Calmann Lévy, éditeur (Œuvres complètes de George Sandp. 159-188).



XI

PRÉFACE DU CHANTIER
PAR
PONCY


Nous avons jadis soutenu une thèse sur la poésie des prolétaires ; jadis, c’est-à-dire il y a un an ou dix-huit mois. Au train dont vont les idées en France, c’est déjà si loin de nous, que je crains fort que personne ne s’en souvienne.

En ce temps-là, quelques prolétaires inspirés, dont les noms ont grandi depuis, Magu le tisserand, Beuzeville le potier d’étain, Savinien Lapointe, cordonnier, enfin dix ou douze poëtes-ouvriers remarquables, venaient de surgir tout à coup pour partager la gloire déjà acquise à Reboul, le boulanger de Nîmes, et à Jasmin, le célèbre coiffeur gascon. Nous ne rappellerons pas ici Lebreton, Ponty, Durand, Vinçard, Roly, Magen, mademoiselle Carpentier, et plusieurs autres, dont nous nous réservons de parler peut-être ailleurs avec l’attention qu’ils méritent. Ce fut une véritable explosion du génie poétique de la France prolétaire ; et ces natures d’exception, dont maître Adam avait été le chef et le père en d’autres temps, devinrent si nombreuses, que force fut de s’écrier : « Le Parnasse est envahi ! les illettrés en ont forcé la porte ; et cet audacieux peuple, qui ne songeait naguère qu’à raser châteaux et bastilles, vient maintenant bâtir des temples aux Muses sur le sol fécondé de son sang et de ses sueurs. »

Que le peuple fût poëte, nul n’en doutait de bonne foi ; tous les grands artistes étaient sortis de son sein ; et, pour être grand artiste, il faut bien avoir de la grande poésie dans l’âme. Peintres et sculpteurs, musiciens et virtuoses, avaient été produits par centaines, et dans tous les siècles, par cette race puissante, foyer inépuisable de génie, de force et de jeunesse morale. Mais les professions manuelles, conduisant naturellement au développement du génie spécial dont ces professions sont le point de départ, le peuple n’avait guère produit que des artistes, mot presque synonyme autrefois de celui d’artisan. Le domaine de la littérature, le roman, la versification, l’histoire, étaient restés aux mains des classes nobles, riches, érudites. Le peuple avait ses chants et ses légendes, empreints souvent d’une génie poétique incontestable, mais enveloppés de formes si barbares, que le bel esprit des hautes classes s’en détournait avec mépris, et ne daignait pas y voir l’étincelle jaillissant du caillou. La forme épurée, la connaissance exquise de la langue, l’usage facile des règles delà versification, semblaient généralement inaccessibles à cette race qui ne savait pas lire, écrire encore moins.

Depuis la Révolution, l’instruction s’étant répandue davantage, les enfants du pauvre ont pu comprendre et goûter la poésie soumise à des règles sévères. Déranger fut le premier et le plus étonnant prodige de cette initiation rapide du peuple. À son tour, il fut initiateur ; et ses chants admirables, grâce à leur forme heureuse, concise et facile, passant dans toutes les bouches, éveillèrent tous les esprits, embrasèrent toutes les âmes. Les chants énergiques et sauvages des Compagnons s’adoucirent, les couplets obscènes des régiments firent place à des hymnes patriotiques ; la fille du peuple les porta de l’atelier à la mansarde ; toute la France sut Déranger par cœur ; et, si les classes lettrées ont apprécié plus catégoriquement les beautés de son œuvre, c’est toujours dans le peuple que la grandeur de son sentiment et le charme de sa forme lyrique ont éveillé le plus d’enthousiasme et d’émulation. C’est là qu’est le plus utile, le plus durable, le plus glorieux succès du grand chansonnier de la France révolutionnaire.

Mais faire des vers comme Béranger n’était pas donné à tous. Ce ne fut même, littéralement parlant, l’héritage d’aucun. On ne refait pas les œuvres individuelles du génie, mais chacun en profite pour féconder et développer sa propre individualité. Vinrent les poëtes de l’école moderne, avec leurs grandeurs et leurs défauts ; ils n’avaient pas travaillé pour le peuple, ils n’en furent pas compris d’abord. Tandis qu’une ode de Déranger, à peine échappée de son cerveau, avait volé de bouche en bouche, les grands vers romantiques, durs à chanter et difficiles à retenir, restèrent longtemps dans les régions de la bourgeoisie lettrée. Les quelques poëtes prolétaires remarquables qui surgirent de 1830 à 1840, Reboul, Hégésippe Moreau, s’inspirèrent d’eux-mêmes, de Béranger, encore, ou de M. de Lamartine, dont la forme lyrique avait, dans sa suavité, plus de chances que les autres innovations pour devenir populaire.

Et puis, tout d’un coup, dix, quinze, vingt et trente poëtes ouvriers se sont mis à écrire et à chanter sur tous les points de la France, et jusque dans les tristes rues de Paris. On s’étonna du premier et du second ; et puis il en vint tant qu’on ne les compta plus, et que certaines gens, ennemis, non du peuple, mais du changement, et par conséquent du progrès, par nature et par position, se bouchèrent les oreilles, en décrétant que cela devait faire de mauvais poëtes ou de mauvais ouvriers. Les journaux conservateurs dénigrèrent surtout certaine pléiade prolétaire que M. Olinde Rodrigue eut le courage de faire connaître, en publiant un volume de poésies d’ouvriers, sous le titre un peu ambitieux, mais juste au fond, de Poésies sociales.

Sans doute ces chants prolétaires n’étaient pas exempts de défauts ; l’inexpérience s’y faisait sentir ; une certaine rudesse d’expression, énergique stigmate de l’indignation populaire, y paraissait souvent, et révoltait à bon droit les nerfs délicats de l’élégante critique. Mais la bourgeoisie ne s’en émut pas autant que le lui conseillaient ses lettrés. Bon nombre de bourgeois avouèrent naïvement qu’ils n’eussent pas fait si bien ; et se rappelant les habitudes et le langage de leur enfance, cette classe, récemment émancipée, qui n’est pas toute corrompue, ne se joignit pas à la presse aristocratique pour conspuer les pauvres poëtes de l’échoppe et de l’atelier. Leur livre passa donc, sans faire grand bruit, à travers la cohue élégante des livres nouveaux ; et les in-octavo satinés de la quinzaine, qui virent le jour en cette compagnie, ne se fermèrent pas d’horreur au contact de ces muses un peu viriles, un peu filles de Rébecca. On n’osa pas trop les regarder en face, le beau monde n’en parla guère, et le peuple seul s’émut de cet événement littéraire.

