Récits de l’invasion
Revue des Deux Mondes6e période, tome 40 (p. 800-827).
RÉCITS DE L’INVASION[1]

III[2]
HISTOIRE
DE GOTTON CONNIXLOO

DEUXIÈME PARTIE

Plusieurs mois s’étaient écoulés depuis que Gotton avait avoué au forgeron le chagrin dont elle avait le cœur lourd. Ils n’en parlaient pas entre eux ; mais Luc voyait que Gotton était souvent absorbée, sa bouche avait pris un pli morne et le rayonnement de la jeunesse commençait à se ternir sur son visage. Il ne l’aimait pas moins ardemment, mais de la sentir insatisfaite le plongeait dans de sombres tristesses qu’elle percevait à son tour et attribuait à un regret semblable au sien. Sa peine et son inquiétude s’augmentaient d’autant.

L’hiver était venu et l’on approchait de la fête de Noël. Un soir, Luc, en s’asseyant à table pour dîner, dit à Gotton : « Veux-tu que nous allions ensemble à Malines pour la nuit de Noël ? J’entends dire que ce sera une grande fête de carillons et que toutes les cloches de la ville sonneront à la fois. » Gotton réfléchit un instant avant de répondre. Malines ? Elle n’y avait jamais été. Elle imagina une grande foule dans laquelle elle serait pressée ; des gens qui lui parleraient sans connaître son histoire, des églises où elle oserait entrer, s’agenouiller parmi le peuple chrétien. Avec reconnaissance, elle dit à Luc qu’elle aimerait aller à cette fête. Pendant trois jours, elle en rêva, goûtant à l’avance les heures où, confondue dans la multitude étrangère, elle rejetterait le poids du mépris public. Le moment venu, ils partirent ensemble et gagnèrent à pied la station de chemin de fer la plus voisine. Un épais brouillard enveloppait la terre de tiédeur. Gotton, le front appuyé à la vitre de son compartiment de troisième classe, regarda fuir les campagnes mouillées, voilées de blanc cotonneux, au milieu desquelles les peupliers semblaient courir comme des spectres. Au bout d’environ trois quarts d’heure, elle descendit avec Luc en gare de Malines. Le brouillard était encore plus épais dans la ville que sur les champs. On allumait les réverbères. Gotton s’étonna de toutes ces sphères de lumière laiteuse enfilées le long des avenues comme les perles d’un collier. Cela lui parut merveilleusement beau. Luc l’emmena au hasard, par les rues dont les boutiques, bien que fermées, avaient pour la plupart un brillant éclairage derrière les vitres de leurs devantures.

Dans une ruelle de traverse, ils s’arrêtèrent devant une auberge de modeste apparence dont l’enseigne portait un panier de légumes au-dessous duquel était inscrit en français et en flamand : A la Jardinière de Rubens. Ils y entrèrent, y retinrent une chambre pour la nuit et deux places à la table du réveillon. Puis ils reprirent leur promenade sans but à travers les rues inconnues où les passans surgissaient et s’effaçaient comme des fantômes dans le brouillard. Ils coudoyaient des citadins de Malines et des paysans venus du fond des Flandres, et de riches étrangers, des Allemands à lunettes, des Américains glabres accompagnés de maigres jeunes femmes dont la beauté agile et hardie se rehaussait de bijoux. Gotton arrêtée un moment dans un remous de foule, parmi ces étrangères, les considérait avec une admiration infinie. Soudain, elle rougit d’étonnement et de plaisir en s’apercevant que ces créatures splendides la regardaient aussi et l’admiraient. Avec une intuition rapide, elle devina qu’on parlait d’elle, quoiqu’elle ne put comprendre les propos qui s’échangeaient à son passage : « Beautiful Flemish girl ! — Ach mein Lieb’ sieg’ st du was für ein schönes Rubens ! »

La nouveauté des circonstances lui donnait une sorte d’ivresse. De longtemps, Luc ne l’avait pas vue si gaie. Ses yeux brillans, dans le poudroiement humide du brouillard, erraient sur les choses avec une expression d’enthousiasme, son pas était vif ; de temps à autre, elle se retournait à demi et s’appuyait au bras de Luc avec un mouvement plein de tendresse et de bonheur.

Vers sept heures, ils dînèrent, et Luc lui fit boire du vin.

A huit heures, les cloches commencèrent de tinter. D’abord, ce furent des sons clairs, égaux, qui s’essoraient de seconde en seconde, comme pour tâter l’espace avant que ne s’y déploie le vol nombreux des carillons. Aux premiers tintemens, le silence s’était fait dans la foule et toutes les têtes s’étaient levées comme si l’on avait dû voir passer dans le brouillard des ailes d’anges.

Puis, l’une après l’autre, les vénérables cloches de la cité s’ébranlèrent, joignant leurs voix à la voix qui s’était élancée d’abord, et tout le ciel fut bientôt animé d’un vaste frémissement. La ville entière chantait ; elle emplissait l’espace de son âme solennelle et joyeuse. Les ondes aériennes glissaient les unes dans les autres comme les flots d’une rivière fluide et bruissante. Il semblait que les écluses d’un fleuve mystique se fussent ouvertes, fleuve d’allégresse et de bénédiction pour la foule immense qu’effleurait son clair bouillonnement. De chaque clocher, tour à tour, s’envolait un chant qui planait sur les remous sonores, une mélodie qui faisait monter aux lèvres flamandes les paroles anciennes de quelque noël national.

Gotton écoutait ; les vibrations des cloches entraient en elle, dominant toute son âme. Il lui semblait que quelque chose d’elle volait et se balançait en plein ciel sur les ailes du son, bien loin de ses peines et de ses joies quotidiennes. L’art modeste du sonneur de Metsys l’avait préparée à comprendre les maîtres de Malines. Par momens, elle pensait ce soir à son père et à cette chambre du sonneur dans le clocher de Metsys où, petite fille, elle était souvent montée avec lui pour le voir tirer sur les cordes, suivant un rythme souple et long. Elle se sentait pour lui un mouvement d’affection et imaginait combien il serait heureux de passer à Malines une telle nuit. Mais ce n’était pas possible qu’il fût venu ; il avait à sonner au village la messe de minuit... Infatigable, Gotton entraînait Luc à travers le brouillard opalescent, peuplé d’ombres et vibrant de musique pour s’arrêter au pied de chaque tour chantante et pénétrer dans chaque église. Dans les églises, la foule s’amassait pour attendre la messe de minuit ; les candélabres étaient allumés ; les vastes et légères harmonies d’un orgue, caressé par des doigts rêveurs, se mêlaient parfois au chant des cloches. Gotton n’avait jamais vu tant de gens réunis ; jamais non plus elle n’avait éprouvé cette chaude exaltation des grandes fêtes catholiques où l’on sent dans les sanctuaires le brasillement des âmes pressées. Pourtant, elle ne s’arrêtait pas dans la foule, elle n’essayait pas de prier, elle aussi. Quand elle avait regardé un moment, dans une nef, les fidèles agenouillés, levant vers l’autel de pieux visages, puis les statues, les luminaires, la crèche encore vide entre Joseph et Marie, les bergers et les petits moutons, en attendant qu’on y déposât à l’heure de minuit un enfant enveloppé de langes, — il lui fallait repartir dans le brouillard blanchâtre, jusqu’à ce qu’elle trouvât une nouvelle église. On approchait de l’heure solennelle où les prêtres allaient commencer la célébration de la messe nocturne, lorsque, dans les bas côtés d’une étroite et sombre église où elle venait de pénétrer avec Luc, elle s’arrêta devant un buisson de cierges qui brûlait et pleurait la cire, aux pieds d’une image de Notre-Dame. Elle regarda la Vierge Marie délicate et souriante sous son haut diadème, appuyant contre sa taille frêle et légèrement ployée les genoux de l’Enfant qu’elle porte sur son bras. Soudain, Gotton pâlit comme sous l’empire d’une émotion intense, et ses yeux s’élargirent. Au premier rang des agenouillés, le visage éclairé en plein par les longues flammes des cierges minces qui se consumaient trop vite, elle reconnaissait son père. L’étonnement ne la fit pas hésiter : c’était lui, avec ses cheveux noirs et plats, les quatre ou cinq rides profondes qui répétaient exactement sur son front l’arc double de ses orbites, ses tempes collées, ses yeux bruns, trop rapprochés. Mais le visage était vieilli ; les minces narines avaient pris un aspect de vieux parchemin, les sillons des joues s’étaient creusés. Connixloo fixait son regard avec ferveur sur la statue de la Vierge et ses lèvres rapides murmuraient des prières. Dans ses yeux levés Gotton voyait jouer le reflet des cierges, mais voilà que le reflet se brouille, que le miroir des yeux devient tout entier brillant et que deux gouttes en débordent sur la paupière jaune et plissée. Le vieux chantre pleurait en priant la mère de toute pureté.

