Réception de M. Guizot à l’académie française


Académie française.

RÉCEPTION DE M. GUIZOT.

La réception de M. Guizot à l’Académie française n’a pas été moins singulière que son élection ; lorsqu’il s’est présenté aux suffrages de la troisième classe, tous les hommes littéraires qui s’étaient mis sur les rangs ont renoncé à leur candidature ; lorsqu’il a prononcé devant la troisième classe son discours de remerciement, les hommes littéraires, bon gré mal gré, ont abandonné les places qui leur appartenaient légitimement dans l’enceinte de l’Institut. Le conseil des ministres, le corps diplomatique, le conseil d’état, les pairs et les députés, ont envahi tous les bancs, et c’est à peine s’il a été permis à quelques journalistes persévérans de pénétrer au milieu de l’auditoire. L’Académie, dans cette occasion, n’a pas fait preuve de goût, mais elle a reconnu implicitement que M. Guizot n’a rien à démêler avec la littérature, et sur ce point nous sommes parfaitement de son avis.

En effet, quels ont été jusqu’ici les travaux de M. Guizot ? Ces travaux, nous le savons, et nous le proclamons plus haut que personne, sont d’une grande importance ; mais il faut une complaisance bien rare pour y découvrir un mérite littéraire. Les Essais sur l’Histoire de France, qui ont commencé la réputation de M. Guizot, appartiennent exclusivement au domaine de l’érudition. Dans ce livre, composé d’une suite de mémoires, plusieurs questions obscures et difficiles sont discutées sérieusement et résolues avec une précision scientifique ; les origines de plusieurs faits, enregistrés par l’histoire à l’heure la plus éclatante de leur développement, sont poursuivies et découvertes avec une sagacité remarquable. Assurément ce livre ne pouvait être produit par une intelligence vulgaire ; mais dans cette suite de mémoires, d’ailleurs très estimables et très utiles, l’art ne se montre nulle part. Les faits sont remis à leur place, l’évolution historique des droits que la philosophie déclare éternels, mais qui n’apparaissent que successivement dans le monde réel, est décrite avec une patience et une clarté très dignes d’éloges ; mais il n’y a point dans l’expression de ces idées la moindre trace de composition. C’est tout simplement une masse de matériaux dont la connaissance est désormais indispensable à tous ceux qui étudient notre histoire. Mais M. Guizot n’a pas songé à revêtir les élémens qu’il avait recueillis d’une forme littéraire : avec cet unique volume il pouvait se présenter hardiment à l’Académie des inscriptions ; son ambition ne devait pas frapper aux portes de l’Académie française.

L’Histoire de la Révolution d’Angleterre, encore inachevée aujourd’hui, mais assez avancée cependant pour être jugée sans légèreté, est-elle plus littéraire que les Essais sur l’Histoire de France ? Nous ne le pensons pas, et voici pourquoi : dans ce livre, consacré au récit d’une période à jamais mémorable, les faits occupent très peu de place, et l’exposition des idées, suscitées par les faits, que nous entrevoyons tout au plus, envahit la plus grande partie de l’espace. À proprement parler, cette histoire n’est pas une histoire ; c’est plutôt un commentaire politique sur les faits dont l’auteur pouvait s’occuper historiquement, c’est-à-dire pour les raconter et pour les interpréter en les racontant, mais dont il aime mieux parler à son aise en les supposant connus d’avance. Sans doute il serait possible d’apporter dans ce commentaire politique des qualités vraiment littéraires ; sans doute il serait possible d’encadrer l’histoire dans la logique, et d’imposer au développement des idées le baptême d’un fait sans se résoudre pourtant à raconter le fait qui nommerait l’idée. Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, a montré qu’il y a place pour les plus grandes beautés du style dans la philosophie politique aussi bien que dans le tableau des passions. Mais M. Guizot, après avoir mis la logique à la place de l’histoire, a oublié de mettre dans la logique le style qui aurait pu donner à l’exposition de ses idées de l’intérêt et de la vie. Je sais que cet avis n’est pas celui des amis de l’auteur ; je sais que plusieurs esprits éminens ont vu dans le second volume de ce livre, qui va jusqu’à la mort de Charles Ier, une théorie complète des révolutions, et qu’ils ont même recommandé ce volume comme une recette excellente et infaillible à l’usage des peuples mécontens et décidés à revendiquer leurs droits. Mais nous sommes loin de partager cet enthousiasme, et tout en reconnaissant l’élévation naturelle et constante des idées développées dans l’histoire de la révolution anglaise, nous sommes forcés de blâmer chez l’auteur une prétention à la généralité qui ne trouve pas toujours à se satisfaire légitimement, c’est-à-dire qui transforme souvent l’expression d’un fait unique pour faire passer ce fait dans le monde des idées, au lieu de résumer dans une idée vraiment générale une série de faits analogues. Ainsi ce livre, qui, dans sa forme, n’est pas littéraire, n’est pas construit d’après une méthode légitime ; le style est diffus en même temps que les motifs de l’enseignement, c’est-à-dire les faits, sont triés avec avarice, et ne justifient pas les idées qui leur servent d’enveloppe.

