Récits et légendes/Texte entier

  Table des Matières  
Librairie Beauchemin, Limitée (p. titre-136).
RÉCITS ET LÉGENDES
BLANCHE LAMONTAGNE-BEAUREGARD


Récits et Légendes
LIBRAIRIE BEAUCHEMIN, Limitée
79, Saint-Jacques, 79

1922

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Droits réservés, Canada, 1922.

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À la jeunesse canadienne
j’offre ce petit livre.
B. L. B.


TERRE

LA MAISONNETTE,
SUR LA COLLINE…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline. L’ombre des peupliers la recouvre, la paix l’enveloppe, le silence l’entoure, et le bonheur la remplit… Elle est un nid humain à l’abri des souffles terrestres. Elle donne l’idée de la douceur et de l’amour. Un homme, une femme et des enfants l’habitent. Je ne la revois jamais sans songer à leur histoire simple et belle, une histoire de colon comme il y en a beaucoup dans notre pays, mais que nous n’avons jamais remarquées, une histoire d’habitant qui devrait être écrite en lettres d’or sur les murs de nos écoles, et que nos enfants devraient apprendre par cœur. C’est une histoire humble et sublime, inconnue et vivante, une histoire inépuisable de grandeur et de fécondité, c’est l’histoire des histoires : une vie de défricheur.

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

L’homme et la femme qui l’habitent étaient autrefois un jeune homme et une jeune fille qui s’aimaient. Nés tous deux de parents pauvres ils n’avaient aucun avoir ni l’un ni l’autre. Mais ils s’aimaient. Ils s’étaient vus dans les champs, par les jours de moissons ; leurs yeux s’étaient rencontrés et leurs cœurs s’étaient compris. Ils se promirent de s’aimer toujours. Que ne possède-t-on pas quand on aime ? Que n’entreprend-on pas par l’amour ? Ils se marièrent et firent des noces. Je m’étais cachée parmi les invités pour regarder danser, mais je ne regardais pas la danse. Je ne pouvais détacher mes yeux de ce jeune couple qui était presqu’un couple d’enfants. « Que vont-ils devenir ? Comment vont-ils faire pour vivre ? » me disais-je intérieurement. J’étais joyeuse et inquiète devant eux. J’entendis quelqu’un dire : « C’est une fille hardie : il n’a pas même une terre en bois debout ! » Et je les plaignais, je croyais qu’ils allaient beaucoup pâtir, que la misère viendrait frapper à leur porte, et je tremblais à les voir si frêles et si jeunes. Mais je n’avais pas vu la flamme de leurs yeux, et deviné le rêve de leurs âmes. Je ne savais pas que la sainte ambition des ancêtres devait renaître en eux, et que, de nouveau, par ce jeune couple, l’histoire des aïeux allait se renouveler…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

D’abord, ils vécurent chez son père à lui. Mais il s’était dit qu’il aurait une maison et une terre. Il s’empara d’un morceau de forêt, en abattit les grands arbres, fit brûler ce qui restait de troncs et de branches, enleva les souches, laboura avec peine ce sol nu et sema à larges mains, la joie au cœur. Que de travail et de patience ! Cependant, d’une année à l’autre, le domaine s’élargissait. Ici un peu de seigle, là un peu de blé, plus loin un peu d’avoine. Enfin, il devenait l’habitant qu’il avait rêvé d’être. Il eut plusieurs chevaux, des vaches à lait bien en ordre, et de beaux troupeaux de moutons qui paissaient, tranquilles, dans la prairie. Et, plus tard, il se bâtit cette petite maisonnette, perchée sur la montagne, au milieu de ses champs. Comme c’est joli à voir cette blanche habitation dans la lumière du matin ! On dirait la retraite d’un savant, loin du monde, ou d’un poète, près du ciel… C’est la retraite d’un colon. Mais un colon est un savant aussi et un poète… C’est un savant qui comprend le mystère sans l’approfondir, un poète qui, sans le savoir, crée la poésie et la beauté. C’est toi, ô colon, qui fais naître le rythme des épis et les strophes des blés, et la nature serait en deuil si tu ne la célébrais par la gloire des faucilles !…

Quand vous découvrirez, dans les replis de la montagne, perchée comme un nid d’aigle, simple et majestueuse, la demeure du colon, quand vous passerez devant la maison du défricheur, amis, inclinez-vous. Le colon est un être sublime comme le héros des champs de bataille. Il a ses combats aussi, mais des combats qui sèment la vie, et ses victoires sont l’espoir du monde. Le premier ouvrier de la civilisation c’est lui. C’est lui qui fait reculer l’ombre et s’étendre l’horizon. C’est lui qui fait des éclaircies dans la forêt, qui laisse, en marchant, des traînées de lumière… Il va toujours de l’avant. Il a la soif des cimes. Il marche à l’assaut des monts, et découvre à l’univers les richesses de la terre. Il est le conquérant que Dieu dit à l’homme d’être, et quand, arrivé au sommet des collines, il se trouve en face du ciel, l’aube le salue comme son frère, et la nature l’acclame comme son enfant… Son œuvre est l’œuvre utile par excellence. Sans lui, les campagnes que nous aimons n’existeraient pas. Sans lui, nous ne verrions pas flotter sur nos champs les chevelures soyeuses des orges, et les perles des avoinés, semblables à une pluie d’argent… Nous ne verrions pas sortir des vieux moulins la farine nouvelle et, sur nos tables, nous ne verrions pas de pain…

Je sais une maisonnette, là-bas, sur la colline…

Sa lampe vigilante s’allume chaque soir. Sa lueur s’étend sur les moissons neuves, comme un phare sur la mer… Son toit fume doucement… Sa légère fumée se dresse au-dessus des peupliers et des collines parfumées. Et cette fumée blanche qui monte sans bruit et qui renaît toujours est l’image de ces humbles âmes que nul, ici-bas, ne remarque, mais dont la trace demeure, et dont l’œuvre s’éternise… Le jeune homme et la jeune fille d’autrefois sont devenus les maîtres de ce domaine qu’ils ont conquis et qu’ils ne cesseront d’occuper, car des enfants aux cheveux d’or, aux yeux de ciel, croissent, parmi eux, comme des fleurs vivantes, aux grâces éternelles… Car les moissons futures rempliront les bras de leurs fils… Ainsi se perpétue la pensée des ancêtres… Cela s’appelle vivre ; mieux encore cela s’appelle survivre…

Le soir, quand les bruits s’éteignent et que les lampes s’allument, quand les êtres mystérieux se lèvent, et que l’esprit du passé rôde sur les ailes de la nuit, à l’heure où le vol des âmes commence autour des maisons bien-aimées, je crois voir l’âme des premiers colons, les fondateurs et les martyrs, entourer, là-bas, la maisonnette sur la colline !…

LA MESURE DE BLÉ

L’année était dure. La gelée avait passé l’automne précédent, sur les récoltes ; c’était un temps de disette où la farine était rare. Les huches manquaient de pain, et bien des pauvres étaient affamés. Et voici que l’heure des semences était venue, et la plupart des habitants n’avaient pas de grain pour ensemencer. Seul, Pierre-Jean, qui avait pu sauver une partie de sa récolte, avait encore du blé, mais sa femme, la Louise, achevait de le donner. Elle en donnait à tous ceux qui en demandaient. Qui aurait résisté à la prière de ces malheureux ? Pouvait-elle les laisser périr dans leur pauvreté ? « Si Dieu nous a donné plus, c’est pour ceux qui ont moins… » disait-elle, et, toujours, avec la même pensée et le même geste, lentement, gravement, statue vivante de la charité, elle versait dans le sac du pauvre une mesure de blé.

Chaque fois elle se disait : « C’est la dernière. » Mais le lendemain amenait un nouveau mendiant, plus misérable que tous les autres. Alors les larmes venaient aux yeux de la Louise. — « Seigneur, il y en a donc bien de ces miséreux ! » s’écriait-elle. Elle levait les bras au ciel, posait une main sur son cœur, et s’en allait vitement au fournil quérir une mesure de blé.

Un matin, Pierre-Jean lui dit : « Il reste du grain juste pour notre semence ; il ne faut pas y toucher, tu m’entends, femme ? La charité ne doit pas nous ôter le pain de la bouche… » Et la Louise promit. Le soir même, entre chien et loup, un nouveau mendiant se présenta, demandant du blé pour ensemencer. Sa figure était pâle et maigre, ses joues étaient creuses. Les privations de toutes sortes se voyaient en lui ; il était effrayant comme un spectre. Pourtant, on le connaissait pour un bon travaillant. Mais quand le malheur s’acharne… sait-on jamais ce qui nous attend ? Il est de ces forces qui sont au-dessus de nous… — « Nous avons juste de quoi nous nourrir d’ici la récolte, dit-il. Après, que deviendrons-nous ? Si vous ne vous laissez toucher, nous mourrons avant l’hiver, et mes enfants me maudiront dans leur agonie. Ils croiront peut-être que j’étais lâche, que j’aurais pu les nourrir mieux… Oh ! ce serait trop dur !… Donnez pour eux, au moins… Si vous voyiez les pauvres visages amincis, et ces petites mains qui se tendent !… Mais il faut les priver pour que la ration dure… Si vous saviez ! Si vous saviez ! »… Ses mains décharnées frémissaient, et sa voix semblait venir du fond de ses entrailles… La Louise sentit un grand déchirement se faire en elle. Elle se rappela qu’elle n’avait plus de grain à donner, qu’elle ne pouvait plus écouter son cœur… Comment refuser ? — « Que faire, mon Dieu, que faire ! » s’écria-t-elle. Mais, cette fois encore, la divine pitié l’emporta. Se dérobant comme une voleuse, elle courut au fournil, s’assura que son mari ne la vît pas, et, rapidement, avec des mains nerveuses et des yeux brillants, elle versa dans le sac du pauvre une mesure de blé…

Le lendemain, au petit jour, Pierre-Jean se disposa à semer. Il partit pour les champs. La Louise le suivait, et tremblait de tous ses membres… Quelle allait être la conséquence de sa charité coupable ? Le maître offensé allait-il lui en tenir compte, et son amour en serait-il diminué ? Sûrement, elle n’avait pas réfléchi en donnant cette mesure de blé. Par sa désobéissance, voilà que la semence allait être incomplète, et que, peut-être, un de leurs plus beaux champs demeurerait stérile… Elle revit le paysan maigre et blême, sa main tendue au nom de ses chers petits qui devaient mourir de faim… Puis elle réentendit les paroles formelles de son compagnon : «  Il reste du grain juste pour notre semence ; il ne faut pas y toucher, tu m’entends, femme ? » Et, prise d’un grand effroi, elle se remit à trembler…

Les sillons s’ouvraient, un à un, sous la charrue que tiraient les bœufs. Le soleil brillait sur les champs, et déjà Pierre-Jean songeait aux belles moissons qui remplissent les charrettes et les granges… Et les sillons s’ouvraient… Quand ils furent prêts à recevoir la graine, Pierre-Jean vint pour chercher le sac de grain sur ses épaules, mais il était si pesant qu’il ne put le soulever. « Tiens, comme je suis faible à matin ! » fit-il, en riant. Le saisissant de nouveau, il voulut le mettre sur ses épaules, mais il vit de nouveau le sac lui échapper Alors, aidé de Louise, dont le visage resplendissait, il l’ouvrit… Ô surprise ! Le sac était comble d’une mesure de blé !…

LE CALVAIRE ET LES BŒUFS

Bien des Calvaires s’élèvent le long de la mer, étendant leurs bras gris sur l’immensité des flots. Ils sont grands, ils sont solennels ces calvaires qui ont vu tant de malheurs, entendu tant de sanglots. À voir ces tristesses, à entendre ces plaintes, ils sont brisés de fatigue, et semblent vouloir se laisser tomber eux aussi, s’en aller dormir enfin avec les morts de la mer que rien ne peut plus réveiller jamais. Les Calvaires de la mer sont tristes et solennels.