Cependant l’esprit conservateur était si peu sûr de lui-même en cette circonstance, si peu fixé sur le rôle délicat et scabreux qu’il avait à jouer avec l’invasion, qu’on vit presque à la même époque la Revue des Deux Mondes, qui avait fort dénigré la phalange des poètes prolétaires, publier un article fort bien fait et fort élogieux sur le poëte Jasmin. Plus tard. Jasmin fut admis à l’honneur de réciter ses vers devant la famille royale, et il en reçut de grands compliments et de petits cadeaux. D’un autre côté, Magu recevait du ministère une rente de deux cents francs, et le ministre de l’Instruction publique faisait parvenir une petite bibliothèque à Poncy le maçon. Sa Majesté Louis-Philippe daignait saluer Durand, le menuisier de Fontainebleau, lorsqu’elle passait devant sa boutique. Enfin on voulait bien donner du pain et des éloges aux poètes plébéiens, mais on voulait que leur gloire ne prît pas son vol trop loin du clocher natal ; on ne voulait pas que la presse indépendante se mêlât de les signaler à la bienveillance d’un public plus étendu. On désirait surtout, on espérait peut-être, en leur distribuant quelques aumônes et quelques flatteries, qu’ils ne s’aviseraient pas de chanter la liberté et la fraternité. Ces bons poëtes naïfs et probes ne se mêlaient point de politique ; ils continuèrent à chanter le peuple, à demander pour lui, avec plus ou moins de vigueur et d’impatience, du pain et de l’instruction… C’est ce qu’ils venaient d’obtenir pour eux, c’est ce qu’ils ne pouvaient pas obtenir pour leurs frères.

Ceci est l’historique des petites émotions que souleva dans le monde littéraire et administratif l’apparition de ces poëtes-artisans : débats éphémères qui furent oubliés avant d’avoir reçu une conclusion, ainsi que tous les événements quotidiens dont s’alimente et regorge la presse parisienne.

Heureusement la province est moins oublieuse et moins blasée que la capitale. Chaque ville, chaque département resta fidèle à l’humble ouvrier qui lui avait donné du plaisir et de la gloire. Rouen continua à être fière de son potier d’étain et de son calicotier ; le département de Seine-et-Marne, de son tisserand ; Nevers, de son tailleur ; Fontainebleau, de son menuisier ; Agen, de ses deux coiffeurs ; Nîmes de son boulanger ; Dijon, de sa couturière[1] ; Toulon, de son maçon, et ainsi des autres : car la liste en serait longue, et chaque année y ajoute de nouveaux noms. La province montre en ceci son bon sens et sa force morale. Tandis que Paris lui enlève tous ses autres produits intellectuels, ses penseurs et ses écrivains de la classe bourgeoise, ses acteurs, ses musiciens, ses sculpteurs et ses peintres, au moins ses poètes de la classe laborieuse lui restent, et trouvent sur le sol natal leur succès et leur récompense. Ils y trouvent aussi leur inspiration ; et comme la province ne leur est point ingrate, ils ne sont pas ingrats envers elle : ils lui versent le charme de leur poésie, en même temps qu’ils lui offrent les services de leur industrie. Doublement utiles, ils sont doublement aimés et récompensés. À Paris, où si peu d’élus se font jour parmi la foule, on n’entend que des plaintes et des malédictions planer sur ce chœur des poètes méconnus que chaque année voit naître et mourir sur l’arène littéraire. Combien de noms sont proclamés chaque année, chaque mois, chaque semaine, dans les réclames et dans les annonces de la librairie ! combien aspirent vainement à cet inutile et dangereux honneur ! Autant de noms que l’oubli dévore en un jour, ou que l’obscurité engloutit à jamais.

Dans les provinces, il en est tout autrement : le poète de la localité est l’objet d’un culte ; toutes les classes applaudissent à son triomphe, tous les voyageurs lui portent leur tribut, toutes les mémoires retiennent ses chants. Chaque citoyen est généreusement fier de la gloire du poète son compatriote ; et comme tous ces poètes sont des prolétaires, vu que dans les autres classes on méprise l’ovation locale, aimant mieux échouer à Paris que régner chez soi, il en résulte qu’aux hommes du peuple seuls appartient le noble rôle de régénérer la vie intellectuelle sur tous les points de la France. Ils y sont les gardiens du feu sacré, longtemps assoupi, qu’ils viennent enfin de réveiller. Gloire à ces bardes prolétaires ! honneur aux sympathies locales qui leur prodiguent cette gloire méritée !

