Récits de voyages/La métropole d’Ontario

Typographie C. Darveau (p. 36-51).

CHAPITRE IV

LA MÉTROPOLE D’ONTARIO


Toronto, la seconde ville du Dominion par l’importance commerciale, mais certainement la première au point de vue des arts, des sciences, de l’éducation générale et du génie de ses habitants, est située sur la rive nord du lac Ontario, presque en face de la chute de Niagara, à trois cent trente milles de Montréal, au fond d’une jolie baie qui lui sert de havre et qui peut contenir des bâtiments en grand nombre. Cette ville fut fondée en 1794 par le général Simcoe et primitivement appelée, York ; elle n’a donc pas encore un siècle d’existence, et cependant elle est bien en avant de toutes les autres villes du Dominion par ses publications périodiques, par ses revues, par son université, l’un des plus beaux édifices de l’Amérique, où l’on entend des cours que ne dédaigneraient certes pas de donner les plus illustres professeurs de l’Europe, par ses journaux qui ne le cèdent en rien aux plus grands journaux des États-Unis, et surtout par ses excellentes écoles publiques et ses écoles secondaires, où les jeunes gens sont admis à recevoir une éducation virile, complète, tout à fait moderne, débarrassée des vieux clichés et de cet esprit funeste qui habitue la jeunesse, dès le bas âge, aux dissensions religieuses, à la défiance et à l’intolérance.

Toronto est celle des principales villes du Dominion dont la population a le plus augmenté, durant la dernière décade. Elle ne comptait en effet que 50,092 âmes en 1871, et dix ans plus tard, elle en comptait 85,415. Aujourd’hui, on affirme qu’elle n’en renferme pas moins de 150,000, ce qui est un accroissement sans exemple dans l’Amérique anglaise.


Devant Toronto le lac Ontario a une largeur de trente-cinq milles. C’est tout le temps qu’il faut pour aller visiter la merveilleuse chute du Niagara. Un bateau à vapeur, de premier ordre, le Chicora, accomplit ce trajet jour et nuit, et par tous les temps. Autrefois, il fallait y mettre cinq à six heures ; mais, en revanche, la communication était maintenue tout l’hiver. On débarquait les passagers sur la glace, qui frangeait le rivage de chaque côté du lac ; depuis la création des chemins de fer, la communication d’hiver est devenue inutile, et, pour aller de Niagara à Toronto, on fait le demi-tour du lac, en passant par Hamilton, une des cités d’avenir de la province-sœur.

Toronto possède une bibliothèque publique, de fondation assez récente. On y comptait en 1885, quarante-et-un mille, deux cent quatre-vingt-six (41,286) volumes. Tous les ans elle s’accroît dans des proportions considérables, principalement par la libéralité des citoyens éclairés, et sa collection de livres et de documents relatifs à l’histoire primitive du Canada jouit déjà d’une grande réputation. On dépense à l’achat de nouveaux livres pour la bibliothèque, une somme annuelle de quatre mille (4000) dollars, et, dans une salle séparée, spacieuse et abondamment éclairée, on a installé une salle de lecture gratuite, qui est un des endroits d’attraction des Torontinois.

Finissons par un léger détail. Le nombre des prêts de livres de la bibliothèque s’est élevé en 1885 à 277,931, chiffre éloquent, étant donné celui de la population.


N’oublions pas l’École Normale, dans laquelle sont installés le ministère de l’Instruction Publique et le dépôt des livres destinés aux écoles de la province. À côté, se trouvent les Écoles Modèles, où les aspirants instituteurs des deux sexes vont faire leur apprentissage. L’École Normale renferme encore une très intéressante galerie de peintures historiques, des cartes géographiques de toutes les descriptions, des instruments de physique et de nombreux modèles pour les leçons de choses.

Tout en laissant de côté plusieurs édifices remarquables de la cité-empire, donnons un regard d’admiration à Osgoode Hall, le palais de justice le seul de toute la province d’Ontario qui ait un aspect vraiment monumental et une physionomie artistique. La cour ou « halle » centrale du palais est à deux étages, en style florentin, et entourée d’une double rangée de colonnes doriques, où l’ombre et la lumière, se promenant tour à tour, tantôt rappellent l’austère figure de la Justice et tantôt adoucissent ses traits, de façon à la rendre aimable, même aux prévaricateurs.