Mais ils sont beaux aussi les Calvaires paisibles des routes, qui veillent sur les champs, auprès des maisons endormies… Ceux-là ont un air doux qui repose. Quand il y a un Christ de fer sur la Croix de bois, et qu’on veuille bien le regarder un peu, on trouve qu’il ressemble à tous les habitants qu’on connaît. Il en a la figure sereine, le sourire naïf et doux. Son geste éternel semble fait de pitié… Il a l’air de nous regarder et de nous dire : « Je suis le gardien des moissons. Je connais la faim incessante qui tourmente les hommes affamés, et je protège les blés qui leur donnent du pain. Mon visage est impassible et mes bras sont inertes, mais l’ombre que j’étends sur la plaine est une ombre bienfaisante qui chasse les ténèbres mauvaises. Je suis la sentinelle des champs, le muet soldat de la terre. Je suis le père des paysans, je les aime ; je suis heureux quand un soleil fécond dore les flancs de leurs coteaux, et qu’un riche automne comble leurs greniers »… Ainsi parlent les Calvaires des routes, veillant sur les maisons endormies…

J’en connais un qui s’élève sur une colline, loin, bien loin des villes, dans une vallée silencieuse que de grandes forêts vierges entourent. Un silence infini règne dans cette nature que l’on croirait sortie d’hier des mains de Dieu. Quand on a fini de contourner le chemin capricieux qui mène à cette vallée, on aperçoit le Calvaire dressé dans cette solitude comme un roi et un maître. Un rosier sauvage grimpe autour, et quand le soleil le darde, sur le haut du jour, le Calvaire tout-à-coup s’embrase et ressemble à un grand bûcher où flambent des roses. — Emblème de l’éternelle beauté que la Croix jette sur le monde.

Quelques maisonnettes seulement voisinent ce Calvaire. Leur pignon gris se découpe nettement sur le vert sombre des forêts. Elles ont l’air de sentinelles gardant la solitude des bois. La première de ces maisonnettes abrite un jeune paysan à qui le père a donné son bien en mourant. Ce vieux se nommait le père José ; personne ne lui connaissait d’autre nom. Il était reconnu pour un homme emporté et violent, mais il avait bon cœur et on le disait très avenant.

Or, on raconte qu’un jour, alors qu’il n’était pas encore vieux, le père José revenait des champs, conduisant une charge de blé que tiraient ses deux bœufs favoris : le Blanc et le Roux. C’étaient, en effet, deux belles bêtes que ces gros bœufs, droits sur leurs jarrets, l’œil vif, « tendres de gueule, et francs dans le collier ». Aussi, le père José n’avait-il pas assez de ses yeux pour les regarder. Il les aimait, il admirait avec une satisfaction profonde leur mine fière, leur haute stature, leur apparence d’endurance et de force. Ils étaient ses compagnons de défrichement, du temps où il lui avait fallu peiner si dur. Ce qu’ils en avaient arraché de souches et tracé de sillons ! Ils étaient un souvenir vivant de ses jours de glorieux labeur. Il leur parlait toujours avec tendresse : « Avance mon Roux ! Par ici mon Blanc ! » Et les bœufs l’écoutaient, dociles et doux. Mais ce jour-là le père José ne parlait pas : il fronçait les sourcils, mécontent de sa journée. La pluie l’avait dérangé ; elle avait même menacé de gâter son grain. Une roue de la charrette s’était brisée dans une ornière. L’attelage s’était cassé, enfin tout avait mal marché et l’homme était en proie à un violent mécontentement. Les plis de son front se creusaient d’une façon méchante. De temps en temps il lançait un juron qui faisait s’envoler les oiseaux, épeurés, et dresser les oreilles des bœufs pensifs. Arrivé devant le Calvaire, il ne songea pas à se découvrir et à se signer, comme d’habitude. Il cria rudement à ses bœufs et lança un nouveau juron. Mais les bœufs au lieu d’avancer s’arrêtèrent aussitôt et demeurèrent immobiles comme attachés au sol. D’abord, le vieux pensa qu’une bête sauvage, sortie du bois, se tenait droite devant ses bœufs, comme cela était arrivé déjà. Il regarda au proche, au loin : rien. Rien d’étrange ne paraissait sur la route. Alors, il se dit : « Ils sont fatigués, voilà tout. Laissons-les se reposer un peu ». Il sauta de voiture, s’approcha de ses bêtes, les cajola, leur parla, passant doucement sa large main sur leur cou de velours. Les bœufs se laissaient faire et ne bougeaient pas. — « Allons ! dit-il, mon Roux, mon Blanc, est-ce que ça va à présent ? »… Pas davantage les bœufs ne bougèrent. Alors le père José sentit sa colère renaître. Il escalada les fossés du chemin, s’enfonça dans les aulnes, et revint avec une longue branche dont il fit sauter les feuilles dans un tour de main. Puis, de toute sa force, il en cingla un grand coup sur les flancs des deux bœufs. Leur chair frémit, leurs nerfs tremblèrent, mais ils demeurèrent quand même immobiles. Découragé, il s’assit dans l’herbe sans rien dire. Quand il releva la tête, il aperçut son voisin, et comprit que celui-ci lui disait : « Peut-être que vous avez juré, père José, ou bien vous l’avez pas saluée et la croix est insultée. » Alors, le vieux, regardant le Calvaire, se sentit plein de remords. Sa colère tomba d’elle-même. Timide comme un enfant pris en faute, il se leva, ôta son chapeau, et fit un grand signe de croix, avec lenteur, les yeux baissés… Au même instant, sans attendre le commandement, le Roux et le Blanc se remirent en marche, les naseaux fumants, le jarret souple, et les cornes luisantes sous le ciel gris. Le jour baissait au-dessus des montagnes, jetant un voile d’argent sur la solitude sauvage. Des alouettes au cri plaintif passaient au ras des collines, avec un bruit de chose légère. Et le Calvaire étendait ses deux bras en face de l’immensité, dominant tout, bénissant tout, semblant dire aux hommes que la croix des champs n’est pas étrangère aux moissons qui remplissent les greniers et baignent les maisons de l’admirable rayonnement du pain.

LES QUÊTEUX QUI
JETTENT DES SORTS…

Connaissez-vous des quêteux qui jettent des sorts ?… Moi, je n’en connais pas. Les quêteux que je connais sont sociables et polis ; quand ils ne disent pas « Merci », au moins ils ne disent rien… Mais, autrefois, dans l’ancien temps, il y avait, dit-on, de ces quêteux redoutables qui pouvaient faire vider les maisons dans leur sac parce que, si on avait le malheur de leur refuser ce qu’ils demandaient, les poules cessaient de pondre et les vaches retenaient leur lait… Si un animal mourait d’une façon imprévue, si le pain brûlait au four, si les poules couveuses avaient peu de petits, si la brassée de savon ne voulait pas tourner, si les petits moutons étaient rares, c’était la faute du jeteux de sorts qui, sans doute, n’était pas satisfait de ce qu’on lui avait donné la dernière fois… Mais il paraît que ces quêteux étaient plus hardis dans les maisons quand les hommes n’étaient pas là… Les femmes sont si peureuses et tendres de croyance !… Par crainte — et par charité aussi, sans doute, — nos grand’mères donnaient, parfois, paraît-il, presque toute la façon de beurre ou la cuite de pain…

Voici, à ce sujet, une histoire amusante :

Un soir, comme la brunante tombait, on vit venir, dans le rang du village de la Croix, Gribouille le quêteux qui jetait des sorts. Il marchait clopin-clopant, avec son gros bâton de chêne noueux, portant au bras un panier vide de raisin, plein d’œufs et recouvert d’un mouchoir rouge. Il avait une petite figure méchante, plissée et poussiéreuse. Son chapeau qui n’avait plus de forme, lui descendait bas sur le front, et ses petits yeux malins brillaient comme des colimaçons après la pluie. Les enfants de François-Louis — un habitant de par là — qui jouaient sur le perron, se sauvèrent, et Gribouille entra dans la maison après avoir donné trois gros coups de poing dans la porte. Il vit que la femme était seule — l’homme étant encore aux champs, — et prit sa grosse voix pour dire : « Bonsoir, la dame, la charité pour un pauvre homme ! » — « Essayez-vous toujours, dit-elle, un peu craintive. Si vous voulez manger j’ai du bon lard salé et une fournée de pain qui achève ». Le four flambait, la bonne odeur du pain frais emplissait l’air. Elle pensa que le quêteux, ayant faim, s’adoucirait en voyant ces croûtons roses, encore fumants. Mais non. — « J’ai pas faim ! » dit-il d’un air courroucé. La femme avait grand peur. Elle songea aux sorts terribles qu’il allait jeter sur la maison. Pâle et tremblante, elle étendit la main sur la corniche de l’horloge pour tâter quelques sous : il n’y en avait pas. — « Mon pauvre homme, ça me fait bien de la peine, mais je n’ai pas d’argent »… Alors, le quêteux se fâcha. Il fronça les sourcils, ses lèvres s’ouvrirent et, montrant ses dents comme une bête furieuse, il commença d’une voix sèche : « Vous avez pas d’argent, c’est égal, la Mère, vous en aurez encore moins ! Je vous réponds que vous aurez pas de chance c’te année !… Vot’blé aura pas d’épis, vos vaches donneront pas de lait et vos petits moutons auront pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette !  »

Il répétait ces mots d’une voix forte et saccadée, et la maison en semblait ébranlée…

À ce moment-là François-Louis entra. C’était un grand gaillard aux épaules carrées, au visage franc, et qui n’avait pas froid aux yeux… Ayant voyagé aux États, dans sa jeunesse, il y avait pris de l’audace, et ne croyait pas aux sortilèges. Quand il aperçut sa femme, blanche comme un drap et toute retirée, il entra dans une grande colère. Levant le bras il montra la porte à Gribouille : « Sors d’ici, chenapan, dit-il, va jeter tes sorts ailleurs ! » Sans dire un mot, dans un tour de main, la rage au cœur, le quêteux ramassa son panier, son bâton, son chapeau, et sortit, l’œil chargé d’éclairs… Et quand il fut sur la route, il recommença ses malédictions : « Vot’blé aura pas d’épis, vos vaches donneront pas de lait, et vos petits moutons auront pas de margoulette… Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette !… Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! »

Bientôt, on le vit disparaître à la fourche des quatre chemins. Et les mots secs résonnaient encore sous le ciel calme : « Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! Pas d’épis, pas de lait, pas de margoulette ! »…

On ne revit jamais dans le rang du village de la Croix, Gribouille le quêteux qui jetait des sorts… Est-ce grâce à François-Louis qui n’avait pas froid aux yeux ?… Toujours est-il que cette année-là comme les autres années, les blés portèrent de beaux épis, les vaches donnèrent du lait, et chaque petit mouton eut sa margoulette…

LE VIEUX ROUET

Autrefois, le rouet, jeune et beau, tournait, tournait… Mais depuis, il dormait dans la poussière du grenier, chez les Lemieux, au rang du bord de l’eau. Le bien avait été donné du père au fils. Peu de temps après, la bonne vieille fileuse à coiffe blanche, la mère Lemieux était morte, laissant sur son rouet, une fusée inachevée. Il était resté quelque temps dans la cuisine, le vieux rouet, près de la chaise abandonnée, puis comme la bru avait son rouet à elle, un beau rouet jaune, tout neuf, on avait monté le vieux au grenier, et l’on n’en avait plus parlé.

