Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/L’Ile d’Elbe

Napoléon/L’Ile d’Elbe
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 295-298).

XLII

L’ÎLE D’ELBE


 
La terre a refleuri sans songer au tombeau.
Voici, voici le jour où sur son frais rameau
La feuille reverdit sans songer à l’automne.
Maints rois dans leur sépulcre ont cherché leur couronne ;
Avant eux dans le bois, la violette en mars
A retrouvé sa fleur et ses parfums épars.
Avez-vous respiré le printemps dans la brise,
Dans la nuit, et dans l’air, dans le flot qui se brise ?
Avez-vous entendu, pour la première fois,
Les pleurs du rossignol, le cri de l’alouette ?
Avez-vous, le matin, quand la feuille est muette,
Entendu frissonner la source au fond des bois ?
Tout un empire est mort. Avez-vous, à sa place,
Vu germer dans les prés, où son chemin s’efface,
La marguerite d’or ? Puis avez-vous jamais,
Quand un siècle finit et se tait désormais,
Et que l’heure est passée, où tout un peuple gronde,
Vu bourdonner l’abeille à la place d’un monde ?

Avez-vous, dans son lit, vu dormir l’océan ?
Avez-vous vu la mer, au golfe de Juan,
La mer, au sein d’azur, qui palpite et qui rêve,
Quand l’arbre de Provence a parfumé sa grève,
Quand l’épervier d’Antibe a niché sur son bord,
Et que le flot ridé se tait et se rendort ?
Une mer que mainte île en son golfe sillonne,
Comme un soc aiguisé, Pianosa, la Gorgone ;
Et puis une autre encor, qui se cache aujourd’hui,
Mais dont l’écueil muet, quand son astre aura lui,
Retentira plus haut sur sa rive enivrée,
Que Naple et que Gaëte, Ischia, ni Caprée.
Avez-vous vu le golfe, à l’heure où le soleil
Allume vers l’Arno, son phare de vermeil ?
Du calice des fleurs, de l’anse du rivage,
Un murmure s’exhale ; il glisse sur la plage.
Un flot naît, puis s’efface ; un autre naît encor,
Et l’abîme, après lui, s’éveille en son puits d’or.
Et l’aigle, après l’abîme en son aire éternelle,
A quitté son écueil et secoué son aile.
Comme une fleur marine éclose en son vallon,
Une voile a blanchi là-bas sur son sillon.
Une voile ! Une voile ! Oh ! Oui ! C’est un navire,
Un corsaire à trois mâts, qui vole et qui respire.
Puis, au loin, un vaisseau le suit, dans son sentier,
Comme après l’hirondelle arrive l’épervier.
" Votre nom ? -Île d’Elbe. -Et votre port ? -La France.
—Que portez-vous ? -Un homme. -Et quel est-il ? -Silence.

Et votre pavillon ? -Tricolore ! -Adieu ! Va ! "
Et l’abîme murmure et s’entr’ouvre déjà.
L’hirondelle a trouvé son nid avant l’orage ;
Le corsaire son port, et l’ancre son rivage.
Que leur fait l’ouragan ? Que fait au mât l’écueil,
À l’homme, le malheur, quand ils touchent le seuil,
Et qu’ils ont su plier, l’un sa voile obstinée,
Et misaine, et beaupré, l’autre sa destinée ?
Un homme ! Rien qu’un homme ! Au front chauve et pensif,
Ainsi qu’un naufragé, qui sort de son esquif,
Est debout sur la plage. Ah ! Pour être si pâle,
Sur quel cap orageux, et quelle mer fatale,
Sur quel aride bord, sans pilote et sans nom,
A-t-il perdu son lest et brisé son timon ?
A-t-il dans l’équinoxe, et quand la nuit est noire,
D’Aram ou de Calpé doublé le promontoire ?
Ou quand le Capricorne insulte le Verseau,
Sur la mer paresseuse usé son lourd vaisseau ;
Ou bien, vers Aboukir, oublié son étoile,
Ou, près de Trafalgar, perdu sa grande voile ?
Il ne lui reste rien, hors son nom (quel est-il ?),
Puis son écho sur l’Elbe, et le Tage et le Nil ;
Puis son petit chapeau, -puis sa capote grise, -
Et puis sa courte épée ; -et déjà sous la brise
L’abîme se soulève ; et, rompant leur bandeau,
Maints rois ont dit : c’est lui ! Faites-moi mon tombeau.
Et les tours ont redit, du haut de leurs murailles :
Oui, c’est lui ! Le voici, faites vos funérailles !


Et cent portes de bronze ont crié sur leurs gonds ;
Et cent peuples tombés ont relevé leurs fronts.
Et cent aigles d’airain ont volé comme une âme,
De clochers en clochers, aux tours de notre-dame !
C’est lui, c’est lui, c’est lui, grand dieu ! Le voyez-vous !
Qu’il revienne en sa gloire, et règne encor sur nous !
Le voilà ! Le voilà ! -sur ce cheval de guerre !
—Oui, celui qui balaye après lui la poussière ;
Oui celui qui pâlit et sourit à la fois,
Sur ce chemin rapide où passent tous les rois.
Rendons-lui sa couronne ; et si l’autel est vide,
Sacrons-le de nos mains. Il sera notre guide
En notre amer sentier. Faisons-le tout-puissant !
Qu’il nous donne son nom, et prenne notre sang !
Nous filerons pour lui le lin de sa victoire,
Et lui, nous nourrira du festin de sa gloire.
—Oui, sire, reprenez votre empire insulté.
C’est nous qui vous sacrons pour une éternité.
Vous portez notre nom. Régnez à notre place !
Notre sceptre est brisé, quand votre empire passe.
—Et vous, peuple et soldats, revêtez-vous d’airain ;
Soyez prêts à combattre avec moi dès demain.