Texte établi par Ferenczi et fils, éditeurs, L’Imprimerie Moderne (p. 79-86).

X

 a matinée du lendemain, tandis qu’il reprenait le beurrage délaissé, fut consacrée à préparer la déception probable de l’après-midi.

« Je dois m’y attendre : Elle ne reviendra pas aujourd’hui. Peut-être demain, peut-être dans huit jours. Je ne comprends pas toujours son regard. Il m’a semblé qu’elle n’était pas satisfaite, hier au soir, en me quittant. Pourquoi ne sait-elle pas le français ! Nous n’arriverons jamais à nous rejoindre. C’est dommage ! Il y a déjà, il y aurait, par la suite, tant de choses entre nous ! Où allons-nous ? Que va-t-il arriver ?

Il déjeuna sans appétit. Quelle occupation que de songer à une femme ! Cela ramasse la pensée flottante, la met dans une toute petite boîte fermée. Les quatre angles font souffrir. Mais en être réduit à : « (Viendra-t-elle ; ou ne viendra-t-elle pas ? » est un supplice géométrique sans doute plus sain que les rêves imprécis, les grandes chimères chevauchées dans le vide.

Il avait d’avance le front bas et la démarche lente, en revenant à son atelier. Il vit à la porte Mrs Backeray qui l’attendait dans la rue.

Un si grand coup dans le cœur, un bonheur si enfantin, comme c’est tonique, comme cela fait vivre fort !

— Oh ! vous voilà !… Vous voilà !… s’exclama-t-il en courant à elle.

Et quand ils furent entrés, la porte refermée, il tendit ses mains avec un large sourire. Sa bonne figure rasée, toute rouge de plaisir, l’accueil de ses petits yeux d’eau pure dans les cils noirs valaient mieux que toutes les paroles. Mrs Backeray le sentit bien. Le regard qu’elle avait toujours pour commencer, peureux et comme reculé des gens et de la vie, s’éclaira de l’espèce de sourire, tellement rare, qui surprenait sur son visage angoissé.

You are such a boy !… dit-elle en prenant les mains tendues.

Elle lui entoura le cou de son bras, et le regarda longuement, maternellement. Geste bien anglais, elle secouait la tête avec un petit claquement de la langue, comme pour se gronder elle-même de sa faiblesse pour ce boy sentimental.

— Vous m’aimez un peu ?… demanda-t-il d’un air timide.

Elle ne répondit pas. Elle lui donna sur la joue une légère tape, et, par signes, indiqua qu’il fallait travailler.

— Oui, oui… Vous avez raison !

Une grande joie le faisait continuer à sourire. Travailler avec l’approbation, la présence tendre et comme protectrice de cette femme en face de lui, pensant à lui, jamais encore il n’avait connu cela. Une atmosphère d’intimité, d’intellectualité, de labeur cordial, un peu amoureux, venait de se créer entre eux. Puisque les paroles manquaient, il fallait respirer cela comme un parfum, s’en griser en silence comme d’une musique.

Joyeusement, il retira les chiffons mouillés enveloppant le buste, avança, recula, regarda le modèle, choisit parmi ses outils bousculés, coupa dans une motte neuve, avec son fil de fer.

Mais, avant de commencer, au courant déjà :

— Voilà des cigarettes… dit-il en lui mettant le paquet sur les genoux.

Cela dura jusqu’à quatre heures, sans bruit, avec de courts repos où, elle venait regarder ce qu’il avait fait, et quelques paroles échangées dans leur sabir.

À partir de quatre heures, il remarqua qu’elle s’agitait.

— Vous fatiguée ?… You tired ? … finit-il par questionner.

No ! … Mais moâ veux avoir mon… thé,

— Oh ! c’est vrai !… s’excusa-t-il.

Et, tout embarrassé :

— Comment faire ? Je n’ai rien, ici !

Sans le comprendre, elle se leva, remit son chapeau,

— Vous vous en allez ?

— Vous… vienne… avec moâ !

— Bien… dit-il en hésitant.

Il se décida, lava ses mains, défit sa blouse, passa sa veste, prit son chapeau.

