroidissement qui est moins l’ouvrage de M. de Brunow que le résultat de la conduite du dernier cabinet. Les avertissemens ne lui avaient cependant pas manqué, et nous-mêmes, dans ce recueil, nous lui disions un mois après son installation : Dans la mer de Marmara, nous pourrions avoir quelque jour contre nous la Russie et l’Angleterre[2]. Toutefois, les journaux ont beau sonner l’alarme, il n’y a rien de plus à cette heure que des négociations, et ce n’est que trop déjà. Quant au titre que M. de Brunow vient de recevoir de sa cour, l’habileté du cabinet russe ne pouvait faire moins pour lui. On eût avoué un insuccès, en le renvoyant à Stuttgard, et M. de Brunow eût été sans doute même nommé ambassadeur à Londres si les égards commandés par la situation du comte Pozzo permettaient de disposer de ce titre de son vivant.

La position du gouvernement vis-à-vis du cabinet anglais est difficile sans doute, et la question assez haute pour absorber tous ses soins et toute son attention. Il s’agit de la prospérité commerciale de la France, de la paix du monde, de l’avenir de la liberté. N’aggravons pas les obstacles autour d’un ministère qui réunit quelques conditions heureuses, et dont le chef, outre sa capacité, peut trouver, pour accomplir sa grande tâche, un surcroît de force dans la confiance que lui témoignent tous les partisans de l’alliance anglaise. La présence de M. Guizot à Londres, le noble empressement avec lequel il seconde les efforts d’une administration où un esprit moins élevé que le sien aurait pu se croire un rival, sont encore un gage de sécurité et d’espoir. En voyant la réunion dans un même but de deux intelligences aussi éminentes, il nous semble qu’on doit croire au prochain rétablissement de tous les bons rapports qui existaient entre la France et l’Angleterre, en même temps que le caractère notoire de ces deux hommes d’état ne permet pas de supposer que leurs efforts de conciliation puissent être accompagnées de circonstances humiliantes pour la France.

§ V.

Au moment de la retraite du ministère du 12 mai, trois personnes, trois partis, se présentaient naturellement pour recueillir cette succession vacante. D’où vient qu’elle est tombée dans les mains de M. Thiers ? M. Thiers nous l’a dit lui-même, et nous l’avons entendu dans la séance du 24 mars, nous dérouler le tableau des impossibilités et la série des refus qui l’obligèrent à former lui-même un cabinet. Tout fut tenté, même la modification du ministère du 12 mai ; le maréchal Soult refusa la présidence du conseil pour ne pas reprendre le ministère de la guerre. M. de Broglie, déterminé par des raisons toutes personnelles et de famille, déclina l’honneur que lui faisait M. Thiers en lui offrant de prendre le portefeuille de l’intérieur dans le cabinet où le noble pair aurait exercé la présidence du conseil et tenu en ses mains le portefeuille des affaires étrangères ; et M. Molé, qui se connaît en questions d’opportunité, ferma l’oreille à toutes les suggestions qu’on lui faisait pour essayer, sans M. Thiers, d’une combinaison semblable à celle du 15 avril. Pour M. Guizot, déjà rendu à son poste, il n’eut d’autre pensée que celle de se montrer dévoué, là comme ailleurs, aux intérêts de son pays, en déclarant que loin d’aspirer au ministère, il était prêt à recevoir les instructions de M. Thiers comme président du conseil et ministre dirigeant la politique extérieure.

La nécessité ou la force des choses, comme on voudra l’appeler, a donc remis le pouvoir dans les mains de M. Thiers. Est-ce à dire que le pouvoir soit tombé dans les mains de la gauche, et M. de Broglie qui a puissamment contribué à fonder ce ministère, M. Guizot qui a consenti à lui prêter le concours de ses lumières, M. de Rémusat, M. Jaubert, qui y figurent, sont-ils de la gauche, et ont-ils pactisé avec elle, comme on veut bien supposer que M. Thiers le fait ou est à la veille de le faire ? Nous voyons bien une certaine portion de la gauche demander des destitutions, sommer le ministère de songer à lui donner la réforme électorale, déclarer qu’elle a vaincu et qu’il lui faut des otages ; mais c’est le langage naturel à cette fraction de la gauche, et si elle le tient aujourd’hui comme hier, nous ne voyons pas encore là matière à nous alarmer. Ce qui nous importe à nous, c’est le langage du gouvernement, et nous ne voyons pas qu’il fasse plus mal son métier que la gauche ne fait le sien. M. Thiers a-t-il destitué quelque fonctionnaire à cause de ses idées modérées et de son esprit de conservation ? A-t-il même destitué personne ? Se trouve-t-il, parmi ses adversaires eux-mêmes, quelqu’un qui, en conscience, veuille l’accuser de travailler à la réforme électorale ? Et pour les lois de septembre, en déclarant qu’il n’admettrait la modification de ces lois que sur un point, sur un point au sujet duquel des scrupules s’étaient élevés même parmi les hommes qui ont voté les lois de septembre, ne s’est-il pas engagé par-là même à ne pas toucher aux autres points de cette législation ?

