Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 137-143).


XVII

 arlingues, dès le matin, avait décidé cela dans sa tête. Le lendemain, à l’heure dangereuse, ils sortirent du parc et furent se promener à pied dans les bois environnants. Ils avaient emmené le chien.

De pavé des gardes en sentiers étroits, il entraîna si loin sa compagne qu’ils ne rentrèrent qu’au moment du dîner. Après, c’était la nuit et ses secrets qui font oublier tout.

Il savait bien que, mise en défiance, Rédalga refuserait désormais ces promenades trop longues. Mais c’était une journée de gagnée.

« Je trouverai bien quelque chose pour les autres jours. Dans une quinzaine, elle sera déjà près de la guérison. »

Le jour qui suivit, la distraction s’offrit d’elle-même. En s’éveillant, le sculpteur eut la surprise agréable d’un mot d’Alvaro. À six heures, il venait leur faire une visite.

« J’aurai pris mon thé ; ne m’attendez pas. Mais je dinerai peut-être avec vous. »

Par une coupe de champagne, ils achevaient tous trois ce dîner, les fenêtres ouvertes sur un ciel orageux. La conversation entre le Portugais et Rédalga n’avait pas tari. Harlingues, heureux de la voir un peu animée, n’essayait pas de les interrompre pour se faire expliquer leurs propos. Alvaro finit par avoir pitié de son silence.

— Et toi, cher ?… demanda-t-il comme ils passaient au salon. Mrs Backeray me dit qu’elle est enchantée de tout, et que ma maison et mon parc sont ce qu’elle imaginait du Fairyland quand elle était enfant. Mais elle est poète ! Êtes-vous bien servis, voilà ce que je voudrais savoir.

Comme Harlingues se récriait :

— C’est que Léontine est un peu bavarde… Quant à Gilbert, c’est un bon jardinier quand il veut, mais il est plutôt soiffard de sa nature, j’en sais quelque chose par ce qui se passe dans ma cave !

Il regretta tout de suite ce qu’il avait dit, involontairement jeta les yeux sur Mrs Backeray, brossa sa manche, et continua :

— Et Flic ? Il paraît qu’il a été tout à fait galant.

Puis il parla longtemps de toutes sortes de choses et finit par aller au piano.

Pendant plus d’une heure il joua des airs portugais, plusieurs de sa composition. Son jeu féminin répandait des flots de charme et de nostalgie. Harlingues avait mis son front dans sa main avec cet air un peu malade des gens qui comprennent vraiment la musique. Rédalga fermait les yeux, renversée dans un fauteuil, et elle ne fumait pas, ce qui voulait beaucoup dire.

— Il est près de onze heures, déclara fort tranquillement Alvaro, sur un accord plus mélancolique que tous les autres. Il faut que je rentre à Paris.

Il se leva, vit sur le guéridon les trois volumes de vers, en ouvrit un au hasard.

— Comme c’est beau ! dit-il tout bas après avoir lu.

— Oh ! s’écria Jude en s’élançant, je t’en prie, essaie de me traduire quelques mots… Seulement quelques mots.

— Cher, c’est tellement absurde quand on essaie. Il faudrait un poète comme Rodrigo. Je peux te dire le sens, si tu veux. Ce poème que je viens de lire est très clair. Il y a juste une ou deux tournures qui m’échappent. Elle dit qu’elle est seule devant un petit feu, un soir d’hiver, et qu’elle entend les ténèbres l’appeler. Sa maison est chaude autour d’elle, et belle, et peut-être c’est le bonheur, mais le bonheur n’est pas fait pour elle. Elle a, depuis trop longtemps, pris l’habitude de n’être pas heureuse. Derrière les vitres noires il y a des voix qui l’attirent, et, tout à l’heure, dans le froid et la nuit, elle s’en ira toute seule vers son génie, vers son destin désespéré… Cher, tu vois, ça ne dit rien du tout, répété comme ça. Mais les vers sont admirables !

Il ne vit pas qu’Harlingues était un peu pâle.

— Et quel est le titre de ce poème ? demanda-t-il.

— Ça s’intitule : The Call. (L’appel.)

Mrs Backeray s’était approchée, comprenant qu’on commentait ses vers. Elle s’entretint avec Alvaro. Ils semblaient discuter, non sans vivacité.

— Quoi ? Quoi ? s’informait Jude.

— Elle dit que ce poème est trop romantique, qu’il n’est pas bon, qu’elle ne l’aime pas. Je lui réponds qu’elle est bien difficile.

— Ah ! Elle ne l’aime pas ?… fit rêveusement Harlingues.

Et, pour lui-même, il ajouta :

— Tant mieux !

Le ciel orageux de la soirée ne tarda pas à descendre sous forme d’averse furibonde. Le lendemain matin, le parc, fouetté par une pluie continuelle, n’était plus qu’un aquarium vert où remuaient des ombres d’arbres.

« Qu’est-ce que nous allons faire toute la journée ? » se demandait Jude avec angoisse.

Il regrettait de n’avoir pas sa terre pour essayer une silhouette de sa Rédalga couronnée du premier jour.

« Ce serait à rester couchés jusqu’au soir, continuait-il sensuellement. Mais c’est inutile de le lui proposer. Elle a ses idées là-dessus, évidemment, et je ne veux pas avoir l’air d’une brute. »

Comme ils se levaient tous deux très tard après leurs nuits, l’heure du déjeuner arrivait vite.

