Questions scientifiques - Le Fer chez les êtres vivans/01

Questions scientifiques - Le Fer chez les êtres vivans
Revue des Deux Mondes4e période, tome 145 (p. 668-681).
QUESTIONS SCIENTIFIQUES

LE FER
CHEZ LES ÊTRES VIVANS

I
LE FER DANS LA MATIÈRE ORGANISÉE
ET DANS LES VÉGÉTAUX

G. Bunge : Chimie biologique, Bâle, 1891 ; — L. Lapicque : Observations et expériences sur les mutations du fer chez les vertébrés, Paris, 1897 ; — A. Dastre et Floresco : Fonction martiale du foie chez tous les animaux en général (Archives de Physiologie, 1898),


I

Les substances qui sont le plus universellement disséminées dans le monde minéral sont aussi les plus répandues dans le monde vivant. Les mêmes corps simples qui entrent dans la composition de l’écorce terrestre et dans celle de l’atmosphère, entrent aussi dans la constitution des organismes végétaux ou animaux. La matière vivante n’est donc pas, comme le croyait encore Buffon, une substance de choix, chimiquement distincte de la matière brute, d’une essence supérieure et immortelle ; c’est un composé des matériaux les plus humbles et les plus communs de la nature minérale. Parmi les soixante-douze élémens que la chimie nous a fait connaître, à peine en est-il une vingtaine qui se rencontrent dans les organismes, et parmi eux une douzaine tout au plus qui puissent en être regardés comme des constituans essentiels. Ces douze corps simples sont précisément les plus banals du milieu cosmique : le fer est le dernier et le plus lourd d’entre eux.

Si l’on cherche à se rendre compte pourquoi il en est ainsi, pourquoi le monde vivant n’est composé que des élémens les plus universels du milieu géologique, la raison générale n’en est pas difficile à apercevoir. C’est une conséquence des lois universelles de Nutrition et d’Accroissement. La vie ne s’entretient que par de continuels échanges avec le monde physique : sous la forme d’aliment ou d’excitant, elle emprunte à celui-ci sa substance et ses énergies, et les lui restitue fidèlement. Les êtres vivans sortant de germes toujours petits, la masse des matériaux transmis se trouve toujours faible, et le plus souvent infime, en comparaison de ceux qui doivent être acquis, c’est-à-dire nécessairement empruntés au sol et à l’atmosphère.

Il est vraisemblable qu’à l’apparition des premières formes vivantes ces êtres de début présentaient une constitution chimique plus simple que les êtres actuels. Le degré de simplicité le plus extrême que l’on puisse supposer exige encore la mise en œuvre des quatre élémens : carbone, oxygène, hydrogène, azote, nécessaires pour former la molécule organique fondamentale. Les autres élémens, et le fer l’un des derniers, se sont sans doute ajoutés successivement à ceux-là, par une sorte d’adaptation chimique de l’être vivant au milieu qui les lui offrait plus constamment. Pour parler le langage des chimistes, cette faculté d’accommodation ou d’adaptation repose sur l’aptitude de la molécule organique fondamentale à s’agréger successivement les groupes atomiques les plus répandus autour d’elle et qui correspondent le mieux à sa fonction. En termes plus simples, la circulation de la matière entre l’ordre vivant et l’ordre inanimé et l’accommodation nécessaire de ces deux ordres entre eux exigent que les animaux et les plantes soient formés de la même argile que la terre qui les supporte.

Le fer est donc entré dans la constitution des êtres vivans pour cette première raison qu’il est répandu à profusion dans l’univers. Son abondance ne se juge pas seulement au nombre et à la puissance des couches dont il forme l’élément principal et qui représentent ce que l’on appelle en métallurgie la trinité des minerais exploitables : les peroxydes, les oxydules, les carbonates. En dehors de ces minerais qui, comme l’ont remarqué Pline et plus tard Buffon, forment à la surface du globe de véritables montagnes, tandis que les autres métaux ne se trouvent que par filons et petits amas, il n’existe presque pas de roches où le fer ne figure tout au moins comme élément accessoire. Un trait saisissable le signale au premier coup d’œil : c’est la couleur. Au simple aspect de la roche, on peut reconnaître ou plutôt soupçonner la présence du fer et de ses combinaisons. Toutes les terres ocreuses, rouillées, rougeâtres sont ferrugineuses ; tout ce qui, parmi les minéraux, est teinté du brun foncé au rouge clair a de grandes chances de contenir du fer. Cette particularité de coloration est d’ailleurs exprimée dans les noms vulgaires de beaucoup des composés de ce métal : limonite, rouge d’Angleterre, hématite, safran de Mars, etc.

