Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/44

Pierre Jean Mariette (Première partiep. 435-443).

PARTIE 1 SECTION 44


que les poëmes dramatiques purgent les passions.

il suffit de bien connoître les passions violentes pour desirer sérieusement de n’y jamais être assujeti, et pour prendre des résolutions qui les empêchent du moins de nous subjuguer si facilement. Un homme qui sçait quelles inquiétudes la passion de l’amour est capable de causer : un homme qui sçait à quelles extravagances elle conduit les plus sages, et dans quels périls elle précipite les plus circonspects, desirera très-serieusement de n’être jamais livré à cette yvresse. Or les poësies dramatiques, en mettant sous nos yeux les égaremens où les passions nous conduisent, nous en font connoître les symptômes et la nature plus sensiblement qu’un livre ne sçauroit le faire. Voilà pourquoi l’on a dit dans tous les temps que la tragedie purgeoit les passions. Les autres poëmes peuvent bien faire quelque effet approchant de celui de la tragedie, mais comme

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l’impression qu’ils font sur nous, n’est point à beaucoup près aussi grande que l’impression que la tragedie fait à l’aide de la scéne, ils ne sont pas aussi efficaces que la tragedie pour purger les passions. Les hommes avec qui nous vivons, nous laissent presque toûjours à deviner le véritable motif de leurs actions, et quel est le fond de leur cœur. Ce qui s’en échappe au dehors, et ce qui ne paroît qu’une étincelle, vient souvent d’un incendie qui fait des ravages affreux dans l’intérieur. Il arrive donc souvent que nous nous trompions nous-mêmes, en voulant deviner ce que pensent les hommes, et plus souvent encore ils nous trompent eux-mêmes dans ce qu’ils nous disent de la situation de leur cœur et de leur esprit. Les personnages de tragedies quittent le masque devant nous. Ils prennent tous les spectateurs pour confidens de leurs véritables projets et de leurs sentimens les plus cachez. Ils ne laissent rien à deviner aux spectateurs que ce qui peut être deviné sûrement et facilement. On peut dire la même chose des comedies. D’ailleurs, la profession du poëte

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dramatique, est de peindre les passions telle s qu’elles sont réellement sans exagerer les chagrins qui les accompagnent, et les malheurs qui les suivent. C’est encore par des exemples qu’il nous instruit. Enfin ce qui doit achever de nous convaincre de sa sincerité, nous nous reconnoissons nous-mêmes dans ses tableaux. Or la peinture fidelle des passions suffit seule pour nous les faire craindre, et pour nous engager à prendre la résolution de les éviter avec toute l’attention dont nous sommes capables. Il n’est pas besoin que cette peinture soit chargée. Qui peut, après avoir vû le cid, ne point apprehender d’avoir une explication chatoüilleuse dans un de ces momens où nos humeurs sont aigries ? Quelle résolution ne forme-t-on pas de ne point traiter les affaires qui nous tiennent trop au cœur dans ces instans, où il est si facile que l’explication aboutisse à une querelle ? Ne se promet-on point de se taire, du moins dans toutes les occasions où notre imagination trop émuë peut nous faire dire quatre mots, que nous voudrions racheter par un silence de six mois. Cette crainte des passions ne laisse point d’avoir quelque effet.

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Il n’est gueres de passion qui ne soit un petit feu dans son commencement, et qui ne s’éteignît bien-tôt, si une juste défiance de nous-mêmes nous faisoit fuir les objets capables de l’attiser. Phedre criminelle malgré elle-même, est une fable comme celle de la naissance de Bachus et de Minerve. Qu’on ne me fasse point dire après cela, que les poëmes dramatiques sont un remede souverain et universel en morale. Je suis trop éloigné de rien penser d’approchant, et je veux dire seulement que les poëmes dramatiques corrigent quelquefois les hommes, et que souvent ils leur donnent l’envie d’être meilleurs. C’est ainsi que le spectacle imaginé par les lacedemoniens, pour inspirer l’aversion de l’ivrognerie à leur jeunesse, faisoit son effet. L’horreur que la manie et l’abrutissement des esclaves qu’on exposoit yvres sur un théatre donnoient aux spectateurs, laissoient en eux une ferme résolution de résister aux attraits de ce vice. Cette résolution empêchoit quelques jeunes gens de prendre du vin avec excès, quoiqu’elle ne fut point capable d’en retenir plusieurs autres. Il est des hommes trop fougueux pour être retenus par

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des exemples, et des passions trop allumées pour être éteintes par des refléxions philosophiques. La tragédie purge donc les passions à peu près comme les remedes guérissent, et comme les armes défensives garantissent des coups des armes offensives. La chose n’arrive pas toûjours, mais elle arrive quelquefois. J’ai supposé dans tout ce que je viens de dire, la morale des pieces de théatre aussi bonne qu’elle doit l’être. Les poëtes dramatiques dignes d’écrire pour le théatre, ont toûjours regardé l’obligation d’inspirer la haine du vice et l’amour de la vertu, comme la premiere obligation de leur art. ce que je puis assurer, dit Monsieur Racine à ce sujet, c’est que je n’ai point fait de tragedie où la vertu soit plus mise au jour que dans celle-ci… etc. .