Gotton se détourna ; elle chercha Luc : il était absorbé à regarder un tableau dans une chapelle voisine et n’avait rien vu. « Allons-nous-en, » dit-elle. Il fut étonné de sa brusquerie et la suivit avec inquiétude. Pour elle le charme était rompu, l’ivresse épuisée ; en un instant, elle avait perdu l’illusion d’être fondue dans le peuple chrétien.

— Je voudrais rentrer à l’auberge, dit-elle à Luc, dès qu’ils furent dehors. Tu entends, les carillons cessent ; je suis trop fatiguée pour veiller davantage.

— Comment ? dit Luc. Est-ce que tu ne veux pas rester pour la messe de minuit ?

— Oh ! non, fit-elle. La tête me tourne de tant de choses que j’ai vues !

Ils gagnèrent l’auberge où l’on dressait la table pour le réveillon. Mais ils n’avaient plus envie de souper ; ils se couchèrent. Quand Luc se fut endormi près d’elle, Gotton ne retint plus ses larmes. Longtemps elle pleura, tandis qu’en bas, autour de l’oie rôtie, résonnaient les rires. Elle ne pouvait distraire sa pensée de ce visage malheureux qui lui était apparu dans la lumière des cierges ; ni de cette ardente prière dont elle ne doutait pas qu’elle fût l’objet. Pour la première fois depuis qu’elle vivait avec Luc, elle se sentit non plus seulement déçue, non plus seulement méprisée, mais coupable.

Gotton reprit sa vie à la forge de Meulebeke sans avoir dit à Luc la rencontre qui l’avait troublée. Elle ne lui parla pas davantage du chagrin qu’elle éprouvait de n’avoir pas d’enfans. Elle l’aimait ; elle s’attachait à ne pas le faire souffrir et aussi à retarder l’heure où naîtraient chez lui des regrets qui lui semblaient presque inévitables. L’amour, le dévouement, l’obéissance remplissaient au jour le jour une vie dont elle ne voulait pas interroger l’horizon. Cependant, lorsqu’elle restait seule, il arrivait parfois qu’une vague de tristesse lui débordât du cœur.

Un après-midi de la fin d’avril où Luc, rentrant à la forge, l’avait trouvée ainsi perdue dans ses rêves et tout en larmes, il lui dit à voix basse, en lui baisant les cheveux : « Viens voir, il fait beau comme au temps où tu m’es venue ; viens un peu nous promener vers les bois. » Elle se laissa conduire. Ils sortirent par le petit chemin qui passait derrière leur jardin, pour éviter de traverser le village ; mais bientôt ils rejoignirent la route. Luc, poussé par les souvenirs qu’évoquait cette journée bleue de printemps, avait pris la direction du petit bois voisin de Metsys où, depuis trois ans qu’ils vivaient ensemble, ils n’étaient encore jamais retournés. Gotton n’avait pas l’air de s’en apercevoir, et elle se taisait. Tous deux regardaient leurs ombres unies s’allonger sur la route, car le soleil s’inclinait derrière eux, et l’ombre du boiteux se dérythmait bizarrement à chaque pas, à côté de l’ombre harmonieuse de Gotton. Les rayons obliques illuminaient toute la verte épaisseur de la prairie, tachetée de pâquerettes et de boutons d’or. Des vergers en fleur épanchaient dans l’air une odeur tendre et délicate, et, par endroits, des pétales blancs volaient sur la brise. La transfiguration de cette terre, si platement laide encore quelques semaines auparavant, — et qui pour l’ignorance de la pauvre Gotton était toute la terre, — représentait à ses yeux les délices st la mystérieuse béatitude de la fécondité dont elle était exclue. Pourtant la chaude pâleur du ciel et les parfums qui glissaient sur la campagne faisaient pénétrer jusque dans l’intimité de sa peine une influence pacifique et voluptueuse. Luc lui parlait maintenant de son travail, des prochaines commandes à livrer, de sa clientèle qui s’étendait dans la région ; et elle lui répondait avec calme et sagesse, comme une épouse attentive à la prospérité du ménage. Cette causerie, où l’homme se distrayait de son inquiète passion amoureuse et la fille de son chagrin caché, leur donnait un sentiment doux et profond de la communauté de leurs vies. Ils se reposaient ensemble dans cet humble aspect de l’amour. Et voilà que le petit bois que Luc avait voulu revoir se découvrait sur un renflement de la plaine, et plus loin, — si aigu, si léger dans le bleu du soir ! — le clocher de Metsys. Alors Luc étendit son bras autour de la taille de Gotton et d’un même mouvement ils se hâtèrent. Ils arrivèrent à l’endroit précis qu’ils cherchaient comme le soleil touchait l’horizon. Les sous-bois n’étaient qu’un fouillis vert ; mais, aux cimes des chênes encore trouées d’azur, les feuilles petites et dorées ressemblaient à des flammes de cierges. Les amans s’étaient arrêtés, lorsque soudain ils virent sortir du bois une bande de cinq enfans qui se poursuivirent en criant jusqu’à la route. Le plus petit, tout blond et tout ébouriffé, qui restait en arrière, quoique courant éperdument, serrait entre ses bras un gros bouquet d’orchis violets.

Lg forgeron tressaillit au son de ces jeunes voix. Le plus grand garçon qui menait la bande, en arrivant au bord de la route, s’arrêta tout net, dans une attitude de saisissement. Alors, tout bas, Luc dit à Gotton : « Les reconnais-tu ? » Et du regard il compta ses enfans. Ils étaient bien là, tous : Jean-Baptiste, Catherine, Jean, Bernard et le petit Louis ; ils étaient beaux ; ils avaient les yeux étincelans, le sang aux joues, le souffle court comme celui des jeunes chiens après la course. Ayant dévalé la pente, voilà que, sur le bord blanc de la route, ils étaient en arrêt tous les cinq, et il semblait que les plus petits même eussent compris.

Luc fut saisi d’un grand désir de parler avec ses enfans. Sur un ton d’une douceur singulière, il appela l’aîné : « Tu es là, Jean-Baptiste ? » L’enfant ne répondit pas ; ses yeux se fixaient avec une sauvagerie hostile sur le couple qui se tenait à quelques mètres de lui. Subitement il se baissa, ramassa une pierre et la lança vers Gotton. Les cinq enfans aussitôt, sans proférer un son, détalèrent sur la route comme des lutins noirs dans le flamboiement rose de l’horizon.

Luc s’élançait après eux, mais Gotton s’abattit sur son épaule avec un cri sourd, et son poids était tellement inerte qu’il la crut blessée. Alors, tout en la soutenant, il se baissa comme avait fait son fils ; mais elle l’enferma entre ses deux bras et lui cria : « Tu ne vas pas leur jeter des pierres, à tes petits ! » Luc la traîna, pour l’y étendre, sur ce pré où il était venu respirer le souvenir des premiers baisers.

— Où as-tu mal ? demandait-il. Où est-ce qu’il t’a frappée ?

Elle cachait sa figure dans l’herbe et tout son corps était agité de longs frissons et de sanglots. Et comme il répétait : « Où as-tu mal ? » elle secouait la tête sans pouvoir répondre. Il essaya de la caresser, mais elle le repoussa. Il comprit que c’était d’une source solitaire et longuement creusée que débordait ce flot de douleur ; il se sentit seul à son tour et désemparé. Les gémissemens de la femme qu’il aimait et qu’il avait pu croire unie et fondue à lui de tout son être lui arrivaient comme de l’autre bord d’un abime. Une fois de plus, il se pencha sur elle et enfin il entendit les paroles qui jaillissaient du plus profond du cœur :

— Oh ! Luc, tu les avais, ces enfans ; tu les as quittés pour moi, et je ne t’en ai pas donné d’autres !

Il l’entoura de ses bras, lui souleva la tête, la couvrit de baisers furieux.

— Je t’aime, lui disait-il, je n’ai souci que de toi. Ne me parle pas de cette vermine ! Ne me parle jamais de cet enfant maudit qui t’a frappée !