Il achevait de vieillir, seul, parmi les vieilles choses qui n’ont plus rien à faire. À quoi pensait-il le vieux rouet, à quoi pensait-il dans le mystère des nuits, et la douceur des jours ?… Sans doute, il se rappelait les heures de joie, si lointaines, où, plein de vie et de jeunesse, il tournait sous la main de cette jeune femme au fin profil, qui souriait à son premier-né. Il la revoyait, jeune d’abord, rayonnante, assise chaque jour dans la même chaise, près de la même fenêtre, filant sous le soleil qui dorait son front lisse et l’habillait de lumière. Ensuite, il la revoyait moins jeune, avec des cheveux blancs et des rides, puis, vieille et brisée, mais toujours fidèle à ce rouet qu’elle aimait. Enfin, il la revoyait morte, étendue, pâle et froide, sur un lit blanc… Et le vieux rouet était triste, seul, dans la poussière du grenier…

Un jour, un jour d’été où tous les hommes étaient aux champs, il vint chez les Lemieux un étranger, un monsieur grand et sec, qui demanda à acheter des vieux meubles. « Je ne vois que le vieux rouet qui est sur le grenier, dit la bru, et qui n’est pas d’hier. J’en parlerai à mon homme. Si vous voulez revenir ?… C’est ce qu’il me faut, répondit l’étranger : je reviendrai. » Et il sortit, en saluant.

Le soir, l’homme rentra des champs comme d’habitude. Il soupa, échangea sa froque d’ouvrage contre un petit capot de drap de magasin, alluma sa pipe, puis s’assit près de la porte, en disant : « j’ai envie de vendre le vieux rouet ». — La femme faisait rouler le ber, en chantant. La nuit était venue, une nuit calme, où courait un petit vent tiède qui faisait tressaillir les feuilles, et portait partout l’étrange senteur des foins séchés. Nuit mystérieuse, nuit légère, pleine de bruits d’ailes, nuit parlante, nuit immatérielle, où les paysans ont, sans le savoir, l’air d’écouter un vol silencieux, un vol d’âmes…

Alors, l’homme et la femme entendirent un bruit qui s’éleva dans la maison, un bruit égal, persistant et doux, un bruit de rouet qui tourne. Ils se levèrent tous deux, montèrent l’escalier de bois usé, marqué du pas des anciens, et tremblants, poussèrent la porte du grenier : Le vieux rouet tournait sous une main invisible…

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il tournait comme au temps de sa jeunesse, alors qu’il était fort et qu’il était beau. Il tournait comme aux heures de joie lointaine où la laine blanche le couronnait, où des mains fines le touchaient, où des yeux doux le regardaient… Il tournait dans une joie folle, oubliant que sa vie était faite et que la mort viendrait. « Viens-t’en, dit l’homme, tout ému ; c’est la mère qui ne veut pas que son rouet soit vendu… »

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il tournait pour dire à ceux qui grandissent d’aimer la pensée des anciens dans ce que les anciens ont aimé. Il tournait pour dire aux jeunes d’aimer les vieux, aux vivants d’aimer les morts, à ceux qui restent d’aimer ceux qui partent.

Rou… rou… rou… le vieux rouet tournait, tournait…

Il disait : « Une race est faite de mille liens qui rattachent les âmes aux choses… Car les morts laissent sur la terre un peu de leur pensée, les fileuses laissent sur leurs rouets un peu de leur vie… Si vous écoutiez la solitude des nuits vous entendriez le souffle des morts… Si vous regardiez les profondeurs du silence vous verriez passer, visions blanches, les jeunes femmes anciennes qui font marcher les vieux rouets, et chantent les refrains d’amour qui, jadis, sur leurs lèvres, chantaient… »

Le vieux rouet ne fut pas vendu.

Et depuis lors, souvent ainsi, par les nuits mystérieuses, dans la poussière du grenier, comme aux heures de joie lointaine, et doucement conduit par une main invisible, rou… rou… rou… le vieux rouet tourne, tourne…

LE PASSANT

Elles étaient plusieurs femmes à causer. Parmi elles se trouvaient de ces bonnes vieilles du bon vieux temps, portant des coiffes blanches, toutes pareilles, ayant sur le front les mêmes rides, dans les yeux le même regard, sur les lèvres le même sourire… Les vieillards se ressemblent tous : ils ont le charme triste de ce qui s’en va. Ils sont déjà de l’au-delà et semblent ne tenir à la terre que par un fil, un souffle… On les sent tout près de Dieu… Est-ce pour cela qu’on les aime ?…

Donc, ces femmes causaient. Elles parlaient surtout du passé, racontant des histoires d’amour, et des histoires de revenants… Elles en vinrent à parler des quêteux — il en passe tant dans les campagnes — et de l’obligation de faire la charité. La parole était à la mère Lefrançois, une petite vieille toute fluette qui avait beaucoup de mémoire et parlait vite. — « Moi, je pense, disait-elle, qu’il ne faut jamais refuser la charité à ces passants qui vont par les chemins… On sait bien qu’il y en a, à travers, qui ne sont pas des modèles de politesse, mais on donne quand même. On ne peut pas choisir ses quêteux, comme on choisit ses amis… Et c’est la charité qui sauve, paraît-il… À part cela, qui nous dit que ces quêteux ne sont pas parfois des parents éloignés qu’on n’a pas connus, et sur qui le malheur est tombé… ? Nul ne connaît l’avenir. Nous avons tous des enfants. Qui sait si l’un des nôtres, frappé de démence, ne passera pas un jour par les chemins, prenant pour manger les croûtes qu’on jette, et couchant sur la paille, dans les granges ? Nous serions bien aises alors, de le savoir bien nourri, bien logé, et de penser qu’une pauvre vieille comme nous a pitié de lui… Tenez, je vais vous conter une chose qui est arrivée pas loin de chez mon père, quand j’étais jeune fille. Je ne l’ai pas oubliée, et chacun en a parlé longtemps.

Il y avait une vieille de quatre-vingts ans, la mère Beauchamp, qui vivait seule avec son vieux, un peu plus jeune qu’elle. Ils vivaient dans une petite maison laide et basse, que tout le monde avait un peu peur d’approcher, car la vieille était grognonne, maussade et méchante. Elle trouvait à redire à tout, rien ne lui plaisait, elle bougonnait sans cesse, et je vous assure que son vieux n’était pas toujours heureux avec elle. Il est vrai qu’elle avait eu beaucoup d’épreuves. — Le malheur, des fois, ça rend méchant… — Des huit enfants qui lui étaient nés, trois étaient morts ensemble de la diphtérie. L’aîné s’était tué avec son fusil, en allant à la chasse, les deux filles, mariées au loin, vivaient péniblement, et les autres garçons étaient partis de côté et d’autre sans avoir donné de nouvelles. Le plus jeune, surtout, François, celui qu’elle aimait particulièrement, lui avait causé beaucoup de chagrin en les quittant tout à coup, après s’être querellé avec son père. Depuis, personne n’avait entendu parler de lui. Les vieux le croyaient mort. On avait prétendu qu’il s’était noyé, mais quelqu’un qui avait beaucoup voyagé disait l’avoir souvent rencontré dans certains villages des États.

Cet amer chagrin avait rendu la vieille acariâtre et déplaisante. Mais elle était surtout connue pour son avarice. Quand elle voyait venir un quêteux elle mettait le verrou à la porte ; il y frappait toujours en vain. — « Quand on a rien on donne rien… » disait-elle, dans son mauvais cœur. Elle ne donnait même pas une croûte de pain à ces pauvres maigre-échines qui ont le ventre collé au dos… Des fois, le vieux donnait, mais c’était à la cachette. Elle ne se laissait jamais toucher ; c’est comme si le chagrin lui eut desséché le cœur… Enfin, elle était dure, et personne ne l’aimait.

Un soir, — c’était un soir du mois de janvier — la terre était couverte d’une neige épaisse et blanche, car il avait neigé toute la journée, et il neigeait encore à gros flocons. La lune se cachait derrière les forêts qu’on distinguait à peine, et qui semblaient des fantômes prêts à se lever. C’était un de ces soirs d’hiver sombres et lourds où le froid n’est pas violent mais l’humidité immense et les ombres mauvaises. Il ne faisait pas noir, il faisait plutôt gris. Les toits voisins, au-dessus desquels montait une fumée bleue, se profilaient et s’allongeaient sur le contour immaculé des collines… C’était un de ces soirs mystérieux où l’air est étrange, où l’on dirait qu’il doit se passer des choses inaccoutumées…

Il était près de onze heures. Le père et la mère Beauchamp venaient de souffler leur lampe et de se mettre au lit, quand ils entendirent monter les trois marches du perron, et frapper lourdement à la porte. La vieille sursauta : — « Encore un de ces damnés passants ! C’était pourtant assez de deux aujourd’hui. Dis-lui qu’il reprenne son chemin et qu’il nous laisse dormir ! » Le vieux se leva sans bruit et s’approcha de la fenêtre pour regarder au dehors. Une grande forme noire se dessinait près de la porte. Son ombre remuait sur la neige… Cet homme, qui devait être un homme encore jeune, portait sur son dos un sac grossier, retenu par des cordes. Il était couvert de neige, de la tête aux pieds, ce qui indiquait qu’il avait marché longtemps. Le père Beauchamp, s’approchant davantage de la porte, demanda : « Qu’est-ce que vous voulez ? Il n’y a pas de place ici pour vous loger ! » — « Laissez-moi me chauffer un peu près de votre poêle, dit la voix au dehors, j’ai froid jusqu’aux os, je pense que je pourrai pas aller plus loin »… En entendant ces mots la mère dit d’une voix furieuse. « Continuez vot’chemin, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Allez-vous pas nous laisser dormir ! » — Le vieux hasarda : «  On pourrait bien le faire coucher près du poêle ; il a l’air manqué, manqué »… Mais le passant avait repris sa route, étant disparu dans la nuit. Alors, le silence se fit, et la neige continua de tomber.