A la suite des expériences de Lémery, de Geoffroy et de Menghini, au siècle dernier, on crut que la même règle s’appliquait aux êtres vivans. Toutes les parties qui, chez la plante, brillent de l’éclat de la couleur, depuis la verdure des feuillages jusqu’aux plus délicates nuances de la fleur ou du fruit, auraient dû cette richesse de tons aux combinaisons du fer. — Le même principe s’étendit bientôt aux animaux ; depuis le pourpre du sang, le jaune ou le vert de la bile, jusqu’aux teintes les plus variées du pelage ou du plumage, toutes les matières colorantes auraient tiré leur origine du fer. C’est l’idée que le vénérable Haüy, le « père de la minéralogie », exprimait dans le style des naturalistes de son temps : « Lorsque la nature prend le pinceau, c’est toujours le fer qui garnit sa palette. » Il s’en faut de beaucoup que cette assertion soit exacte. On s’aperçut d’abord que beaucoup de substances colorantes des fleurs et des fruits échappaient à la règle, celles par exemple qui teignent les cerises, les groseilles, le safran, l’orcanette, la garance : mais il a fallu arriver jusqu’aux travaux de M. A. Gautier, en 1873, pour savoir que le fer, qui intervient à la vérité dans la production de la chlorophylle des feuilles, n’entrait pourtant pas dans la constitution intime de leur matière verte. On a reconnu que le métal, d’ailleurs présent dans la bile des vertébrés, faisait précisément défaut dans les matières jaune ou verte auxquelles elle doit sa coloration ; mais là encore, c’est un composé ferrugineux. qui a présidé à l’élaboration de la substance colorée. Cependant, malgré de très nombreuses exceptions, la règle d’Haüy, comme toutes les pseudo-lois, appelées en science lois de fréquence, lois statistiques, conserve encore une certaine valeur ; — et les premières indications qu’elle fournit, à la condition d’être ultérieurement contrôlées, peuvent être encore de quelque utilité.

Des soixante-douze corps simples de la nature, nous avons dit qu’un certain nombre étaient exclus du cycle vital par leur rareté même. Les autres en sont écartés pour des causes que les partisans des explications finalistes n’auront pas de peine à imaginer et, en premier lieu, parce que la plupart de ces élémens sont trop pesans. Le fer lui-même, quoiqu’il soit l’un des métaux les plus légers, pèse cependant sept fois plus environ que l’eau ; il est un corps lourd par rapport à la matière organique, il paraît être à la limite des métaux susceptibles d’être introduits dans les composés vivans. Et déjà cette incorporation exige un artifice de structure moléculaire qui n’est pas sans inconvénient pour les échanges nutritifs : nous voulons dire la constitution d’édifices moléculaires énormes. Au de la du fer, dont l’atome pèse cinquante-six fois autant que celui de l’hydrogène, on ne trouve plus que le cuivre dont le poids atomique est de 63 et qui n’entre que par exception dans les tissus organisés, par exemple dans le sang de beaucoup d’invertébrés : crustacés tels que le homard, la langouste ; ou mollusques, tels que l’escargot. Plus loin enfin se trouve le zinc, avec un poids atomique de 65, qui lui interdit, sauf dans des cas tout à fait exceptionnels, l’accès dans le cycle vital.

La pesanteur, et en général les propriétés physiques des diverses parties d’un être organisé doivent présenter une certaine uniformité. Il faut que tous les tissus pèsent à peu près autant sous le même volume, et que ce poids spécifique constant soit très sensiblement identique à celui des liquides qui les baignent : le sang, la lymphe, poids qui est très voisin de celui de l’eau. Un atome de fer introduit sans précaution dans un tel milieu y ferait l’effet d’un grain de plomb tombant dans une masse de gelée. Le moindre déplacement entraînerait des déformations et des altérations de structure irréparables. L’uniformité de poids spécifique des parties organiques protège l’édifice vivant contre des accidens de ce genre, c’est-à-dire l’action perturbatrice de la pesanteur ; elle est un moyen de défense contre cette force universelle.

