Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 185-191).


XXIV

 our expliquer l’affaire, Harlingues dut s’aider de la méthode, du dictionnaire, de l’ardoise et de la mimique.

La dépêche d’Alvaro venait de leur être remise comme ils se reposaient, au coin du feu, d’une longue promenade dans les bois. Avant de commencer quelque nouveau travail dans son cher garage, le sculpteur s’accordait trois ou quatre jours de vacances. Il les avait bien gagnées, et son amie aussi.

— Écoute, chérie, et tâche de mecomprendre. (Il tapait sur le télégramme.) Alvaro me dit de venir demain à Paris. Ça y est ? Tu as compris ? Bon. À Paris, j’ai des tas de courses à faire. Many things to do in Paris. Je suis en retard avec tout le monde, j’ai des choses à prendre à l’atelier… Hum ! Tout ça devient plus difficile. Attends. (Il ouvrit le dictionnaire et chercha.) Non. C’est trop long. Je vais essayer de simplifier. Donc : Many things to do in Paris avec des gens. (Voyons tout de même gens.) Ça y est. J’ai trouvé : with people. D’autre part — où est ma méthode ? — Alvaro veut me faire déjeuner avec un prêtre. Attends un peu. Mon Dieu, que c’est long !… Où est l’ardoise, que j’écrive à mesure ? Déjeuner. Voyons. C’est ça. ''Lunch with. Prêtre ! Prêtre. J’y suis. Priest, I must lunch with a priest. Bon. Un prêtre de ses amis qui me ferait faire une grande machine, Comment abréger ça ? Je vais chercher travail. Bon. Work, work for priest. Où est la dépêche ? « Viens déjeuner seul avec moi et prêtre disposé à commander monument. Pourrait être magnifique affaire. Amitiés. » Tu comprends ? Lunch avec un prêtre. Il ne faut pas de femme. No woman for priest. Alors moi aller sans toi. Go sans you… Voyons sans. P… Q… R… S… sans… sans… J’y suis : Without. I go without you. Tu y es ?

Without me ? fit Rédalga tristement.

— Mais, écoute, chérie ! C’est pour l’avenir. Bonne chose pour nous. Good thing for us. Car ! Tiens. Je peux bien te le dire, à la fin. Je veux. Attends ! J’ai ça dans ma méthode… Je veux. C’est ça. ''I want, t’épouser. Ça, je sais le dire. Tu fais bien attention, mon aimée ? C’est si grave. I want to marry you !

Cette brusque annonce, après un marécage de phrases auxquelles elle ne comprenait pas grand’chose, parut descendre comme la foudre sur les épaules de Mary Backeray. Harlingues, effrayé, la vit devenir si pâle qu’il crut qu’elle allait tomber évanouie.

Marry me ? répéta-t-elle faiblement.

Puis, les mains jointes, dans une exaltation qui ne ressemblait en rien à son flegme ordinaire :

— Oh ! Jioude !… Jioude !.…

Les lèvres entr’ouvertes, elle le regarda pendant un instant. Son expression était magnifique. Il fit un mouvement pour se mettre à genoux devant elle. Elle ne lui en laissa pas le temps. Levée, ce fut elle qui se précipita vers lui, pour lui saisir la tête et couvrir son visage de baisers. Il ferma les yeux en s’appuyant contre elle. Il se retenait de pleurer comme un enfant.

— Vous voulez marier moi ?… reprit-elle sur le ton de quelqu’un qui ne peut pas y croire.

— Oui, chérie, adorée ! Marier toi. Je t’aime.

À son tour, il se leva. Comme il ouvrait ses bras, elle s’y jeta. Au mouvement de ses épaules, il s’aperçut qu’elle sanglotait.