Le lendemain, quand le père Beauchamp sortit de sa maison, il vit, à quelques arpents, dans la neige, une forme mystérieuse. Il approcha et s’aperçut que c’était une forme humaine, le corps d’un homme, — « Tiens, le quêteux d’hier soir qui s’est couché pour mourir ! » — dit-il. Il le saisit par un bras, le secoua, le retourna ; il était bien mort, il était mort de froid. Mais après l’avoir regardé plus attentivement, il reconnut son fils François ! Il le traîna jusqu’à la maison, et cria à sa femme, en entrant : « C’est le passant d’hier, c’est notre pauv’François ! » Alors, la vieille se jeta sur le cadavre en criant « François ! Notre pauv’François ! » On eut toutes les misères à l’en arracher. Elle le tenait embrassé et lui parlait sans cesse. Le lendemain elle troubla ; elle en mourut huit jours après…

« Voilà mon histoire ; je pense, conclut la mère Lefrançois, qu’on ne doit jamais refuser la charité à un passant. »

SUR UN SONNET

«  Aimez-vous les uns les autres »… Sully Prud’homme a dû s’inspirer de ces paroles quand il a écrit ce « Rêve » magnifique, ce poème d’amour évangélique qui contient toute l’essence de la charité chrétienne. Ce sonnet, à lui seul, pouvait consacrer la gloire de Prud’homme, car n’a-t-il pas droit à une gloire immortelle celui qui enseigne aux hommes à s’aimer et à se considérer comme des frères ? N’est-il pas plus grand que l’astronome comptant les étoiles, que le machiniste créant des engins, que le chimiste cherchant la composition des corps, n’est-il pas le plus grand de tous celui qui sème l’amour et qui chante la fraternité ?…

Un jour j’ai rêvé, dit-il, que le laboureur me disait : « Fais ton pain, je ne te nourris plus. Gratte la terre et sème le blé qui sera ta nourriture. » Le tisserand aussi me disait : « Je suis las de te vêtir : fais tes habits toi-même. » Enfin, le maçon dit à son tour : « Je ne te bâtirai pas de toit. Prends la truelle, et construis de tes propres mains l’abri qui te gardera des éléments. » Un anathème universel pesait sur moi, et je me trouvai tout-à-coup livré à moi-même, seul, en face de la sauvage nature.

Je me mis à l’œuvre avec courage. Laboureur, je pris la charrue pour remuer la terre, mais les sillons ne s’ouvraient pas devant mes efforts acharnés. Maçon, la truelle me tombait des mains. Tisserand, je ne parvins pas à tisser une aune. Bûcheron, je m’enfonçai dans l’épaisseur des forêts, résolu d’abattre un grand nombre de ces arbres géants dont le cœur est de flamme et la voix d’airain. Mais aussitôt, des bêtes féroces, sortant des profondeurs des bois, apparurent devant moi, et me fermèrent le chemin… Alors, je fus saisi d’horreur et je pensai que la mort était venue. Mais, en ce moment, je m’éveillai de ce songe terrible. C’était le matin, aux premières heures. Les hommes avaient repris le fardeau de chaque jour. Les usines fumaient, les coups de massue retentissaient dans l’air. Les coteaux ruisselaient de lumière, et je vis que les champs étaient semés. Je compris mon bonheur de n’être pas seul, d’avoir des frères de travail, des compagnons de labeur dont les jours sont solidaires aux miens. Je compris, alors, dit-il,

…qu’en ce monde où nous sommes
Nul ne peut se vanter de se passer des hommes.
Et, depuis ce jour là, je les ai tous aimés »…

— Voilà la leçon que ce poète nous donne. Il nous enseigne la fraternité comme un devoir, comme une chose due envers nos frères dont le labeur nous permet de survivre. « Je vis que les champs étaient semés » c’est-à-dire je vis ce que j’aurais dû faire pour rassasier ma faim, quoique je n’aie pas ouvert un sillon et retourné une gerbe. Voilà une leçon pour nous tous qui, si souvent, regardons les champs sans les voir.

Avons-nous vu que les champs étaient semés ?…

Ceci nous amène à ces questions. Aimons-nous assez les habitants ? avons-nous assez d’estime pour leur travail et d’admiration pour leur œuvre ? Trop longtemps ceux qui nous donnent du pain n’ont vu sur la figure de leurs frères que froideur et mépris. Trop longtemps certaines classes ont dédaigné de les coudoyer et de leur sourire. Les événements ont ramené l’équilibre. La guerre, qui fit naître le spectre de la faim, nous a mis du cœur au ventre… « C’est la beauté des époques troublées, dit un écrivain, de renouveler dans les hommes le sens véritable de la vie et de l’humanité. » Nous avons reconnu la grandeur de la vie simple : le présent s’est incliné devant le passé… Mais cette conception nouvelle ne sera-t-elle qu’une vision passagère, détruite en même temps que les causes qui l’ont amenée ? Je me rappelle avec tristesse avoir entendu, parfois, ces mots amers sur des lèvres d’habitants : « Les gens instruits ne nous regardent pas ; ils nous dédaignent : comment pouvons-nous être fiers de notre métier »…

Voilà un dur reproche. Mais il a été trop souvent mérité. C’est notre devoir à tous de témoigner à la classe agricole de l’affection et de l’encouragement. Aimons les habitants. Qu’ils sentent que nous les aimons. Que notre sympathie soit profonde, notre estime sincère, et notre sourire vrai. Aimons-les par le cœur, aimons-les par la pensée, aimons-les par le geste, car en les aimant c’est la patrie que nous aimons…

Avons-nous compris vraiment la beauté de leur tâche, la part qui leur revient dans la survivance d’une race, et la promesse qu’ils sont pour l’avenir ? Savons-nous tout ce que nous leur devons ?

Avons-nous vu que les champs étaient semés ?…

FORCE ET BEAUTÉ

Ouvrons nos portes au soleil du bon Dieu. Saturons-nous d’air pur et de lumière. Devenons une race forte et superbe. «  Où voulez-vous en venir ? » me direz-vous. Je veux en venir à parler un peu d’hygiène. — « Ce n’est pas votre affaire » me direz-vous peut-être encore. Et je vous répondrai : « C’est l’affaire de tout le monde ». L’hygiène est une question du jour, une question sérieuse dont chacun, je pense, devrait se préoccuper. Car à quoi bon rêver de devenir grand si l’on ne prend pas les moyens qui mènent à cette fin ? Que peut-on attendre d’une bonne arme tenue par une main débile, et que nous servira d’être braves si nous ne sommes pas assez nombreux ?… Voilà encore un sujet sur lequel on est trop longtemps resté muet. Le fléau de l’influenza — à quelque chose malheur est bon — a fait voir les vides à combler, et le mouvement hygiénique commencé depuis quelque temps s’accentue rapidement chez nous.

Les intelligences se sont éveillées et les cœurs se sont émus. On a organisé des cercles athlétiques et formé des associations sportives. Les collèges et les couvents encouragent la culture physique. On a créé des cours d’hygiène publique. Des œuvres admirables aident les enfants à naître et à vivre. Mais cela est surtout pour la ville. La campagne ne jouit pas ou presque pas, de ces privilèges. L’air y est pur, il est vrai, et la vie plus saine. Les ennemis de la santé y sont moins nombreux. Mais, combien il y aurait de faiblesses à relever, d’erreurs à redresser, de préjugés à combattre ! Pendant que tout renaît par la magie des beaux jours, que l’herbe brille, que l’arbre rayonne, que toute la nature, enfin, se tend vers la lumière, nous nous enfermons dans nos maisons, fenêtres et portes closes. Le soleil luit sur nos toits et nous nous retirons au fond de chambres sombres, où l’air n’a pas été changé depuis des mois, parfois depuis des années, où les mouches transportent à plaisir les germes qui peuvent donner la mort. Et, pourtant, la terre respire la vie. Les plantes cherchent l’air et la lumière, et nous — quel mystère ! — méconnaissons ces dons de Dieu en méprisant le grand bienfait du soleil.

Et, l’hiver, comme nous sommes esclaves des préjugés ! Nous barricadons avec beaucoup de soin nos fenêtres et nos portes. L’air de la maison, jamais renouvelé, devient finalement un poison. D’une année à l’autre, les poitrines faibles s’affaiblissent davantage, devenant des proies faciles pour la tuberculose. On voit, parfois, dans nos campagnes, des familles entières atteintes de consomption. Il est vrai que cette maladie a d’autres causes, mais il a été reconnu que l’air vicié des maisons en est une.

La maison, cependant, désire protéger ceux qu’elle abrite, car, à nous voir ainsi sans cesse, la maison finit par nous aimer. Elle se réjouit de nos joies et souffre de nos peines. Et pour être plus gaie elle veut de la lumière, pour être plus jeune elle veut du soleil. Pour être meilleure aux siens, pour être protectrice et maternelle, la maison veut s’imprégner de l’air doux des collines et respirer les souffles du ciel. Elle veut que le jour luise sur le front de l’enfant qu’elle protège dans son berceau, afin que lorsqu’il sera grand, il ait un corps résistable, un esprit clairvoyant, une âme chercheuse de lumière. Et la maison souffre quand cet enfant, promis aux tâches futures, ne devient pas l’être robuste que la patrie attendait.

Voilà le vrai but de l’hygiène : former une race solide dont le corps sera le serviteur de l’âme, conserver à la nation toutes ses forces, mobiliser ses chances de survie. Et Dieu sait combien il faut de forces aux petites nations pour vivre à côté des grandes !

La gerbe de blé représente l’espoir du monde. Depuis que l’univers existe, les hommes, tenaillés par la faim, ont chanté la gloire du pain et la richesse des épis. Mais sans l’homme des champs, le pain n’existerait pas. Y as-tu songé, homme des villes ? Avons-nous songé que les vies perdues à la campagne et qui auraient pu être sauvées par l’hygiène sont des gerbes de moins et de la misère de plus ? Que les gouvernements et les autorités se tournent donc aussi vers l’enfant des campagnes dont les bras seront voués un jour à l’œuvre de la terre. Que, grâce à un enseignement actif et intelligent, nos laboureurs deviennent de plus en plus forts, et nos engerbeuses de plus en plus belles.

Voyez, dans la maison du colon, la jeune mère auprès de son nouveau-né. Avec quel amour elle le regarde et de quels soins incessants elle l’entoure ! Elle a passé de longs jours à filer, à tisser, à coudre pour lui. Et, maintenant, il dort, chaudement enveloppé dans son drap de laine du pays, sa catalogne et sa courtepointe. Mais si l’enfant tombe malade, la mère est totalement impuissante devant le danger. Souvent éloignée des villages et des médecins, n’ayant reçu aucune notion de médecine générale, ignorant les soins d’alimentation et d’hygiène à donner aux enfants, elle n’a, pour tout réconfort, qu’une bouteille de sirop calmant. Et cette mère, en voulant le sauver, donnera du poison à son fils !

Voilà un champ d’action où le zèle patriotique devra s’exercer. Que tous les écoliers de nos campagnes apprennent, à l’école, par un enseignement pratique et intéressant, dans lequel les faits et les exemples seront nombreux, qu’ils apprennent à aimer l’hygiène et à s’en préoccuper.

Que le jeune homme et la jeune fille appelés à devenir les habitants de demain sachent que les poussières, les mouches et les sirops calmants sont des choses dangereuses, que l’organisme humain est une machine qui ne peut fonctionner sans air, que le soleil doit pénétrer dans nos maisons — même quand il jaunit les murs et brûle les rideaux — et que la lumière est un don divin que nous n’avons pas le droit de méconnaître. Surtout — puisque la femme est la sentinelle des familles — que la jeune fille, mère future, apprenne comment rendre ses enfants robustes, afin que, dans nos champs féconds, les gerbes superbes de l’avenir soient fauchées par les bras puissants de nos fils…

LUCIE L’AVEUGLE

Elle était aveugle de naissance. Elle se nommait Lucie. Ses parents étaient de ces habitants de vieille souche, fervents dans l’âme, qui continuent sur la terre nouvelle, les saintes croyances des ancêtres. Sa mère avait cette bonté qui rayonne, cette intelligence qui réjouit, cette grandeur d’âme et cette noblesse de caractère qu’ont nos mères chrétiennes. C’est elle qui, à force de patience et de douceur, avait appris à la petite Lucie ses prières et le catéchisme, si bien que, conduite par une de ses petites sœurs elle avait fait, comme les autres enfants de son âge, sa première communion.