Elle est donc très-grande, beaucoup plus grande qu’on ne le pense à Paris, cette mission des poëtes-ouvriers. Qu’ils ne s’en dégoûtent point, et qu’ils ne la croient jamais au-dessous de leur génie ! N’eussent-ils rien de mieux à faire que d’initier leurs compatriotes des classes pauvres à la beauté des formes du langage, ce serait encore un rôle très-élevé. Mais ils font plus, car ils sentent que le peuple a plus à faire. Le peuple est l’initiateur providentiel, fatal, nécessaire et prochain, aux principes d’égalité contre lesquels le vieux monde lutte encore. Lui seul est le dépositaire du feu sacré qui doit réchauffer et renouveler, par la conviction de l’enthousiasme, cette société malade et mourante d’inégalité. Le peuple est virtuellement, depuis la naissance des sociétés, le Messie promis aux nations. C’est lui qui accomplit et qui doit continuer l’œuvre du Christ, cette voix du ciel descendue dans le sein d’un prolétaire, ce Verbe divin qui sortit de l’atelier d’un pauvre charpentier pour éclairer le monde et prophétiser le royaume des cieux, c’est-à-dire le règne de la fraternité parmi les hommes. Ce n’était pas dans la poitrine ambitieuse d’un proconsul romain, ni dans le sein desséché d’un docteur juif, que cette pensée de Dieu pouvait s’incarner. Elle passa de l’âme du prolétaire Jésus dans l’âme des prolétaires de son école. De pauvres travailleurs la répandirent sur le monde, et leur génie fut inspiré d’en haut pour la féconder et l’expliquer. Ou l’avenir du monde est brisé et la race humaine finie, ou bien un avenir prochain nous réserve quelque miracle de ce genre. Les scribes et les pharisiens d’aujourd’hui n’ont pas plus l’inspiration divine que ne l’avaient ceux de l’antique Judée. Les administrateurs des provinces de France ne sont pas plus animés de l’esprit saint que les préteurs de l’empire romain ne l’étaient au temps de la révélation évangélique ; et comme Hérode, ils ne savent plus que se laver les mains de toutes les iniquités sociales dont ils ne peuvent contenir le débordement. Les docteurs de la loi n’ont plus à interpréter qu’une loi inique, à laquelle leurs sophismes ne peuvent rendre la vie. Les heureux de la terre, les privilégiés de l’inégalité, eussent-ils l’intention d’alléger la misère publique, qui les menace d’une guerre d’extermination, ne trouveront pas dans les suggestions de la peur l’inspiration divine, qui seule peut résoudre les problèmes réputés insolubles. La prudence, le remords ou la crainte, n’enfantent que des palliatifs ; et un moment vient, dans la vie des sociétés, où tous les palliatifs sont insuffisants, par conséquent impuissants. L’enthousiasme de la foi improvise seul les grands dénoûments de l’histoire ; et si le peuple n’a pas encore vu la lumière embraser ses masses compactes, du moins il aperçoit sur les sommités où montent ses pensées, et il voit par les yeux de ses poètes et de ses philosophes (car il en a aussi), les lueurs qui pointent à l’horizon. Sans qu’il soit besoin de devancer la marche du temps pour lui attribuer un génie et des vertus encore impossibles à tous, le peuple a en lui les éléments naturels et vivaces qui conduisent aux grandes inspirations politiques, aux grandes révélations religieuses : c’est tout un dans l’avenir ! Il a le profond sentiment de sa dignité méconnue l’amère souffrance de son orgueil blessé ; c’est l’indignation, et l’indignation fondée enfante la force héroïque. Il a les atroces douceurs de la misère, qui éveillent dans chaque être infortuné une pitié déchirante, une tendre sympathie pour les maux de tous ; c’est la commisération, et la commisération bien sentie conduit à la charité brûlante. Il a la liberté d’esprit (dangereuse pour les gouvernements), à laquelle le condamne l’absence de droits politiques ; et cette oisiveté politique engendre les rêves profonds, l’aspiration continuelle et dévorante d’un idéal de société, idéal qui ne satisfait en rien et qu’irrite amèrement au contraire l’œuvre égoïste et puérile de ses législateurs privilégiés, de ses prétendus représentants. Cette aspiration, c’est la méditation qui commence, c’est la révélation qui s’approche. Oui, le Christ va naître, oui, Jésus va tenir ses promesses, et revenir parmi nous ; et ces poètes prolétaires, qui ne font que surgir, vont bientôt nous le prophétiser, comme Jean-Baptiste et d’autres, avant lui, avaient annoncé la venue du Sauveur. Ce Sauveur s’incarnera-t-il dans un homme ou dans plusieurs, ou dans tous spontanément ? S’appellera-t-il encore le Messie, ou s’appellera-t-il million, comme s’exprime le poëte Mickiewicz ? Peu importe ! ce n’est pas une question à résoudre aujourd’hui ; mais il est évident que l’esprit du peuple enfantera une grande religion sociale, laquelle ne peut pas sortir directement des classes qui ne souffrent pas, qui n’aspirent pas, qui ne réclament pas avec la même énergie.

Ce n’est pas à dire que ces classes opprimantes, malheureuses aussi par l’inégalité et les monstruosités qui on résultent, ne cherchent pas la pensée du salut, et n’aideront pas, dans un temps donné, à la réaliser. Mais maintenant elles ne sont pas sur la voie ; elles ne cherchent pas avec assez d’ardeur, elles n’ont point la lumière, elles ne peuvent pas l’avoir : elles ne souffrent pas assez pour cela. Elles ont des motifs personnels erronés de craindre d’une révolution plus de maux quelles n’en connaissent. Elles iront donc ainsi dans les ténèbres, cherchant mal, ne trouvant pas, recevant tout au plus, et peut être à contre-cœur, la lumière du peuple, en acquiesçant pacifiquement, j’aime à le croire, mais sans enthousiasme et sans joie, aux nécessités de l’avenir. Telles sont les probabilités que déroule à nos yeux la logique des causes, et il n’est pas besoin de se faire de grandes illusions pour les apprécier et les signaler.

Et cependant, nous dit-on, il y a plus de talent et de savoir dans la bourgeoisie que dans le peuple. Elle est encore dépositaire des trésors de la science politique ; l’intelligence est chez elle à l’état de développement illimité, tandis que dans le peuple elle est encore enveloppée des langes de l’enfance. Que cette ignorance des classes pauvres soit ou non le résultat des lois d’inégalité et des systèmes personnels des gouvernements, il faut bien la reconnaître, nous crie-t-on, il faut bien en tenir compte ; longtemps encore, ce sont les propres expressions de la presse conservatrice, la classe bourgeoise est destinée à initier au progrès les classes inférieures !