Ces défauts se retrouvent, et avec plus de saillie encore, dans l’Histoire de la Civilisation européenne et dans l’Histoire de la Civilisation française. La méthode est la même, les résultats devaient être pareils. Mais l’enseignement oral favorisait singulièrement le goût de M. Guizot pour la diffusion, et le professeur a dépassé l’historien dans son dédain pour les formes du style et pour la légitimité des idées générales. Certes, nous ne penserons jamais à nier ni même à contester le mérite de ces deux livres, dont le second, encore inachevé, s’arrête au commencement du xive siècle ; mais nous déclarons sincèrement que ces deux histoires nous paraissent dépourvues à la fois des qualités historiques et des qualités littéraires. Non-seulement les faits n’y sont pas racontés, mais les idées substituées aux faits ne sont pas l’interprétation réelle de tous les faits omis. Plusieurs de ces leçons révèlent un remarquable talent d’analyse ; mais ce talent ne s’applique pas avec le même empressement à tous les élémens d’une époque donnée, ou plutôt il prend plaisir à circonscrire le champ de ses études, en déterminant a priori les élémens qu’il se propose d’étudier. L’esprit de l’auteur, entraîné par une ambition singulière, se suppose toujours préexistant aux évènemens qu’il interprète ; avant de les décomposer en tant que faits accomplis, il les décompose en tant que faits possibles, et, de cette manière, il arrive naturellement à supprimer plusieurs élèmens de la réalité. Entre l’histoire, telle que la conçoit M. Guizot, et l’histoire telle qu’elle se manifeste par les évènemens, il y a la même différence qu’entre la mécanique rationnelle et la mécanique appliquée à un genre déterminé de corps. Mais les formules de la mécanique rationnelle permettent de résoudre tous les problèmes de la mécanique appliquée, tandis que l’histoire a priori de M. Guizot est souvent muette pour l’explication de l’histoire a posteriori, c’est-à-dire de la véritable histoire. L’étude de ses leçons sur l’histoire de la civilisation n’est pas une étude sans profit ; loin de là. Mais il ne faut y chercher ni l’histoire proprement dite, ni surtout le style. Car le professeur, comme s’il voulait dissimuler l’absence des faits en multipliant les formes de sa pensée, puise à pleines mains dans le vocabulaire, et semble craindre de n’être jamais assez clair. Mais chez lui la multitude des formes ne sert pas à l’élucidation des idées ; la lumière dont il les environne est une lumière abondante, mais diffuse, qui dévore ou plutôt qui abolit les contours, et qui engloutit toutes les vérités particulières dans une vérité générale, indéterminée, insaisissable. Assurément, l’histoire de la civilisation ne devait pas ouvrir à l’auteur les portes de l’Académie française.

Si la troisième classe de l’Institut veut demeurer fidèle à sa mission, si elle veut vivre par elle-même et ne pas accepter une vie d’emprunt, elle n’a évidemment qu’un seul parti à prendre, c’est de se recruter parmi les hommes littéraires, c’est-à-dire parmi les écrivains qui ont fait de la langue une étude sérieuse, et qui, à l’aide de la parole, ont accompli des œuvres élégantes ou sévères. L’histoire et la philosophie se prêtent aussi bien que la poésie à toutes les grâces de la langue ; mais l’histoire et la philosophie proprement dites sont représentées à l’Académie des Inscriptions et à l’Académie des Sciences morales. C’est donc parmi les romanciers et les poètes lyriques ou dramatiques, en un mot parmi les hommes d’imagination que l’Académie française est naturellement appelée à se recruter. Non-seulement cette préférence est naturelle, mais encore elle est utile au progrès de la langue. Car, malgré la parité incontestable qui existe sous le rapport des ressources littéraires entre l’histoire, la philosophie et la poésie, cependant on conçoit sans peine que les poètes s’occupent du renouvellement, de la richesse ou de la pureté des formes avec une prédilection plus constante que les historiens ou les philosophes. Car les poètes ont en vue l’expression de la beauté, tandis que les historiens se proposent la réalité, et les philosophes la vérité. Or, quoique la réalité et la vérité puissent légitimement prétendre à se montrer sous une forme élégante et belle, cette ambition ne leur est pas indispensable, tandis que l’imagination, résolue à l’expression de la beauté, compte l’étude de la forme parmi ses devoirs les plus impérieux. Si ces idées sont vraies, et nous les tenons pour telles, il nous semble que la conduite de l’Académie est toute tracée. Si la troisième classe de l’Institut veut bien jeter les yeux autour d’elle, si elle veut bien s’enquérir des poèmes et des romans qui se publient, elle n’aura pas de peine à rencontrer un écrivain capable de satisfaire à toutes les conditions que nous venons d’énoncer. Je ne dis pas qu’elle trouvera des Homère et des Pindare par douzaines ; mais elle mettra facilement la main sur des hommes égaux aux meilleurs de ses membres, et supérieurs au plus grand nombre. Et s’il arrivait que les hommes vraiment dignes d’entrer à l’Académie française fussent retenus par une injuste défiance, le devoir de l’Académie serait d’encourager, de provoquer leur candidature, et de la rendre nécessaire en la montrant infaillible. Il est possible que les traditions combattent le conseil que je donne. Mais dans ce cas, comme dans beaucoup d’autres, la raison me semble supérieure aux traditions, et doit l’emporter sur elles.