Il importe donc que le fer pesant soit intimement lié dans la même molécule à un très grand nombre d’élémens légers, et comme noyé dans leur masse, de manière qu’il s’établisse vis-à-vis de la pesanteur une sorte d’état moyen et compensé. C’est ainsi que se trouvent constitués les édifices moléculaires à dimensions gigantesques dont les composés organiques du fer nous offrent l’exemple remarquable. En particulier, la molécule de la matière rouge du sang des animaux supérieurs, pour un atome de fer, en fixe 712 de carbone, 1 130 d’hydrogène, 214 d’azote, 245 d’oxygène et 2 de soufre ; au total 2 303.

Une autre condition qui intervient encore pour décider si un élément organique est ou non capable d’entrer dans la constitution de la matière vivante est tirée de la considération de sa chaleur spécifique. Pour protéger l’être vivant contre les trop brusques changemens de température, pour en atténuer les mortels effets, il est utile que les élémens constitutifs aient une chaleur spécifique élevée, c’est-à-dire, pour parler la langue ordinaire, qu’ils soient lents à se refroidir et également lents à se réchauffer. Les oscillations thermiques se trouvent ralenties et en quelque sorte amorties par cette paresse de la matière vivante à se mettre en équilibre de température avec les corps extérieurs, et les conséquences périlleuses de leur soudaineté se trouvent conjurées. Le fer, parmi les métaux, jouit à un haut degré de ce privilège d’une chaleur spécifique élevée et d’une faible conductibilité. C’est grâce à ces propriétés bien connues que le forgeron peut tenir dans sa main la barre de métal dont l’autre extrémité est incandescente : pratique qui serait absolument impossible avec d’autres métaux, tels que le cuivre et les métaux précieux.

Nous connaissons maintenant les principales circonstances auxquelles le fer doit son admission parmi les élémens biogénétiques. Les vertus particulières qu’il possède et qui s’ajustent parfaitement aux nécessités de la vie, il les transporte avec lui dans les composés dont il fait partie et qui sont, eux-mêmes, les principes immédiats des organismes. Il nous reste cependant à faire connaître la dernière et la plus essentielle de ses propriétés, qui achève de l’adapter parfaitement à l’accomplissement des actes vitaux et sur qui repose à la fois la particularité de son rôle et son importance : nous voulons parler de sa fonction chimique d’agent d’oxydation ou de combustion.