À mesure que l’âme de son enfant s’ouvrait aux conceptions de la vie sa mère lui apprenait à se résigner, en faisant entrer dans sa nuit le clair rayonnement de la foi. Pour atténuer sa détresse, de peur qu’elle eût trop de regrets de ne pas voir la terre, elle lui parlait souvent du ciel. — «  Chère enfant, lui disait-elle, ne te désole pas, ne murmure pas ! Si tu pouvais voir les choses de ce monde, peut-être deviendrais-tu une fille frivole, livrée aux vanités terrestres. Quand l’œil du corps s’éteint, l’œil de l’esprit s’allume. Et par les yeux de l’âme on voit plus loin et plus haut… Pense au ciel. Les beautés de la terre ne sont rien auprès des beautés du ciel »… Et, doucement, l’aveugle se résignait. Un monde mystérieux se levait en elle, un monde inconnu et lointain, mais vrai, le monde des merveilles éternelles promises à ceux qui espèrent et qui aiment. Et l’aveugle, comme une visionnaire mystique, vivait d’une vie intérieure et secrète. Sa bouche ne connaissait pas les paroles amères, car son âme était pétrie d’amour…

Lucie venait d’atteindre sa dix-huitième année quand sa mère décida de l’emmener à Sainte-Anne de Beaupré. Cette année-là les miracles se multipliaient dans l’église de la grande Thaumaturge, et le nom de la bonne sainte Anne était sur toutes les lèvres. Lucie s’y rendit, conduite par sa mère. Agenouillée au pied de l’autel, transportée de foi et d’amour, elle fit à sainte Anne cette prière : — « Grande sainte, vous dont l’âme est pleine de pitié, et dont les mains sont pleines de grâces, grande sainte, retirez-moi de mes ténèbres ! Faites que ce voile tombe de mes yeux, et que la nuit fasse place au jour ! Accordez-moi le don de la lumière ! Faites que je voie la clarté du jour, l’herbe des champs, la verdure des bois, les cierges de votre autel et les fleurs de votre église ! Laissez-moi contempler votre image, afin qu’elle se grave dans ma mémoire, et que je conserve à jamais vos bienfaits dans ma pensée !… Accordez-moi de voir la maison où je suis née, la terre qui me nourrit, et le doux visage de ma mère !… Grande sainte, retirez-moi de mes ténèbres ! »…

À genoux, les mains jointes, Lucie ressemblait à une illuminée. Et, durant la messe, pendant l’offertoire, ses yeux s’ouvrirent. La lumière étala devant elle son magique enchantement. Les rayons du soleil qui tombaient des vitraux se jouaient à ses pieds, les cierges brûlaient parmi les fleurs, et l’aveugle, ravie, ne cessait de dire : « Que c’est beau, mon Dieu, que c’est beau ! »… Des cris de joie s’échappèrent de ses lèvres, et ses regards pleins d’une ivresse infinie se fixaient obstinément sur l’autel de la grande Sainte… Mais voici qu’une pensée du ciel lui vint. Elle trembla dans la crainte que sa joie fut une joie trop terrestre, une joie fatale, et, joignant de nouveau les mains, elle dit à la bonne sainte Anne. « Grande sainte, si le don que vous m’avez fait doit me conduire au péché, si ma vue doit me perdre, si je puis tomber en enfer à cause d’elle, grande sainte, laissez-moi dans mes ténèbres. Retirez-moi le don de la lumière… Que je ne voie jamais la clarté du jour, l’herbe des champs, la verdure des bois, les cierges de votre autel, et les fleurs de votre église. Ne me permettez pas de contempler votre image, de voir la maison où je suis née, la terre qui me nourrit, et le bon, le doux visage de ma mère… Grande sainte, si ma vue doit me perdre, laissez-moi dans mes ténèbres !… »

Puis elle se tut, immobile. Une sueur froide coulait sur son front ; la pâleur des morts recouvrait son visage. Alors, de nouveau sa vue s’obscurcit. Un voile noir s’étendit devant elle, et elle retomba dans la nuit.

NOTRE LANGUE

Nos campagnes sont restées le foyer de nos traditions et la source la plus pure de notre vitalité nationale. Il importe donc, pour vaincre dans notre lutte pour la vie, de ne pas laisser troubler l’eau pure de cette source, et de voir à ce que l’arbre penche du bon côté. Car une race est un arbre, petit ou grand, qui pousse sous le vent des tempêtes et qui résiste, suivant la puissance de ses rameaux. Si certaines de ses branches sont trop faibles pour supporter l’attaque, l’arbre tout entier finit par s’affaiblir et meurt. Voyons donc à ce que l’arbre de notre race soit un arbre sain. Efforçons-nous de lui faire pousser des branches vigoureuses qui résisteront à l’orage, et d’où rayonnera un jour, sous le soleil des beaux étés, le magnifique épanouissement de la vie.

Après la question de la foi, et avant les questions matérielles, celle de la langue est, sans doute, une des plus importantes pour nous. Puisque nous sommes appelés à devenir les vrais héritiers des aïeux, habitants des campagnes, faisons sur ce point un examen particulier. Comment traitons-nous notre belle langue française ? De quel respect l’entourons-nous ? Comment la défendons-nous ? Ceux d’entre-nous qui ont parcouru, par les belles routes claires bordées de clôture grise, les paroisses de notre province, n’ont-ils pas été — s’ils ont au cœur l’orgueil de la race — sans ressentir une pénible impression à voir, ici et là, des affiches faites dans un français pitoyable. Sur un pont : «  Défence de trotté », ou « Défence de fumé », sur un petit bureau de poste : « Bureau de Post », sur une maison : « M. un tel charretié », « M. un tel Cordonnié », « Répareur de voitures », « Réparations de tout genres ». Sur un hôtel : « Repas servis à tout heure », sur un magasin : « Réduction de toutes sorte », et que sais-je encore ? Enfin, un français qu’on dirait massacré à plaisir. Et pourtant, un petit moment de réflexion, de démarche ou d’étude eut suffi pour conserver à ces belles campagnes une admirable tenue française ! Mais il y a pire. Il y a dans les campagnes canadiennes françaises des enseignes entièrement anglaises, et qui portent cependant un nom bien français. Le bureau de poste se nomme Post Office et le bureau des douanes : Customhouse. Ceci, il est vrai, est du ressort du gouvernement, mais les maîtres de poste ne pourraient-ils pas demander qu’on leur donne une enseigne dans la langue commune ? Un magasin est un General Store, un boulanger est un baker, un épicier est un grocer. On se croirait dans un village anglo-saxon. Voilà un état de choses qui doit nous faire réfléchir. Ces enseignes-là n’ont pas leur raison d’être. Elles n’ont pas leur raison d’être, non parce qu’elles sont anglaises, mais parce qu’elles sont d’une langue étrangère, et que les langues étrangères appartiennent aux pays étrangers. Elles seraient rédigées en italien, en allemand, en espagnol, ou en japonais, que la faute serait la même…

Réfléchissons à cette insouciance. N’est-ce pas là une sorte de reniement de notre nationalité, n’est-ce pas une faiblesse, n’est-ce pas une lâcheté ?

Vous vous promenez, en voiture, dans les « rangs » de votre paroisse. Vous passez par les Concessions, au milieu des terres nouvelles, où s’étale la richesse des moissons. Vous admirez ces champs féconds semés avec soin par les descendants des premiers défricheurs. Vous regardez de bonnes vieilles maisons d’habitants, presque toutes pareilles, basses et grises, entourées d’un fournil, et de gros arbres, sous lesquels grouillent des oies blanches et des poules… Vous écoutez parler les gens : ils parlent tous français comme vous, et ils ne parlent que le français. Les enfants qui dansent des rondes sur l’herbe s’exclament en français. « Une ! Deusse ! Troisse ! Quatre ! Patates ! » Ils font des jeux en français : « Petit couteau d’or et d’argent, ta mère t’appelle au bout du champ, voici voilà, va-t-en ! » Ils jouent au « Colin-Maillard », ils dansent la « Boulangère » et « l’Hirondelle ». Le grand’père, qui fait sauter le petit sur ses genoux, répète des airs français :

« À Rouen, à Paris,
Sur le dos d’un gros ch’val gris !
À Paris, à Rouen,
Sur le dos d’un gros ch’val blanc !… »

Mais, tout-à-coup, vous apercevez, sur la façade de la maison, en lettres d’une grosseur à vous crever les yeux, ces mots : « We use the Laval Separator Cream » ou bien « The Magic Baking Powder is the best ». Eh bien ! voilà un contraste qui est un non-sens et une laideur ! Ces enseignes doivent disparaître, et nous devons dire aux agents financiers de nous parler dans notre langue. Sommes-nous plus tenus de comprendre la langue des compagnies que les compagnies sont tenues de comprendre la nôtre ? Pensons-y bien. Ils sont pourtant inoffensifs ces mots : « Nous employons le séparateur à crème Laval ; la poudre à pâte Magique est la meilleure ». Cela veut dire : « Nous sommes des habitants intelligents et pratiques. Nous reconnaissons la valeur de la science, et nous applaudissons aux succès de l’esprit. Nous aimons l’œuvre de la terre ; nous élevons de grands troupeaux aux flancs lourds qui font dégorger nos chaudières d’un lait riche et pesant. Nous cuisons dans nos fours, des pains dorés ; notre table en est riche, et notre maison en est parfumée »… Mais, en y songeant bien, cela ne veut-il pas dire aussi : « Nous ignorons de quelle race nous sommes nés, et la voix du sang s’éteint en nous. Le passé ne nous dit rien. Nous ne pensons pas à ceux qui sont morts, et nous ne pensons pas non plus à ceux qui naîtront. Nous sommes tout simplement des êtres voués à la terre, mais nous ne compterons pas pour la Patrie ?… »

Voilà des faiblesses qu’il faut avoir la force de dénoncer. Faisons notre examen de conscience national. Rentrons au fond de nous-mêmes. Demandons-nous ce que diraient les anciens, les premiers colons, nos pères, s’ils revenaient subitement parmi nous. N’aurions-nous pas à rougir devant eux ? N’aurions-nous pas à rougir devant ces morts à qui nous devons tout, et à qui nous ne rendons rien ? Ne mériterions-nous pas de voir paraître, à mesure que l’ombre tomberait de leur visage, et que leur âme recommencerait à aimer leur maison, ne mériterions-nous pas de voir paraître du reproche sur leurs lèvres et de la tristesse dans leurs yeux ?…

LES ÂMES VOYAGENT…

Le père Édouard Gagné venait de vendre son bien. Il partait pour les États avec sa famille. Cela s’était vendu à la criée, y compris le roulant, la maison et les meubles. C’est François Lemieux qui avait tout acheté avec l’argent qu’il s’était mis de côté. Pourtant, le père Gagné avait travaillé dur, lui aussi, mais il n’avait pas eu de chance. Sa femme, qui était feluette, avait toujours vécu dans les remèdes ; ses filles, aussitôt grandettes, s’étaient livrées aux dépenses, et ses garçons n’étaient pas vaillants. On disait, dans le village, qu’ils avaient « Les côtes sur le long »… La chose avait été rude pour le père Gagné, mais il fallait bien vendre pour régler les affaires. Et depuis ce jour-là le vieux n’était pas gai.