Que si par malheur les poètes manquaient, l’Académie française, pour se compléter, serait légitimement admise à choisir un historien, un philosophe, un naturaliste, un géomètre. Mais avant de l’appeler à elle, elle aurait à examiner autre chose que la valeur historique, philosophique, physiologique ou mathématique du candidat. Elle devrait s’assurer que l’historien ou le philosophe, le naturaliste ou le géomètre, a montré dans l’expression des vérités spéciales qu’il poursuit des qualités vraiment littéraires, qu’il a trouvé pour le récit des faits ou l’exposition des idées pures, pour la description des phénomènes organiques ou la déduction des propriétés de la grandeur, des ressources de langage inconnues avant lui, ou du moins égales à celles des hommes les plus habiles qui ont traité les mêmes matières. L’admission au sein de l’Académie française d’un savant qui posséderait, avec la science, le talent d’un grand écrivain, pourrait alors s’appeler un acte de sagesse ; car la langue de la science peut rendre à la langue poétique d’importans services. Elle peut, et selon nous c’est un grand bonheur, faire à la rhétorique, c’est à-dire à l’art de bien dire, pris en lui-même et indépendant de la pensée, une guerre implacable, et débarrasser l’imagination d’un luxe inutile. Mais les grands écrivains voués à l’expression d’un ordre spécial de vérités ne sont pas nombreux ; l’Académie le sait aussi bien que nous. Il y a parmi les savans, comme dans la foule, un préjugé profondément enraciné, qui dispense la science du style, et qui va même jusqu’à proclamer le danger du style dans la science. Ce préjugé repose sur la notion inexacte et incomplète du style pris en soi. Évidemment le style de l’ode ou du roman ne convient ni à la physiologie, ni à la géométrie. Mais il est raisonnable de chercher, il est possible de trouver un beau style pour l’expression des vérités physiologiques ou géométriques. S’il y a des géomètres et des naturalistes qui déclament au lieu de démontrer, c’est un malheur dont le style n’est pas responsable, et ce malheur n’arriverait pas si tous les géomètres et tous les naturalistes avaient, pour le style, un respect véritable. Quant à la science prise en elle-même, sous quelque nom qu’elle se présente, nous ne la croyons pas appelée à l’Académie française, fût-elle précédée d’une gloire européenne ; car l’Académie des sciences doit servir à quelque chose.

Mais à nos yeux, le plus impardonnable de tous les choix que puisse se permettre l’Académie française, c’est un choix politique ; sans doute l’éloquence serait une excuse, mais cette excuse serait-elle valable dans la bouche d’une académie qui a préféré M. Viennet à Benjamin Constant ? Y a-t-il une comparaison possible entre le talent oratoire de M. Berryer et celui de M. Guizot ? Assurément non. Entre M. Berryer et M. Guizot, il y a toute la différence qui sépare la véritable éloquence de la déclamation hautaine et diffuse. M. Guizot, lors même qu’il a raison, ne peut réussir à émouvoir ; M. Berryer, lors même qu’il défend la plus mauvaise cause, trouve moyen de produire une impression profonde. Pourquoi ? C’est que M. Berryer a toutes les qualités d’un grand orateur, tandis que M. Guizot prend la tribune pour une chaire, et perd son temps à expliquer, avec des circonlocutions dédaigneuses, ce qu’il devrait affirmer avec l’accent de la conviction. M. Berryer se sait, mais ne s’avoue pas supérieur à son auditoire, et traite avec lui sur le pied d’une parfaite égalité. M. Guizot, en parlant à la chambre comme aux bancs d’une école, se condamne à la verbosité, aux redites perpétuelles, et n’atteint pas l’éloquence. Pourquoi donc l’Académie française a-t-elle choisi M. Guizot ? N’est-ce pas parce que M. Guizot semble depuis six ans aux esprits paresseux, c’est-à-dire au plus grand nombre, un ministre inévitable ? Il est si simple et si commode d’accepter une croyance toute faite, que la foule, et l’Académie qui suit la foule, ajoutent volontiers foi à l’excellence politique de M. Guizot, par cette seule raison que M. Guizot proclame à tout propos son excellence politique. M. Guizot est si sûr de lui-même, que ni la foule ni l’Académie n’osent douter de lui. Mais quand il serait vrai, et nous ne le croyons pas, que M. Guizot fût un ministre inévitable ; quand la royauté, en le perdant, serait livrée sans retour à la démocratie et réduite au plus complet effacement ; quand les libertés publiques, privées de ce modérateur impérieux, courraient le danger d’une ruine irréparable ; quand la cour et la nation ne pourraient se passer de lui, la nécessité politique de M. Guizot ne saurait transformer son enseignement verbeux en véritable éloquence. Quand il serait le premier homme de la France, il lui resterait encore, pour entrer à l’Académie française, à devenir grand orateur ou grand écrivain. Or, à nos yeux, M. Guizot n’est qu’un esprit éminent, mais il n’est ni orateur ni écrivain ; il ne possède pas même les élémens de l’éloquence ou du style.