Mais, avant d’aborder ce point, nous ne devons pas quitter les notions précédentes sans en faire ressortir une conséquence évidente. La pesanteur du fer, la grandeur de son poids atomique, lui auraient interdit l’accès de la molécule organique vivante, si cet excès de densité par rapport aux corps voisins n’était corrigé par l’association d’élémens légers et nombreux. Le fer entre donc dans la matière organique au milieu d’un immense cortège d’élémens qu’il traîne avec lui, qui le soutiennent et le font flotter on quelque sorte au sein de cette substance. Il est naturel que ses atomes, dont chacun est si copieusement escorté, ne puissent trouver place qu’en petit nombre dans les corps vivans. Aussi ne rencontre-t-on, en général, dans le corps des animaux, qu’une minime proportion de fer ; il en est un élément essentiel et cependant peu abondant ; c’est par dix-millièmes qu’il faut le compter. Le corps de l’homme, au total, n’en contient pas plus d’une partie pour 20 000 parties en poids. Le sang qui est le mieux pourvu à cet égard n’en renferme que 5 dix-millièmes (c’est-à-dire que 1 gramme de sang n’en possède que 0,5 milligramme) ; un organe est riche en fer lorsqu’il en renferme, comme le foie, 1,5 dix-millième. Il faudra donc, pour nous représenter les mutations du fer organique, soumettre à une sorte de transposition les idées que nous nous formons habituellement sur la grandeur et la petitesse des unités de mesure et sur le véritable sens des mots : abondant ou rare. Nous devons nous défaire de ce préjugé qu’un millième et à plus forte raison un dix-millième sont des proportions négligeables. L’humble dix-millième, qui d’ordinaire ne tire pas à conséquence, devient ici au contraire une valeur à considérer. C’est lui qui formera notre unité de mesure, notre base arithmétique et en quelque sorte un nouveau module pour nos évaluations. Les chimistes qui recherchent le fer dans les autres composés de la nature prennent pour point de départ le gramme : ils ont entre les mains, habituellement, quelque fraction de gramme du corps à analyser. Les méthodes dont il& disposent peuvent être regardées comme parfaites si elles ne laissent pas échapper plus d’un millième dans la quantité dont ils disposent. Et c’est en effet le cas pour les méthodes volumétriques ou pondérales à l’aide desquelles les chimistes dosent le fer dans les composés ordinaires. On conçoit que ces méthodes conviennent mal aux besoins des biologistes. Ils descendent plus avant dans l’infiniment petit, et il faut qu’ils s’y meuvent avec certitude. Il leur faut des balances qui tarent le millième de milligramme, comme ils ont déjà des microscopes qui mesurent avec exactitude le millième de millimètre. En ce qui concerne le fer, un jeune savant, M. Lapicque, a précisément imaginé une méthode d’analyse de ce genre qui s’adapte parfaitement aux exigences de la physiologie et qui a déjà permis de réviser beaucoup des déterminations incertaines obtenues par les anciens procédés.


Le rôle fondamental du fer dans les organismes, ce que l’on pourrait appeler sa fonction biologique, tient à la propriété chimique qu’il possède de favoriser les combustions, d’être un agent d’oxydation pour les matières organiques.

La chimie des corps vivans se distingue de la chimie de laboratoire par un trait qui lui est propre et qui consiste, au lieu d’opérer ses réactions d’une manière directe, à user d’agens spéciaux. Elle emploie des intermédiaires qui, sans être tout à fait inconnus de la chimie minérale, y sont pourtant d’une intervention plus rare. S’agit-il, par exemple, de fixer une molécule d’eau sur l’amidon pour en faire du sucre, le chimiste réalisera cette opération en chauffant l’amidon en présence d’une eau acidulée. L’organisme, qui accomplit couramment cette opération, — on peut dire à chacun des repas, — procède autrement, sans chaleur et sans acide. C’est un ferment soluble, une diastase, un enzyme (pour lui donner ses divers noms) qui lui sert d’agent d’exécution et produit le même résultat. À considérer le point de départ et le terme, les deux opérations sont identiques : l’agent spécial n’a rien cédé de sa substance ; il s’efface après avoir accompli son œuvre ; et celle-ci n’en conserve pas la trace. C’est là, dans le mécanisme d’action de ces fermens solubles, que réside tout le mystère, encore entier, de la chimie vivante. On conçoit que ces agens qui ne laissent rien de leur substance dans leurs opérations, qui ne subissent pas d’usure, n’aient pas besoin d’être représentés par des quantités considérables ; quelle que soit l’étendue de leur besogne, il suffit qu’ils disposent du temps pour la mener à bien. Et c’est là en effet le caractère le plus remarquable des fermens solubles : la grandeur de l’action opposée à l’infime proportion de l’agent avec la nécessité du temps pour l’accomplissement de l’opération.

Le fer se comporte précisément de la même manière dans la combustion des matières organiques. Celles-ci, aux températures ordinaires, sont incapables de fixer directement l’oxygène : elles ne pourraient brûler que si on les chauffait. Grâce à la présence du fer, elles vont pouvoir brûler sans qu’on les chauffe : elles subiront la combustion lente. Et comme le fer n’abandonne rien de sa substance dans l’opération, et que, simple intermédiaire, il ne fait que puiser l’oxygène dans l’inépuisable atmosphère pour l’offrir à la substance organique, on conçoit qu’il n’ait pas besoin d’être abondant pour remplir son office, à la condition de disposer d’un délai suffisant. Mais cette action, qui ressemble tant à celle des fermons solubles, s’en distingue par cette avantageuse particularité, qu’elle n’offre pas de mystère, et que le mécanisme intime en est parfaitement connu.

