Quinet, Œuvres complètes/Napoléon/Champ-Aubert

Napoléon/Champ-Aubert
Prométhée, Napoléon et Les EsclavesPagnerre, Libraire-éditeurŒuvres complètes, Tome 7 (p. 280-284).

XXXVIII

CHAMP-AUBERT


 
Le flot s’éveille ; il fond sur son bord insulté.
C’est le flot, c’est le flot de ton adversité,
France ! Il croît, il mugit, il soulève sa dune ;
C’est le lac, c’est le lac de ta noire infortune,
France ! Il monte, il grandit ; il se rit de tes pleurs ;
C’est la mer, c’est la mer des immenses douleurs.

C’est le flux, le reflux qui se tait et qui gronde.
Chaque flot est un peuple et chaque vague un monde.
C’est la mer ! C’est la mer aux abîmes profonds,
Où, comme des vaisseaux, sombrent les nations ;
Où, comme un grain de sable un empire se noie
Et qui roule à toute heure et le deuil et la joie.
C’est la mer ! C’est la mer des célestes hasards :
Les cyrus aujourd’hui ; puis demain les césars ;
Charlemagne à cette heure ; à cette autre Alexandre ;
Napoléon ce soir ; demain un peu de cendre ;
Demain ! Qui sait ? Demain ? âge d’or ou de fer,
Quel flot nous jettera l’abîme au flot amer ?
C’est la mer éternelle aux inconstants rivages
Que les rois ont toujours peuplés de leurs naufrages,
Avide, après mille ans, de naufrages nouveaux,
De destins plus amers et de plus grands tombeaux ;
Qui peut, en un moment, déraciner un monde
Si le souffle de Dieu la pousse et la seconde.
Contre ce flot pesant qui luttera sans peur ?
Qui lui dira : retourne en ton puits de douleur ?
Qui le refoulera devant lui dans le sable,
Comme enchaîne un berger son troupeau dans l’étable ?
Qui poussera du pied cet immense océan
Dont la borne commence et finit au néant ?
Un homme ! Rien qu’un homme ! Ainsi que son épée,
Si son âme est d’acier et de bronze trempée.
Un soldat-empereur, -tout un siècle à cheval, -
Si sa capote grise est son manteau royal ;

S’il porte une auréole au lieu d’un diadème ;
Un homme contre tous, s’il se dit à lui-même :

" Bonaparte, debout ! Sauve Napoléon !
Fais-toi d’airain, mon cœur ! Sonne plus haut, mon nom !
D’un côté, l’univers ; puis un homme, de l’autre !
Octroyons le duel. Ce champ clos est le nôtre.
Mêlons dans notre coupe et le mal et le bien ;
Acceptons tous nos jours, et n’en rejetons rien.
Adieu, grand empereur ! Salut, soldat d’Arcole !
Reprends tes jours dorés, reprends ton auréole.
Nous avons assez fait pour nous faire éternel.
En attendant la nuit, où le plus fort retombe,
Combattons aujourd’hui pour nous faire une tombe.
L’étoile de Lodi remonte dans le ciel.
Oui, la lutte me plaît ; grandissons avec elle.
Avec un monde vieux, vidons notre querelle.
Montrons à nu sa plaie et ses ennuis cuisants.
Fantôme du passé, colosse de mille ans,
Colosse de néant, qui m’étreint, que je foule,
Dans ma chute, avec moi, que tout un monde croule !
Un monde qui n’est plus, quand il croit tout remplir !
Un passé moribond qui s’appelle avenir !
Un présent apostat qui se vieillit lui-même !
Un néant usurpé qu’on nomme un diadème !
Un trône fait de bois, et que ronge le ver
En attendant le roi, comme un cercueil ouvert !
Le fantôme me tue !… et moi, dans ma ruine,
Je conserve à mon front sa couronne d’épine,

Afin qu’en si haut lieu, les peuples sous le frein,
Mesurant ma grandeur, mesurent son déclin.
Mon aigle n’emportait le monde sous sa serre
Que pour le laisser choir du plus haut de son aire.
Oui, combattons ici tous nos meilleurs combats.
Si les vivants sont las, les morts ne le sont pas.
Fortune ! Gloire humaine ! Avenir ! Renommée !
Éternité d’un jour ! Espérance ! Fumée !
Défendez-moi vous seuls, au moins jusqu’à demain,
Et montrez ce que peut tout le pouvoir humain.
À moi, Desaix ! Kléber ! Poussière de Syrie !
Poussière d’Aboukir ! Poussière d’Italie !
Holà ! Soulevez-vous au souffle de mon nom !
À moi ! Mes vieux soldats des déserts de Memnon !
Souvenez-vous de moi, vous, vieilles pyramides !
Prenez-moi dans votre ombre en mes destins arides.
Lève-toi, Marengo ! Levez-vous, Austerlitz !
Eylau ! Wagram ! Iéna ! Levez-vous tous, mes fils !
Batailles de géants, faites-moi ma ceinture !
Soyez-moi ma cuirasse et mon épaisse armure !
Comme de jeunes sœurs, saluez, du tombeau,
Champ-Aubert ! Montmirail ! Craonne ! Montereau ! "
Quand il eut fait silence, ah ! Les morts se levèrent ;
Et l’on dit qu’à sa voix, dans la nuit arrivèrent
Sur de blêmes chevaux maints blêmes escadrons.
La rouille usait déjà leurs casques sur leurs fronts.
Au bout des fers de lance où l’aigle attend sa proie,
Les vers avaient filé leurs étendards de soie.


On dit qu’à la frontière, arborant leurs linceuls,
Trois nuits, le glaive au poing, ils la gardèrent seuls ;
Qu’au loin, vallons déserts, forêts, livides chaumes,
Tout fut en un moment peuplé de leurs fantômes.
Cependant leur épée, aiguisée au tombeau
Éclairait l’empereur, comme un pieux flambeau.
Et le monde, voyant un si ferme courage,
Et tant de morts debout qui suivaient ce naufrage,
Commença de trembler, et dit : que ferons-nous ?
Ce géant nous vaincra. Tombons à ses genoux !
Puis, oubliant leur guide et comment il se nomme,
Cent peuples éperdus fuyaient devant un homme.