Elle répondit avec force :

— C’est nous les maudits !

Et un nouveau silence tomba sur eux. Puis Luc murmura d’une voix étouffée :

— Gotton, tu ne m’as jamais dit cela. Est-ce que tu n’es plus heureuse avec moi ?

Gotton posa sa tête contre la poitrine de Luc comme en un profond refuge. Le vent léger du soir passait sur sa joue, mais, sous sa tête, elle sentait battre à grands coups le cœur du forgeron. Elle éprouva que tout au monde lui était indifférent ou étranger, hors ce battement-là et cette enclume de chair où avait été forgé son propre destin. Sans relever son visage aux paupières closes, à présent tout recueilli dans l’amour, elle dit :

— Luc, j’ai une peine que tu ne peux pas guérir. Mais je suis toujours une chose à toi.


III

Il y avait trois semaines que le fléau de l’invasion progressait d’une marche horrible, marquée de sang et de décombres à travers les campagnes de Belgique. Et le tocsin sonnait à Metsys, à Meulebeke, à Iseghem parce qu’on savait que l’ennemi était proche et que ce soir-là, probablement, il entrerait dans le canton. Quelques familles étaient parties. Après le départ des jeunes gens appelés à l’armée au commencement d’août, on avait vu s’ébranler de jour en jour les tristes charrettes où les femmes et les enfans, en habits de dimanche, étaient assis parmi les meubles entassés, et les hommes marchaient derrière, et le fils aîné tenait par la bride le cheval de labour qui allait tirer jusqu’à Anvers, par l’interminable route poussiéreuse, les pauvres restes du foyer abandonné. Mais le plus grand nombre restait parce que c’était le temps d’engranger les moissons.

— Veux-tu que nous partions ? avait dit Luc à Gotton. Et Gotton avait secoué la tête. Elle se disait : « Il a mis toutes ses économies à acheter cette forge pour que nous puissions vivre ensemble. Depuis trois ans, il n’en a guère fait de nouvelles. Ailleurs, il faudrait bientôt mendier. » Et puis elle était devenue sensible et craintive depuis un an : il lui semblait qu’elle aurait honte de s’en aller toute seule avec son amant parmi ces foules de gens qui fuyaient pour mettre à l’abri leurs petits enfans. « Qu’avons-nous donc à sauver ? » pensait-elle. Mais elle s’inquiétait des petits Heemskerque. Elle dit à Luc : « Il faut que tu y ailles. » C’était un jour où Luc venait de rapporter de mauvaises nouvelles : l’ennemi avait incendié Louvain, Termonde, massacré par centaines des paysans et des bourgeois sur le seuil de leurs maisons. Le secours anglais n’arrivait toujours pas. L’armée belge débordée se retirait sur Anvers et, c’était sûr maintenant, le pays était abandonné — livré à l’ennemi, on allait avoir les Bavarois. Ils étaient debout dans leur chambre ; tous deux se regardaient pâles, et le spectre du remords s’était dressé entre eux.

— Il faut que tu y ailles, répétait Gotton, et sa bouche contractée arrivait mal à prononcer les mots. Luc se mordait les lèvres et tirait sur sa barbe rousse.

— Tu ne connais pas l’orgueil des Moorslede, avait-il répondu ; ni Gertrude, ni ses parens ne voudront seulement me parler, ils me mettront dehors comme un chien, — je ne verrai même pas les enfans.

— Vas-y tout de même ; il faut savoir s’ils sont restés.

— Je sais qu’ils sont restés.

— Ah ! — une autre souffrance crispe le cœur de la pauvre fille : il s’était informé tout seul, sans le lui dire ! — Mais ils peuvent peut-être partir aujourd’hui, tu n’en sais rien ?

— Non.

— Luc, vas-y !

Luc avait tourné le dos et passé dans la forge. Il devait encore, le lendemain, livrer du travail. Gotton entendit les coups tomber sur l’enclume. Elle avait le vertige. Les mains pendantes, incapable de rien faire, elle regardait autour d’elle la chambre où ils s’étaient aimés et qui était tout ornée des présens qu’au hasard de ses courses Luc avait l’habitude de lui rapporter : des rideaux d’andrinople pour la fenêtre, une lampe de cuivre, des plats de faïence peints d’oiseaux et de feuillages, des pots d’étain, — puis là-bas, pendues derrière un rideau, des robes de toutes les couleurs, des jupes à raies, des fichus à fleurs ; à côte, le coffre où était plié le beau linge blanc et qui recelait aussi une petite boîte pleine de bijoux d’or. Gotton considérait tout cela que Luc lui avait donné depuis trois ans. Il l’avait traitée comme une maîtresse que l’on flatte, que l’on gâte, pas comme une vraie femme avec qui l’on se réjouit des économies. Elle en avait été attendrie souvent ; aujourd’hui cette pensée augmentait son trouble et l’horreur qu’elle avait d’elle-même. Elle considéra encore un miroir pendu au mur, au fond duquel, tandis qu’elle se peignait le soir sous la lampe et que des cascades d’or ruisselaient sur sa nudité, elle avait si souvent vu apparaître le visage ensorcelé de Luc. Elle se vit elle-même dans le miroir, blanche jusqu’aux lèvres. Tout ce que Luc lui avait donné, toutes ces choses imprégnées de souvenir et d’amour lui parurent subitement lointaines comme si elle les regardait de l’autre côté de la mort ; son propre visage l’observait comme un fantôme. Elle se sentait immensément seule. Le bonheur s’était évanoui comme une rosée et combien il lui semblait maintenant léger, pâle, fugitif en face de cette terrible et persistante réalité de la faute, de cette honte d’un père qui ne peut plus protéger ses enfans ! Les coups de marteau qui résonnaient régulièrement dans la forge lui écrasaient le cœur. « Il n’ira pas ! » se disait-elle. Et toute la vivante chaleur des baisers dont il l’avait vêtue tant de nuits se dissipait au souffle de la condamnation qu’elle sentait passer sur sa vie. Une voix criait du dedans : « Pour l’idolâtrie de mon corps, il a quitté depuis trois ans la femme qu’il avait prise devant Dieu et les petits qui avaient besoin de lui ! » Elle se sentait nue et défaillante sous les fouets du remords.

A côté, Luc frappait toujours l’enclume et les coups ébranlaient fortement l’espace où ne passait aucun autre bruit. Dans son vertige il semblait à Gotton que le bras de Luc rivait autour d’elle la chaîne de son péché.

Luc n’alla pas à Iseghem ce jour-là, ni le lendemain. Mais seulement le troisième jour, qui fut celui où toutes les cloches du canton sonnèrent à la fois le tocsin, poussé par sa propre inquiétude plus que par les prières de Gotton, il se mit en route pour aller savoir ce qu’on avait fait de ses enfans. Il offrirait d’en ramener avec lui un ou deux, pour le temps de la crise, si cela pouvait faciliter les choses. L’essentiel était qu’on les tint enfermés. Des récits affreux circulaient de village en village sur des petits enfans à qui les soldats allemands avaient coupé les mains.

Quand Luc revint à Meulebeke, seul, vers six heures du soir, le village semblait désert. Les habitans s’étaient retranchés derrière leurs portes closes ; les animaux étaient rentrés dans l’étable ou la basse-cour. Sur les maisons silencieuses vibrait, à de lents intervalles, la voix des cloches désolées. Gotton se tenait toute seule, près de la fontaine, derrière l’église, pâle comme une revenante. Quand elle vit Luc, elle fit quelques pas vers lui, la bouche entr’ouverte, les yeux égarés.

— Qu’est-ce que tu fais là ? demanda-t-il brusquement.

Elle montra le clocher où le tocsin sonnait toujours.

— Tu as passé en vue de Metsys, dit-elle lentement et comme en rêve. Est-ce que là aussi ?... Est-ce que tu as entendu ?

— Oui, là aussi.

— Ah !

Elle revit son père, dans la chambre du sonneur tirant sur les cordes.

— Et à Iseghem, qu’ont-ils fait pour les enfans ? tu ne ramènes personne ?