Quelques éclaircissemens sont ici nécessaires. Le fer se combine facilement à l’oxygène, trop facilement pourrait-on dire, si l’on n’avait en vue que les usages auxquels nous l’appliquons. Il forme des oxydes. C’est à l’état de fer oxydé qu’il existe dans la nature ; et la métallurgie du fer ne tend pas à autre chose qu’à revivifier ce fer brûlé, qu’à le dépouiller de son oxygène pour en tirer le métal. De ces oxydes nous n’en avons que deux à considérer, qui répondent à deux degrés d’oxygénation. Au moindre degré, c’est l’oxyde ferreux, le protoxyde de fer : si la quantité d’oxygène augmente, c’est l’oxyde ferrique, le sesquioxyde de fer, encore appelé peroxyde, dont la rouille est une variété bien connue. De ces deux oxydes, le premier, l’oxyde ferreux, est une base énergique qui s’unit fortement aux acides, même les plus faibles, comme l’acide carbonique par exemple, — pour former des sels, sels ferreux ou protosels. — L’oxyde ferrique au contraire est une base faible qui s’unit lâchement aux acides même énergiques pour former des sels ferriques (persels, sels au maximum) et pas du tout aux acides faibles comme l’acide carbonique qui existe dans l’atmosphère, ou comme l’acidalbumine, l’acide nucléinique, etc., qui existent dans les tissus des êtres vivans.

Ce sont ces derniers composés ferriques suroxygénés qui fournissent aux matières organiques l’oxygène qui les brûle lentement ; ils redescendent eux-mêmes, par suite de cette opération, à l’état ferreux.

Les faits de ce genre sont trop universels pour n’avoir pas été observés très anciennement, mais ils n’ont été bien compris que vers le milieu de ce siècle. Les chimistes du temps, Liebig, Dumas, surtout Schœnbein, Wœhler, Stenhouse et bien d’autres constatèrent que l’oxyde ferrique exerçait, à la température ordinaire, une action comburante rapide sur un grand nombre de substances : l’herbe, la sciure de bois, la tourbe, le charbon, l’humus, la terre arable, les matières animales. L’exemple le plus vulgaire est celui de la destruction du linge par les taches de rouille : la substance de la fibre végétale est lentement brûlée par l’oxygène que lui cède l’oxyde. Vers la même époque, Claude Bernard se posa la question de savoir si les choses se passaient au sein des tissus, au contact de la matière vivante, de la même manière que nous venons de voir pour les matières mortes, débris d’organismes, « rentrés depuis longtemps sous l’empire des lois physiques ». La réponse fut affirmative. Claude Bernard injectait dans la veine jugulaire d’un animal un sel ferrique, et il constatait ce premier fait que nous allons retrouver tout à l’heure, à savoir que l’organisme n’utilisait pas le produit, précieux pourtant au regard de la médecine, — qui lui était offert, — et en second lieu, qu’il le rejetait à l’état de sel ferreux après l’avoir dépouillé d’une partie de son oxygène.

Cette combustion lente de matière organique vivante ou morte, réalisée à froid par le fer ne représente qu’un des aspects de son rôle biologique. Pour que le tableau soit complet, il y faut une contre-partie. On aperçoit bien facilement que ce phénomène n’aurait ni portée ni conséquence, s’il se bornait à cette première action. Une fois épuisée la petite provision d’oxygène du sel de fer, et celui-ci redescendu au minimum d’oxydation, la source d’oxygène étant tarie, la combustion de la matière organique s’arrêterait. C’est une oxydation insignifiante qui aurait été réalisée, tandis que dans la réalité des choses c’est une oxydation indéfinie, sans limites, qui doit s’opérer et qui s’opère réellement.