Tous deux les voilà dans la rue.

— Un thé dans ce quartier-ci ?… rêvait-il, tout confus.

Au coin de la rue, il y avait le marchand de vins chez lequel il déjeunait tous les jours.

Let us go there ! … proposa-t-elle.

Il la retint par le bras.

— Non ! Non ! Là, pas trouver thé !… No tea ! … expliqua-t-il en riant.

Mais elle, continuant son impulsion :

— Ici, bon…

Derrière elle, il pénétra, surpris et gêné pour elle, comprit subitement, et rougit jusqu’aux oreilles.

Devant le zinc, tranquille, elle choisit du doigt parmi les bouteilles de toutes couleurs.

« De l’eau-de-vie à cette heure-ci ?… » fit-il entre ses dents.

— Vous en voulez aussi, monsieur Harlingues ?… interrogea, souriante, amusée, la fille qui le servait d’ordinaire à table.

— Non… Moi je prendrai plutôt un peu de porto.

Il retint ce qu’il eût voulu dire, honteux de baragouiner son anglais grotesque devant cette servante et les deux ouvriers présents dans l’ombre. Boire de l’eau-de-vie à jeun, au beau milieu de la journée, n’était-ce pas une chose effarante ? Déjà le porto dans lequel il trempait ses lèvres lui montait instantanément à la tête.

Mrs Backeray vida son petit verre presque d’un trait. Et, tout aussitôt, elle montra là bouteille de porto.

— Moâ, ça aussi !

Il fut sur le point de crier : « Non ! », se retint encore. Mais, dès qu’elle eut avalé ce second verre, il s’empressa de payer. Entraînée par le bras, Mrs Backeray le suivit dans la rue :

Ils n’avaient pas dit un mot. Ils se retrouvèrent dans l’atelier, toujours muets tous deux.

Harlingues, le cœur serré, repassa sa blouse. Sa belle joie était finie. « C’est vrai ! se disait-il, elle boit… »

Lui parler ! Développer tout ce qu’il fallait pour qu’elle eût honte ! Il ne pouvait que des coq-à-l’âne. Il allait la blesser, la faire fuir une fois encore.

Tandis qu’elle reprenait la pose, de profil, une cigarette aux lèvres, sans qu’elle pût s’en apercevoir il la considéra longtemps avec des yeux tristes.

Certes, depuis quelque temps, il avait oublié la tare…

« À quoi bon m’occuper d’elle !… pensa-t-il. Elle est disqualifiée malgré sa poésie, malgré sa culture, malgré son attrait C’est le fruit véreux, le cheval de race atteint de vice rédhibitoire. »

Avec humeur, il empoignait sa glaise. Pendant une demi-heure, il travailla, le visage contracté. Et puis, tout doucement, un espoir se fit jour. Puisqu’elle était venue à lui, pourquoi ne pas persister, essayer de la guérir, de la sauver ?

— Je commencerai par avoir demain une bouteille de porto derrière le poêle. Elle en prendra ce que je lui en donnerai. Ce n’est toujours pas de l’eau-de-vie… Et voilà le commencement de la rééducation.

Son front se plissa durement :

— Oui. Mais, les soirées… les nuits ! Qu’est-ce qu’elle fait de ses nuits ? C’est effrayant ! Je ne me l’étais pas encore demandé.

Hier, elle avait refusé de dîner avec lui.

« Pour aller boire sans témoin, naturellement, comme le premier soir où je l’ai vue… »

Oui, dans ce bar, toute seule à cette table… Pourtant, n’était-elle pas là maintenant, posant pour lui, sans doute amoureuse de lui qui, probablement, allait être amoureux d’elle ?

« Elle a bien su changer, pour me plaire, son aspect physique, elle saura bien changer aussi ses mauvaises habitudes… » espéra-t-il.

— Mrs Backeray ?

Elle tourna la tête, comme éveillée en sursaut.

Darling ?

Ce petit mot câlin ! Il avala sa salive. Quel travail que de prêcher quand on dispose de si peu de mots ! Sa voix fut plus brève qu’il ne l’eût voulu.

