Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Les Sœurs

Napoléon/Les Sœurs
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 243-247).
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XXVII

LES SŒURS


 
Sur sa rive de Corse un aigle a dit aux flots,
Le flot a dit au mont, et le mont aux échos :
" Dona Létitia, savez-vous des nouvelles ?
L’aiglon de Rivoli, que fait-il de ses ailes ?
Tout son duvet est-il par l’orage emporté ?
Au nid de sa vaillance où s’est-il abrité ?
Pourquoi ne vient-il plus sur ce haut promontoire
Ouvrir ses yeux de bronze et m’envier ma gloire ?
Ah ! Fille des ursins, lève-toi ! Lève-toi !
Et va chercher ton fils sur son trône de roi.
On dit qu’il est monté sur le roc du naufrage ;
Ramène-le demain au paternel rivage.


Quand elle a reconnu l’aigle aux ailes d’airain,
Celle qui mit au monde et berça de sa main
Le grand Napoléon pleurant à la mamelle,
A quitté son fuseau. Puis elle a derrière elle
Sur ses deux gonds fermé sa porte de noyer,
Comme fait l’exilé, sans couvrir le foyer.
Dans une brigantine, où la vague se joue,
Elle entre sans rien dire, et s’assied à la proue.
L’ouragan se soulève et l’emporte en ses bras,
Comme sa fille aînée. Au pied noueux des mâts,
Que de flots sur la mer, que d’écueils sur la grève,
Ont passé devant elle, ainsi que dans un rêve !
Plus loin, toujours plus loin ! Elle entre en un palais
Où le grand empereur l’attendait sous un dais.
Ainsi qu’un laboureur qui suit son attelage,
Il comptait ses canons sur leurs chars de carnage ;
Et, comme une faucille au temps de la moisson,
Il couchait son épée au bout de son sillon.
Cent rois découronnés essayaient de sourire ;
Lui seul ne sourit pas dans son immense empire.
—Mon fils Napoléon, est-ce un songe ? Est-ce vous,
Que j’ai vu si petit dormir sur mes genoux,
Qui bâtissiez enfant, tout seul sur le rivage,
Tant de palais de sable à l’heure du naufrage,
Qu’au milieu d’un combat, ainsi qu’un bon dessein,
J’ai senti s’éveiller et bondir dans mon sein ?
Qui donc vous a conduit sous ce toit de lumière ?
Qui vous a fait si grand, vous si petit naguère ?

Qui vous a mis au front ce bandeau d’empereur ?
Ce qu’on dit est-il vrai, que vous êtes seigneur,
Seigneur de tout un monde, et que votre royaume
Partout à l’horizon grandit comme un fantôme ?
Vous souvient-il du bois penché sur le coteau,
De notre vigne en fleurs et de votre berceau ?
Vous souvient-il de l’île, et du bruit de l’orage,
Et du flot qui grondait quand vous fouliez la plage ?
—Ma mère, il m’en souvient, et que j’ai vu du bord
Plus d’un vaisseau royal échouer dans le port.
—Vous souvient-il aussi, mon fils, sous la couronne,
De vos sœurs qui filaient au foyer dans l’automne ?
De votre frère aîné, qui, sur le haut des monts,
Avec le pâtre allait dénicher les aiglons ?
Vous leur aviez promis de riches fiançailles.
Que leur donnerez-vous ? -le nom de mes batailles.
Oui, je veux leur donner, pour monter jusqu’à moi,
À tous un diadème et des manteaux de roi ;
Aux filles sur leurs fronts les couronnes légères ;
Les sceptres tout sanglants, faits de plomb, à mes frères,
Ainsi qu’un métayer donne à ses serviteurs
La charrue et le soc tout trempés de sueurs.
Ah ! Quand il eut parlé, les canons répondirent.
Que de rois sans aïeux sur le pavois surgirent,
Qui l’appelaient mon frère et baisaient ses habits !
Que de reines d’un jour mirent tous leurs rubis,
Qui la veille filaient, au foyer, dans l’automne !
Et leur mère disait, en nouant leur couronne :


Mes filles, hâtez-vous d’attacher vos bandeaux.
Bientôt vous reprendrez l’aiguille et les fuseaux.
Avant que l’infortune ait pâli vos visages,
Cherchez-vous des époux qui soient vaillants et sages.
Sur vos trônes d’un jour, ménagez pour demain
Le pain de votre exil, et le sel et le vin.
Vous, mon fils, prenez garde à ce faîte où vous êtes ;
Plus qu’en la mer de Corse on y voit des tempêtes.
Faites-vous un trésor de jours sans repentir
Que vous puissiez garder dans votre souvenir,
Comme un bon économe, au temps des hirondelles,
Dans ses bras pour l’hiver emporte ses javelles.
Maintenez votre état sans le trop agrandir,
Et pour mieux posséder, bornez votre désir.
Cherchez dans votre empire un empire céleste ;
Quand le premier n’est plus, c’est le second qui reste.
Le trône est fait de bois, et se brise aisément.
Bâtissez-vous ailleurs un meilleur fondement.
Que ferez-vous, mon fils, si le monde se lasse ?
Où mettrez-vous le pied, si votre empire passe ?
Qui sait avant demain, au lieu d’un empereur,
Si vous n’aimeriez pas mieux être le pêcheur
Qui près d’Ajaccio, sous sa hutte de paille,
Emporte son filet sans en rompre une maille ?
Votre filet, à vous, au vent des passions
Se rompt sous le fardeau de trop de nations.
Il le faut alléger de cette vaste proie,
Ou vous n’emporterez, au fond de votre joie,

Que lie et sable impur par les vents rejeté,
Et l’algue et le limon de votre adversité.

Et, quand elle parlait, pour lui fermer la bouche,
Comme un canon qui roule et sur l’affût se couche,
L’empire, sur son char de prodige et de bruit,
Se couchait à son tour, et grondait jour et nuit ;
Et cette noble femme, en pleurant, semblait dire :
Dieu, protégez mon fils, et gardez son empire !

Ah ! Qu’ils sont grands, ces jours ! Comment sont-ils perdus ?
Géants devenus nains, ne vous verrons-nous plus ?
Où sont-ils enfouis ? Dans l’ombre ou la fumée ?
Dans le casque, ou la rouille, ou la tombe fermée ?
Dans le repli d’un cœur, dans le vase de fiel,
Ou dans le puits des jours qu’a comblé l’éternel ?