Sur les murs on voit les portraits des juges-en-chef et des chanceliers d’Ontario ; autour de la colonnade supérieure sont rangées les différentes cours de justice, et dans une vaste pièce voisine, d’une fort belle architecture, on a accès à la bibliothèque des avocats, laquelle ne contient pas moins de trente mille volumes.


Toronto renferme plusieurs grandes et belles rues, ornées d’édifices et de « blocs » de maisons d’une architecture imposante, telles que les rues Front, Wellington, Queen, Ring et surtout la rue Yonge, qui est la grande artère par excellence, une sorte de « Grande Allée » qui se prolongerait jusqu’au cap Rouge. Notons enfin les hôtels, quelques uns à la figure grandiose, mais par dessus tous le Queen’s, édifice dont l’extérieur paraît assez modeste, derrière l’épais ombrage des arbres qui le dérobent presque au regard, mais dont l’intérieur est princier. On dit même que le Queen’s est le premier de tous les hôtels du Dominion.

TORONTO NAISSANT

I

Il y a quelques années à peine, de vieux habitants de Toronto se rappelaient n’y avoir vu que deux ou trois maisons en brique.

La première mention du nom de Toronto se trouve dans des mémoires français qui remontent à 1686. Le pays avoisinant le lac Simcoe paraît avoir été connu à cette époque sous l’appellation de Toronto, qui voulait dire, probablement « bien peuplé », « grand endroit de réunion. » Pour se rendre à cet endroit de réunion, les Indiens, qui habitaient en grand nombre les rives du lac Ontario, et fort au loin, dans l’intérieur, remontaient la rivière Humber, à l’embouchure de laquelle les Français avaient élevé un fort, appelé en premier lieu « Rouillé », et, par la suite, « Toronto. » C’est ainsi que le nom primitif, s’appliquant à tout le pays d’intérieur, en vint à désigner uniquement l’endroit où était le fort, et où est aujourd’hui située la grande ville ontarienne.

En 1793, les Anglais transportèrent à Toronto le siège du gouvernement de la province et changèrent son nom en celui d’York, en l’honneur de Frédéric, duc d’York, fils du roi George iii. Mais ce nom d’York semble n’avoir jamais été sérieusement accepté par les habitants. Aussi s’empressèrent-ils, lorsqu’ils eurent obtenu leur charte d’incorporation, en 1834, de rendre à leur ville son ancien nom, qui lui est toujours resté depuis.


En 1794, le village de Toronto se composait de douze maisons. Dix-huit ans plus tard, en 1812, il renfermait environ neuf cents âmes.

On y avait construit, à la fin du siècle dernier, un « palais législatif », dans lequel se réunit la première assemblée provinciale, en 1797. Ce « palais législatif » était en bois et d’un aspect peu monumental, comme on le pense bien, malgré ses deux grandes salles siégeaient, dans l’une, les représentants du peuple, et, dans l’autre, les cours de justice.

En 1813, les Américains, commandés par le général Pike, qui fut tué en donnant l’assaut, s’emparèrent de la ville naissante, mais ne purent la garder que quelques jours. Ils eurent le temps néanmoins de mettre le feu à la « Chambre », de piller la bibliothèque et de détruire tous les papiers et documents qu’elle contenait.

C’est en 1793 que fut projetée la célèbre route de Yonge, pour ouvrir un passage jusqu’aux lacs « d’en haut, » sans avoir à suivre la route traditionnelle et obligée par le lac Érié et par Détroit.