Ils passèrent le reste de la journée à chercher dans les papiers de Mrs Backeray. Ne pouvant se taire ni l’un ni l’autre en un si grand jour, ils parlèrent avec flamme alternativement, chacune dans sa langue, et sans entendre un mot de ce que disait l’autre. Mais il ne leur était pas difficile de supposer tous les projets d’avenir qui passaient dans cette éloquence. Les mains de Rédalga tremblaient en tendant les feuilles officielles faisant foi de son divorce, de sa nationalité, de son âge.

Des sursauts de bonheur passaient. Son rire enroué, sans force, soulevait sa gorge. Elle embrassait son amant d’un élan presque puéril, et, tout de suite, se remettait à vider la serviette de cuir où s’entassaient les pièces de son état civil.

En entrant ce soir-là dans sa chambre, Harlingues la serra longuement, respectueusement sur son cœur.

— Ma femme, murmura-t-il.

Plus bas encore, elle répondit :

My husband

Le déjeuner d’Alvaro n’était fixé qu’à une heure. Mais désirant aller à ses affaires avant de retrouver son ami, Jude partit dès le matin. Rédalga s’était levée, malgré toutes protestations, pour le conduire jusqu’à la grille.

Sur le perron, Léontine souriait.

— Soignez bien madame ! Je serai rentré pour le diner.

— Bien, monsieur. Monsieur peut être tranquille !

Des nuages traînaient sur le parc maussade. Il avait plu toute la nuit, et d’autres averses froides se préparaient.

Accrochée au bras de son amant, Rédalga frissonna.

— Tu vas t’enrhumer ! C’est un temps de Toussaint, tu aurais bien mieux fait de rester couchée ! Pourquoi n’as-tu pas mis de chapeau ?

Il l’enveloppa dans son cache-nez roux tout en continuant d’avancer. Ils furent bientôt à la grille.

— Au revoir, ma girl ! À ce soir !

Il souriait en l’embrassant. Il eût voulu dire : « Je vais sans doute m’occuper aussi de notre mariage… » Il ne put.

Good bye !… fit-il simplement.

Good bye !

C’était la première fois qu’ils se séparaient depuis près de quatre mois. Déjà sur la route, il se retourna pour la voir encore. Ses lainages et ses cheveux se confondaient. Un pan de son cache-nez volait dans le même sens que sa crinière. Au vent pluvieux de novembre, elle avait l’air d’une grande feuille d’automne.

De loin, elle le salua gentiment de la main. La route tournait. Il s’arrêta pour agiter son parapluie une seconde, puis continua sa marche, étonné d’être tout seul.

À la descente du train, il sauta dans un autobus pour se rendre à son atelier. Il devait y retrouver, dans un inextricable désordre, des photographies de ses allégories, demandées par un journal belge. Les quelques pas qu’il eut à faire avant d’y arriver, sous une pluie serrée, le ramenèrent brusquement au temps d’avant Rédalga, longue époque pendant laquelle il avait vécu sans savoir qu’il était privé de cœur.

Aimer, quelle destinée, la seule qui vaille d’être au monde ! Tout ce qu’il ferait dorénavant, le moindre geste de sa vie, la moindre démarche, les statues qu’il sculpterait, l’argent qu’il gagnerait, ce serait en songeant à Rédalga. Une vague de courage joyeux l’envahit à cette pensée. La rendre heureuse, la voir être heureuse ; plus tard, quand ils pourraient se parler, connaître tout ce qu’il ignorait d’elle, se faire connaître à elle ; être toujours entouré de sa présence tendre et distinguée ; goûter son intelligence qu’il savait là, prête à se révéler dès que les mots lui ouvriraient la porte ; sentir sa compréhension, l’exalter sans cesse, — un si proche avenir lui semblait la revanche de tout ce qu’il avait souffert, à l’abandon parmi ses statues glacées, alors qu’il s’ignorait aussi malheureux qu’il l’avait été.