C’était le 2 novembre au soir. Il veillait encore dans sa maison, ce soir-là, avec François Lemieux l’acheteur, et deux voisins ; celui d’en haut, le père Beaulieu, et celui d’en bas, le père Boucher, à sa rente depuis longtemps.

C’étaient des figures honnêtes d’habitants, figures mornes, ridées comme leurs champs, mais figures ouvertes où luisaient des yeux francs. Le père Gagné était, parmi eux, le type le plus parfait du colon défricheur. Épaules carrées, larges mains, prunelles ardentes, aspect d’énergie et de force. Mais son dos commençait à plier sous le poids des ans. Assis dans la grande chaise berceuse aux châteaux usés, le vieillard se tenait penché, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, et les autres le regardaient avec cette pitié muette qu’on a devant les grands chagrins…

Ils parlaient des morts. Les habitants, dans leur âme simple et croyante, ne s’effraient pas des mystères de la mort. Ils en parlent avec tranquillité comme ils parlent du temps et des semailles. Le soir était lourd, le vent soufflait. On entendait battre les portes des remises, et dehors, quelques chiens jappaient.

— « Ce soir, dit François Lemieux, les morts voyagent. Ils viennent rôder autour des bâtiments. Ils rentrent aussi parfois, dans les maisons, pour revoir les lieux où ils ont vécu. Ma grand’mère avait l’habitude de leur mettre un couvert pour qu’ils mangent. Je vous dis que les morts voyagent. Il y en a qui se font voir. Mon père a vu un nommé Charron qui lui devait cinquante piastres. Il l’a vu tout courbé, et il a compris qu’il disait : « J’ai tes cinquante piastres sur le dos »… Mon père lui a crié. « Je te les donne ! » et, depuis, il ne l’a pas revu. Vous souvenez-vous de ce pauvre Roussel qui a été vu, un soir, avec des chaînes sur les bras, faisant le tour de la terre qu’il n’avait pas voulu payer ? Moi, je vous dis que les morts voyagent »…

Il se fit un grand silence. Ensuite, le père Gagné qui n’avait pas parlé jusque-là, se réveilla de sa torpeur. Il se leva, vida sa pipe sur le devant du poêle, et, se redressant, il dit :

« Oui, je crois que les âmes reviennent. Cela ne peut pas être autrement. Quand on a passé des années et des années dans la même maison, cultivant la même terre, faisant les mêmes travaux, semant le printemps, récoltant l’automne, battant le grain l’hiver, on ne peut pas s’en aller comme cela, du jour au lendemain, comme une feuille qui part au vent. On revient dans ces maisons, où l’on s’est toujours assis à la même place, dans la même chaise, près de la même table. Non, on ne peut pas s’en aller comme cela, du jour au lendemain. Moi, je vous dis que, mort ou vivant, je reviendrai sur ma terre ! » Il s’arrêta pour s’essuyer le front où la sueur coulait. Elle était profonde et vivante la tristesse de ce vieillard, dont l’âme était pétrie de toute l’énergie d’une race. — Il reprit : « Cette terre-là je l’ai prise en bois debout, j’ai fait de l’abatis, j’ai ésouché, éroché, labouré, hersé, semé. La première année ça n’a rien donné. Ensuite, c’est venu clairaud, puis, en dernier, tout a poussé dru : de la belle avoine bien fournie, de l’orge, du foin prends-en en v’la. Je me suis logé, j’ai bâti un hangar, puis un fournil. Tout ce que vous voyez ici est l’ouvrage de mes mains. Non, on ne peut pas s’en aller comme cela du jour au lendemain. Je vous dis que, mort ou vivant, je reviendrai sur ma terre ! »

Il se tut, et s’assit, calme et sombre. Il parlait sans excitation comme s’il avait toujours pensé ces choses et comme si ses paroles ne devaient surprendre personne. Alors, tous se turent. Autour d’eux, en eux ils sentaient la présence des morts. Et eux-mêmes, sous la froide lumière des vieilles lampes à l’huile, dans cette tristesse de novembre, avec leur front pâle et leurs regards effacés ils ressemblaient à des morts anciens qui seraient venus s’asseoir à la place accoutumée.

Un an environ s’était écoulé quand on apprit que le père Gagné était mort aux États. C’est une de ses filles qui avait écrit cela. « Vous savez, écrivait-elle, il ne s’est jamais adonné avec le monde de par ici. Il a toujours trouvé de quoi à redire. Au printemps, quand le soleil s’est mis à chauffer, il parlait sans cesse de sa terre. On voyait qu’il s’en ennuyait. »

« Je sais pas, disait-il, si Lemieux a labouré la planche d’en haut c’te année. Il va avoir du beau grain dans la prairie des moutons. C’est un bon travaillant : je suis sûr qu’il rôde déjà dans ses champs. »

« L’idée lui marchait tout le temps comme ça. À la fin, il avait perdu la mémoire. Le docteur a dit que c’était le mal du pays ». — Ainsi disait la lettre.

Peu de temps après, un soir que François Lemieux s’en allait à l’étable, faire le train, il vit, à quelques arpents de la grange, un homme qui marchait dans son champ. C’était en octobre, le mois des brumes. Un brouillard épais pesait sur toute chose. Un petit vent sec faisait craquer les branches, tendues en bras de squelettes, le long des clôtures. L’homme marchait lentement, suivant un sillon, la tête basse, comme absorbé dans une pensée profonde. François Lemieux le reconnut : c’était le père Édouard Gagné. Tout saisi, il courut à la maison du père Boucher, et poussant la porte comme un coup de vent, il dit avec une voix tremblante : «  Venez voir le père Gagné qui se promène sur ma terre ! » Puis il courut de même chez le père Beaulieu et dit encore : « Venez voir le père Gagné qui se promène sur ma terre ! » Alors ils s’approchèrent tous les trois et le regardèrent s’éloigner. Son grand corps, ses épaules osseuses se profilaient sur l’horizon noir. Il marchait lentement comme quelqu’un qui veut retarder le départ inévitable. Parfois, son bras faisait le geste de semer. «  C’est bien lui, fit le père Beaulieu. Il l’avait dit qu’il reviendrait sur sa terre ! » — Longtemps ils le regardèrent et quand ils ne virent plus rien ils se séparèrent, émus et pâles. Et François Lemieux dit simplement, comme se parlant à lui-même : « Je le savais bien que les âmes voyagent ! »

MER

PETITES FILLES DE LA MER…

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus, deux petites sœurs aux longues tresses qui pêchaient du poisson, au bout d’une île déserte… Leur image est vivante dans ma mémoire. Pourquoi ? Je ne sais… Leur prunelle était bleue comme le flot, leurs cheveux bruns comme les algues, et leurs pieds nus, souples comme la vague elle-même. Je les vis par un clair matin de grand soleil. Un bateau paresseux, à lourdes voiles, nous avait amenés, pour un jour, dans la solitude sauvage de l’île X. Des rochers bruns, rouges et jaunes s’élevant, s’étendant, se crispant en formes bizarres au-dessus des flots.

Sur ces rochers, des épines-vinettes, des sapins, des genièvres, des petits fruits sauvages, des fleurs sombres, de l’herbe rude, pesante de sel. Au fond, l’horizon où grouille le flot, où bouillonne la vague, où hurle le vent, le grand vent si pur du large. À côté une lourde colonne d’arbres épais où semble s’arrêter la lumière. C’est derrière cette forêt que je découvris la maisonnette de pêcheurs et les deux petites filles qui, dans l’eau claire, pêchaient à la ligne.

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus !…

Elles avaient de longues jambes, de longs bras halés par l’air salin, un corps délicat et robuste, recouvert d’une robe mince dont on ne voyait plus la couleur. Leur visage était plein de soleil, et leurs cheveux, bruns et longs, dansaient, sur leurs épaules, au gré du vent. Deux petites psychées des grèves… Elles pêchaient avec une habileté étonnante. La ligne passait et repassait dans leurs mains, sans secousse. Elles avaient une façon à elles d’arracher sans trop le meurtrir le poisson qui, au bout du croc, agonisait en spasmes éblouissants… Deux petites fées… Leur peau brune s’ornementait peu à peu d’écailles d’argent, et l’eau ruisselait de leurs doigts, comme un long collier de diamants… Quelle vision de simplicité et de grâce ! — « Pêchez-vous comme cela tous les jours, leur demandai-je, et par tous les temps ? » — « Oh ! oui, répondit la plus grande, surtout quand il fait sombre, au « montant », c’est dans ce temps-là que « ça mord » le plus. On ne fournit pas à appâter. La ligne jetée, un de pris. Ça grouille dans le panier, ça donne une ambition. On pêche même le soir, des fois, jusqu’à la nuit. Quand les étoiles dansent dans l’eau, on croit que c’est la truite qui nous regarde avec des yeux clairs… Moi, je trouve cela beau »… — Vous aimez donc beaucoup votre vie, vous y êtes attachées ? — « Ah ! oui, bien sûr ! (Et elles me regardaient d’un air étonné, surprises que j’aie pu en douter). On aime ça rester nu-pieds dans l’eau toute la journée, rentrer mouillées jusqu’aux os, le soir. On aime se laisser monter la houle sur les jambes, se promener avec le grand’large et faire face au vent. Des fois, quand le père va pêcher au large, c’est nous qui allons voir aux filets. Vous voyez, ils sont tout près d’ici. Histoire de sauter dans le chaland, de pousser un peu de la perche, et flic ! flac ! on est rendu ! Des fois, le vent se fâche. Alors, on pense au père qui est au loin, mais on sait qu’il va revenir…

Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus…

— Tiens, me dis-je, mais c’est joli cette joie de vivre, cette gaieté de petites pauvrettes qui ne se lassent pas de leur horizon !… C’est une leçon. Si chacun voulait voir ainsi les beautés de sa vie et en oublier les laideurs ! Si chacun s’éprenait de son existence ! Si chacun possédait la joie de vivre ! Qu’importent les jours monotones ou méchants quand on a confiance en la vie… — « Alors on pense au père qui est loin mais on sait qu’il va revenir ». Naïveté, foi, grandeur d’âme, beaux prismes qui brillent sur l’avenir. Mais je pensais aussi : « Pauvres petites, hélas ! vous ne serez pas toujours jeunes, vous vieillirez, vous souffrirez. Votre père, peut-être, va revenir de ses pêches au large, mais votre mari, le jeune pêcheur que vous épouserez pour sa douceur, pour son habileté à la rame, à l’écoute, peut-être lui, qu’un jour il ne reviendra pas… « On sait qu’il va revenir »… Vous croirez longtemps à ce retour. Debout, sur les crans sauvages que rasent l’écume de la vague et l’aile de l’alouette, les bras levés, les cheveux à moitié défaits, faibles de crainte, fortes de foi, vous scruterez l’horizon où nulle voile ne se voit. Rien, rien, rien… Vous regarderez longtemps d’un œil dévorant. Vous vous écraserez sur le dur rocher, vous attendrez des jours, des jours, des semaines, en vain. Alors, tout sera fini, et vous aurez le cœur brisé. Vous serez veuves, veuves de pêcheurs. Au fond de votre maisonnette grise, couleur de pluie, je vous vois, jeunes femmes aux yeux éteints, sanglotant près de la lampe qui fume dans la fenêtre petite et carrée… Petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus…