Telle est la prétention de la bourgeoisie régnante ; tel est, au reste, le langage d’une portion de la bourgeoisie démocratique, du parti qu’on appelle l’opposition. Et dans la bouche de ces derniers, le doute est sincère ; il n’est point dicté, j’aime à le croire, par l’ambition hypocrite de régner un jour à la place de la bourgeoisie monarchique ; il est inspiré par une impatience généreuse de l’avenir, par une douleur vraie des maux présents. Certains hommes du peuple, parmi les meilleurs et les plus intelligents, partagent aussi cette erreur, à la vue des préjugés et des vices qui règnent encore parmi leurs frères. Ils pleurent sur les égarements que le malheur produit, sur la dégradation attachée forcément à la misère. Ils ne peuvent encore toucher du doigt des progrès assez marqués, assez généraux dans le peuple, pour croire que l’heure de son émancipation soit prochaine : « Ils ont encore grand besoin de guides, disent-ils, ces enfants qui ne connaissent pas leur propre chemin. Il faut que d’autres yeux voient pour eux ; ces aveugles se briseraient contre les écueils ! » Ainsi, d’une part, les conservateurs s’arrogent fièrement le droit de conduire le peuple où ils veulent, fût-ce dans l’abîme ; de l’autre, les démocrates sincères mais craintifs attribuent dans les destinées du peuple une importance exagérée au parti de l’opposition groupé selon les nécessités constitutionnelles, c’est-à-dire composé de bourgeois moins riches et plus humains que les autres.

Que ces derniers aient infiniment plus de cœur et d’intelligence que les privilégiés du monopole, nous n’en doutons aucunement ; que ce parti de l’opposition soit généralement composé d’hommes éclairés, courageux et sincères, nous aimons à le proclamer ; qu’il y ait même de hautes lumières dans les régions heureuses de la société, de grandes âmes qui ont une vue prophétique de l’avenir, nous en sommes intimement persuadé ; mais ces dernières individualités généreuses et puissantes sont des exceptions, et, comme on le dit proverbialement, servent à confirmer la règle. On peut dire de l’opposition bourgeoise en général qu’elle a encore une grande valeur morale pour le présent, puisqu’elle seule peut et veut quelque chose pour amener par les moyens constitutionnels l’émancipation du peuple, mais qu’elle n’a plus une grande valeur poiitique et sociale ; car le système constitutionnel est précisément bâti tout exprès, et le plus prudemment possible, pour lui ôter tous ses moyens d’action sur le gouvernement du pays, et presque tous ses moyens d’action sur le peuple. Aussi chaque jour amène-t-il une indifférence plus profonde et plus fâcheuse entre le peuple et cette opposition qui lui a promis plus qu’elle ne pouvait tenir. Mécontente des mécontentements qu’elle inspire, blessée et irritée de la méfiance qu’elle a rencontrée, elle-même commence à ne plus croire au peuple et à désespérer de son prochain avènement.

Sans railler l’insuffisance involontaire et douloureuse de ces hommes respectables, sans douter de leur dévouement, obscurci seulement en apparence par une funeste période de scepticisme et de découragement, la voix du peuple pourrait leur crier comme celle de Jésus sur le lac de Génézareth : « Pourquoi avez-vous douté de moi, ô hommes de peu de foi ? En moi est la source cachée, mais large et frémissante, de l’enthousiasme que vous n’avez plus ; en moi est la force calme et patiente dont vous ne pouvez pas sentir l’étreinte ; en moi fermente l’avenir, auquel vous ne croyez pas. »

Allons, poëtes prolétaires, à l’œuvre ! répondez, accordez vos lyres ; car vous parlez encore de la lyre sans crainte de passer pour classiques, et vous avez bien raison. Chantez vos hymnes de vérité, dites vos paroles de conviction à ces amis dont le cœur vous appelle, à ces démocrates de la bourgeoisie qui pour la plupart sont nés parmi vous, et dont aucun ne peut chercher bien loin dans la nuit des temps l’heure où sa tige s’écarta de la souche populaire. Le même sang coule dans vos veines, les intérêts seuls vous divisent en apparence. Trouvez-la donc cette loi religieuse, sociale et politique qui réunira tous les intérêts en un seul, et qui mêlera de nouveau le sang de toutes les races dans une seule famille. Et si vous ne la trouvez pas aujourd’hui, cette loi sublime de l’avenir, si le secret de Dieu ne veut pas encore descendre de son sein dans le vôtre, ne cessez pas de l’annoncer ; car votre mission est prophétique, et quand tout, au-dessus de vous, semble vouloir désespérer de vous, ne désespérez pas de vous-mêmes. Il me semble que vous devez sentir déjà dans vos larges poitrines ce tressaillement mystérieux auquel les mères reconnaissent, au milieu de la joie et de la souffrance, la présence bien-aimée de l’enfant de leurs entrailles. Oui, le secret de Dieu, ce que dans notre langue prosaïque nous appelons aujourd’hui la solution du problème social, gronde sourdement dans vos seins oppressés. C’est vous qui l’enfanterez cette Sagesse divine qui sortira de vos fronts armée de toutes pièces comme l’antique Pallas ; c’est vous, ou les fils qui grandissent autour de vous, ou les frères que vos chants exaltent ; c’est vous tous, ce sont vos amis réunis à la veillée, ce sont vos filles et vos femmes qui rêvent, a tête penchée, en travaillant et en vous écoutant, qui feront descendre le Messie sur la terre ; non pas en fabriquant, chacun de son côté, quelque savante et ingénieuse mécanique sociale, mais en produisant à vous tous le grand moyen (la vertu, la foi) sans lequel toutes les théories sont creuses et tous les systèmes inapplicables. N’espérez pas que les hommes d’État, les publicistes, les économistes, les orateurs, trouvent dans leur système constitutionnel des modifications assez habiles pour vous donner la lumière et la force, comme Dieu, suivant les quiétistes, donne la grâce aux béats, même à ceux qui ne la cherchent ni ne la désirent. Il faut que vous demandiez à Dieu la vérité, et à vous-mêmes l’amour et la vertu nécessaires pour en suivre les inspirations. Quand vous en serez là, soyez sûrs que les réformes sociales s’accompliront pour ainsi dire d’elles-mêmes, que vos ennemis seront impuissants pour vous les refuser, qu’ils ne l’essaieront même pas ; tandis que vos amis, ces hommes de l’opposition, qui ne peuvent rien ou presque rien aujourd’hui, inspirés alors et enflammés par vous, trouveront facilement ces moyens politiques qui doivent vous faire asseoir tous ensemble au banquet de l’égalité.