Ils arrivaient devant la forge. Luc la poussa d’un geste rude à l’intérieur. Puis il ajusta la porte, ferma la serrure à double tour et fixa le barreau de fer. Se retournant, il dit enfin :

— Ça s’est passé comme je te l’avais dit. Ils étaient tous ensemble, à la cuisine, les Moorslede et toutes leurs filles, Gertrude avec, assis sans rien faire autour de la table. Les enfans n’étaient pas là. Je les entendais qui faisaient du bruit au grenier. Le père Moorslede a craché par terre quand il m’a vu J’ai parlé tout de même ; j’ai dit : « Faites excuse, malgré que je vous ai offensés, je suis venu pour parler des enfans. » Ils m’ont renvoyé avec des injures. Gertrude criait plus fort que les autres : « Voyez-vous ça, le sacripant ? Voudrait peut-être les emmener chez sa gueuse ? » Allons, ne pleure pas, Gotton. C’est toi ma femme et mon enfant. Vois, le barreau est accroché. As-tu du pain pour plusieurs jours ? Je ne te laisse plus mettre le pied dans la rue. S’il faut que nous logions du monde, je te cache au grenier. Tu as vu le barreau et l’anneau que j’ai forgés pour mettre là-haut. Les Bavarois ne les feront pas sauter. Je te garderai bien, mon agneau, mon trésor ; n’aie pas peur.

Gotton n’avait pas peur des Bavarois et Luc déchiffrait mal ce qu’exprimaient sa pâleur et la fixité obsédée de son regard. Depuis que la guerre avait éclaté, ouvrant ses infinies perspectives d’effroi, elle était possédée d’une terreur qui n’était pas celle du meurtre ou de l’incendie, celle des jours sans pain, des nuits sans abri, de l’avenir dévasté. La tragique secousse qui ébranlait toutes les âmes avait résonné pour elle comme la trompette du Jugement. Il lui semblait que la fin du monde allait arriver et elle se voyait avec épouvante enchaînée hors de la chrétienté dans les liens de l’amour coupable. Elle pensait au malheur suspendu sur chaque toit comme à un ange justicier et tremblait en écoutant la voix intérieure qui répétait : Dans quel état nous sommes-nous trouvés ? Elle se sentait reprise tout entière par des impressions de crainte fervente, solennelle qu’avait connues son enfance et que la jeunesse et l’amour avaient endormies dans leurs parfums de floraison. Les fleurs du printemps charnel, elles étaient toutes tombées, maintenant ; l’orage venait de secouer les dernières, dénudant la monstruosité du péché dont la pauvre Gotton subissait la vision fixe et accablante. Et pourtant elle se demandait comment elle aurait pu se garder du mal. Quand elle revivait en rêve les semaines de la fascination, quand elle se rappelait les paroles de Luc et son regard et comment elle s’était sentie prise de jour en jour, si fortement, si sûrement, il lui semblait qu’elle était entrée dans l’amour d’une manière aussi mystérieuse et inévitable que l’on naît et que l’on meurt. À cause de cela même et parce qu’elle avait conscience de n’avoir pas voulu le mal, elle s’y croyait vouée. « Oh ! qui m’aidera ? » soupirait-elle et elle avait espéré passionnément que Luc lui ramènerait un de ses petits, ou deux peut-être… Les plus petits si c’était possible… Mais non, ce n’était pas possible ! pourtant, est-ce qu’on sait jamais ?… Des enfans à garder, à soigner, à qui donner de son propre pain. Dieu ! qu’elle les eût aimés ! qu’elle se fût sacrifiée pour eux de bon cœur s’il l’avait fallu ! Et il lui avait toujours paru que les enfans qu’on a sous son toit devaient protéger contre la damnation. Mais Luc revenait tout seul et voilà qu’elle serait seule avec lui, seule avec cet homme pour qui elle s’était perdue, à qui elle se sentait appartenir par toutes les fibres de son être, qu’elle n’aurait jamais la force de quitter... seule, inutile et bien à l’abri, derrière les barreaux qu’il avait forgés !

Tous deux étaient assis en silence dans la chambre. Il n’y avait plus rien à faire. Le tocsin s’était arrêté ; un orage couvait dans le ciel. Aux dernières nouvelles, l’ennemi était déjà sur le canton.

Vers sept heures, on entendit sur la route le trot rapide d’un détachement de cavalerie. Luc monta au grenier, mit la tête à la lucarne : une cinquantaine de uhlans traversaient le village, serrés et bien en ordre, épaule contre épaule, poitrail contre poitrail, les hommes silencieux ne tournant la tête ni à droite ni à gauche, les chevaux énormes et fougueux, lancés à vive allure et cependant tenus en rang. A voir passer ces cavaliers dont le groupe massif et rapide donnait une impression singulière de force et de volonté, les villageois qui avaient mis comme Luc la tête à la fenêtre éprouvèrent ce que c’est que le joug étranger.

Le lourd silence de l’attente retomba sur Meulebeke.

Un peu plus tard, une compagnie de fantassins s’arrêta sur la place. On vit le capitaine, un gros homme à barbe, entrer chez le bourgmestre puis ressortir, au bout de dix minutes, pour donner des ordres. Les soldats, sous la conduite de sous-officiers, se dispersèrent en petits groupes : deux d’entre eux vinrent frapper à la forge. Luc, ayant commandé à Gotton de se cacher au grenier, souleva la barre de fer qui renforçait sa porte et leur ouvrit. C’étaient deux jeunes garçons qui se ressemblaient comme deux frères. Ils avaient l’air fruste et timide ; ils venaient de marcher dix heures, ils étaient couverts de poussière et sentaient la bête. Leurs crânes étroits, leurs petits yeux entre les bourrelets gras des paupières, leur grosses lèvres, leurs larges épaules annonçaient une race étrangement primitive ; ils ressemblaient à d’humbles et sauvages serfs venus du fond de provinces barbares. Le regard dominateur de Luc leur fit peur comme celui d’un chef. Luc leur montra la terre battue, expliquant du geste qu’ils y dormiraient, puis il alla leur chercher du pain, du lard et de la bière. A toute communication, les deux soldats répondaient : « Danke. schön ! Danke schön ! » Il était visible que la tête leur tournait de fatigue.

La nuit passa tranquille sur le village humilié. Une sonnerie de clairon, de grand matin, réunit les hommes sur la place pour l’appel et l’exercice. Les gens de Meulebeke leur laissèrent tout le jour la rue et le cabaret : nul ne mit le pied hors de sa maison. Enfermés ensemble, Luc et Gotton étaient les plus malheureux de tous, à cause de cette irrémédiable séparation que leur vie coupable avait établie entre eux et toutes les familles, tous les bons chrétiens de ce village. C’était bien dur d’être seuls et comme exilés jusque dans l’épreuve publique qu’ils partageaient cependant. Ils ne se disaient pas cette tristesse, mais tous deux y puisaient un plus sombre et plus âpre désir d’amour. Ils étaient inquiets aussi. On pensait qu’Iseghem était occupé comme Meulebeke ; et malgré le calme étrange des longues heures qui s’écoulaient, Gotton tremblait pour les enfans de Luc. Ce calme, c’était tellement inattendu, après tout ce qu’on avait entendu raconter ! Cela ne rassurait personne et donnait simplement du temps pour méditer la menace indécise suspendue, sur tout le pays.

Le soir se glissait dans la chambre où le forgeron et sa maîtresse rêvaient en silence leurs rêves d’effroi. Soudain des coups précipités retentirent à la porte de la forge.

« Nos Allemands viennent chercher leur diner, » pensa Luc et il se leva pour ouvrir. Mais Gotton l’entendit parler en flamand dans la forge ; elle comprit qu’on lui apportait des nouvelles. Son cœur se mit à bondir dans sa poitrine. Quelques minutes après, Luc rentra dans la chambre, pâle, la sueur lui perlant au front. Il resta un moment immobile, les yeux fixés dans le vide, sous le regard de Gotton qui n’osait l’interroger. Puis il dit à voix basse :

— Il s’est passé du vilain, à Iseghem. Gertrude a été tuée, avec ses sœurs et ses parens. Et on dit qu’ils vont incendier le village. Je m’en vais chercher les enfans.

Il sortit aussitôt.

Gotton, restée seule, joignit les mains, et branlant sa tête blême, elle répéta plusieurs fois : « Les enfans vont périr aussi ; — sûrement que les enfans vont périr aussi !... » Elle sentait que l’heure du châtiment était venue et il lui semblait tout à coup inévitable que ce fût celui-là même dont la terreur la hantait mystérieusement depuis trois semaines. Rien ne lui semblait pire ; elle aurait mieux supporté que Luc lui-même fût massacré, ou pris comme soldat et tué à la guerre. Elle songeait qu’on peut toujours, quand le malheur vous chasse de la vie, s’aller noyer dans un canal ou se pendre, la nuit, dans la chambre où l’on est restée seule ; mais, du remords qui ronge le dedans, comment croire que l’eau ou la corde vous délivreraient ?

