Quelques réflexions sur la politique actuelle

Quelques réflexions sur la politique actuelle
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 151-163).

QUELQUES REFLEXIONS


SUR LA


POLITIQUE ACTUELLE.




La discipline des partis est une nécessité dont ceux qui vivent en dehors des chambres ne se rendent pas suffisamment compte. Une assemblée se compose toujours d’élémens très divers. Il n’y a pas de question qui n’entraîne cent avis différens, et cependant il n’y a que deux espèces de boules : blanches et noires. Les opinions sont pourtant bien loin d’être ainsi tranchées, et si les boules grises étaient admises, la bonne foi, aussi bien que la timidité, en remplirait l’urne. — La peur, dans les votes politiques, est souvent plus extrême que le courage.

Tout nouvel élu arrive à la chambre avec des projets d’indépendance, d’impartialité, et au bout de quelque temps (et ce temps se mesure à la justesse de son esprit, à la netteté de son caractère), il reconnaît que ses illusions sont impraticables, et qu’avant tout il faut être de son parti.

Ce principe est surtout généralement compris dans un pays plus vieux que le nôtre en fait de luttes parlementaires.

Un membre du parlement anglais disait gaiement : « J’ai entendu souvent des discours qui ont changé mon opinion ; mais je ne me rappelle pas en avoir jamais entendu un seul qui ait changé mon vote. »

M. Casimir Périer répondait brusquement à un député ministériel qui refusait, dans une occasion importante, de voter en sa faveur, se fondant sur ce qu’il n’approuvait pas la mesure proposée : « Eh ! le beau mérite, monsieur, de voter pour moi lorsque vous m’approuvez ! Mes ennemis cessent-ils de me combattre quand j’ai raison ? — Soutenez-moi donc quand j’ai tort. »

Ce joug des partis, je m’apprête à le subir encore dans une juste mesure et selon les circonstances. Il n’est pourtant pas de nature à m’empêcher de parcourir avec une entière liberté d’esprit, avant la session, quelques points généraux et actuels de la politique.

A mes yeux, la situation politique est plus grave et plus difficile qu’elle ne l’a été depuis long-temps. Du calme le plus parfait, le monde semble subitement passer à de grandes agitations.

D’où viennent ces fièvres qui saisissent les peuples à certaines époques ? Accusent-elles un besoin réel et moral, ou sont-elles causées par une surexcitation physique et passagère ? — Je ne me charge pas de l’expliquer. Mais, en vérité, quand on voit qu’à aucune autre époque connue de l’histoire, il n’y a eu dans le monde moins de barbarie, moins de préjugés, plus de bon sens, plus de science, plus de bien-être ; quand toutes les questions philosophiques sont épuisées ; lorsque tout le monde a pu apprécier les bienfaits d’une paix de trente années ; quand chacun a pu juger que l’ordre est le seul chemin qui conduise à une liberté durable, on se demande si les sociétés sacrifieront tous ces avantages dans un moment de délire ; on se demande si elles resteront sourdes à la voix de la raison et de leur intérêt.

Aujourd’hui, l’absolutisme et le radicalisme sont aux prises en Europe. Le communisme mine sourdement la base des sociétés et des gouvernemens. Des concessions modérées, des réformes intelligentes, une étude consciencieuse des questions financières et sociales, le zèle pieux des classes riches en faveur des classes pauvres, en même temps qu’une résistance courageuse aux factions, empêcheront-ils les maux qui nous menacent ? — Voilà la véritable question.

Le rôle du gouvernement français et du parti qui le soutient pourra, dans ces circonstances, devenir fort considérable. Leur sagesse, leur fermeté, leur probité, peuvent dissiper ces orages : leur faiblesse ou leurs fautes peuvent les faire éclater sur nos têtes.

A l’extérieur, je ne me le dissimule pas, la conduite du gouvernement est pleine d’écueils.

Les mariages espagnols nous ont affaiblis en Europe, en ne nous permettant plus une politique commune avec l’Angleterre.