D’un accord tacite, ils restèrent longtemps à table. Tout en les servant, Léontine, qui s’enhardissait, bavarda comme Alvaro l’avait annoncé. Cependant, il fallut bien quitter la salle à manger.

Dans le salon, côte à côte devant une fenêtre, ils regardèrent ruisseler l’eau du dehors. Harlingues, bien qu’il cherchât à s’en défendre, ne pouvait s’empêcher de songer à son atelier de Paris. Quelle joie eût été la sienne de s’y retrouver soudainement, seul ou bien entouré de Samadel, de Krikri, grattant le plâtre ou plongeant dans sa cuve pour bourrer une armature, à grands coups de glaise lancée de loin par paquets, comme des projectiles sur un ennemi !

L’idée qui passa lui coupa le souffle une seconde. « Je prétends guérir ma maîtresse de son alcool, et moi-même en pleine lune de miel, je ne peux pas guérir de mon art ! »

Raisonneur à son ordinaire, il plaida.

« D’abord mon art est une chose noble, et son alcool est une chose basse. Donc, pas de comparaisons. Ensuite, la lune de miel n’existe entre nous que la nuit, seul moment où nous nous comprenions. C’est un croissant de lune de miel plutôt. »

Il se faisait sourire tout seul avec ses plaisanteries intérieures. Rédalga tambourina la vitre. À quoi pensait-elle, elle, en contemplant la pluie ?

Jude cria tout à coup : « J’ai trouvé ! » d’une voix si forte qu’elle sursauta.

Alvaro, la veille au soir, avait dit en montrant la petite bibliothèque du salon : « Il y a un très bon dictionnaire là-dedans. Quand tu ne trouveras pas un mot, cher, tu sais où aller le chercher. »

— Écoute, chérie, darling !… Prendre leçon d’anglais tous les deux !

Gosse, il l’emmenait vers la bibliothèque. Il dénicha facilement le dictionnaire.

Anglais-Français, Français-Anglais ! C’est parfait. Viens t’asseoir sur le canapé.

Elle avait compris. L’un contre l’autre, ils ouvrirent le gros livre sur leurs genoux.

— Commençons, dit-il, par mon poème, celui que tu as récité un jour devant ton buste. My poem !… (Il feuilleta, chercha.) Mon Dieu, que ça va être difficile ! Il me faudrait du papier et un crayon…

Il alla les prendre sur le petit secrétaire, revint s’installer.

Intriguée, elle attendit patiemment, la cigarette aux lèvres.

À force de tourner les pages et de s’absorber sur les mots, il parvint à tracer, au bout d’une demi-heure :

We must translate the poem you have been reciting one day in my studio when Rodrigo was there.

(Nous devons traduire le poème que vous avez récité un jour dans mon atelier quand Rodrigo était là.)

Excessivement fier, il la regarda lire son papier. Il lui semblait qu’une petite lueur commençait à filtrer dans leur épaisse obscurité.

— Ah ! !… s’écria-t-elle après avoir lu.

Dans ce ah ! passait un sentiment de délivrance identique à celui qu’il éprouvait lui-même.

Quel jeu passionnant il avait découvert pour passer un jour de pluie !

Ils n’étaient pas parvenus, en plusieurs heures, à traduire le poème. Après l’avoir copié de mémoire, elle laissa travailler Jude. Il n’en tira que quelques mots, avec bien de la peine :

Tu ne sauras pas combien je l’aime, toi, grand…

…Je suis plus muette pour toi que cette face de terre, doucement et rudement dans tes mains…

Plus soumise que l’argile…

…Ta mère m’a parlé…

Il écrivit à son tour, le sang à la tête à force de s’absorber dans ce dictionnaire :

Alvaro could translate it for me. (Alvaro pourrait me le traduire.)

Elle répondit sur le papier, après un labeur encore plus long :

« Ça ne le regarde pas. »

Il aurait voulu répondre à son tour : « Alors pourquoi l’avoir dit devant Rodrigo ? »

Mais sa tête éclatait. Il ne pouvait plus continuer leur conversation d’infirmes.

Presque tout le papier à lettres du secrétaire y avait passé. « C’est une ardoise qu’il nous faudrait !… », se dit-il.

Il s’était levé. Soigneusement, il mit dans sa poche la feuille où s’inscrivaient, à la manière des inscriptions antiques retrouvées sur une pierre brisée, les fragments de ce poème qu’il ne pouvait connaître.

L’heure du thé, tout doucement, était venue. Ils montèrent dans la petite chambre, « la petite chambre des tortures », pensa le sculpteur.

La pluie et la crise alcoolique, c’était trop à la fois. Une scène presque aussi noire que la première eut lieu devant les verres et la bouteille,

Et Jude, infatigable et paternel, trouva quelque chose encore. Il n’était plus question de chercher dans le dictionnaire. L’agitation dangereuse de Mrs Backeray ne le permettrait pas.

— Mets ton chapeau… Hat ! Nous allons descendre à Bellevue, aller en ville, in town, pour acheter une ardoise. Ardoise, ça, je ne sais pas comment ça se dit !

Il parvint à l’entraîner après des résistances. Sous un seul parapluie, et malgré les protestations de Léontine, ils s’en allèrent tous deux, assez lugubrement, à travers l’averse qui semblait éternelle.