Par la route plate et poussiéreuse, Luc marchait à grands pas entre les champs moissonnés. Il gardait les yeux fixés sur les toits d’Iseghem, encore distans de deux kilomètres. Le crépuscule était calme, nuageux, d’un bleu lourd et profond. Aucun signe de détresse n’altérait cette quotidienne douceur du soir et les fumées habituelles des cheminées montaient encore en fines spirales dans l’air immobile. Luc avançait en grande hâte, sachant que d’un instant à l’autre la flamme de l’incendie allait jaillir de ces paisibles toits. Comme il n’était plus qu’à quelques centaines de mètres du village, il entendit des cris, une confuse rumeur, et il vit venir vers lui, sur la route rectiligne, des femmes en fuite. Il passa au milieu d’elles, cherchant des yeux ses petits parmi les enfans qu’elles traînaient. Elles allaient, d’une marche incohérente, appelant des êtres perdus. Plusieurs avaient leurs vêtemens déchirés et portaient les marques des coups et des larmes sur leurs visages en convulsion. Luc vit que ses enfans n’étaient pas là. Il ne s’arrêta pas pour interroger, mais une des femmes le reconnut subitement et le montrant du doigt, elle s’écria de sa bouche hurlante :

— Ha ! Celui-là ! Il n’y aura donc que les mauvais qui en réchapperont !

Luc entra dans le village. Une odeur de pétrole infectait l’air. La rue était pleine de soldats. C’était dans le crépuscule une bruyante mêlée d’hommes en uniformes gris : les uns, ivres de vin ou de sanglante luxure, marchaient en roulant des épaules et en chantant ; les autres, calmes et actifs, sous la conduite de sous-officiers, maniaient des pompes d’arrosage avec la précision méthodique du fantassin allemand à l’exercice. On préparait l’incendie.

Luc remonta la rue. Là, sur la gauche, était le logis aux volets verts et la forge où il avait vécu dix ans avec sa femme et d’où il était parti un matin de printemps pour ne plus revenir. Un peu plus loin, il arrivait devant la maison des Moorslede où Gertrude était rentrée avec ses cinq enfans après qu’il l’eut abandonnée.

La porte était grande ouverte : il entra. Dans la salle basse où il avait été insulté la veille par l’orgueil d’une forte famille paysanne, il respira l’odeur du sang. L’ombre était déjà trop noire pour qu’il pût rien distinguer, mais à peine eut-il franchi le seuil que des cris stridens s’élevèrent d’un coin de la chambre. Les enfans étaient là, terrifiés dans ces ténèbres. Il appela leurs noms : Jean-Baptiste ! Catherine ! Jean ! Bernard ! Louis ! Mais ils ne firent que crier plus éperdument. C’était comme le tumulte affolé qu’on entend la nuit dans un nid de petits oiseaux ensanglanté par le hibou.

À tâtons, il voulut marcher vers le coin où les petits s’étaient blottis. Son pied buta contre un obstacle ; il tomba, les mains en avant, par-dessus un cadavre. Il se releva ; de ses doigts où collaient des caillots gluans, il chercha le visage de ce mort : à la longue barbe dont il distinguait maintenant la blancheur dans l’obscurité, il reconnut son beau-père, le vieux Moorslede, un homme grand et gros qui, à soixante-dix ans, avait gardé sous ses cheveux d’argent des joues fleuries ; un homme qui avait été bon pour lui autrefois, pendant bien des années qu’il l’avait appelé son fils. Il lui sembla que le goût du sang lui remplissait la bouche, les cris des enfans faisaient monter à ses yeux des larmes d’angoisse. Enfin, il apercevait dans le recoin, à gauche de la cheminée, le petit groupe convulsif. Il s’approcha, se mit à genoux, étendit ses bras autour d’eux indistinctement, comme un oiseau étend ses ailes sur sa nichée, et il leur parla si doucement qu’il les calma et qu’il sentit contre sa poitrine leurs petits corps s’arrêter de trembler. « Il faut venir avec moi, leur dit-il, je suis votre papa. Personne ne vous fera de mal. » Il s’était relevé. Son fils aîné le prit par la main et l’entraîna vers la chambre voisine. Un reste de jour y entrait par une fenêtre dont les petits carreaux glauques faisaient face au couchant. Il distingua sur le plancher plusieurs formes gisantes, et encore du sang étalé en nappes noires. Il comprit qu’il allait voir Gertrude ; il eût voulu détourner la tête et s’enfuir. Mais l’enfant ne lâchait pas sa main et le dominait de sa volonté passionnée. Il le conduisit ainsi jusque devant la fenêtre : là, le cadavre de la mère était étendu, droit et rigide, la face levée, les yeux grands ouverts, le ventre déchiré à coups de sabre ou de baïonnette. Un petit fichu blanc encadrait le cou ridé et répandait dans l’ombre une livide phosphorescence sur le visage intact. L’expression de ce visage restait absolument étrangère à la hideuse blessure par où s’échappaient les entrailles : elle était calme, et dure, empreinte d’une étrange, d’une auguste dignité. Immobiles, le père et l’enfant regardaient. Soudain, une clameur s’éleva dans la rue et l’on entendit le bruit d’une course nombreuse et rapide. Luc comprit que l’incendie était déchaîné. Il fallait fuir. Il mit sa main sur l’épaule de l’enfant. Celui-ci se courba sur le visage de la morte et baisa sa joue creuse.

Une minute plus tard, Luc, avec ses cinq enfans dont il portait le plus petit entre ses bras, descendait la rue du village. Déjà la fumée les piquait à la gorge, et derrière eux les flammes montaient. Il y avait encore quelques soldats allemands qui s’en allaient, par petits groupes, se bousculant, faisant sonner leurs gros rires. Quelques-uns se montrèrent du doigt avec des moqueries le boiteux qui fuyait entouré d’enfans, mais ils ne leur firent pas de mal. Un autre qui se tenait tout seul à la sortie du village, les regarda passer en pleurant.

Le reflet des flammes sur les nuages couvrait la plaine d’une immense tente rouge, éclairant çà et là sur toutes les routes les misérables petits troupeaux noirs des gens chassés de leurs foyers, qui erraient entre les champs qu’ils avaient cultivés de leurs mains, sur la terre où ils n’auraient plus de gîte. Quand les petits étaient trop fatigués, Luc s’asseyait avec eux sur le bord de la route ; ils appuyaient leurs têtes sur ses épaules, sur ses genoux ; de faibles sanglots les secouaient encore par intervalles ; s’ils voyaient passer un soldat allemand, ils tremblaient et se cachaient le visage.

Quand, en pleine nuit, Gotton ouvrit la porte du côté du jardin et vit entrer Luc avec les cinq enfans, des larmes de joie lui coulèrent des yeux. « Oh ! Luc ! cria-t-elle, ils n’ont pas eu de mal ? — Non, dit Luc : as-tu de quoi manger ? » Pour conjurer son pressentiment, elle avait tout préparé comme si elle croyait que les petits allaient venir ; elle avait fait cuire la soupe, mis des draps frais au grand lit où elle allait les coucher. Avec des serviettes blanches elle lava sur leurs mains et leurs visages des traces de sang, puis délaça sur leurs pieds gonflés les petites chaussures. Eux, tout apeurés, se laissèrent nourrir, déshabiller, embrasser sans résistance et peu à peu la stupeur de leurs jeunes yeux sauvages fit place à cette sorte d’engourdissement enivré que l’on voit aux enfans accablés de fatigue. Gotton les étendit tous les cinq, côte à côte, dans le lit. Luc et elle se couchèrent par terre, mais de quart d’heure en quart d’heure elle se relevait pour veiller le sommeil des enfans. L’aîné était rouge et agité ; il semblait avoir la fièvre ; les autres dormaient paisiblement. Gotton admirait les boucles blondes et les boucles rousses qui se mêlaient sur le traversin, les joues qui dans le sommeil semblent se gonfler d’un sang plus chaud, les lèvres tendres qui, par instans, remuaient, dociles au rêve fugitif, les paupières si blanches, si douces, les cils dorés. De quel ardent regard elle caressait les petites têtes ! Voilà que se réalisait ce qu’elle avait tant rêvé, la maison pleine d’enfans ! Dans quelques jours ils riraient, ces petits, ils oublieraient, au moins les plus jeunes, la pauvre femme qui les avait portés et allaités, et qui gisait maintenant, le ventre ouvert, dans une chambre de sa maison. Ils embrasseraient Gotton, l’adultère, pour qui leur mère avait été méprisée ; elle peignerait leurs beaux cheveux. Non, Gotton sentait bien que ce n’était pas possible. Alors, qu’est-ce qui allait se passer ? Qu’est-ce que Luc voudrait faire ? Elle ne doutait pas que maintenant les enfans ne lui prissent tout le cœur. Son désir d’être mère lui avait fait comprendre ce que peut être l’amour des parens pour leurs petits. Il lui semblait inévitable que cet amour finît par être le plus fort, et par vaincre, dans le cœur paternel, l’amour de la femme. Elle revit encore une fois le printemps de trois années auparavant, et chacun de ses pas vers la faute. Elle se dit qu’elle était entrée dans la vie comme une pauvre folle qui ne sait rien et ne veut pas écouter ceux qui savent. Le mystère que l’enfant apprend par la tendresse dans la chaleur des bras maternels, son père ne le lui avait pas fait connaître ; elle l’avait découvert trop tard, femme, dans sa propre souffrance.