Mais on dit que ce sera si long cette éclosion du germe divin dans vos âmes ! on dit que vous êtes si loin de savoir vous servir de la force sans en abuser ! on dit qu’il faudra tant de siècles avant que vous n’ayez plus besoin d’être conseillés et conduits par les classes aujourd’hui réputées supérieures ! Le croyez-vous ?

moi je ne crois pas, et vous ne devez pas le 

croire. Il me semble que votre cœur bat dans ma poitrine, et je sens bien qu’il a des pulsations si fortes et si rapides, que l’aiguille des heures a peine à la suivre sur le cadran du siècle.

Non, non, le jour du Seigneur n’est pas si loin qu’on vous le dit, n’en croyez pas les apparences sinistres et passagères. L’âme voit dans l’avenir, les yeux n’y voient pas. Ne vous laissez glacer d’effroi ni par les vices d’en haut ni par ceux d’en bas. Le mal tend à disparaître de la terre, et il ne faut pas tant de travail qu’on se l’imagine pour le mettre en fuite. Un jour d’enthousiasme divin, un élan de charité fraternelle suffisent pour faire crouler l’œuvre des siècles maudits. L’Évangile se produisit dans l’ombre ; il marcha inaperçu dans la poussière des chemins. Il lui fallut, à la vérité, des siècles pour se produire au jour ; mais vous savez bien que la loi des temps n’a pas une marche régulière. À certaines époques de la vie des nations, un siècle est parcouru dans une heure ; et quand l’humanité a péniblement accompli son œuvre préparatoire, elle se précipite, et fait son étape en moins de temps qu’il ne lui en a fallu pour se lever et se mettre en marche.

Voyez, poëtes plébéiens, chantres prophétiques des villes et des campagnes, quel mystère s’est accompli en vous-mêmes depuis si peu de jours que l’inspiration s’est révélée à vous ! Qui vous a faits ce que vous êtes, vous qui avez à peine appris à lire, et que rien ne destinait aux émotions de la pensée ? Quel Dieu vous a soufflé le don de rendre vos sentiments et vos idées dans cette langue épurée que vos pères ne comprenaient pas, et que nul ne vous a enseignée ? Quelques semaines, quelques mois tout au plus, sur les bancs d’une école élémentaire, ont suffi pour vous faire deviner cet art poétique, ces richesses du langage, ces combinaisons recherchées de la pensée, ces jeux de l’imagination qui constituent le talent d’écrire et que dans les classes lettrées on apprend si longuement, si péniblement. N’y a-t-il pas là une sorte de miracle que vous-mêmes ne sauriez pas nous expliquer ? Cette subite préoccupation des choses les plus élevées, et ce don de les exprimer sous la forme la plus exquise, accordés simultanément à un nombre chaque jour croissant de prolétaires voués aux plus humbles professions manuelles, n’est-ce pas un des signes précurseurs de quelque grande révolution dans l’esprit humain ? Non, ce n’est pas sans dessein que la Providence délie ainsi tout à coup les langues condamnées jusqu’ici à bégayer la poésie. Elle avait donné toujours cette faveur, comme la récompense des studieuses éducations, à des natures rêveuses, délicates, vouées à l’oisiveté du corps, aux patients labeurs de l’esprit. Il semblait que le poëte dût être une âme essentiellement contemplative, qu’il dût avoir au moins, à ses heures d’inspiration, une existence errante et solitaire, qu’il eût besoin de recueillement et de silence pour fixer les images délicates et fugitives de ses magiques tableaux. Et voilà que des hommes cloués à un travail abrutissant, des hommes de peine, comme on les appelle, de robustes ouvriers à la main de fer, à la voix tonnante, se mettent à rêver au bruit de l’enclume et du marteau, au cri de la scie et du métier, dans le tumulte du chantier ou dans l’air fétide de l’échoppe, des chants purs et suaves, des formes exquises, des sentiments sublimes ! Oh ! qu’ils durent en être étonnés, ceux qui ne comprennent pas la dignité de l’homme et les desseins de Dieu sur le peuple ! et que nous devons en être reconnaissant, nous qui attendions avec impatience cette conséquence de la logique divine, cette manifestation prophétique de la virilité populaire ! Nous ne savons rien encore des combinaisons politiques qui vont amener l’affranchissement des prolétaires ; mais nous savons déjà quels droits divins le peuple saura bientôt faire valoir pour être affranchi. Et nous faisons mieux que de le savoir, nous le sentons. L’air autour de nous est embrasé de cette vérité, comme de l’approche d’un soleil nouveau ; elle nous embrase nous-mêmes. Elle nous embraserait tous, si, parmi nous, quelques-uns n’étaient tombés en paralysie, si d’autres ne s’étaient couverts d’une cuirasse. Mais ceux qui se portent bien sentent ce feu d’une vie nouvelle circuler dans leurs veines.

Un des prodiges les plus frappants, parmi toutes ces prodigieuses innéités récemment signalées dans le peuple, c’est le génie poétique de Charles Poncy, ouvrier maçon de vingt-deux ans, qui manie à Toulon, en ce moment, avec une égale aisance, avec une égale ardeur, la truelle et la plume. Un premier volume de vers de ce jeune homme a déjà paru en 1842, précédé d’une notice et publié par les soins de M. Ortolan. Ce premier recueil annonçait des facultés éminentes ; elles se sont rapidement développées avec une largeur, avec une énergie que les lecteurs apprécieront. L’année dernière, la Revue indépendante a publié une nouvelle pièce de vers de Poncy, adressée à Déranger, qui marquait, entre ses premiers essais et ceux que nous publions aujourd’hui, une phase de progrès bien remarquable. Déranger en jugea ainsi, et lui répondit la lettre touchante et noble que voici :


« Mon jeune confrère, combien je suis touché de l’honneur que me fait la belle ode que vous m’adressez ! Votre recueil, que j’ai lu avec une scrupuleuse attention, contient d’excellents morceaux, et il n’y en a pas un qui n’ait causé ma surprise. Eh bien, je ne sais si votre nouvelle ode n’est pas supérieure à toutes ses aînées. C’est l’avis de plusieurs bons juges à qui je l’ai fait voir avec un sentiment d’orgueil, entre autres de notre vénérable Lamennais, qui, par Arago, a eu, un des premiers, la révélation de votre mérite poétique. Tous ont admiré le travail facile et élégant de votre versification chaude et colorée. Mais, vous le dirai-je ? déjà habitué à ce qu’il y a de remarquable, de surprenant même dans votre talent, éclos si loin de tous les centres littéraires, ce qui m’a ravi dans vos strophes, c’est l’expression des choses les plus familières de votre vie laborieuse, mêlée aux plus nobles et aux plus généreux sentiments, et tout cela sans recherche aucune, sans ambition de pensée ni de style.