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Les écrivains q ui ne veulent pas comprendre comment la tragédie purge les passions, alleguent pour justifier leur sentiment, que le but de la tragédie est de les exciter. Un peu de refléxion leur auroit fait trouver l’éclaircissement de cette ombre de difficulté, s’ils avoient daigné le chercher. La tragédie prétend bien que toutes les passions dont elle fait des tableaux nous émeuvent, mais elle ne veut pas toûjours que notre affection soit la même que l’affection du personnage tourmenté par une passion, ni que nous épousions ses sentimens. Le plus souvent son but est d’exciter en nous des sentimens opposez à ceux qu’elle prête à ses personnages. Par exemple, quand la tragédie nous dépeint Médée qui se vange par le meurtre de ses propres enfans, elle dispose son tableau,

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de maniere que nous prenions en horreur la passion de la vengeance, laquelle est capable de porter à des excès si funestes. Le poëte prétend seulement nous inspirer les sentimens qu’il prête aux personnages vertueux, et encore ne veut-il nous faire épouser que ceux de leurs sentimens qui sont loüables. Or quand on dit que la tragédie purge les passions, on entend parler seulement des passions vitieuses et préjudiciables à la societé. Une tragédie qui donneroit du dégoût des passions utiles à la societé, telles que sont l’amour de la patrie, l’amour de la gloire, la crainte du deshonneur, etc. Seroit aussi vitieuse qu’une tragédie qui rendroit le vice aimable. Il est vrai qu’il est des poëtes dramatiques ignorans dans leur art, et qui sans connoissance des mœurs, représentent souvent le vice comme une grandeur d’ame, et la vertu comme une petitesse d’esprit et de cœur. Mais cette faute doit être imputée à l’ignorance, ou bien à la dépravation de l’artisan, et non point à l’art. On dit du chirurgien qui estropie celui qu’il saigne, qu’il est un mal-adroit, mais sa faute ne décrie point la saignée, et ne décrédite

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pas la chirurgie. Un miserable auteur fait une comédie qui détruit un des principaux élemens de la societé, je veux dire la persuasion où doivent être les enfans que leurs parens les aiment encore plus que ces parens ne s’aiment eux-mêmes. Il fait rouler l’intrigue de sa piece sur la ruse d’un pere qui met en œuvre la fourberie la plus rafinée, pour faire enfermer ses enfans qui sont bien nez, afin de s’approprier leur bien, et d’en joüir avec sa maîtresse. L’auteur dont je parle, expose ce mistere d’iniquité sur la scene comique, sans le rendre plus odieux que Terence cherche à rendre odieux les tours de jeunesse des eschines et des pamphiles, que le boüillant de l’ âge précipite malgré leurs remords dans des foiblesses que le monde excuse, et dont les peres eux-mêmes ne sont pas toûjours aussi desesperez qu’ils le disent. D’ailleurs, l’intrigue des pieces de Terence finit par un denoüement qui met le fils en état de satisfaire à la fois son devoir et son inclination. La tendresse paternelle combattuë dans le pere par la raison, les agitations d’un enfant bien né, tourmenté par la crainte de déplaire à ses parens, ou de perdre sa maîtresse,

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donnent lieu à plusieurs incidens interessans, dont il peut résulter une morale utile. Mais la barbarie d’un pere qui veut sacrifier ses enfans à une passion, que la jeunesse ne sçauroit plus excuser en lui, ne peut être regardée que comme un crime énorme, et tel à peu près que celui de Médée. Si ce crime peut être exposé sur le théatre, s’il peut y donner lieu à une morale utile, c’est en cas qu’il y paroisse dépeint avec les couleurs les plus noires, et qu’il y soit enfin puni des châtimens les plus séveres que Melpomene emploïe, mais dont Thalie ne peut pas se servir. Il est contre les bonnes mœurs de donner l’idée que cette action n’est qu’une faute ordinaire, en la faisant servir de sujet à une piece comique. Qu’on flétrisse donc cette piece odieuse, mais qu’on tombe d’accord en même-temps que les comédies de Terence, et la plûpart de celles de Moliere, sont propres à purger les passions.