Réflexions critiques sur la poésie et la peinture/I/07

Pierre Jean Mariette (Première partiep. 56-61).
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SECTION VII.

Que la tragedie nous affecte plus que la comedie à cause de la nature des sujets que la tragedie traite.


Quand on a fait reflexion que la tragedie affecte, qu’elle occupe plus une grande partie des hommes que la comedie, il n’est plus permis de douter que les imitations ne nous interessent qu’à proportion de l’impression plus ou moins grande que l’objet imité auroit faite sur nous. Or il est certain que les hommes en general ne sont pas autant émus par l’action theatrale, qu’ils ne sont pas aussi livrez au spectacle durant les répresentations des comedies, que durant celles des tragedies. Ceux qui font leur amusement de la poësie dramatique, parlent plus souvent et avec plus d’affection des tragedies que des comedies qu’ils ont vûës ; ils sçavent un plus grand nombre de vers des pieces de Corneille et de Racine, que de celles de Moliere. Enfin nous souffrons plus volontiers le mediocre dans le genre tragique que dans le genre comique, qui semble n’avoir pas le même droit sur notre attention que le premier, habet comoedia tanto… etc. . Tous ceux qui travaillent pour notre théatre parlent de même, et ils assurent qu’il est moins dangereux de donner un rendez-vous au public pour le divertir en le faisant pleurer, que pour le divertir en le faisant rire. Il semble cependant que la comedie dût attacher les hommes plus que la tragedie. Un poëte comique ne dépeint pas aux spectateurs des heros, ou des caracteres qu’ils n’aïent jamais connus que par les idées vagues que leur imagination peut en avoir formées sur le rapport des historiens : il n’entretient pas le parterre de conjurations contre l’état, d’oracles ni d’autres évenemens merveilleux, et tels que la plûpart des spectateurs, qui jamais n’ont eu part à des avantures semblables, ne sçauroient bien connoître si les circonstances et les suites de ces avantures sont exposées avec vrai-semblance. Au contraire le poëte comique dépeint nos amis et les personnes avec qui nous vivons tous les jours. Le théatre, suivant Platon, ne subsiste, pour ainsi dire, que des fautes où tombent les hommes, parce qu’ils ne se connoissent pas bien eux-mêmes. Les uns s’imaginent être plus puissans qu’ils ne sont, d’autres plus éclairez et d’autres enfin plus aimables. Le poëte tragique nous expose les inconveniens dont l’ignorance de soi-même est cause parmi les souverains et les autres personnes indépendantes qui peuvent se vanger avec éclat, dont le ressentiment est naturellement violent, et dont les passions propres à être traitées sur la scene peuvent donner lieu à de grands évenemens. Le poëte comique nous expose quelles sont les suites de cette ignorance de soi-même parmi le commun des hommes dont le ressentiment est asservi aux loix, et dont les passions propres au théatre ne sçauroient produire que des broüilleries, en un mot des projets et des évenemens ordinaires. Le poëte comique nous entretient donc des avantures de nos égaux, et il nous présente des portraits dont nous voïons tous les jours les originaux. Qu’on me pardonne l’expression : il fait monter le parterre même sur la scene. Les hommes toujours avides de demêler le ridicule d’autrui, et naturellement desireux d’acquerir toutes les lumieres qui peuvent les autoriser à moins estimer les autres, devroient donc trouver mieux leur compte avec Thalie qu’avec Melpoméne : Thalie est encore plus fertile que Melpoméne en leçons à notre usage. Si la comedie ne corrige pas tous les défauts qu’elle jouë, elle enseigne du moins comment il faut vivre avec les hommes qui sont sujets à ces défauts, et comment il faut s’y prendre pour éviter avec eux la dureté qui les irrite et la basse complaisance qui les flatte. Au contraire la tragedie répresente des heros à qui notre situation ne nous permet gueres de vouloir ressembler, et ses leçons et ses exemples roulent sur des évenemens si peu semblables à ceux qui nous peuvent arriver, que les applications que nous en voudrions faire seroient toujours bien vagues & bien imparfaites. Mais la comedie, suivant la définition d’Aristote est l’imitation du ridicule des hommes ; & la tragedie, suivant la signification qu’on donnoit à ce mot, est l’imitation de la vie & du discours des heros ou des hommes sujets par leur élevation aux passions les plus violentes. Elle est l’imitation des crimes & des malheurs des grands hommes ; comme des vertus les plus sublimes dont ils soïent capables. Le poëte tragique nous fait voir les hommes en proïe aux passions les plus emportées & dans les plus grandes agitations. Ce sont des dieux injustes, mais tout puissans, qui demandent qu’on égorge aux pieds de leurs autels une jeune princesse innocente. C’est le grand Pompée, le vainqueur de tant de nations, & la terreur des rois de l’Orient, massacré par de vils esclaves. Nous ne reconnoissons pas nos amis dans les personnages du poëte tragique, mais leurs passions sont plus impetueuses ; & comme les loix ne sont pour ces passions qu’un frein très-foible, elles ont bien d’autres suites que les passions des personnages du poëte comique. Ainsi la terreur & la pitié, que la peinture des évenemens tragiques excite dans notre ame, nous occupent davantage que le rire & le mépris que les incidens des comedies excitent en nous.