Construite comme une voie publique, sur une longueur de quarante-cinq milles, la route de Yonge devint la grande artère des établissements du nord. Elle traverse toute la ville de Toronto et vient aboutir au débarcadère des bateaux à vapeur. George Auguste Sala l’a appelée la plus longue rue du monde : « Où demeure monsieur Y, » demandait un voyageur arrivant à Toronto, il y a une soixantaine d’années, en montrant à un passant une adresse qu’il tenait à la main, « n’est-ce pas quelque part sur la rue Yonge, dans cette ville ? — Oui, répondit le passant, en examinant l’adresse, c’est en effet sur la rue Yonge, à vingt-cinq milles d’ici. »

II

Transportons-nous un instant à soixante-sept ans en arrière de nous, à l’année 1823, qui vit l’arrivée à Toronto de M. Beaty, le fondateur de l’ordre des Orangistes en Canada.

Par une coïncidence assez plaisante, c’est le 17 mars même, jour de la fête des Irlandais catholiques, que M. Beaty pénétra dans la future métropole d’Ontario. Cette année-là, il n’était pas tombé de neige de l’hiver, si ce n’est au commencement de mars, et, à la date du 17, il y en avait quatre pieds d’épaisseur sur le sol. M. Beaty et ses compagnons étaient arrivés à Québec l’automne précédent, et avaient remonté le fleuve jusqu’à Kingston, dans une barge remorquée par des bœufs. Aux endroits où le courant était trop fort, les passagers mettaient pied à terre et tiraient à leur tour sur un gros câble amarré à la barge. À Kingston ils attendirent que la neige tombât pour se rendre à Toronto en voiture d’hiver ; ils attendirent ainsi jusqu’au 10 mars, et le 17, ils atteignaient Toronto. Le même soir, les Irlandais catholiques célébraient leur fête, sous la forme d’un banquet, dans un hôtel tenu par un nommé Jordan. Ils étaient au nombre de quatorze. Dans toute la ville il n’y avait pas plus de cinq cents blancs, mais il y avait bien trente mille Indiens. Le lendemain matin, M. Beaty, qui n’était pas encore un orangiste à cette époque, après avoir passé la nuit chez le Père Bergin, pasteur des Irlandais, assistait à la première messe qui ait été dite à Toronto.


Les Indiens de ce temps-là étaient des hommes superbes, et aussi honnêtes que vigoureux. Ils habitaient dans leurs wigwams jusqu’à une distance très grande de la ville. Ils apportaient aux blancs des fourrures et jamais ne les trompaient sur leur qualité ou leur valeur. Mais le whisky ne tarda pas à pénétrer chez eux ; bientôt ils devinrent ivrognes et apprirent à mentir, à tricher et à voler aussi bien que le plus coquin des blancs. Quelques années plus tard, le gouvernement les rassemblait sur une « réserve », le long de la rivière Crédit.


Une loi récente avait consacré la réserve d’un septième des terres pour le clergé. L’association connue sous le nom de « Pacte de Famille » (Family Compact) possédait en outre une grande partie des lots de la ville. M. Beaty, libéral quoique orangiste, se joignit au docteur Baldwin et à Hume Blake pour dénoncer cet état de choses. Les libéraux de ce temps avaient toutes les peines du monde à se faire écouter dans les réunions populaires, tant, était féroce la guerre, ou plutôt la persécution que leur faisaient subir les Torys. Les choses en étaient venues au point que les libéraux ne pouvaient plus, avoir d’escompte à la banque du haut Canada, et le commerce en souffrait énormément. C’est alors qu’ils réunirent leurs forces pour fonder la banque du Peuple, sur le principe de la responsabilité illimitée, et nommèrent comptable un homme qui devait jouer plus tard un grand rôle dans la politique canadienne.

Cet homme était Francis Hincks.

Francis Hincks était alors un jeune homme de vingt-quatre ans. Il ne tarda pas à se faire reconnaître comme le premier financier du haut Canada, et la banque du Peuple prospéra sous sa direction jusqu’à ce que d’autres institutions financières l’eussent remplacée sur un théâtre bien plus agrandi.