» Ne croyez pas, mon jeune ami, que je veuille ici vous payer en éloges les éloges que vous me prodiguez, quoiqu’ils soient de ceux qui me touchent davantage. Non, je vous parle sincèrement, comme mon caractère doit vous en répondre ; seulement je me laisse peut-être un peu entraîner par l’espérance du bel avenir que j’entrevois pour vous, et auquel vous atteindrez sans doute si rien ne vient altérer votre heureux instinct, et si vous pouvez vous entourer d’amis sévères et éclairés.

» Je ne rime plus pour le public ; mais je rime encore pour moi des chants qu’il n’aura qu’à ma mort. Or, je viens d’adresser ma chanson aux ouvriers-poëtes, et vous jugez si j’ai dû penser à vous. Dans un des couplets, je les engage à rester fidèles à leurs outils. Se faire de la littérature un poste pour déserter son métier, c’est faire croire qu’on méprise la classe dans laquelle on est né, c’est ne plus vouloir être peuple ; et ce peuple, comment le relèvera-t-on si, dès qu’on s’en distingue par quelque rare talent, on se hâte de s’en séparer ? Si cela vous est possible, mon enfant, restez maçon, sans rien négliger pour devenir grand poëte. Sachez que toute m’a vie j’ai regretté d’avoir été forcé par mes parents de quitter la profession d’imprimeur ; cet état eût assuré mon indépendance, et il faut être indépendant pour être poëte. En vous parlant ainsi. je me mets au nombre de ces amis que je vous recommande de rechercher. Je ne pense pas que cela vous fasse peine ; moi, je m’en fais honneur.

» À vous de tout cœur,
» BÉRANGER. »


Passy, 19 août 1842.

Nous joindrons à ce précieux certificat de Béranger les fragments dune lettre que M. Arago adressait à la Revue indépendante en 1841, pour lui recommander es poésies de Poncy :

« Voici les vers dont je vous ai parlé ; je les reçus l’an dernier des mains de leur auteur, M. Poncy, jeune ouvrier maçon de Toulon. Si vous jugez que je ne m’abuse pas en fondant d’assez grandes espérances sur ces premiers essais, je pourrai vous communiquer d’autres pièces. M. Poncy, je m’empresse de vous en avertir, n’a jamais suivi les cours d’aucun collège, il a seulement fréquenté pendant quelques mois l’excellente école primaire de Toulon. Le catalogue de sa bibliothèque ne sera pas long : elle se compose de deux tragédies de Racine, des fables de la Fontaine, et du Magasin pittoresque.

» Dans quelque direction qu’on porte ses regards, on est frappé du mouvement intellectuel qui s’opère au sein de la classe ouvrière. Pour ne parler ici que de poésie, la France avait déjà remarqué les vers du boulanger de Nîmes, du perruquier d’Agen, du menuisier de Fontainebleau, du tisserand de Lisy-sur-Ourcq, du calicotier de Rouen, du cordonnier de Paris, de la couturière de Dijon.

» Le jeune maçon de Toulon ne déparera pas, j’espère, cette intéressante pléiade.

» Ce sont là des signes précurseurs et infaillibles d’une émancipation politique prochaine, contre laquelle de prétendus hommes d’État roidiront vainement leurs petits bras. »


À la rapide analyse de cette vie de poète tracée par M. Arago, nous ajouterons celle que M. Ortolan a donnée dans la préface du premier volume des Marines de Poncy ; elle n’est pas plus longue que l’autre, La vie de Poncy est une courte journée, mais elle est déjà bien remplie :


« Pauvre enfant, venu à de pauvres parents (en 1821). Jusqu’à neuf ans, la vie de la rue ou des champs ; ou bien gardé avec des enfants de son âge, en petit troupeau, au prix d’un franc par mois pour chaque tête.

» À neuf ans, la vie de travail qui commence ; manœuvre au service des maçons.

» Puis, au temps de la première communion, un essai d’apparition à l’école mutuelle, suivi d’un an et demi d’études chez les frères de la doctrine chrétienne ; plus tard, quelques mois à l’école communale supérieure. De là, revenu au plâtre pour toujours. »


Quelques mois à l’école primaire, les leçons des frères ignorantins, c’est peu ; et pourtant c’est mieux que rien. Dans un temps où les progrès eussent pu être si rapides, où la révolution de Juillet les avait si bien préparés, où le peuple en eût si bien profité, c’est peu, je le répète, pour l’éducation du pauvre que l’école primaire, trop chère d’ailleurs pour être suivie longtemps, et forcément remplacée bientôt par l’école ignorantine. Ainsi, attribuer principalement au bienfait des écoles primaires ce développement général de l’intelligence dans le peuple et ces exemples frappants de sa puissance morale, serait s’abuser étrangement. Le peuple a marché avec les moyens crées par le gouvernement et malgré l’insuffisance déplorable de ces moyens. Qu’eût-ce donc été si les moyens avaient été proportionnés aux aptitudes ? Le gouvernement se le demande peut-être avec effroi, nous nous le demandons avec tristesse : car les gouvernements doivent compte à Dieu du temps perdu pour l’éducation des peuples.