Le phénomène présente une contre-partie en effet. Le sel de fer qui est descendu au minimum d’oxydation, et devenu sel ferreux, ne peut pas rester à cet état en présence de l’oxygène de l’air ou des autres sources de ce gaz qui peuvent s’offrir à lui. Il tend à remonter par une marche inverse à sa condition antérieure de persel. On a su de tout temps que les composés ferreux absorbaient l’oxygène de l’air pour passer à l’état ferrique ; nous pourrions dire qu’on l’a vu, car cette transformation s’accompagne d’un changement de couleur caractéristique, du passage de la teinte vert pâle, qui est l’attribut des composés ferreux, à la nuance ocreuse ou rouge des composés ferriques.

On peut concevoir maintenant ce qui arrivera si le composé ferrugineux est mis alternativement en présence de la matière organique et de l’oxygène. Dans la première phase, le fer cédera l’oxygène à la matière organique ; dans la seconde, il reprendra à l’atmosphère le comburant qu’il a cédé et se retrouvera à son point de départ. La même série d’opérations pourra recommencer une seconde fois, une troisième fois, indéfiniment. Elle se répétera aussi longtemps que se reproduiront ces alternatives de la mise en présence de la matière organique et de l’oxygène atmosphérique, c’est-à-dire, en définitive du producteur et du consommateur, entre lesquels le fer lui-même ne remplira d’autre rôle que celui d’un honnête courtier.

Il n’est pas nécessaire de recourir à ces alternatives que nous avons simplement imaginées pour rendre plus facile l’analyse du phénomène. Le résultat sera le même, si les deux contractans,. l’oxygène de l’air et la matière organique, restent continuellement en présence l’un de l’autre, le jeu de bascule s’établira tout aussi bien, et la combustion de la matière organique se continuera indéfiniment jusqu’à épuisement ; le sel de fer remplira sans arrêt son rôle de pur intermédiaire.

Ces longues explications étaient nécessaires. Le mystère dont on leur demande de fournir la clé en vaut la peine. Il s’agit du phénomène de la combustion lente, de la combustion à froid, dont on admet l’existence depuis Lavoisier sans en connaîtra encore le mécanisme.

L’illustre savant fit accepter l’idée que la chaleur animale et les énergies que le fonctionnement vital met en jeu tiraient leur origine des réactions chimiques de l’organisme, et que, d’autre part, les réactions productrices de chaleur, ou exothermiques comme l’on dit aujourd’hui, consistaient en de simples combustions, des combustions lentes, ne différant que par l’éclat de celle qui s’accomplit, suivant une comparaison célèbre, « dans la lampe qui brûle et se consume. » Le développement de la chimie a montré que c’était là une imago trop simplifiée de la réalité des choses, et que la plupart de ces phénomènes, s’ils équivalent, en fin de compte, à une combustion, en diffèrent profondément par le mécanisme et le mode d’exécution.

Ce n’est pas à dire que tous soient dans ce cas, et qu’il n’existe pas dans l’organisme un grand nombre de ces combustions lentes, comme Lavoisier les entendait, et comme les combustions réalisées par l’intermédiaire du fer viennent de nous en fournir le type.

Ce sont des réactions conformes à ce type que cherchèrent à découvrir les successeurs de Lavoisier, et, parmi eux, Liebig. Ils échouèrent dans leurs tentatives, mais leurs efforts eurent cependant cet heureux résultat de révéler, sinon le véritable rôle du fer dans le sang, du moins celui de la matière rouge où il est fixé.

La question de la présence du fer dans le sang ou, plus exactement, dans la matière colorante du sang avait donné lieu à de longs débats. Vauquelin l’avait niée. L’erreur de cet habile expérimentateur tenait à la supposition même qui avait dirigé sa recherche. Il avait procédé avec le sang comme il l’eût fait avec un composé minéral ; il y avait recherché le fer sanguin, le fer hématique, comme s’il existait à l’état de sel ferreux ou ferrique, c’est-à-dire en appliquant les réactifs habituels du métal ou le liquide même, à cru pour ainsi dire et sans calcination préalable. Le fait que ces réactions signalétiques du fer ne réussissent point prouve seulement que le fer n’existe pas dans le sang sous la forme que l’on supposait, à l’état de sel de fer connu. Les recherches ultérieures établirent en effet que le fer se trouve réellement et presque exclusivement dans la matière rouge qui teint les globules, mais qu’il y est engagé dans une combinaison compliquée, de manière qu’il échappe aux réactifs banals ; suivant l’expression usitée, il est dissimulé.