Avec l’alliance anglaise sincèrement pratiquée, nous pouvions tout dans le monde. Avec ce qu’on appelle l’entente cordiale, nous avons dû renoncer à toute politique active ; mais nous opposions encore une barrière suffisante à l’absolutisme. L’hostilité sourde qui existe aujourd’hui entre l’Angleterre et nous, et qui n’est un secret pour aucune cour, autorise les plus graves attentats contre la cause du libéralisme. — Voilà le danger.

À défaut d’un allié que nous avons perdu, moins par notre faute qu’on ne l’a dit (car les mariages espagnols étaient peut-être plus dangereux à éviter qu’à conclure), devons-nous en rechercher d’autres et nous empresser de donner des gages à ces nouvelles amitiés ? — À mon avis, non.

Nous sommes tenus, je le sais, de remplir les devoirs de tout gouvernement. Nous avons, en 1830, reconnu formellement les traités qui lient les nations entre elles ; nous sommes entrés dans le pacte européen, pacte odieux pour nous quant aux circonstances qui lui ont donné naissance, mais dont trent-sept années de paix et de tranquillité ont fait un pacte de progrès et de civilisation.

Nous ne devons encourager la rébellion nulle part. Si le radicalisme turbulent et insatiable, plus despote, quand il est vainqueur, que les gouvernemens qu’il appelait tyranniques, menace les trônes, viole toutes les conventions, la France doit être assez sage pour distinguer ces principes subversifs de ceux de la vraie liberté, et comprendre que ce ne sont pas seulement les puissances absolues qui sont menacées, mais la société tout entière.

Pour avoir de bons rapports avec ses voisins, il ne faut ni leur nuire ni les injurier. La politique exige la même attention. L’opposition a toujours voulu deux choses incompatibles : elle exigeait que notre gouvernement obtint des puissances étrangères des concessions, des témoignages de bonne amitié, et qu’en même temps il leur fit la loi et leur parlât un langage intolérable. Voter annuellement le paragraphe sur la Pologne et être en bons rapports avec l’empereur de Russie, exciter des mouvemens en Italie et rester dans les meilleurs termes avec l’Autriche, — sont deux conditions difficiles à remplir.

Sachons respecter les droits des autres gouvernemens, si nous voulons conserver les nôtres intacts. Respectons même leur principe, car leur principe, quoiqu’il ne sympathise pas avec le nôtre, n’en a pas moins été reconnu par les traités. Cela fait, n’oublions jamais que nous sommes une puissance libérale, que notre gouvernement est né d’une révolution, que nous sommes les petits-fils de la révolution de 89. Si nous étions tentés de l’oublier, nous qui sommes à la tête du pays, le pays nous en ferait bientôt ressouvenir. N’imitons pas ces parvenus qui, rougissant de leur origine, finissent par être odieux à leurs familles plébéiennes et méprisés par le monde nouveau où ils tentent de s’introduire.

Conseillons aux gouvernemens absolus dont les peuples se réveillent ces transactions généreuses qui calment l’opinion publique et satisfont les oppositions honnêtes. Saluons avec amitié le berceau de chaque constitution nouvelle, sœur de la nôtre ! Enfin, rappelons-nous que notre mission dans le monde est de concourir à la liberté et à l’indépendance des peuples et persuadons-nous bien que, le jour où nous suivrions une autre voie, le terrain nous manquerait sous les pieds.

A l’intérieur, la question à l’ordre du jour est celle de la réforme électorale et parlementaire.

L’année dernière, j’étais du nombre de ceux qui croyaient que l’occasion était belle pour faire une concession. Le parti conservateur venait d’obtenir une majorité incontestable ; la victoire était complète. L’opposition elle-même s’avouait vaincue et prenait sa défaite en patience. Si, au début de la session, nous, conservateurs, nous nous fussions montrés tolérans et accessibles ; si nous avions consenti de bonne grace à examiner, à discuter les propositions de l’opposition ; si le ministère avait pris un engagement quelconque ou accompli la moindre réforme, notre position eût été rendue excellente ; le discours de Lisieux recevait l’application que le public en attendait, nous gagnions dans le pays cette portion importante des électeurs qui aiment le progrès lent et ne favorisent pas le désordre. Du reste, avec un peu d’intelligence et de perspicacité, on peut n’avoir jamais de meilleurs conseillers que ses ennemis : ce plan de conduite était tout ce que redoutait l’opposition.