M. Guizot avait à peindre et à juger la philosophie du xviiie siècle. Assurément, pour un orateur qui eût bien voulu prendre le temps d’étudier un pareil sujet, ou qui eût été depuis long-temps préparé à le traiter, c’eût été une belle occasion d’élargir et de renouveler les formes du discours académique. Il eût été digne d’un historien, qui a toujours cherché dans le tableau des faits accomplis quelque chose de supérieur aux faits pris en eux-mêmes, de comprendre et d’expliquer sérieusement, dans une assemblée littéraire, la mission et le rôle de la philosophie française au xviiie siècle ; mais pour comprendre et pour expliquer le véritable caractère, la véritable puissance de la philosophie française, il fallait se résoudre à sortir des généralités purement oratoires, et malheureusement M. Guizot, en réduisant sa tâche aux proportions du plaisir phraséologique, en se proposant comme terme suprême l’harmonie et le nombre des périodes, n’a montré qu’inexpérience et gaucherie. Il n’a pas dit un mot qui révélât chez lui la notion précise de la philosophie française au siècle dernier, pas un mot qui indiquât la connaissance des origines de cette philosophie, l’intelligence du mouvement que la France continuait mais n’avait pas commencé ; il a parlé pendant trois quarts d’heure, et si nous exceptons quelques phrases de respect filial, bien promptement démenties, il n’a pas développé une pensée qui s’élevât au-dessus des lieux communs de collége. Il n’y a pas de rhéteur de province qui n’eût aligné en une matinée les idées vulgaires présentées par M. Guizot ; car toutes ces idées, ramenées à leur simple expression, ne vont pas au-delà du pamphlet de La Harpe, et se bornent à voir dans la philosophie française du siècle dernier le germe de la révolution qui a renversé la monarchie. Certes, pour découvrir, pour exposer un pareil truism, il n’est pas nécessaire d’avoir consacré vingt ans de sa vie à l’étude de l’histoire moderne, d’avoir contrôlé dans le maniement des affaires publiques les enseignemens de la réflexion ; il suffit de feuilleter les volumes distribués aux pensionnats de Saint-Denis et de Saint-Germain. Est-il concevable qu’un historien, un homme d’état, confonde la science philosophique et les salons philosophiques du xviiie siècle ? Est-il concevable que M. Guizot, qui partout et à tout propos se donne pour un homme grave, embrasse dans le même blâme, dans la même pitié, je devrais dire dans la même colère, la démonstration, la déduction désintéressée des vérités poursuivies par la science, et les espérances tumultueuses conçues d’après cette démonstration, mais à coup sûr profondément distinctes de la science prise en elle-même ? Que ces espérances fussent filles de la philosophie, personne ne voudra le nier ; mais un homme qui, par ses études et ses fonctions, occupe le rang de M. Guizot, un homme qui se vante de diriger non-seulement les affaires, mais l’intelligence du pays, se devait à lui-même d’expliquer nettement les relations de la science et de la volonté française au xviiie siècle. Car, il faut bien l’avouer, et la chose est toute naturelle, la plupart des salons qui avaient accepté l’apostolat philosophique prenaient peu de souci des origines même de la science, et voyaient dans l’égalité des conditions une question beaucoup plus importante que les lois de l’intelligence humaine. Les salons appliquaient mais ne continuaient pas la philosophie ; ils obéissaient aux philosophes, mais ils n’étaient pas la philosophie elle-même. Or, il nous semble que pour montrer clairement les liens qui unissaient les salons à la science, il eût été raisonnable de définir nettement le caractère de la science philosophique à la fin du dernier siècle ; étant donné deux termes dont l’un commande au second, la pensée prise en soi et la société vivante, il y a au moins de la puérilité à parler de l’obéissance du second terme sans avoir décomposé, c’est-à-dire expliqué, le premier. C’est pourtant ce qu’a fait M. Guizot : il a rhabillé pour l’usage de l’Académie toutes les phrases qui traînent sur les bancs des écoles, et qui semblaient depuis long-temps hors de service ; il a répété, sur l’imprévoyance et l’étourderie de nos pères, toutes les récriminations que chacun sait par cœur, et qui, dans la bouche du récipiendaire, n’avaient pas même le mérite de l’élégance ; car M. Guizot, en abandonnant le terrain de la pensée pour celui de la parole, n’avait pas prévu les dangers qui l’attendaient. Plus d’une fois, dans son discours, il lui est arrivé de broncher devant une épithète, et de chanceler devant un synonyme. Résolu à dire le moins possible, il n’a pas toujours dit ce qu’il voulait, ou du moins ce qu’il aurait dû dire dans les limites oratoires de son sujet.

Arrivé à la révolution française, il a semblé reprendre haleine et respirer plus librement. Débarrassé de la science, dont il avait parlé avec une brièveté presque énigmatique, il est rentré sur un sol qui lui est familier, sur le sol de la déclamation politique. Il a fait sonner bien haut son admiration pour l’assemblée constituante ; mais son admiration se démentait elle-même par son emphase, et n’avait guère plus de valeur que les formules dévouées d’une lettre. Il était facile d’entrevoir, sous ce respect officiel pour les lumières et les espérances de la constituante, le dédain et presque le mépris. L’assemblée législative a été traitée avec moins d’égards, avec une sévérité presque paternelle. La convention ne pouvait trouver grâce devant la sagesse clairvoyante de M. Guizot ; aussi est-ce sans étonnement que nous avons vu l’orateur confondre dans la même colère et dans la même flétrissure l’énergie sincère et la fureur hypocrite, et transformer la défense héroïque du territoire en égarement et en folie. Pour ceux qui connaissent le caractère et la pensée de M. Guizot, il n’y a là rien de surprenant. Dans son amour égoïste pour les idées qu’il professe, il est naturellement injuste. Comme il ne lui est pas possible d’encadrer dans ses théories politiques la conduite active de la convention, il est amené à déclarer fou ce qu’il n’aurait pas fait, à traiter avec un dédain superbe les colères qu’il ne partage pas, l’entraînement qu’il eût combattu, qu’il n’eût pas compris ; il condamne, au nom d’une logique toute personnelle, les évènemens accomplis hors du cercle de ces idées. Tout cela s’explique de soi-même et n’a pas besoin de réfutation.