Mais ce n’est pas ici le cas de nous affliger. Il est des organisations prédestinées, si vigoureuses et si impressionnables, que tout leur est bon, tout les aide dans leur marche brûlante. Celle de Poncy est de ce nombre. D’ailleurs, une source d’instruction que le gouvernement n’a ni créée ni favorisée fut mise à sa portée. Le Magasin pittoresque fut son cours d’études, son école amusante, variée et quasi gratuite. Il y puisa la notion de la grandeur de l’univers et de ses merveilles, de l’histoire du monde et de ses enseignements ; et cette notion élémentaire, aidée de la seconde vue du génie, devint chez lui une véritable divination poétique. Qu’on parcoure ses vers, on y verra que ce jeune ouvrier, occupé tout le jour à construire ou à renverser des maisons, a parcouru le monde et les temps sur les ailes de son imagination, et qu’il en a senti les beautés et les horreurs en grand artiste, en vrai poëte. Il décrit les glaciers de la Suisse, les dolmens de la Bretagne, les rivages de la Grèce, les forêts vierges du Nouveau-Monde, les phénomènes des mers polaires, et le tout de main de maître. Dévoré du besoin de tout voir, il n’a rien vu que dans ses rêves ; son plus long voyage a été de Toulon à Marseille. Et c’est heureux pour lui peut-être, car la poésie descriptive, dans laquelle il brille, eût peut-être absorbé trop de ses facultés. Les enchantements de la vision, l’enivrement continuel de scènes variées de la nature, l’eussent détourné de la méditation, de l’aspiration religieuse, des joies et des douleurs de la famille, des profondes leçons de la misère et du travail, de la piété fraternelle, des lectures sérieuses qu’il commence à faire et à comprendre, de la vie de sentiment et de réflexion, en un mot : nous eussions eu seulement un poëte pittoresque, et nous avons un poëte complet. Il est bon que la vie se révèle au poëte sous tous ses aspects enchanteurs ou cruels ; il est nécessaire que le poëte soit homme avant tout. —

En restant fidèle au genre descriptif, qui est une des faces les plus riches et les plus vigoureuses de son talent, Poncy a su faire planer sur tous ses tableaux une idée forte et une émotion profonde. Dans son premier recueil, qu’il appelle déjà les essais de sa jeunesse, on ne sentait pas toujours assez, sous ce miroir ardent et limpide de sa description, la vie intime et mâle du poëte. La pensée a grandi chez lui depuis ; et le talent, en s’épurant, en devenant un peu plus sobre, n’a rien perdu, n’a pas encore assez perdu peut-être de sa fougue et de sa prodigalité. Ses tableaux sont parfois encore un peu trop éblouissants ; et dans certaines pièces, écloses sans aucun doute sous le prisme éclatant de l’école romantique, il y a encore débauche de puissance, excès de couleurs et de détails. L’ensemble y perd, la synthèse en est moins saisissante ; et c’est grand dommage, car cette synthèse est toujours dans la pensée forte et sérieuse de Poncy. Nous lui conseillons donc encore plus d’efforts sur lui-même pour arriver à la sobriété. Mais nous serions bien surpris si une telle imagination avait déjà perdu, à vingt-deux ans, cette exubérance magnifique qui signale le début des maîtres. Pour que la maturité du talent ait assez d’ampleur, il faut que sa jeunesse en ait eu de trop. Heureux défaut que je souhaite à tous les jeunes poëtes, et que, dans leur intérêt, je ne leur conseillerais pas de railler !

Au reste, il y aurait pédantisme à s’arrêter plus longtemps sur ces critiques. Malgré tout notre désir d’être sévère envers ce noble enfant, comme on doit l’être envers tous ceux dont on a le droit d’attendre et d’exiger beaucoup, nous sommes réduit au silence par es ressources étonnantes de son talent naturel. Ainsi es poëtes qui le liront avec l’attention dont il est digne remarqueront cette facile puissance qui lui fait racheter souvent le défaut de proportion de son œuvre par un trait final d’une netteté et d’une concision heureuses. Dans la pièce intitulée Aurore boréale, étourdissante description d’une image toute matérielle, la dernière strophe résume en quelques vers, avec une élévation et une précision remarquables, la pensée jusque-là inaperçue et comme perdue dans la splendeur du spectacle. Si notre poëte a quelquefois, à son insu, la manière excessive de Victor Hugo, il a plus souvent encore la touche nette et juste de ce maître admirable et bizarre. Dans une autre pièce sur la fumée du tabac, élégante fantaisie aussi légère que le sujet, les deux derniers vers vous saisissent et vous forcent à ranger ce morceau parmi les meilleurs, au moment où vous alliez l’oublier pour en chercher un plus sérieux et plus ferme. Certaines pièces sont presque des chefs-d’œuvre, nous ne craignons pas de l’affirmer : le petit poëme intitulé l’Ange et le Poëte, les pièces intitulées un Soir de fête, le Rossignol, Aux Maçons, et plusieurs autres encore. Je ne crois pas, au reste, que, dans tout ce recueil, il y en ait une seule insignifiante, une seule où l’on ne trouve des beautés de premier ordre.

Maintenant, quel est le sens moral, quelle est l’importance philosophique de cette vie de poëte et d’ouvrier, de cette âme d’artiste et de citoyen ? Quelques amis austères de cette florissante jeunesse se sont demandé s’il convenait qu’un poëte prolétaire rendît un culte si passionné à la beauté de la forme, et touchât sans façon à tant de sujets étrangers à la vie obscure et recueillie d’un saint et d’un martyr : car c’est avec cette grandeur que ces hommes sérieux conçoivent et définissent la mission du poëte-ouvrier. Ils le veulent martyr dévoué et obstiné du travail et de la misère tant que leurs frères souffriront des mêmes maux ; ils le veulent rigide dans ses mœurs et religieux dans toutes ses pensées comme un apôtre de l’Évangile primitif. La loi est dure, mais qu’elle est belle ! Combien elle signale de force et d’enthousiasme dans ces esprits profonds et rudes ! Prophètes de la plèbe, ne vous plaignez pas du sort farouche que vos frères veulent vous imposer. Du haut de la société absurde qui vous condamne à d’éternels travaux et à d’éternelles souffrances, on vous a crié aussi : « Restez ouvriers ! ne tentez pas la fortune, » c’est-à-dire : « Donnez l’exemple d’une résignation qui fait nos affaires, sinon les vôtres. » Si vous vouliez répondre à ces conseillers hypocrites, la partie serait belle pour vous. Que n’auriez-vous pas à leur dire pour leur prouver le droit divin que vous avez au bonheur, à la liberté, à un doux repos sagement alterné avec un travail modéré, à la santé, enfin à la sécurité de l’existence, sans laquelle les joies de la famille sont empoisonnées, à une vieillesse honorée et tranquille, à des jouissances délicates même, quand votre âme délicate, votre âme de poëte et d’artiste, les appelle impérieusement ? Mais ce serait chose trop aisée que de jeter dans la poussière ces mensonges insultants et ces exhortations cyniques ; vous ne daignez pas le faire, parce que vous savez bien que Dieu et l’avenir s’en chargeront.