Vers 1829 était fondé à Toronto le Colonial Advocate, par William Lyon Mackenzie, le patriote ontarien qui devait donner aux Canadiens-français un si chaleureux appui, pendant les « troubles » de 1837. Toronto renfermait alors de trois mille à quatre mille habitants, et la diligence était le seul moyen de communication avec l’extérieur. Comme les nouvelles locales étaient maigres, le Colonial Advocate était surtout rempli d’extraits des journaux européens. L’esprit révolutionnaire soufflait sur le vieux continent ; les Bourbons étaient de nouveau détrônés : l’esprit ardent de Mackenzie recevait promptement le contre-coup de ces événements, et son journal en portait l’empreinte à chaque ligne. Ce n’était pas seulement en Europe qu’il y avait des réformes, et des réformes pressantes à accomplir. Dans le haut Canada régnait le « Family Compact », sans mesure et sans contrôle ; il fallait en détruire l’inique et monstrueuse organisation. C’est à cette œuvre que Lyon Mackenzie se voua corps et âme.

Plus tard on apprenait que le parlement anglais venait d’être dissous par George iv, pour avoir repoussé le bill de « Réforme », proposé par le ministère. Ce bill de réforme était une mesure à bon droit populaire ; aussi l’esprit enthousiaste de Mackenzie éclate-t-il en transports de reconnaissance pour le souverain : « Le roi George, s’écrie-t-il, s’est acquis, dans les annales de la monarchie anglaise, un nom qui n’est inférieur qu’à celui d’Alfred le Grand… »

On ne peut s’empêcher de penser aux Américains appelant le général Grant « le plus grand homme de guerre qui eût existé depuis Jules César. »


Et quel temps les nouvelles mettaient à parvenir ! Un numéro du Colonial Advocate, que nous avons sous les yeux, du 9 novembre, 1830, renferme des dépêches de New-York du 24 octobre, contenant des avis adressés de Londres le 27 septembre précédent, et ces avis étaient extraits de dépêches apportées par un membre de l’ambassade anglaise, parti de Constantinople le 25 août. En tout, dix semaines entre le départ et l’arrivée ! Aujourd’hui, une dépêche de Constantinople est délivrée en moins de dix heures dans tous les bureaux de journaux de l’Amérique, et encore faut-il qu’elle attende son tour !

Quand Mackenzie touche à la politique canadienne, c’est à l’emporte-pièce ; il tranche comme un couteau dans les événements et les appréciations. Il faut le voir attaquer de front le « Family Compact », le tailler, le hacher sans merci ! On était aussi virulent dans la presse à cette époque que de nos jours, avec une légère différence toutefois, oh ! une toute petite, c’est que la virulence était sincère et qu’on ne l’appliquait qu’à ceux que l’on croyait la mériter, tandis qu’aujourd’hui… c’est tout le contraire.


La province d’Ontario, si libre et si éclairée aujourd’hui, était alors un pays d’abus comme tant d’autres, et le " Family Compact " n’était pas la seule exploitation tyrannique qu’il fallût détruire. On peut en juger par les lignes suivantes, tirées d’un exposé très vif et apparemment très juste de la situation : Le King’s College, nouvellement fondé, est fermé aux neuf-dixièmes de la population, grâce à ses impositions religieuses. L’absence de contrôle sur les dépenses publiques est la cause de l’état d’infériorité dans lequel est tenu l’enseignement. La Législature a abandonné à l’Exécutif ses droits et ses privilèges l’un après l’autre, en sorte que la déclaration de lord Simcœ, à l’ouverture du parlement de 1792, « que le nouvel ordre de choses était établi pour assurer le maintien, l’intégrité et les formes de la constitution britannique », a été entièrement anéantie par l’introduction graduelle du gouvernement irresponsable, appuyée par une Chambre vouée à l’oligarchie. La population et les fermiers en général sont d’une ignorance crasse, les instituteurs eux-mêmes sont des ignorants fieffés ; le besoin d’écoles se fait cruellement sentir, l’argent public est parfois détenu, au mépris de toute loi, suivant le caprice des hommes au pouvoir ; les crimes augmentent dans une proportion inouïe, en raison même de leur impunité ; enfin, toute la province n’est qu’une abominable " whisky drinking and Sabbath-breaking country. "

Ce tableau, quelque fort en couleur qu’il paraisse, n’a rien d’exagéré pour celui qui a étudié l’esprit, les mœurs, les habitudes et le degré de civilisation de l’époque.



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