Le directoire, le consulat, l’empire et la restauration, occupent, dans le discours de M. Guizot, une place moins importante que les trois premières périodes de la révolution française. Les jugemens portés par l’orateur sur tous ces momens de notre histoire n’ont rien d’original ni de nouveau, et sont exprimés en termes si vagues, qu’il est vraiment difficile de savoir si l’académicien approuve ou condamne l’homme d’état, si les théories politiques de M. Guizot s’accordent ou ne s’accordent pas avec ses périodes oratoires. Les débauches de la nouvelle régence, l’ambition et l’aveuglement du nouveau César, l’entêtement et l’ignorance des Bourbons, qui ne voulaient pas se souvenir des Stuarts, sont entrés depuis long-temps dans le domaine de la rhétorique inoffensive, et ne peuvent ni blesser ni réjouir les partis.

Au milieu de ces déclamations insignifiantes, comment découvrir l’opinion philosophique de M. Guizot sur M. de Tracy ? Comment déduire de cette colère oratoire contre la révolution française la pensée du récipiendaire sur les travaux de son prédécesseur ? Est-il même raisonnable de chercher cette pensée ? Est-il probable que M. Guizot ait songé un seul instant à se former une idée précise de ces travaux ? Pour notre part, nous ne le croyons pas, et voici pourquoi : les livres de M. de Tracy appartiennent exclusivement à la science philosophique. Or, M. Guizot, en parlant du xviiie siècle, n’a jamais franchi la limite des généralités académiques, et n’a pas dit un mot qui intéressât directement la science. Il était donc naturel qu’il traitât M. de Tracy comme il avait traité le xviiie siècle, c’est-à-dire qu’il le suivît sur les bancs de la constituante, du sénat et de la pairie, sans essayer de définir et de caractériser ses travaux philosophiques. S’il eût entrepris d’analyser les élémens d’idéologie de M. de Tracy, il y aurait eu contradiction évidente entre cette analyse et celle du xviiie siècle. Je vais plus loin : la philosophie de M. de Tracy, séparée de la philosophie du xviiie siècle, n’eût pas été intelligible, ou du moins n’eût été comprise que des hommes spéciaux, et eût fait tache dans le discours du récipiendaire. M. Guizot, après avoir escamoté la première partie de son sujet, ne pouvait donc se dispenser d’escamoter la seconde. Il a circonscrit le thème de son éloge dans les étroites limites de la biographie ; il nous a montré M. de Tracy débutant, comme Descartes, dans la carrière des armes avant d’aborder l’étude de la philosophie ; il nous a parlé du château de ses aïeux ; il nous a récité jusqu’à la devise inscrite au front de ce château ; mais après avoir épuisé la biographie extérieure, la vie sociale de M. de Tracy, il n’a pas entamé la biographie intellectuelle, la biographie du philosophe. Il nous l’a donné pour un admirateur de Rousseau, de Montesquieu et de Voltaire ; mais ce renseignement, réduit à sa juste valeur, ne signifie absolument rien ; car aucun de ces trois grands noms n’appartient à la philosophie proprement dite. Cette lacune était facile à prévoir, mais il est utile de la signaler.

Cependant malgré la généralité académique de ses périodes, M. Guizot a trouvé moyen de semer, chemin faisant, plusieurs erreurs assez singulières. Ainsi, par exemple, il accuse la philosophie du xviiie siècle d’avoir mis en doute l’existence de Dieu, l’existence même de l’homme, et il ne balance pas à expliquer ces doutes affligeans par la tendance constante de cette philosophie, c’est-à-dire par le sensualisme. Or, si M. Guizot eût pris la peine de consulter, sur ces deux questions, quelqu’un des élèves de l’École normale, à laquelle tout récemment il se proposait pour exemple et pour encouragement, il aurait appris que cette double affirmation était une double bévue. Car s’il est vrai que Hume et Berkeley, en partant de la doctrine de Locke, sont arrivés, l’un à douter des relations légitimes de cause et d’effet, l’autre à nier l’existence de la matière, il est également vrai que la philosophie française du xviiie siècle n’a souscrit ni au doute de Hume, ni à la négation de Berkeley. Quant à l’existence de Dieu, s’il est arrivé à quelques philosophes sensualistes de la France de la nier, cette négation, dans leur bouche, n’a jamais eu le caractère scientifique et impérieux de la négation exprimée sur le même sujet par la philosophie critique de l’Allemagne, par Emmanuel Kant. Or, assurément, Emmanuel Kant n’a rien de commun avec l’école sensualiste de la France. Et pourtant personne n’a jamais nié Dieu avec plus d’assurance que le professeur de Kœnigsberg. Si plus tard dans sa Raison pratique, il a proclamé le Dieu qu’il avait nié dans sa Raison pure, il ne faut pas oublier que son affirmation, dans le système de la philosophie critique, est loin d’avoir la même autorité que sa négation. La pensée de Kant a bien assez d’importance pour que M. Guizot en tienne compte, et pour qu’il n’impute pas au seul sensualisme une opinion partagée par la philosophie critique de l’Allemagne. Dans cette occasion, comme dans beaucoup d’autres, le savoir n’eût pas été un mérite bien recommandable ; mais le bon sens conseillait à M. Guizot de ne pas discuter une question qu’il ignore.