Répondre aux conseils rigides de vos frères est plus grave et plus difficile. Ils vous placent sur un piédestal, en vous interdisant d’en descendre. Ils vous défendent de respirer, d’aimer, de vivre hors de l’atmosphère desséchante où la société vous tient plongés. Ils vous blâment presque d’avoir des relations avec les classes aisées. Ils s’effraient des amitiés et des admirations que vous inspirez à des riches, à des gens heureux et libres. Ils craignent que le spectacle de leur bien-être ne vous tente, que leurs louanges ne vous enivrent, et que vous quittiez le travail et la famille, pour courir après leurs joies égoïstes, après leur liberté liberticide de celle du pauvre. Suivrez-vous cette loi pesante ? consommerez-vous ce suicide ? prononcerez-vous ces vœux fanatiques et sublimes ? Écoutez, jeunes précurseurs du nouvel Évangile : si vous ne sentez point en vous assez de force et de calme pour résister aux tentations du monde ; si vous ne pouvez le traverser avec la dignité sérieuse qui vous convient ; si ses coupables plaisirs vous entraînent ; si, au lieu de lui porter vos vertus, vous en rapportez ses vices, vous êtes trois fois coupables, et vous dégradez l’honneur du peuple dans vos personnes, plus que ne font ces hommes grossiers de la dernière plèbe que l’ignorance livre à des vices moins raffinés et plus excusables. Vous avez la lumière, et ils ne l’ont pas. Au lieu de les plaindre et de les convertir par vos paroles et vos exemples, vous les abandonnez pour faire cause commune avec les bourreaux de leur dignité, avec les assassins de leurs âmes. En ce cas vous êtes criminels, et vous mériteriez que Dieu éteignît le flambeau de l’intelligence qu’il a mis dans vos mains. En ce cas vos frères ont raison de vous crier : Arrête et reviens ! En ce cas vous devez faire pénitence dans la misère et dans la retraite, dans le sac et dans la cendre.

Mais il n’en est pas ainsi, grâce au ciel ! Vous n’êtes pas assez faibles, assez lâches, vous, les enfants de la forte race, pour vous laisser entraîner par d’impurs délires, par d’infâmes sophismes. Le poëte prolétaire doit ennoblir tout ce qu’il approche, sanctifier tout ce qu’il touche ; il a la vue des choses célestes, comment n’aurait-il pas le discernement des choses terrestres ? Il doit avoir l’horreur naturelle du laid, par conséquent du vice. Autrement, serait-il poëte ? chanterait-il la vertu, la beauté et l’amour ? Répondez donc à vos sévères amis, à vos frères pieux, que vous continuerez à être sévères pour vous-mêmes et pieux comme doit l’être la race appelée à régénérer le monde. Prouvez-leur, en restant fidèles à la probité, à la famille, au travail honorable qui se présentera, et fermes dans la foi que vous devez faire triompher, que votre vertu est invulnérable. Si vous êtes recherchés par de nobles amitiés et qu’elles ne vous détournent pas de vos devoirs, quel que soit le rang de ces nouveaux amis, montrez-leur la figure respectable et l’âme pure d’un homme du peuple accomplissant sa grande mission sans morgue et sans faiblesse. Est-ce que la noblesse, est-ce que la bourgeoisie n’ont pas de grands enseignements à recevoir de vous ? Est-ce qu’il n’y a pas là aussi quelques âmes pures, prêtes à profiter du spectacle touchant de vos vertus ? Il y en a sans doute, et vous ne devez pas détourner d’elles votre large front, dont elles viennent peut-être interroger pieusement le mystère.

Mais écartez sans crainte et sans pitié de vos chastes demeures l’oisiveté insolente et la flatterie dangereuse. Ne laissez pas dévorer votre temps précieux par de vaines satisfactions d’amour-propre ; dominez tous les éléments de bien et de mal que votre renommée attire autour de vous, et faites un noble usage de cette gloire qui n’enivre que de sots enfants. Eh ! qu’est-il besoin de vous tracer votre route ? ne la connaissez-vous pas mieux que moi ? Ne savez-vous pas ce que vous pouvez admettre et retrancher dans ces avantages auxquels la volonté de Dieu vous donne dos droits légitimes ? Ne savez-vous pas que, dans vos rapports avec les classes riches, vous devez fraterniser en tant qu’hommes et citoyens, sans jamais pactiser ni transiger avec leurs principes, quand ces principes ne cherchent pas sincèrement à se rapprocher des vôtres ? Vous agissez et vous pensez ainsi ; nous le voyons bien aux inspirations de vos muses. Vous, jeune maçon, qui, en prenant aux classes lettrées ce qu’elles ont, et plus qu’elles n’ont, dans leur langage et dans leurs idées de choisi et d’élevé, continuez pourtant à chanter l’avenir, le progrès, le peuple, la fraternité, l’amour, la pureté des cieux, la beauté de la nature, la poésie et la noblesse du travail ; vous qui trouvez dans les fatigues et les dangers de votre métier d’artisan, dans l’amour de votre jeune femme, et dans la charité fraternelle de vos compagnons de travail et de pauvreté, vos plus belles, vos plus saintes inspirations, vous n’êtes pas corrompu, vous ne pouvez pas vous corrompre. Portez donc toujours bien haut cette tête que Dieu a bénie, et gardez toujours aussi pur ce cœur qu’il a choisi pour un des sanctuaires de ses futurs oracles. Vos frères, les nobles puritains de la vertu plébéienne, ne vous accuseront pas ; ils vous pardonneront de soigner avec amour la forme heureuse dans laquelle vous manifestez votre vie intime et brûlante. Ils seront d’autant plus fiers de vous, que vous serez plus fier de votre mission, et que vous la ferez respecter davantage.

Février 1844.
  1. Marie Carpentier.