Mais la mer vous reprendra. D’abord, vous la regarderez moins parce qu’elle vous aura fait tant de mal. Vous regarderez moins le large, lui qui vous aura pris votre amour, mais la pêche vous attirera par besoin, par nature. Vous retournerez à vos perches et à vos filets. Oui, la mer vous reprendra ; vous y êtes comme incorporées. La mer vit en vous, et vous vivez en elle. Vous oublierez vos larmes, vous retrouverez votre ancienne joie, du temps où vous pêchiez du poisson au bout d’une île déserte, petites filles de la mer, petites filles aux yeux bleus !…

LA NUIT TERRIBLE

L’amiral Hovenden Walker, après avoir quitté Boston, où il avait fait escale, venait d’entrer dans le golfe St-Laurent avec sa flotte imposante de quatre-vingt-huit vaisseaux. C’était le 22 août 1711, sur la fin du jour. Le soleil se couchait rouge et brillant au-dessus de cette immensité silencieuse qui ne retentissait que du bruit des flots et du cri de l’oiseau sauvage. La brise était forte mais propice ; la flotte avançait sûrement vers Québec. L’amiral assis à la roue esquissait un sourire de satisfaction. La traversée de l’océan avait été superbe ; le vent maintenant était favorable. Son étoile était bonne. Par lui, l’Angleterre la conquérante allait voir s’enrichir son domaine d’un pays immense, plein de promesses, dont on parlait depuis longtemps avec convoitises. Vraiment la fortune lui souriait. Devenant maître de cette situation difficile, il tenait maintenant la Nouvelle-France entre ses mains. Lord Boulingbrook n’avait-il pas écrit au comte d’Orrery, en apprenant son arrivée heureuse à Boston : « Vous pouvez être assuré que nous sommes maîtres, à l’heure qu’il est, de toute l’Amérique septentrionale » ? Sir Walker était donc orgueilleux de sa destinée. « Avec quelle joie, se disait-il, je vais jeter l’ancre en face de Québec et braquer mes canons sur ce haut promontoire ! Comme les Français vont être pétrifiés de la beauté de ma flotte et du nombre de mes soldats ! Je vais les voir s’aplatir à mes pieds comme des chiens dociles. Il entrevoyait la réception magnifique qu’on lui ferait en Angleterre, lors de son glorieux retour. Il songeait au charme des fêtes, à l’enchantement de la musique, au sourire des femmes… Et il était heureux.

Le ciel commençait à s’assombrir sous les voiles de la nuit, et le vent soufflait. Sur le pont, en arrière, se tenait un homme au visage sombre et douloureux. Il gardait le silence. Son front était creusé d’un pli amer et ses yeux lançaient des éclairs. C’était le pilote Bélanger, un Canadien français que Walker avait fait prisonnier à Gaspé, en le sommant de diriger la flotte vers Québec. Lui aussi songeait. Il songeait qu’il devait donner sa vie, s’il le fallait, pour empêcher cette flotte d’atteindre Québec, et son âme était en proie à la plus terrible torture. — «  Qu’importe que je meure, murmurait-il, si la colonie est sauvée. Ma femme ! Mes enfants ! Je ne vous verrai plus ! Pardonnez-moi, pardonnez-moi ; c’est pour la France ! Des larmes sillonnaient ses joues creuses, et son cœur battait à tout rompre, à mesure que la nuit tombait…

Il était alors onze heures. La nuit était profonde, sans étoiles. Des nuages roulaient au firmament et l’atmosphère était lourd. Le pilote se leva, regarda l’horizon et se dit : « Dieu va m’aider ; il nous envoie une tempête ! » Les nuées noires se multipliaient avec rapidité ; le vent, devenu plus grand, faisait crier les gréements et craquer les voilures. La flotte se trouvait dans le voisinage des Sept-Îles, groupe d’îlots semés sur la rive nord du St-Lau-rent. Au loin les vagues écumaient sur les récifs, et la bourrasque jetait un bruit lugubre. Alors il vint un coup de vent furieux. Les vagues tumultueuses et rugissantes se dressèrent tout à coup comme des montagnes remuantes, laissant après elles une écume de feu. Et la flotte se trouva désemparée. — « Pilote, cria l’amiral, fou de stupeur, de quel côté marcher, nord ou sud ? — Nord ! » répondit Bélanger d’une voix forte. Alors, en quelques instants, ce fût une clameur affreuse répandue dans la nuit. Jamais le fleuve superbe n’avait entendu pareils déchirements, n’avait vu pareilles horreurs. Les vaisseaux étaient éventrés sur les récifs, et les soldats par centaines, ainsi que des femmes et des enfants, roulaient au sein des flots.

Le lendemain, des pêcheurs venant de Gaspé annoncèrent à Québec que la flotte de Walker avait péri sur les récifs des Sept-Îles, et que neuf cents cadavres jonchaient la rive…

L’ANSE PLEUREUSE

Anse pleureuse pleure, pleure…

Pleure la mort des deux amants qui sont endormis sur tes bords. Tu étais, autrefois, l’anse rieuse qui reflétait en gazouillant les tendres rayons de l’aurore. Sur tes rives où les aulnes se penchent en grosses touffes vertes, au travers des herbes parfumées chantaient les rossignols et les merles. Ils chantaient la fraîcheur de tes feuillages, la beauté de ton murmure, la clarté de tes eaux. Ils chantaient la joie de vivre, la force d’aimer dans le magnifique épanouissement du printemps. Le vent dans tes feuilles était comme une musique faite sur des luths invisibles par des fées, et l’eau qui coulait au pied de tes nombreux détours était un gazouillis d’oiseaux… Oh ! le charme magique de tes nuits ! La douceur de la lune qui se mirait dans ton miroir, et la magie des étoiles dansant une ronde lumineuse au-dessus de ton lac enchanteur ! Maintenant ta vie est éteinte ; tu n’as plus que des sanglots…

Anse pleureuse pleure, pleure…

Un soir, un pêcheur revenant de ses filets, vit flotter sur tes eaux deux formes humaines qui semblaient enlacées. C’était un jeune couple qui se tenait étroitement uni et que la mort avait immobilisé. Les longs cheveux bruns de la femme flottaient comme une herbe mystérieuse ; l’homme avait un regard doux et un visage calme ; tous deux semblaient dormir. D’où venait ce couple malheureux ? Nul ne le sut jamais. Certains croyaient l’avoir vu passer sur la route quelques jours auparavant, d’autres disaient qu’il était apparu après le naufrage d’un brig européen. Un mystère profond comme la mer enveloppe ces amours. On leur creusa une fosse sur la rive, parmi les feuillages, et on les enterra côte à côte. Nul n’a jamais rien connu sur ces morts, endormis pour toujours en pleine jeunesse. L’herbe marine a poussé drue sur leur tombe que les aulnes touffus recouvrent…

Anse pleureuse pleure, pleure…

Et depuis, l’anse est triste et pleure dans la nuit. — Ô nature, est-ce que cette douleur humaine a remué ton cœur de mère ? Est-ce que le deuil des âmes afflige aussi ton âme éternelle ? Pourquoi ta détresse est-elle si grande et tes sanglots si profonds ? Depuis, l’anse pleure. Toujours, par les soirs calmes et charmeurs, par les couchants orageux, par les matins éblouissants, par les étés, par les printemps, l’anse pleure. Elle qui riait et gazouillait n’a plus maintenant qu’une plainte, qu’un chant de tombeau… On dirait qu’elle se lamente, qu’elle s’afflige de cette mort cruelle, et qu’elle berce le sommeil des amants. Anse pleureuse, que ta voix est triste à écouter le soir ! Tes jeunes filles en frissonnent, et les hommes qui l’entendent se signent. Les vieux pêcheurs fuient tes ombres, et tes flots eux-mêmes roulent des sanglots. Garderas-tu toujours ton secret, enfoui parmi tes herbes vertes ? Vas-tu toujours jeter ta plainte douloureuse, ô grand tombeau mystérieux ?

Anse pleureuse, pleure, pleure…

VAISSEAU FANTÔME

Le navire était noir et la voile était blanche…

Déjà plusieurs affirmaient l’avoir vu, par les soirs brumeux, au large des îles grises et désertes. C’était un vaisseau mystérieux monté par un équipage invisible. Nul bruit, nulle voix. Il allait comme vont les papillons, mais il ne s’arrêtait jamais et les voiles semblaient se mouvoir d’elles-mêmes. Leur légère ombre blanche qui flottait sur l’eau calme était dans le mirage lointain comme l’aile d’un oiseau divin perdu sur les mers humaines. Quelquefois, par ces soirs roses et paisibles, où la respiration du ciel est comme haletante, on croyait entendre de ses bords un chant de femme doux et plaintif que l’écho prolongeait au loin, et que les divinités de la nuit semblaient écouter.

Le navire était noir et la voile était blanche…

Or, un soir, le beau capitaine qui revenait des mers, dit avoir vu le bateau mystérieux. «  Je l’ai vu venir, voiles hautes, dit-il, droit et fier comme un monarque, et faisant sur la vague profonde un sillage de lumière. Le soleil venait de s’éteindre tout à fait. Les étoiles commençaient à poindre une à une, ainsi que des clous d’or au plafond bleu du ciel. Un brouillard léger flottait à l’horizon et le vent était doux et caressant. J’avais doublé le cap de l’île silencieuse et je dirigeais ma course vers le large, quand je vis passer près de moi le vaisseau fantôme, soulevant avec sa proue gigantesque une écume vivante comme une mer de feu. Oh ! quel émoi me saisit alors ! Comment mes lèvres pourront-elles dire ce que j’ai vu ? Quel charme pour mes yeux, quelle ivresse pour mon cœur ! J’aperçus, vêtue de blanc, tenant la roue, et les cheveux dans le vent, calme, belle comme une déesse, j’aperçus ma bien-aimée celle que la mort m’a prise, il y a dix ans. Fou de joie, les bras ouverts. je voulus m’élancer pour la saisir, mais soudain, dans l’ombre d’une nuit profonde, le vaisseau mystérieux s’était effacé. Ô vision des visions ! Qu’es-tu donc devenu, divin bateau qui t’en vas emportant ma bien-aimée ? »

Le navire était noir et la voile était blanche…

Le capitaine n’a plus revu jamais le vaisseau noir aux blanches voiles. C’est en vain que ses yeux rêveurs cherchent la douce vision. L’horizon reste morne et la nuit reste noire. C’est en vain que le soir à l’heure où les astres d’or s’allument au fond du ciel silencieux, c’est en vain que sur la barque grise à demi désemparée il erre jusqu’au matin, scrutant l’infini de la mer profonde, le vaisseau ne reparaît plus. Des larmes brûlantes tombent alors de ses yeux, et, la mort dans l’âme, il s’écrie : Je ne te reverrai donc jamais, ô fantôme adoré que je pleure ? Pourtant tu venais à moi. As-tu pleuré ? As-tu souri ? Je voyais ta taille souple se dessinant sur la nuit noire. Il m’a semblé que tu te penchais vers moi, que tu m’avais reconnu, que ton âme tressaillait à l’approche de mon âme, et que ta lèvre disait : viens ! Mais quand j’ouvris les bras, tu n’étais plus là. Je t’appellerai jusqu’à la fin de mes jours, jusqu’à ce que mes yeux se soient séchés et que ma bouche soit morte. Car, comme la soif de beauté met dans l’âme de l’artiste son éternel désir des sommets, de même la soif d’amour met dans mon âme l’éternel désir de te voir »…

Ainsi parlait le beau capitaine pleurant sa bien-aimée.