Si nous insistons sur ces deux bévues, ce n’est pas que nous comptions le savoir encyclopédique parmi les devoirs du ministre de l’instruction publique. Mais il nous semble que M. Guizot, placé comme il est, n’a pas la même excuse qu’un homme du monde ; car il n’est pas même forcé d’ouvrir un livre pour s’éclairer sur une question, quelle qu’elle soit. Il a autour de lui, sous sa juridiction, des livres vivans, et qui répondent à toute heure. Ce qu’il ne sait pas, d’autres le savent pour lui. Toutes les parties de la science humaine sont à sa disposition, et s’il lui plaît d’interpeller un astronome, un philosophe, il est sûr de ne pas l’interpeller en vain. Il est donc coupable lorsqu’il parle sur une question comme pourrait le faire le premier étourdi. M. Guizot, que nous sachions, n’a pas l’habitude d’agir légèrement ; c’est pourquoi nous ne pouvons imputer au hasard les bévues de son discours. Il se présente une explication plus naturelle que nous adoptons. M. Guizot doit à sa réputation d’historien la place qu’il occupe au conseil ; il est tout simple qu’il estime l’histoire comme une science souveraine, et qu’il traite avec dédain les sciences qui ne sont pas l’histoire, qu’il attribue aux questions qui ne sont pas historiques, dans le sens politique du mot, une valeur indigne de son intelligence. Il a tort sans doute, mais ce tort est facile à concevoir. Or, la langue de l’histoire n’est pas celle de la philosophie ; les paroles qui suffisent à exprimer les faits ne suffisent pas toujours à exprimer les idées ; et, comme la langue de toutes les sciences joue un rôle important dans l’exposition, aussi bien que dans la recherche de la vérité, ignorer la langue d’une science est à peu près la même chose qu’ignorer cette science elle-même, et M. Guizot ignore la langue de la philosophie. S’il eût connu la langue propre aux idées dont il parlait, il se fût aperçu bien vite qu’il ne connaissait pas ces idées ; plus clairvoyant, il eût été plus modeste. A-t-il compté sur l’ignorance de son auditoire ? Nous ne lui ferons pas l’injure de le penser, car il sait que les études philosophiques, sans avoir la même popularité que les études chimiques ou physiologiques, ne sont cependant pas abandonnées. Non, il s’est trompé en toute sécurité, parce qu’il connaît l’admiration de la foule pour les hommes revêtus du pouvoir. Or, l’admiration dispense de l’attention.