You… Aimer beaucoup drink, je crois… lança-t-il avec une sorte de rage.

Dans les yeux qui le regardèrent à ces mots, al vit passer soudainement une crainte de bête maltraitée. Il put croire qu’elle allait se lever pour se sauver d’un bond.

— Non !… Non ! s’empressa-t-il, effrayé, Moi pas gronder. You pas peur. No afraid ! Je demande simplement !

Il n’osait plus un mouvement. Cette femme lui faisait mal. Il avait envie de pleurer de pitié.

Elle finit par baisser la tête, et si profondément qu’on eût dit qu’elle ne la relèverait plus. Harlingues essuya ses doigts comme il put à sa blouse, et s’approcha. D’une main caressante, il essaya de relever le menton baissé. Mais elle se crispait pour ne pas obéir. Il s’agenouilla devant elle. Si près d’elle, il sentit l’odeur de son haleine, encore imprégnée d’alcool.

Il faisait effort pour mettre ses yeux dans les siens. Elle détourna la tête avec violence. I] vit comme elle mordait sa lèvre jusqu’au sang. Que faire ?

You pas raisonnable… murmura-t-il sur le ton d’une berceuse, en lui prenant les mains de force. Moi je voudrais love you, et vous, peut-être love me un peu déjà. Alors fini drink maintenant ! You plus jamais, jamais.

Il fit le geste de boire. Il pensait aux mystères de cette vie pathétique, aux malheureux qui l’avaient poussée dans le mauvais chemin. C’était l’émotion qui va jusqu’aux larmes. Pourtant, accroupi par terre dans une pose incommode, il faisait, faute de mieux, cette misérable mimique d’opéra-bouffe.

Une larme lui tomba sur les mains. Il tressaillit. Mrs Backeray pleurait.

L’exaltation, alors, gonfla son cœur. « Je la sauverai !… » se jura-t-il sauvagement. Et cette mission qu’il se donnait en cet instant lui sembla plus belle même que l’amour.

Il se redressa, toujours à genoux, la saisit aux épaules, la secoua passionnément.

— Donnez vos yeux !… Give eyes ! moi votre ami ! Friend !… Regardez-moi !

À la longue, elle se détendit un peu. Il la vit enfin tourner la tête vers lui. Les paupières serrées se rouvrirent. Une fièvre séchait déjà les prunelles bleu-noir. Les pleurs devaient être peu fréquents dans ces yeux concentrés. Ils contemplèrent le vide, au-dessus de la tête aux boucles noires avidement tendue. Une immense tristesse immobilisa tout le visage. Les lèvres remuèrent :

I am not happy. (Je ne suis pas heureuse.)

En silence, Harlingues reçut la brève et douloureuse confession. Il remuait la tête comme pour dire : « Oui… je devine… Je sais… » Et ses yeux restaient levés, respectueusement, sur celle qui venait de prononcer cela.

Au bout d’un moment, en lui flattant les mains :

— Vous happy, maintenant, avec moi ! N’est-ce pas ?… Dites ?…

Enfin, elle le regarda. Ce qu’il y eut, dans ce second regard, de désespoir et de reconnaissance, jamais plus il ne devait l’oublier. À cette minute, il ne regretta pas le manque de vocabulaire qui les paralysait.

Ils restèrent un long instant immobiles, se parlant avec leurs yeux. Puis, dans un profond soupir, elle se leva.

You pas partir ?… cria-t-il anxieusement.

Mais elle remettait son chapeau d’une main découragée.

Il commença de tirer sur sa blouse, prêt à la suivre.

No ! … dit-elle,

Elle chercha, le poing sur le front, des formules qui ne venaient pas.

— Moâ tout seul un petit piou… Pas fâchée. Revienne demain.

Ses deux bras se détendirent, saccadés. Renonçant aux paroles, elle offrait ses mains.

Il se précipita pour les serrer.

— Oh ! Dear… dear… murmura-t-elle.

Arrachée de lui, véhémente, elle sortit sans se retourner.