Cette combinaison compliquée était ignorée de Liebig, qui en faisait une combinaison de sel de fer (protocarbonate) et de matière organique. Elle ne fut connue qu’un peu plus tard. C’est seulement en 1864 qu’un chimiste allemand, Hoppe-Seyler, réussit à l’obtenir pure et cristallisée. Sans la connaître à fond et à l’état d’espèce chimique, on en apercevait déjà les propriétés essentielles et on en pouvait, avec une vraisemblance suffisante, indiquer le rôle. C’est ce que fit Liebig en 1847.

Toutefois, le fait seul qu’il n’y avait pas d’assimilation possible entre cette substance et les sels de fer, tranchait précisément et dans un sens négatif la question en suspens. Différente de ces composés elle ne pouvait se comporter comme eux et accomplir des combustions lentes exactement calquées sur le même type. Fait remarquable, et qui montre bien que le fer conserve à travers toutes ses vicissitudes quelque trait de sa propriété fondamentale de favoriser l’action de l’oxygène sur les substances, cette combinaison si particulière et si différente des sels de fer se conduit presque comme eux. Si elle n’est point par elle-même un comburant énergique, elle est, suivant l’expression de Liebig, « un transporteur d’oxygène », et c’est là une vue lumineuse que l’avenir devait confirmer. Que ce transport ne se produise point par le mécanisme qu’imaginait Liebig, mais par un autre, le résultat général n’en est pas moins très analogue au point de vue de la physiologie du sang. La matière colorante du sang convoyée par les globules fixe de l’oxygène au contact de l’air pulmonaire et le déverse, à son passage dans les capillaires, sur les tissus. Le globule du sang ne leur apporte pas autre chose et ne leur distribue pas d’autre principe, contrairement à l’opinion qui avait prévalu jusqu’alors.

La théorie des combustions lentes réalisées par le fer n’était donc pas absolument contredite dans son principe, mais elle n’était pas entièrement confirmée dans son détail, en ce qui concernait le sang, c’est-à-dire le tissu ferrugineux par excellence.

On ne chercha même pas si d’autres tissus ou d’autres organes présentaient des conditions plus favorables, puisqu’on n’en connaissait pas d’autres qui possédassent du fer, en propre. Le foie et la rate passaient pour recevoir celui même du sang sous la forme compliquée où il y existe ou sous une forme équivalente.

Jusqu’à ces dernières années on ne croyait donc pas qu’aucun organe réalisât les deux conditions très simples qui doivent se trouver réunies pour l’accomplissement d’une combustion lente par le fer : à savoir, des combinaisons analogues à des sels ferreux et ferrique à acide faible ; et en second lieu une source d’oxygène. Des études, récentes sont venues réformer cette opinion. Le foie est, en effet, un organe de ce genre. Il contient du fer, ainsi que nous le verrons plus loin, et ce fer y existe sous des formes qui sont précisément comparables aux composés ferreux et ferrique ; d’autre part il est baigné par le sang qui charrie à l’état de simple dissolution dans son plasma et à l’état de combinaison lâche dans ses globules l’oxygène comburant. Toutes les conditions nécessaires à la production de la combustion lente s’y trouvent rassemblées. On ne peut donc pas douter qu’elle s’y accomplisse. C’est là une fonction nouvelle qu’il faut assigner à l’organe hépatique : le fer du foie sert à des combustions lentes qui contribuent à faire de cet organe un des principaux foyers de l’organisme ou, suivant la pittoresque expression de Cl. Bernard, le véritable « calorifère » de l’organisme.


