Récits et légendes/Terre/Notre langue

Librairie Beauchemin, Limitée (p. 75-83).

NOTRE LANGUE

Nos campagnes sont restées le foyer de nos traditions et la source la plus pure de notre vitalité nationale. Il importe donc, pour vaincre dans notre lutte pour la vie, de ne pas laisser troubler l’eau pure de cette source, et de voir à ce que l’arbre penche du bon côté. Car une race est un arbre, petit ou grand, qui pousse sous le vent des tempêtes et qui résiste, suivant la puissance de ses rameaux. Si certaines de ses branches sont trop faibles pour supporter l’attaque, l’arbre tout entier finit par s’affaiblir et meurt. Voyons donc à ce que l’arbre de notre race soit un arbre sain. Efforçons-nous de lui faire pousser des branches vigoureuses qui résisteront à l’orage, et d’où rayonnera un jour, sous le soleil des beaux étés, le magnifique épanouissement de la vie.

Après la question de la foi, et avant les questions matérielles, celle de la langue est, sans doute, une des plus importantes pour nous. Puisque nous sommes appelés à devenir les vrais héritiers des aïeux, habitants des campagnes, faisons sur ce point un examen particulier. Comment traitons-nous notre belle langue française ? De quel respect l’entourons-nous ? Comment la défendons-nous ? Ceux d’entre-nous qui ont parcouru, par les belles routes claires bordées de clôture grise, les paroisses de notre province, n’ont-ils pas été — s’ils ont au cœur l’orgueil de la race — sans ressentir une pénible impression à voir, ici et là, des affiches faites dans un français pitoyable. Sur un pont : «  Défence de trotté », ou « Défence de fumé », sur un petit bureau de poste : « Bureau de Post », sur une maison : « M. un tel charretié », « M. un tel Cordonnié », « Répareur de voitures », « Réparations de tout genres ». Sur un hôtel : « Repas servis à tout heure », sur un magasin : « Réduction de toutes sorte », et que sais-je encore ? Enfin, un français qu’on dirait massacré à plaisir. Et pourtant, un petit moment de réflexion, de démarche ou d’étude eut suffi pour conserver à ces belles campagnes une admirable tenue française ! Mais il y a pire. Il y a dans les campagnes canadiennes françaises des enseignes entièrement anglaises, et qui portent cependant un nom bien français. Le bureau de poste se nomme Post Office et le bureau des douanes : Customhouse. Ceci, il est vrai, est du ressort du gouvernement, mais les maîtres de poste ne pourraient-ils pas demander qu’on leur donne une enseigne dans la langue commune ? Un magasin est un General Store, un boulanger est un baker, un épicier est un grocer. On se croirait dans un village anglo-saxon. Voilà un état de choses qui doit nous faire réfléchir. Ces enseignes-là n’ont pas leur raison d’être. Elles n’ont pas leur raison d’être, non parce qu’elles sont anglaises, mais parce qu’elles sont d’une langue étrangère, et que les langues étrangères appartiennent aux pays étrangers. Elles seraient rédigées en italien, en allemand, en espagnol, ou en japonais, que la faute serait la même…

Réfléchissons à cette insouciance. N’est-ce pas là une sorte de reniement de notre nationalité, n’est-ce pas une faiblesse, n’est-ce pas une lâcheté ?

Vous vous promenez, en voiture, dans les « rangs » de votre paroisse. Vous passez par les Concessions, au milieu des terres nouvelles, où s’étale la richesse des moissons. Vous admirez ces champs féconds semés avec soin par les descendants des premiers défricheurs. Vous regardez de bonnes vieilles maisons d’habitants, presque toutes pareilles, basses et grises, entourées d’un fournil, et de gros arbres, sous lesquels grouillent des oies blanches et des poules… Vous écoutez parler les gens : ils parlent tous français comme vous, et ils ne parlent que le français. Les enfants qui dansent des rondes sur l’herbe s’exclament en français. « Une ! Deusse ! Troisse ! Quatre ! Patates ! » Ils font des jeux en français : « Petit couteau d’or et d’argent, ta mère t’appelle au bout du champ, voici voilà, va-t-en ! » Ils jouent au « Colin-Maillard », ils dansent la « Boulangère » et « l’Hirondelle ». Le grand’père, qui fait sauter le petit sur ses genoux, répète des airs français :

« À Rouen, à Paris,
Sur le dos d’un gros ch’val gris !
À Paris, à Rouen,
Sur le dos d’un gros ch’val blanc !… »

Mais, tout-à-coup, vous apercevez, sur la façade de la maison, en lettres d’une grosseur à vous crever les yeux, ces mots : « We use the Laval Separator Cream » ou bien « The Magic Baking Powder is the best ». Eh bien ! voilà un contraste qui est un non-sens et une laideur ! Ces enseignes doivent disparaître, et nous devons dire aux agents financiers de nous parler dans notre langue. Sommes-nous plus tenus de comprendre la langue des compagnies que les compagnies sont tenues de comprendre la nôtre ? Pensons-y bien. Ils sont pourtant inoffensifs ces mots : « Nous employons le séparateur à crème Laval ; la poudre à pâte Magique est la meilleure ». Cela veut dire : « Nous sommes des habitants intelligents et pratiques. Nous reconnaissons la valeur de la science, et nous applaudissons aux succès de l’esprit. Nous aimons l’œuvre de la terre ; nous élevons de grands troupeaux aux flancs lourds qui font dégorger nos chaudières d’un lait riche et pesant. Nous cuisons dans nos fours, des pains dorés ; notre table en est riche, et notre maison en est parfumée »… Mais, en y songeant bien, cela ne veut-il pas dire aussi : « Nous ignorons de quelle race nous sommes nés, et la voix du sang s’éteint en nous. Le passé ne nous dit rien. Nous ne pensons pas à ceux qui sont morts, et nous ne pensons pas non plus à ceux qui naîtront. Nous sommes tout simplement des êtres voués à la terre, mais nous ne compterons pas pour la Patrie ?… »

Voilà des faiblesses qu’il faut avoir la force de dénoncer. Faisons notre examen de conscience national. Rentrons au fond de nous-mêmes. Demandons-nous ce que diraient les anciens, les premiers colons, nos pères, s’ils revenaient subitement parmi nous. N’aurions-nous pas à rougir devant eux ? N’aurions-nous pas à rougir devant ces morts à qui nous devons tout, et à qui nous ne rendons rien ? Ne mériterions-nous pas de voir paraître, à mesure que l’ombre tomberait de leur visage, et que leur âme recommencerait à aimer leur maison, ne mériterions-nous pas de voir paraître du reproche sur leurs lèvres et de la tristesse dans leurs yeux ?…