Jean-Baptiste se retourna dans le lit en murmurant : « Maman ! maman ! » Gotton le regarda plus fixement. Elle lui voyait la ténacité de Luc, marquée sur le visage. Elle songeait que celui-là n’oublierait pas. Il la haïrait avec force. C’était le même enfant qui au printemps dernier lui avait jeté une pierre.

Il est vrai qu’il avait déjà onze ou douze ans. On pouvait, si les choses ne -s’arrangeaient pas, l’envoyer en apprentissage, et garder les autres à la maison. Gotton entrevoyait qu’après tout Luc était libre maintenant ; il pouvait l’épouser demain, elle serait la femme légitime, la seconde femme qui a le droit d’élever les enfans de la première, et la morte serait effacée, remplacée, vaincue définitivement, elle n’aurait pas même une tombe où ses enfans pussent aller prier, car, dans l’immense incendie, dont la moitié du ciel rougeoyait, son corps n’était plus sans doute qu’un petit tas d’ossemens noircis parmi les décombres. De Gertrude Moorslede, il ne serait plus jamais question : et pourtant elle vivait dans ces petites poitrines d’enfans pour repousser l’amour de la fille stérile.

« Il faut que je m’en aille ! » se redisait Gotton ; et les larmes ruisselaient sur ses joues. Depuis trois ans qu’elle avait quitté Metsys, elle n’avait plus rien connu en ce monde que la figure taciturne et passionnée de Luc. Son pays était pour elle un désert ; il n’y avait pas un être auprès de qui elle pût chercher refuge. S’en aller, cela signifiait mourir de cœur et de corps...

Pourtant, sans qu’elle conçût comment cela fût possible, elle était sûre qu’elle s’en irait. Alors, elle pensa : « Si je pouvais être tuée, moi aussi ? Ce ne doit pas être difficile ! » Elle alla vers la fenêtre, appuya contre la vitre son front lourd, et, regardant trembler au bord des nuages la lueur de l’incendie, elle s’enfonça dans la pensée de l’abime.

Le matin se leva, triste et morne comme des yeux qui ont trop pleuré. Une poussière de pluie rabattait sur l’horizon incolore la fumée de l’incendie. Après qu’on eut entendu le clairon allemand sonner l’appel, Luc sortit dans le village, tandis que Gotton habillait les enfans. Il revint au bout d’une demi-heure et lui fit signe qu’il voulait lui parler bas. Elle le suivit dans un coin de la chambre. Il lui dit :

— Il y a un soldat allemand qui a été tué sur la commune. Je l’ai vu, il est derrière la haie du vieux Van Dooren qui me l’a montré. Il a dû être tué cette nuit dans une affaire entre soldats et traîné là ensuite ; il n’y a pas de sang, et les blessures sont au couteau. Le corps est couvert de feuilles. Sans doute que celui qui l’a tué voulait l’enterrer là, et puis il aura eu peur, il l’a caché comme il a pu. Ils étaient tous ivres ici hier soir et il parait qu’on a entendu venir des soldats d’Iseghem qui chantaient et criaient comme des fous après l’incendie et toutes les saletés qu’ils ont faites. L’homme qui a été tué devait être de ceux-là, car pour ceux d’ici ils ont déjà passé l’appel et s’il en manquait un nous aurions entendu du bruit. Mais quand on l’aura trouvé, c’est nous qui payerons ; nous serons incendiés comme à Iseghem, il y a des chances ; il faudrait essayer de partir avant.

— Luc, dit-elle, comment veux-tu ? avec les enfans, sans charrette ! Regarde Jean-Baptiste comme il a la fièvre ; tu ne le ferais pas marcher une demi-lieue, et où irions-nous ?

Il y eut un silence, et puis Gotton dit brusquement :

— Va de ma part chez le curé de Metsys, raconte-lui tout ce qui s’est passé, et que nous avons les enfans chez nous, et demande-lui pour les sauver qu’il nous prête sa carriole et sa jument. Il le fera, il est très bon. Alors tu pourras nous mener jusqu’à Malines. Et dis-lui qu’il me bénisse, et qu’il prie pour moi.

— Je ne peux pas te laisser seule ici. Il faut que tu viennes avec moi et que tu emmènes les enfans.

— Non, fit-elle. En une heure et demie, tu seras de retour ; s’il arrivait malheur avant dans le village, nous irions t’attendre sur la route.

Elle ajouta avec une soudaine fierté :

— On ne me verra pas mendiante à Metsys !

II n’insista pas, car elle avait un regard qui promettait de ne pas céder. Et il partit en hâte.

Pendant qu’il parlait, dans un éclair, Gotton avait entrevu sa rédemption. Il lui semblait qu’une grande miséricorde venait de lui faire signe ; elle savait maintenant ce qu’elle voulait faire. A peine Luc fut-il parti, qu’elle alla chercher dans un vieux tiroir une petite bouteille d’encre et une plume. Elle ouvrit une boite de papier à lettre ornée de fleurs qu’il lui avait naïvement rapportée un jour, sans songer qu’elle n’écrivait jamais à personne. De sa main ignorante, en gros caractères maladroits, elle écrivit :

« Luc, il faut que je m’en aille ; je ne peux pas élever ces petits après tout le mal que j’ai fait à leur mère. Je les aimerais, eux me détesteraient peut-être : ils auraient bien raison. J’en mourrais de honte et de chagrin. Toi, maintenant, tu dois vivre pour eux ; tu dois te marier : il faut qu’ils aient une mère, et que ce ne soit pas une indigne comme moi. Je pense à cette jeune fille qui est chez les Van Dooren. J’ai entendu dire qu’elle est très bonne. Elle ne m’a jamais dit de mauvaises paroles. Peut-être qu’elle voudra bien. Fais cela le plus tôt possible. Luc, j’ai été bien heureuse avec toi ; mais ça ne pouvait plus continuer après ce qui est arrivé. N’aie pas trop de regrets. Si tu entendais dire bientôt que j’ai péri, moi aussi, sois heureux pour nous deux. Ce sera le signe que nous sommes pardonnés. — Ta pauvre amante qui t’aime et t’estime à jamais. — GOTTON CONNIXLOO. »

Elle plia le beau papier à fleurs, mit sa lettre dans une enveloppe sur laquelle elle écrivit : « Luc Heemskerque, » et la posa sur la cheminée. Elle embrassa les enfans, recommanda à Catherine de bien veiller sur ses petits frères et de ne pas les laisser sortir dans le jardin, car la pluie tombait maintenant très fort. Puis, à son tour, elle partit en serrant sur sa poitrine les plis de son châle. Elle marchait vite, croisant dans la rue de nombreux soldats qui fumaient ou sifflaient, et quelques rares villageois taciturnes rasant les murs.