II

Les combinaisons du fer sont assez répandues dans le sol et dans les eaux pour qu’on ne doive pas s’étonner de les retrouver dans les diverses parties des plantes, et spécialement dans les parties vertes. Leur présence habituelle n’autorise pourtant pas à conclure que ce métal soit nécessaire à l’entretien et au développement de la vie végétale. Certains matériaux manifestement indifférens, étrangers ou même nuisibles, pourvu qu’ils existent abondamment dans un terrain, peuvent être absorbés par les racines, entraînés par le mouvement de la sève jusqu’à l’extrémité des feuilles et se fixer dans divers organes. C’est ce qui arrive pour le cuivre dans les circonstances exceptionnelles où ses composés saturent le sol ; et, si cette condition se reproduisait dans des contrées étendues, on pourrait être amené, en se fondant sur la seule analyse des productions végétales, à la fausse conclusion qu’il s’agit d’un élément constituant, c’est-à-dire nécessaire. Mais il ne faut pas se fonder sur la seule analyse pour juger de la valeur ou du rôle d’un élément, et cet exemple suffit bien à le montrer. Il faut des épreuves directes, des essais méthodiques et comparatifs de culture dans des milieux artificiellement privés ou pourvus de l’élément dont on veut apprécier le rôle et l’importance. C’est ainsi que l’on a procédé pour les combinaisons du fer ; et c’est ainsi que l’on a réussi à faire apparaître l’utilité de ce métal, surtout chez les végétaux supérieurs.

L’absence de fer dans le milieu nutritif entraîne l’étiolement de la plante. Si l’on fait développer des graines dans une solution d’où l’on a eu soin d’exclure ce métal, le développement suit son cours régulier tant que la jeune plante n’est pas sortie de la période de germination proprement dite pendant laquelle elle n’a rien à tirer du sol. La tige s’élève, les premières feuilles se forment, comme à l’ordinaire. Mais toutes ces parties sont destinées à rester pâles, et la matière verte, la granulation de chlorophylle, n’y apparaîtra pas. Il suffit alors d’ajouter au milieu dans lequel plongent les racines une petite quantité de sel de fer, on simplement d’en étendre une solution très diluée sur les feuilles et la tige pour voir la plante chlorotique revenir à la santé et prendre sa coloration normale. Des expériences de ce genre manifestent bien la nécessité du fer pour les plantes vertes ; elles montrent en outre où se porte son action, et c’est précisément sur l’organisation de cette matière verte à qui revient ce qu’il y a de plus spécial et de plus caractéristique dans les phénomènes de la vie végétale. On avait cru pendant longtemps que, si le fer était nécessaire à la formation de la chlorophylle, c’est qu’il intervenait dans sa constitution. On sait aujourd’hui qu’il n’en est rien ; le métal ne fait qu’accompagner la chlorophylle dans la granulation où elle se forme.

En ce qui concerne les végétaux inférieurs, les mucédinées, l’influence que le fer exerce sur leur développement a été manifestée avec une très grande précision dans une étude qui date d’une trentaine d’années et qui est restée le modèle toujours cité des recherches sur la nutrition. M. Raulin, suivant l’exemple de son maître Pasteur, qui avait fait développer les levures dans des milieux artificiels de composition rigoureusement fixée, parvint à déterminer à propos d’une moisissure très répandue, l’aspergillus niger, la nature et le coefficient d’importance de tous les élémens qui peuvent intervenir dans sa végétation. En ce qui concerne le fer, lorsque l’on venait à supprimer ce seul élément dans le milieu capable de donner le maximum de récolte, on voyait la végétation languir et le rendement tomber immédiatement au tiers de sa valeur. Si l’on tient compte de la quantité de métal qui produit cet effet, on constate que l’addition d’une partie de fer suffit pour déterminer la production d’un poids de plante près de neuf cents fois plus grand. La suppression du fer a d’ailleurs causé ici un mal irréparable ; car, si l’on essaye, voulant imiter la pratique qui tout à l’heure avait si bien réussi chez les végétaux supérieurs, de remédier à cet alanguissement de la végétation en restituant au milieu le fer que l’on en a supprimé, la tentative reste vaine et l’on ne réussit pas à empêcher le dépérissement du végétal.

Ces faits sont pleins d’intérêt en eux-mêmes et ils montrent bien la nécessité ou l’utilité du fer dans la vie végétale, mais ils ne nous apprennent rien de plus. Ils ne nous révèlent rien du mécanisme de cette action, et si l’on veut pénétrer plus avant, c’est comme toujours à la physiologie animale qu’il faut s’adresser. Nous allons ici saisir les raisons et les circonstances intimes de l’intervention du fer dans les phénomènes de la vie.


A. DASTRE.