Mais le véritable but, le véritable sujet du discours de M. Guizot, c’est l’éloge du xixe siècle ; la biographie de M. de Tracy racontée avec une complaisance apparente, et le jugement porté par l’orateur sur la révolution française, ne sont, à proprement parler, que les prémisses d’un hardi syllogisme, facile à découvrir, il est vrai, dès que le discours du récipiendaire est soumis à l’analyse, mais cependant assez habilement masqué pour ne pas blesser l’orgueil de l’auditoire. M. Guizot, en louant avec une indulgence assez tiède le philosophe qu’il est appelé à remplacer, en insistant avec une modération perfide sur les fautes, peut-être inévitables, du xviiie siècle, ne voulait que préparer le panégyrique de son temps, et arriver à l’apothéose de la raison. Cette conclusion n’a rien d’imprévu ni de singulier dans la bouche de M. Guizot ; car c’est le résumé fidèle de toutes les harangues prononcées par le récipiendaire depuis six ans dans une autre enceinte. À la tribune de la chambre, comme devant le pupitre de l’Académie, M. Guizot ne développe pas volontiers un autre thème que l’apothéose de la raison. Reste à savoir si le xixe siècle, si la France contemporaine acceptera l’éloge que lui décerne M. Guizot ; reste à savoir si la génération à laquelle nous appartenons voudra bien ne voir, dans la génération qui nous a précédés, qu’une foule enthousiaste, imprévoyante, exagérée dans ses vœux comme dans ses espérances, entêtée dans l’impossible, incapable de fonder des institutions durables. Il est au moins permis de discuter cette opinion, et dès que cette opinion est discutée, il n’est plus nécessaire d’attribuer à notre temps la raison suprême, la souveraine clairvoyance. Si sages que nous soyons, nous ne sommes plus obligés de nous placer au rang des dieux. Si serein et si pur que soit le jour au milieu duquel nous apparaît l’avenir, nous pouvons nous abstenir de nous adorer ; la modestie n’a plus rien de messéant ni de pusillanime ; la conscience de notre mérite ne nous prescrit pas d’entonner un cantique en l’honneur de nous-mêmes ; tout en admirant dans un saint respect la splendeur de nos vertus, nous ne sommes pas forcés de fermer les yeux pour n’être pas éblouis. Mais une pareille modestie ne ferait pas le compte de M. Guizot ; car il ne faut pas s’y tromper, le récipiendaire, en louant le xixe siècle, en remerciant la génération présente de toutes les bonnes actions qu’elle a faites, de toutes les choses excellentes qu’elle a voulues, goûtait le plaisir divin de se complimenter lui-même, de se féliciter dans le passé d’hier, de se glorifier dans l’avenir de demain. S’il consent à proclamer le triomphe de la raison, c’est à la condition que la raison se résume en lui ; s’il sait bon gré à notre temps de ne pas persévérer dans toutes les espérances du siècle dernier, c’est qu’il personnifie en lui-même l’impartialité, la pénétration ; c’est qu’il est l’expression absolue de la sagesse ; c’est que chacune de ses paroles contient un enseignement ; c’est que toutes les pensées qui s’échappent de ses lèvres devraient être recueillies comme la manne céleste. Notre siècle vaut mieux que le siècle passé, parce que M. Guizot est de notre siècle, ou du moins parce que le siècle passé n’a pu profiter des avis de M. Guizot. Si la constituante et la convention avaient pu consulter le récipiendaire, nous n’aurions à déplorer ni les théories impraticables, ni l’impitoyable énergie du siècle dernier ; si le consulat et l’empire avaient pu interroger M. Guizot sur l’injustice du pouvoir absolu et le néant de la gloire, la France n’aurait pas subi une double invasion ; si la restauration eût pris pour guide l’historien des Stuarts et lui eût demandé quelles sont les vraies limites de la liberté politique, quels sont les droits du peuple et de la royauté, le trône des Bourbons serait encore debout ; c’est-à-dire que le xixe siècle n’est vraiment sage, vraiment éclairé, vraiment raisonnable, que depuis l’avènement de M. Guizot au ministère. Si cette théorie est exacte, toutes les fois que M. Guizot rentre dans la vie privée, il entame par sa retraite la sagesse de notre temps. Si nous voulons persévérer dans la raison et mériter les éloges que nous a décernés le récipiendaire, il faut lui souhaiter un portefeuille viager, il faut lui assurer, par tous les moyens qui sont à notre disposition, la perpétuelle présidence du conseil. C’est là, je crois, le sens intime du discours prononcé par M. Guizot, et nous croyons rendre service, non-seulement à l’Académie, mais aux chambres, mais à la presse, mais à la nation tout entière, en expliquant ce que nous avons entendu, en révélant la vérité cachée sous la pompe de l’éloquence ; et c’est avec plaisir que nous accomplissons cet impérieux devoir.

Si nous pouvions douter un seul instant du sens que nous attribuons aux paroles de M. Guizot, une phrase de son discours suffirait pour nous ramener à notre conviction première, pour nous y confirmer. Cette phrase merveilleuse, irrésistible, n’est autre chose que l’éloge de l’ambition. M. Guizot, dans sa paternelle bienveillance, nous dit : Défiez-vous de l’ambition ; mais il ajoute : N’y renoncez jamais ! comme s’il voulait, par ces simples paroles, nous rassurer sur l’avenir de la France, et nous promettre qu’il fera tout pour ne pas abandonner le pouvoir. Oui, M. Guizot a raison, l’ambition est une belle et grande chose, une noble passion, une passion nécessaire ; c’est, pour les hommes d’état, un devoir, une vertu. Mais il faut bien s’entendre sur le caractère de l’ambition vraie. Or, l’ambition vraie n’est pas l’amour obstiné du pouvoir, c’est le désir et le courage d’accomplir une volonté conçue dès long-temps, discutée par la conscience, dans la solitude et le recueillement, dont la sagesse évidente prescrit l’accomplissement. L’ambition, ainsi définie, et nous ne croyons pas possible de la définir autrement, est-elle bien l’ambition de M. Guizot ? les allées et les venues de cet homme d’état, depuis six ans, indiquent-elles chez lui cette volonté persévérante et sûre d’elle-même qui, selon nous, constitue la véritable ambition ? les alliances parlementaires de M. Guizot satisfont-elles à cette condition d’immutabilité sans laquelle il n’y a qu’une ambition artificielle, nominale, et digne tout au plus de l’estime des enfans ? Il n’y a aucune témérité à se prononcer pour la négative. Savoir ce qui convient aux besoins du pays, connaître sur quelles bases peut se fonder la prospérité présente, à quel prix peut se préparer la prospérité de l’avenir, et poursuivre sans relâche l’application des vérités devenues évidentes pour l’intelligence, c’est là, certainement, une destinée digne d’envie : l’ambition ainsi comprise ne mérite pas la défiance conseillée par M. Guizot. Mais l’ambition qui ne voit dans le maniement des affaires du pays que le plaisir de commander, de concentrer sur soi l’attention publique, d’occuper chaque jour, de ses paroles et de ses projets, les conversations de la France entière, l’occasion de se proclamer à tout propos supérieur à son auditoire, de se donner comme l’unique dépositaire de la vérité, l’ambition, réduite à ces proportions mesquines, mérite non-seulement la défiance, mais encore le dédain ; car cette ambition n’est qu’un nom pompeux sous lequel se cache l’orgueil. Nous laissons à M. Guizot le soin de se juger.