Pour la politique extérieure, les dissentimens qui retenaient M. Thiers dans l’opposition, contre le cabinet du 15 avril, avec M. de Broglie et M. Guizot, ces dissentimens n’existent plus, car les questions qui les avaient fait naître sont terminées. Il reste l’Orient, et, comme l’a fort bien dit M. Thiers à la chambre des députés, c’est une question devenue si grave que, heureusement pour nous, pour l’honneur de nos hommes d’état, elle ne nous divise presque plus du tout. En effet, la presque unanimité de la chambre s’est prononcée sur ces deux points : maintien de l’empire turc et intérêt efficace pour le vice-roi. Or, ces principes avoués, il n’y a plus qu’à attendre avec confiance le résultat des négociations d’un cabinet dont le chef, les membres et son représentant à Londres n’ont jamais passé pour des hommes sans habileté.

Reste encore la question de la majorité. Elle sera bien petite, disent ceux qui s’efforcent en ce moment de la diminuer. Hélas ! il est vrai, nous ne sommes pas plus dans le temps des grandes majorités qu’à l’époque des fortes convictions. Le ministère a cependant une majorité nombreuse ; mais peut-être ne doit-il pas trop attacher d’importance à la conserver sans en perdre une seule voix. La majorité ainsi faite, lui coûterait trop cher, car il serait forcé de la demander toujours à l’extrême gauche et aux légitimistes, deux partis de qui M. Thiers n’est pas tenté, sans doute, de faire dépendre le gouvernement de la France. La majorité, la véritable majorité, se formera de l’action même du ministère, si cette action est à la fois ferme et prudente, et elle se composera des 221 modérés ainsi que des hommes modérés de la gauche, car il se trouve des hommes modérés de ces deux côtés de la chambre. Ces hommes sont, les uns, ceux dont M. le duc de Broglie disait très justement, il y a trois jours, dans son rapport à la chambre des pairs, que pour eux il n’y a qu’une politique, politique de résistance énergique tant qu’ont duré l’attaque et le danger, politique de transaction, de conciliation, de ralliement après la victoire ; et, pour les autres, qui sont placés à gauche, nous ajouterons que ce sont ceux qui n’ont jamais prêché la propagande et la guerre extérieure, et dont les exigences n’ont jamais été jusqu’à vouloir désarmer le gouvernement en présence des factions. Une majorité composée de ces hommes, ne serait pas grande, mais, à notre sens, elle suffirait. On peut opérer de grandes choses, faire respecter le pays, se montrer fort et puissant au dehors, et défendre les lois au dedans, avec une majorité restreinte. Le ministère de lord Melbourne n’a d’ordinaire que seize voix de majorité ; cependant il résiste, suffit à toutes les exigences, et va quelquefois au-delà. Avec cette majorité de seize voix, voyez tout ce que fait le cabinet anglais ! Il prend Aden, Buchir, pénètre dans l’Asie centrale par le Sind, mène ses armées à Kaboul, et s’ouvre ainsi, par les deux extrémités, une nouvelle route vers les Indes. La Chine trouble le commerce anglais, le cabinet de seize voix n’hésite pas à armer contre la Chine, et ne balance même pas à l’idée d’une dépense de quelques centaines de millions et des hasards d’une expédition poussée à quelques mille lieues de la Grande-Bretagne. À chaque démonstration chartiste, à chaque attaque des tories, le ministère répond par un nouvel acte de fermeté au dehors, et marche délibérément à la solution de toutes les grandes questions qui touchent à la puissance actuelle et à la grandeur à venir de l’Angleterre. Supposez à M. Thiers une majorité restreinte, mais sûre, mais constante, et pénétrée de la nécessité de le soutenir, ne serait-il pas homme à en faire autant ?


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  1. Déclaration des puissances alliées.
  2. Livraison du 1er juillet 1839.