En entrant dans son atelier, il fut saisi par le froid qui tombait des murs et des plâtres, montait du pavage humide. Avait-il pu vivre là-dedans si longtemps tout seul, pauvre garçon sans histoire que nul n’attendait son travail fini, que nul n’embrassait quand il venait de terminer une belle chose, force mâle qui ne protégeait personne, grand cœur qui n’aimait personne…

Il écouta pendant un moment la pluie cingler le vitrage. À Bellevue, ce soir, il retrouverait le feu, le repas, la femme, tout ce qui réchauffe la vie d’un homme, tout ce qui constitue ce qu’on appelle le foyer.

— Chérie !… murmura-t-il.

Il tourna la tête. Le buste de sa mère le regardait. Enfantinement, gravement, il lui fit part, en pensée, de son prochain mariage.

Samadel, Krikri, d’autres encore, il était allé voir tous ses gens, leur donner des instructions retardées et nécessaires. Il eut encore le temps de passer à son logement, salué dans la cour par sa concierge.

« Si elle savait que, bientôt, je reviendrai marié !… » se répétait-il, pendant que cette femme bavardait.

Il vit en imagination sa garçonnière transfigurée.

— Elle s’étendra sur le divan, ici, pour fumer et lire dans sa méthode. Elle mettra là son panier à ouvrage. À moins qu’elle ne chahute tout le mobilier. Moi, je veux bien. Nous aurons une femme de ménage, naturellement. Il faudra que je gagne un peu mieux ma vie — notre vie.

Il faillit arriver en retard au Continental. Alvaro l’accueillit dans le hall.

— Allo, cher, bonjour !… Lady Mary va bien ? Nous allons retrouver l’abbé Moutiers au Foyot où nous déjeunons. Ça te va ?

Dans la voiture, il expliqua :

— Tu sais, j’ai des amis dans tous les mondes. Du reste, nous autres Portugais, nous sommes très bons catholiques. Figure-toi que j’ai découvert l’abbé Moutiers hier chez Mgr de Cavaillac. On nous présente. Le hasard des conversations… Il cherchait désespérément un sculpteur, cher ! Est-ce que ce n’est pas curieux ? C’est pour un énorme calvaire dans son village, en Seine-et-Oise, avec tous les personnages de la Passion au pied de la croix. Il va te raconter tout ça. J’ai arrangé ce déjeuner en deux secondes, et je t’ai télégraphié dès que j’ai pu. Nous irons tantôt au village avec la voiture. Tu auras le temps, avant la nuit, de voir l’emplacement. Car c’est une chose faite, tu sais ?… Nous dinons ce soir, ici à Paris, tout à fait entre nous, chez le marquis de Fontagnes, Je lui ai téléphoné. Je le connais très bien. C’est lui le bailleur de fonds de l’abbé. Je te ferai reconduire cette nuit par mon chauffeur. Nous…

— Mais, Alvaro, j’avais dit à Bellevue que je rentrais pour le diner !

— Cher, ce n’est pas difficile. Nous nous arrêterons à la poste de la rue des Saints-Pères, et tu mets une dépêche pour lady Mary.

— Ah ? Ah ! bon… Mais, j’y pense. C’est toi qui la rédigeras, la dépêche. Il faut qu’elle soit en anglais, sans ça…

Alvaro retroussa ses lèvres amusées.

— Je ne connais rien de plus drôle, cher, que votre situation à tous les deux. Et ce mariage ? À quand ?

— J’ai vu tous ses papiers. Il faudra nous en occuper vite.

— Quand tu voudras. Moi, je suis à ta disposition.

Il vint à la portière, sous la pluie, montrer sa dépêche avant de l’expédier. Le doigt sur chaque mot, il traduisit :

Jude obligé pour le bien d’affaire sculpturale reste dîner Paris avec moi. Rentrera seulement cette nuit, Respectueusement.Alvaro.

— Ça va ?

— Ça va très bien, répondit Harlingues.

Un quart d’heure plus tard ils étaient à table en face de l’abbé Moutiers, un prêtre jeune encore, très sympathique, et ils l’écoutaient développer avec ardeur son projet de calvaire monumental.