M. Philippe de Ségur, en répondant au récipiendaire, semble avoir essayé de décourager tous les panégyristes. Il a passé en revue les principaux ouvrages de M. Guizot ; et nous devons avouer qu’il a trouvé pour le louer des formes qui, à défaut de nouveauté, ont au moins le mérite de l’emphase. Toutefois, si M. Guizot pèse les complimens au lieu de les compter, il n’a pas dû être satisfait ; car M. de Ségur, en parlant des travaux historiques du nouvel académicien, les a caractérisés assez confusément ; il a compris dans la même série de phrases admiratives l’Histoire de la Civilisation européenne et l’Histoire de la Civilisation française, comme s’il se fût agi d’une histoire unique ; il a exalté cette histoire comme un monument impérissable, comme l’accomplissement d’une immense volonté, comme la réalisation d’une idée trop grande pour être mise en œuvre par un seul homme, et pourtant menée à bonne fin par M. Guizot ; il a remercié son héros de n’avoir pas désespéré, d’avoir repris et continué sa tâche sans s’effrayer des obstacles semés sur sa route. Or, M. Guizot a bonne mémoire, et se souvient très bien qu’il n’a pas achevé l’Histoire de la Civilisation française, et qu’il lui reste beaucoup à faire avant de pouvoir s’appliquer l’exegi monumentum dont le gratifie si libéralement M. de Ségur. En écoutant le directeur de l’Académie, le récipiendaire a dû naturellement se poser un dilemme assez embarrassant : « Ou M. de Ségur n’a pas lu mes livres, et c’est de sa part une négligence offensante, ou il les a lus et ne s’en souvient pas ; et cet oubli prive de toute valeur l’admiration qu’il exprime pour moi. » Ce n’est pas nous qui résoudrons le dilemme. Nous admettrons volontiers que l’Histoire de la Civilisation européenne suppose des lectures nombreuses ; mais nous croyons que la vie moyenne d’un homme suffit à l’achèvement d’un pareil ouvrage ; car cette histoire n’est, à proprement parler, que le programme d’un livre. Plus d’une fois, en écoutant son panégyriste, M. Guizot a dû se demander si les paroles prononcées par M. de Ségur n’étaient pas une cruelle raillerie ; car il lui était bien difficile de prendre au sérieux l’emphase de l’orateur. Pour avoir esquissé le sommaire d’une histoire, pour avoir commencé deux ouvrages importans, le récipiendaire n’est pas obligé de se placer à côté de Tacite ; et, s’il fallait en croire M. de Ségur, Tacite, auprès de M. Guizot, ne serait qu’un écolier. Dans la pieuse ferveur de son admiration, le directeur de l’Académie n’a pas même osé nommer Tacite ou Thucydide ; il n’a pas trouvé dans le passé un terme de comparaison pour louer dignement son héros. Il s’est résolu tout simplement à le proclamer excellent et inimitable.

Cependant, il s’est demandé si son amitié publiquement avouée pour le récipiendaire le dispensait de rappeler les mérites de M. de Tracy, et par ce détour ingénieux il est revenu à la philosophie française du xviiie siècle. Il a paru d’abord vouloir justifier le prédécesseur de M. Guizot et séparer la science de l’action. Mais ce n’était de sa part qu’une vaine promesse, car il s’est bientôt hâté d’avouer son impuissance à lutter avec le récipiendaire ; il s’est déclaré incapable de parler du xviiie siècle après M. Guizot, et il a courageusement ajouté : Vous avez épuisé le sujet, et ce serait folie de ma part de vouloir le traiter à mon tour. Il a présenté sur l’ensemble des facultés humaines et sur la spiritualité de l’ame quelques réflexions qui sont et demeurent pour nous parfaitement inintelligibles. Nous dirons la même chose de la différence établie par M. de Ségur entre l’influence d’un siècle sur un homme, et d’un homme sur son siècle. Nous déclarons ingénuement qu’il nous a été impossible de pénétrer la pensée de l’orateur. Jamais la philosophie, dont M. de Ségur voulait entretenir son auditoire, n’a parlé dans aucun temps, dans aucun pays, une langue aussi confuse, n’a bégayé des mots aussi indistincts.

Mais si l’orateur, profondément convaincu de son insuffisance, renonçait à juger la philosophie française, il ne renonçait pas à briser l’encensoir sur le visage du récipiendaire. Passant de l’excellence historique à l’excellence politique, il a fait de M. Guizot un nouveau Moïse, ou plutôt un nouveau Jehovah. Il a comparé les passions factieuses de notre temps aux flots de la mer Rouge et il a condamné l’historien homme d’état à entendre de ses oreilles ces paroles mémorables et toutes bibliques : « Vous leur avez dit d’une voix toute puissante : vous n’irez pas plus loin. » Certes, l’ambition humaine, si avide qu’elle soit, ne peut souhaiter un éloge plus splendide ; le génie politique n’a jamais été célébré dans un psaume plus humble et plus fervent. Après avoir entendu le panégyrique prononcé par M. de Ségur, la France, si elle ne veut pas mériter le reproche d’ingratitude, doit élever un temple à M. Guizot.


Gustave Planche.