Elle traversa le village et suivit la route jusqu’à un petit sentier qui mène à cette ferme des Van Dooren, près de laquelle Luc lui avait dit qu’était caché un cadavre allemand. Les fermiers, leurs enfans, leurs serviteurs restaient prudemment enfermés, et sans doute la nouvelle du meurtre ne s’était pas répandue, car on ne voyait âme qui vive dans ces environs. Gotton longea la haie qui enfermait le potager de la ferme. Près du second tournant, elle aperçut un cadavre allemand à demi dissimulé sous des branches arrachées à un cognassier, dont la ramure débordait la haie au-dessus de cet endroit. Craintivement elle se courba, souleva les feuilles bruissantes et mouillées, observa les hideuses entailles qui bâillaient des deux côtés du cou, puis les détails de l’uniforme, le numéro cousu sur la patte d’épaule. Quand elle eut bien regardé, elle laissa retomber les rameaux feuillus et s’en revint sous la pluie lourde, par le sentier toujours désert, puis par la route jusqu’au village où elle s’arrêta devant la Maison commune.


Dans la maison commune, le capitaine de la compagnie cantonnée à Meulebeke travaillait avec ses deux lieutenans. Des cartes de la Flandre occidentale s’étalaient devant eux sur une large table, au coin de laquelle étaient posés un broc de bière et trois verres qu’ils remplissaient et vidaient fréquemment.

Un planton parut dans la porte.

— Mon capitaine, c’est une femme qui demande à entrer.

— Une femme qui veut entrer ? Allez donc voir, Hillmer, dit le capitaine, c’est peut-être un renseignement.

Le lieutenant Hillmer était un officier de tenue très militaire. Il avait un gros cou violacé qui débordait en bourrelet du col de sa tunique, une mâchoire carrée, de belles dents blanches. Avec la raideur rapide d’une excellente mécanique, il se leva et sortit.

Il revint au bout de quelques minutes.

— Mon capitaine, c’est une fille de ce pays qui a l’air d’une folle. Elle vient dire qu’elle a tué un soldat la nuit dernière.

Le capitaine ne put réprimer un sursaut :

— Comment, ici ? dans notre cantonnement, on a tiré ?

— Non, tué au couteau — du moins c’est ce que raconte cette femme. Ce ne devait pas être un homme de la compagnie. Il ne manquait personne à l’appel ce matin.

Un silence suivit. Le lieutenant Hillmer regardait son capitaine droit dans les yeux et un sourire d’attente relevait sa lèvre couleur de cuir sur ses dents blanches. Le capitaine, un gros homme à barbe blonde et dont les paupières tirées clignotaient, se passait et repassait la main sur le front.

— Il faut la juger, dit-il, et nous tâcherons d’arrêter l’affaire avec une exécution.

— Pardon, mon capitaine, reprit Hillmer, vous vous rappelez nos ordres : punition collective toutes les fois qu’on nous aura tué un homme. Le cas d’aveux spontanés n’est pas prévu.

— Hé bien ! devant un cas qui n’est pas prévu, j’interprète les ordres, que diable !... J’interprète ! Voyons, Hillmer, vous croyez que j’ai envie d’incendier ce trou ? Vous croyez que ça me ferait plaisir, dites ? Est-ce que vous n’en avez pas assez de ces cochonneries ? Il y a quinze jours que je ne dors pas. La tête me craque. Fichez-moi la paix et tâchez qu’on puisse coucher tranquille ici ce soir.

Il plia ses cartes et mit un peu d’ordre sur la table, puis s’étant ressaisi il dit d’une voix plus calme :

— Eh bien, nous allons nous constituer en tribunal. Hillmer à droite, Franz à gauche. Hillmer, vous avez un interprète ?

— Oui, mon capitaine ! J’ai fait descendre le bourgmestre.

— C’est bien. Vous allez maintenant me chercher l’adjudant qui nous servira de greffier, et nous interrogerons cette femme.

Le jeune homme que le capitaine avait appelé Franz prit sa place, puis allongea ses jambes sous la table en rejetant le buste contre le dossier de sa chaise. Il avait l’air d’un monsieur des villes, mince, la peau blanche, les joues plates, le sourire moqueur et négligent. Il remarqua de sa voix froide et un peu grêle :

— Ce n’est tout de même pas ordinaire, cette affaire-là, mon capitaine. J’espère que vous n’allez pas trop la dépêcher ?

Le capitaine semblait avoir de l’indulgence pour ce jeune homme. Il haussa légèrement les épaules. « Regardez-moi, dit- il, cette espèce d’intellectuel ! Ça fait la guerre en cherchant des curiosités ! » Et il lui sourit avec un air d’amitié.

Au même moment, le lieutenant Hillmer rentrait avec l’adjudant à qui le capitaine tendit un cahier de papier, une plume et une bouteille d’encre. Chacun s’étant installé, l’adjudant alla ouvrir la porte et fit un signe au dehors. Gotton apparut sur le seuil entre deux soldats baïonnette au canon. Derrière elle, venait le bourgmestre retenu en otage dans la maison commune, un homme respectable, qui de sa vie n’avait parlé à Gotton et qui, tout tremblant de peur, fixait sur elle un regard indigné. Elle était toute mouillée de pluie ; des mèches blondes rayaient ses joues blêmes que l’angoisse en quelques jours avait évidées. Elle se tenait les mains pendantes ; ses yeux scintillans scrutaient les trois figures d’officiers allant de l’une à l’autre, essayant de surprendre sur les physionomies le sens des paroles étrangères. Le cœur lui battait si fort qu’elle avait peur de tomber.

— Vous dites que vous avez tué un soldat allemand ? demanda le capitaine, et le bourgmestre traduisit.

Sans baisser les yeux Gotton fit signe que oui.

— Pourquoi ?

Il n’y eut pas de réponse.

— Voyons, insinua le jeune lieutenant Franz, cela vous ennuie de nous dire qu’il a été trop aimable, le pauvre garçon ?

Le bourgmestre ne traduisit pas. Le capitaine demanda :

— Où est son corps ?

— Derrière la ferme des Van Dooren, dit Gotton. C’est moi qui l’ai traîné là cette nuit pour le cacher.

— Vous ne voulez pas dire, reprit le capitaine, pourquoi vous avez commis ce meurtre. Mais pourquoi est-ce que vous venez vous dénoncer ?

— Pour que vous ne fassiez pas de mal au village, répondit-elle.

Ils se mirent à causer entre eux, elle sentit que ce qu’elle avait dit n’avait pas l’air vrai, et ces trois hommes lui paraissaient si dépourvus de toute colère qu’elle eut peur d’être simplement renvoyée pour folle. Elle se tenait immobile, épiant leurs moindres gestes, la bouche entr’ouverte, une étrange lumière verte palpitant dans ses prunelles brillantes. Toute l’énergie de sa profonde nature se concentrait dans le désir d’être crue et d’obtenir la grâce de l’expiation.

Ils avaient fini de causer. D’un seul mouvement ils se dressèrent tous les trois et une sorte de majesté impersonnelle uniformisait bizarrement leurs visages. Le capitaine scanda une brève formule, puis releva la tête et avança le menton d’un geste qui congédie. Gotton comprit qu’elle était exaucée. A la sortie, le lieutenant Hillmer la suivit et s’adressant au planton de service à la porte de la chambre :

— Trouve-moi tout de suite six hommes de la compagnie, lui dit-il ; c’est pour un peloton d’exécution.

Dans la pièce où il étale de nouveau les cartes, le petit lieutenant pâle, au sourire négligent, dit au capitaine :

— Vous avez bien compris que ce n’était pas vrai, son histoire ?

Le capitaine fait un geste qui signifie : qu’importe ? et il ajoute :

— Si ce n’est pas elle, c’est son amant. Je vous répète que je n’ai pas envie de brûler ce village. Quand l’affaire éclatera, ce sera une bonne chose de pouvoir montrer que justice est faite.


Le lendemain matin, Luc Heemskerque frappait à la porte du chantre Connixloo. Il le trouva seul, assis, la tête entre ses mains, dans la sombre chambre où, depuis trois ans, personne n’enlevait plus les toiles d’araignée. Connixloo, se levant, recula d’un pas en voyant entrer le forgeron.

— Votre fille est morte, monsieur Connixloo, dit Heemskerque.

— Elle est morte, oui, pour moi, depuis trois ans.

— Elle est morte volontairement, monsieur Connixloo, et a sauvé Meulebeke, il faut que vous le sachiez.

Connixloo — sans répondre — releva, comme pour écouter, sa tête aux tempes collées, pâle comme un vieux parchemin, et il claquait des dents.

Le forgeron lui raconta l’incendie d’Iseghem, comment il avait ramené ses enfans à Meulebeke, comment Gotton les avait soignés et couchés, puis l’inquiétude que l’on avait eue le lendemain pour Meulebeke après la découverte du cadavre caché derrière la haie des Van Dooren, son désir de partir, la ruse qu’avait eue Gotton pour l’éloigner.