Jamais il ne l’a revue. Mais de l’avoir aperçue, par un soir brumeux de novembre, son âme, brûlée de joie, est inondée de lumière, et sa figure est celle d’un prédestiné.

Le navire était noir et la voile était blanche…

LE PETIT FILS

Il avait grandi sur les grèves, au soleil, à l’air vif, droit et souple comme une herbe marine. Pieds nus, tête nue, sur le sable et dans la vague, le fils de Joseph Lamont était devenu un beau gas au teint d’or, aux cheveux épais, aux yeux profonds comme la mer. Sa grand’mère, la vieille Marie qui l’avait élevé, l’adorait. Son père, pêcheur de la côte gaspésienne, s’était noyé par une tempête d’automne, et le chagrin avait emporté sa mère l’année suivante. Comme le grand’père qui avait péri de la même façon trois ans auparavant, on avait trouvé le père de Louis, mort, sur la rive, et déjà glacé. Ils étaient tous d’une race de pêcheurs, amoureux de leur métier, audacieux et travailleurs. Qui dira la merveilleuse fascination qu’exerce sur ces hommes la mer traîtresse ? Qui dira la magie de son regard, le charme de son sourire ?… Donc la grand’mère avait reporté sur son petit fils orphelin toute la tendresse de son vieux cœur. Elle qui avait souvent demandé à mourir, trouvait une nouvelle joie de vivre par cet enfant, fleur de son âme et de son sang. Cela lui rappelait les plus belles années de sa vie, alors que, jeune femme, son fils, son beau petit Joseph, jouait autour d’elle et s’accrochait à sa jupe. L’enfant ressemblait à son père. — « Ce sont ses yeux et sa bouche, disait-elle. C’est le portrait de mon pauvre enfant ! » Alors elle le pressait avec force sur son cœur. Parfois même il lui arrivait de faire de beaux rêves pour lui. Lorsque l’enfant endormi reposait sur son épaule, la vieille songeait que peut-être cet enfant deviendrait un homme remarquable. Peut-être un notaire, ou un prêtre ! — « Mais tu seras menuisier, forgeron, journalier, tu seras n’importe quoi, mon Louis, mais pas un pêcheur ! Je ne veux pas que tu sois un pêcheur ! Je ne veux pas qu’elle te prenne comme tous les autres, et qu’on te ramène, un soir, froid et raidi dans tes voiles. Non, je ne veux pas que tu sois un pêcheur ! » — Lorsqu’il fixait ses yeux sur le large, la vieille lui disait : « Ne regarde donc pas cette méchante qui a tué ton père ; ne vois-tu pas qu’elle a soif des hommes ? » Il se détournait sans répondre. Il grandissait silencieusement, sentant croître en lui l’âme sauvage de ses pères. Il n’aurait pas voulu faire de peine à sa grand’mère, mais il ne pouvait pas non plus s’empêcher de regarder cet horizon infini qui le tentait, qui le remplissait d’un trouble indéfini, qui élargissait son rêve vague et jeune. Oui, son rêve prenait des ailes sur cette immensité claire, toute grouillante de soleils, de lunes et d’étoiles !…

Or le petit gâs des grèves était devenu un jeune homme. Il venait d’avoir seize ans et travaillait en apprentissage chez un menuisier du village, tout en jalousant ceux de ses camarades qui étaient matelots et pêcheurs. Un soir, comme il venait de quitter la boutique, Louis fut abordé par un étranger, capitaine d’un bâtiment écossais à la recherche d’un homme pour son équipage. — « Vous êtes un garçon vigoureux, dit-il, et débrouillard, ça se voit. Vous feriez mon affaire, tout en voyant du pays, et si vous aimez la mer je vous garderai à mon bord. » — Ma grand’mère ! — oh ! oui, je connais ça, les grand’mères ; elles n’en meurent pas. Elle finira par comprendre qu’elle n’avait pas le droit de mettre obstacle à vos goûts. Si vous craignez ses larmes, partez la nuit. Tenez, à minuit, ce soir, je vous attendrai ici, au coin de cette route. Ne me trompez pas ! Il ne faut pas écouter les grand’mères, mon garçon, ça gâte l’avenir. » — Il partit en lui tapant sur l’épaule.

Louis sans avoir répondu un mot s’était quand même engagé. Il n’avait pas dit non ; intérieurement il avait consenti : il lui faudrait donc être là à l’heure indiquée. Oh ! cette vision de l’avenir entrevu le rendait fou, le brûlait d’une fièvre délirante, d’une joie qui lui semblait au-dessus de tout. Voilà que les morts parlaient, que la vieille âme normande grondait dans son jeune sang. Le charme magique s’accomplissait. Comme tous ceux de sa race, et sans le savoir, conduit par une puissance mystérieuse, il devenait l’homme du large, voué à l’immensité bleue. Il avait l’impression d’entrer en extase dans les régions de cet infini comme on entre en rêve au seuil des jardins enchantés. Sa joie cependant n’était pas complète, et le remords l’envahissait à mesure qu’il se rappelait sa grand’mère. Quand il la vit, il eut envie de pleurer, tellement il se sentait coupable, mais la voix des morts était là en lui qui parlait… Il soupa silencieusement comme d’habitude, évitant de parler, de peur d’échapper son secret. La nuit fut hâtive, et le sommeil bientôt s’appesantit sur les paupières de l’aïeule. Dès qu’elle se fut étendue sur son lit de bois noir, il commença à ramasser ses hardes et doucement, sans bruit, en fit un paquet. Puis il s’assit près du lit et écouta… Elle dormait. Sa respiration faisait un petit bruit sec, et sa poitrine était oppressée. Il se pencha pour la regarder. Son pauvre vieux visage tout ridé était douloureux comme celui des martyrs. Alors il pensa à ce qu’elle souffrirait ; nerveux et pâle, il prit son paquet et se sauva comme un malfaiteur. Il courut jusqu’à l’endroit où l’attendait son capitaine, et en l’apercevant il dit d’une voix tremblante : « Pauvre vieille, bien sûr quelle va en faire une maladie ! »…

LES HOMMES DU LARGE

— « Larguez l’écoute, père François, v’là l’vent qui tourne ! » On voit, à bord, un homme se lever vivement, et le bateau s’arrêter comme indécis. On entend siffler les cordages, battre l’aile des voiles, puis tout-à-coup, hop, il a changé de direction, et le voilà parti pour la grand’mer. Obéissant à l’ordre de son compagnon le père François a lâché l’écoute, le vent a pris de nouveau dans la voile ; la goélette gagne le large… Les deux vieux marins ont replongé leurs yeux vifs dans l’infini. Ils sont satisfaits et sourient. La brise est d’adon, pas trop forte ni trop faible, juste assez pour donner un peu d’émotion. Ils prennent des ris et tirent des bordées… L’eau frise un peu, les drisses craquent et parfois le vent se fâche, mais le gréement est bon, et ils sont heureux. De quoi auraient-ils peur ? Ils connaissent le danger, ils savent le combattre ; d’ailleurs, ils en ont vu d’autres que celle-là ! Les hommes du large sont audacieux et prudents, et en même temps orgueilleux. Ils se plaisent à conter leurs prouesses, aiment qu’on les en loue, et ne dédaignent pas voir briller les yeux des femmes au récit de leurs exploits. Ils se croient souvent plus intrépides que leurs camarades, et leur bateau leur semble plus élégant, mieux fait, plus vaillant que les autres. « Il n’a pas son pareil », vous disent-ils. « Ardent sous la grosse brise, souple, docile comme un petit enfant, avec cela tenant bien la mer et solide comme un brig… Dépareillé, je vous assure, dépareillé ! » Ils disent cela avec satisfaction posant une main tendre sur le flanc de leur vaisseau, comme les terriens caressent en la vantant leur bête docile.

Les hommes du large aiment leur vie ; ils en comprennent les mystères, ils en connaissent les secrets. Aussi sont-ils très habiles à saisir les changements atmosphériques et tous les caprices du vent. Ils prédisent avec sûreté le suroît, le nordet, le calme ou le beau temps. Ils regardent de gauche, de droite, scrutant l’horizon, épient les courants, puis, comme si quelque sirène invisible leur avait soufflé les secrets de la nature, ils disent alors carrément. «  Nous aurons du calme », ou bien : «  Nous aurons du gros vent ». Et ils ne se trompent pas. Ils sont généralement cloués d’une grande mémoire. Ils savent sur le bout de leurs doigts la formation et l’histoire maritime de leur petite patrie, et leur esprit fourmille de légendes jolies où passent des sirènes aux douces voix et des flottes aux équipages mystérieux… Ils sont les gardiens et les maîtres d’une poésie splendide qui n’a pas de limites, qui s’étend aussi loin que le ciel…

On accuse les marins d’être des hommes rudes. Rudes ils le sont de gestes et de manières, car les manœuvres de la mer sont violentes, mais il serait injuste de croire que les hommes du large sont bornés et durs ; ils sont plutôt sensibles comme des femmes. Peut-on avoir une âme bornée quand on vit sur la mer, et qu’y a-t-il de plus propice aux beaux rêves humains que cette divine étendue qui n’a pas de fin ?… Souvent le marin garde à son âme le même amour comme le même horizon à ses yeux. J’en connais dont le bateau porte le nom de la bien-aimée, celle qui fut la grande joie de leur jeunesse, et l’illumination de leur vie… Leur amour va grandissant comme la mer, et comme la mer il est éternel… Porté sur l’aile des nuages qui dorent les soirs d’accalmie, mêlé à la brise légère imprégnée de varech, ou à la chanson mélancolique des grands vents qui grondent dans la nuit, le souvenir de la bien-aimée, leur première «  blonde », durera dans leur cœur paisible comme la profondeur dure au fond des océans.

Les hommes du large ont des habitudes, une vie, un langage particuliers. Ils sont indifférents à ce qui intéresse les autres hommes, et, malgré leur existence pleine de dangers, ils sont plus attachés à la mer que les paysans à la terre. L’hiver, languissants et mornes, ils semblent étrangers à ce qui les entoure, mais dès que les beaux jours paraissent, ils retrouvent leur joie de vivre… Alors ils se réveillent de leur léthargie, et comme des exilés qui revoient la patrie, ils prennent gaiement la route des grèves où les attend la fine goélette, leur amie. — « As-tu gréé ta Marie-Anne ? » « Moi, j’appareille demain. » Ils s’interpellent avec des éclairs de joie dans leurs yeux profonds, amoureux des solitudes. Bientôt on les voit mettre à la voile et partir. Le vieux sang des ancêtres, Normands et Bretons coureurs de mers, reprend sa vigueur ancienne dans leurs désirs d’immensité… Ils vont, ils vont, sans savoir où et pourquoi, car ils sont nés avec du rêve dans l’âme et du ciel dans les yeux… L’infini est leur domaine ; rien ne peut les rassasier de la beauté de Dieu éparse sur les mers… J’aime l’animation des quais à la date des embarquements, quand les petits bateaux à voiles blanches s’envolent, gracieux comme des mouettes ou nobles comme des goélands. J’aime entendre la voix sereine des hommes du large et leur commandement que la brise emporte au loin sur les rives sauvages : « Larguez l’écoute, Père François, v’la l’vent qui tourne ! »

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