— Quand je suis arrivé à Metsys, continua-t-il, et que j’ai demandé M. le Curé, M. le Curé a été bien bon, il est descendu pour me parler lui-même, et me demander des nouvelles de Gotton. Il m’a dit, comme je pouvais m’y attendre, qu’il avait prêté sa carriole et la jument, depuis huit jours déjà, à une veuve de la paroisse qui était partie pour Anvers avec ses enfans. « Le Curé, qu’il disait, on sait bien qu’il ne s’en va pas ; aussi sa carriole est la première prêtée. J’aurais été content, qu’il a dit, de faire quelque chose pour Gotton. »

« Alors j’ai couru tout le chemin de retour jusqu’à Meulebeke. En descendant de la rue avant de rentrer chez moi, je regardais s’il n’y avait rien de changé.

« Je remarquais que l’on s’écartait de moi comme je passais et qu’on me regardait pourtant. J’ai demandé à un voisin sur la place : « Rien de nouveau ? » Il m’a montré les maisons bien tranquilles et m’a dit : « Vous voyez. » Alors je suis rentré à la forge et j’ai trouvé une lettre que Gotton m’avait écrite : elle disait qu’elle s’en allait, qu’elle ne pouvait plus élever mes enfans, et elle me montrait bien qu’elle avait l’idée de chercher à périr. J’ai couru dehors, j’ai vu du monde devant la maison commune, il y a un homme qui est venu vers moi et qui m’a embrassé en pleurant, et il disait : « Elle a sauvé le vil« lage ! » Alors j’ai tout compris, monsieur Connixloo : ce qu’elle avait été dire aux officiers qui sont dans la maison commune, et qu’elle avait dit qu’elle avait tué le soldat et qu’elle était morte.

« Il y avait beaucoup de monde autour de moi, il y en avait qui m’embrassaient et d’autres qui disaient : « C’est une honte ! » parce qu’ils pensaient que c’était moi qui avais fait le coup. Moi, la tête me tournait... Je criais : « Où est-elle ? » et en même temps je ne pouvais plus avancer. On m’a emmené où les soldats l’avaient fusillée, derrière la maison commune, contre le mur du jardin. Elle était là, couchée par terre avec une figure douce comme celle d’une enfant. Et ses vêtemens, son châle noir étaient tout pleins de sang, et le mur aussi était éclaboussé. A côté d’elle il y avait un soldat, baïonnette au canon. J’ai crié : « C’est ma femme, je veux l’emporter ! » Mais le soldat m’a repoussé avec sa baïonnette. J’ai compris que les officiers avaient donné un ordre, pour que tout le monde la voie et que ça fasse peur. J’ai voulu parler aux officiers, mais on ne m’a pas laissé entrer dans la maison. Alors je suis resté près d’elle à genoux jusqu’au soir. La pluie tombait sur elle et lui mouillait les joues ; je voyais son sang qui s’écoulait dans les ruisseaux. Vers sept heures un soldat est venu parler à la sentinelle ; alors ils m’ont fait signe que je pouvais l’emporter, qu’ils me la laissaient pour que je l’enterre. Je l’ai emportée jusqu’à la forge, et je ne l’ai pas enterrée, monsieur Connixloo, parce que je crois que ça devait être son désir qu’on la mette au cimetière de Metsys, à côté de sa mère, si vous vouliez, monsieur Connixloo... »

Le chantre semblait accablé. Il murmurait : « Ma pauvre petite fille, ma pauvre petit fille ! Et elle ne s’est même pas confessée ! » Heemskerque ne répondit pas, et pendant un moment il n’y eut plus dans la salle basse qu’un bruit étouffé de sanglots.

— J’irai avec vous, dit Connixloo, nous n’aurons que nos bras, je pense, pour la porter jusqu’ici.

Ils partirent ensemble, le vieux chantre et le forgeron, et le poids du chagrin leur courbait les épaules, comme ils passaient entre les épaisses prairies fleuries d’ombelles blanches d’où se levait pour eux l’image de Gotton.

Ils laissèrent sur la gauche les ruines d’Iseghem, un squelette de village, brisé, noirci, encore fumant. La route était déserte et coupée de grandes flaques.

— Je vous ai bien grièvement offensé, monsieur Connixloo, dit Heemskerque ; mais, voyez-vous, votre fille, j’aurais dix fois donné ma vie pour elle. Je l’aimais tellement que je n’aurais pas cru possible de la perdre. Mais Dieu est le maître...

« Si je vous demande ce que je vous demande, monsieur Connixloo, reprit-il après un lourd silence, c’est à cause d’une parole qu’elle m’a écrite avant de s’en aller trouver les officiers à la maison commune : « Si tu entends dire bientôt que j’ai péri, moi aussi, sois heureux, ce sera le signe que nous sommes pardonnés. « J’ai peur qu’elle n’ait eu beaucoup de tourmens par des pensées que je n’ai pas connues. Elle s’en est allée mourir avec l’espoir d’être pardonnée de Dieu : je crois qu’elle aurait bien souhaité de savoir que son père lui pardonnerait aussi, et son village. »

Connixloo éleva un bras au-dessus de sa tête, d’un geste étrange comme pour se couvrir devant la majesté divine, et il murmura :

— Dieu est juge, moi je pardonne à mon enfant.

Ils arrivèrent à la forge. Connixloo recula sur le seuil en voyant la forme blanche et voilée étendue dans l’ombre, sur le sol de terre battue.

Puis, s’approchant, il souleva lui-même le linceul. Luc avait lavé les blessures de la morte ; il lui avait ôté ses vêtemens souillés de sang et de boue et l’avait revêtue d’une longue chemise ; il lui avait joint les mains et partagé les cheveux qui, descendaient comme deux ruisseaux d’or jusqu’à ses genoux. Et maintenant il n’aurait plus osé l’embrasser ; elle était devenue si lointaine, si pure, si tranquille ! Elle n’avait plus besoin de lui, ni de rien. Elle avait été jusqu’au bout de l’amour, et jusqu’au bout de l’expiation ; elle semblait plongée dans un immobile assouvissement et, peut-être, cette puissante et bienheureuse ardeur dont elle rêvait, petite fille, devant les vitraux de Metsys, avant l’âge de la passion terrestre, était devenue son partage.

Dans la chambre voisine, les enfans étaient réunis. Catherine venait d’allumer le feu, et sagement, comme elle l’avait vu faire à sa mère, elle épluchait des pommes de terre et des carottes qu’elle avait prises dans des provisions entassées au grenier. Elle avait lavé ses petits frères qui étaient propres et frais et jouaient en riant. Luc ayant entr’ouvert la porte les regardait. Celle qui avait été pour lui toute la beauté, la douceur, l’ivresse de la vie était couchée là dans le silence éternel, et pourtant la maison n’avait jamais été si pleine de jeune force et de jeune espérance. Ces enfans, qui avaient vu massacrer leur mère deux jours à peine auparavant, s’accoutumaient au nouveau foyer avec toute l’humble et robuste docilité de leur âge. Luc songeait en les regardant que maintenant sa maison leur appartenait, sa vie aussi, tout lui-même et que Gotton l’avait voulu ainsi. Il referma la porte et se retourna vers Connixloo.

Sur une civière de branches clouées, ils portèrent ensemble le corps de Gotton jusqu’à Metsys. Là, ils la couchèrent en terre bénite, parmi les glaïeuls, à côté de Jeanne Maers, la belle amoureuse à qui elle avait ressemblé. Et Connixloo s’en fut chercher le curé pour qu’il vînt bénir la tombe. Le curé, qui était gardé comme otage à la maison commune, vint entre deux soldats réciter les prières des morts.

Quand il eut fini, Connixloo, redressant ses genoux raidis, l’accompagna jusqu’à la porte du cimetière. Alors le vieux curé lui mit tendrement le bras sur les épaules et lui dit : « Ne te fais pas trop de tourment, mon bon Connixloo. Le Seigneur est miséricordieux. Vois-tu, ta pauvre Gotton, elle n’avait pas la tête bien claire, c’est pourquoi elle s’est laissé induire en erreur ; mais c’était une fille au cœur profond. »


CAMILLE MAYRAN.

  1. Copyright by Camille Mayran.
  2. Voyez la Revue des 15 juillet et 1er août.