Aujourd’hui, je confesse que nous aurions moins bonne mine à nous laisser arracher ce que nous aurions pu accorder alors. Néanmoins il est toujours temps pour un gouvernement de consentir à une réforme quand l’opinion publique la réclame vivement, et que cette réforme n’a rien de dangereux en soi.

Il faut s’attendre à ce que quelques esprits entiers et absolus trouveront que ce serait une faiblesse insigne de céder devant les manifestations qui viennent de se produire. C’est une fausse manière d’envisager la position d’un ministère et de sa majorité. Que sommes-nous donc tous sans le pays ? Le pouvoir n’est pouvoir que par la majorité ; la majorité n’est majorité que par l’adhésion des électeurs. Cette action de bas en haut est légitime et rationnelle. Vouloir introduire l’amour-propre dans ces situations, c’est refuser au pays lui-même sa participation et son influence. Un gouvernement ne doit pas résister par pique. Il doit calculer avec une prudence excessive les conséquences des réformes qu’on lui demande, peser la nature des avertissemens qu’il reçoit, mais tenir toujours le plus grand compte du sentiment public.

En recueillant les opinions d’un grand nombre d’électeurs de différens colléges, je n’ai pas trouvé, autant qu’on voudrait le faire croire, ces vives dispositions en faveur de la réforme électorale ; mais, je dois le dire, ce qui m’a paru être l’objet d’un vœu presque unanime, c’est la réforme parlementaire, c’est-à-dire les incompatibilités.

La réforme électorale est un mot auquel il est facile de porter un toast avec un ensemble admirable, mais sur la signification duquel les oppositions sont loin de s’entendre.

Pour les uns, l’adjonction des capacités, c’est-à-dire de la seconde liste du jury, est une mesure sans importance et sans effet politique, qui augmente le corps électoral de dix-huit mille électeurs au plus, qui a l’inconvénient de laisser en dehors beaucoup d’autres capacités qui réclameront bientôt pour elles-mêmes, et qui s’éloigne du principe fondamental de notre droit d’élection, la possession du sol.

Pour d’autres, abaisser le cens, ce serait atteindre un ordre d’électeurs moins aisés, par conséquent plus exposés aux tentatives de la corruption, plus ignorans, moins aptes à juger les candidats et les questions politiques.

Aux yeux de beaucoup de gens, l’élection au chef-lieu aurait le défaut de causer aux électeurs une lourde dépense de temps et de déplacement. Ce serait un acheminement inévitable vers les élections à l’anglaise, car ces dépenses passeraient bientôt à la charge des candidats. Ce serait aussi placer les élections entre les mains des journaux, et ne leur donner qu’un seul caractère, le caractère politique. Or, faut-il que l’élection soit exclusivement politique ? Estimer le caractère d’un homme, connaître ses antécédens, honorer sa vie privée, ne sont-ce pas d’aussi bons titres à la confiance de ses concitoyens que la recommandation d’un comité électoral ?

Quant au suffrage universel, les radicaux l’appellent de leurs voeux, mais l’opposition modérée n’en veut pas entendre parler.

Enfin, ce qui m’a paru ressortir des discours des banquets réformistes, c’est qu’aucune nuance d’opposition n’est d’accord avec une autre. Toutes s’entendent pour attaquer, toutes combinent leurs efforts pour détruire. Comme dans la foule qui se presse à la porte d’un théâtre, les plus éloignés poussent ceux qui sont devant eux pour les faire entrer, uniquement dans la pensée d’entrer eux-mêmes à leur tour. Le lendemain d’une concession, on verra les mêmes efforts, le même travail, la même lutte, et ce sera à recommencer exactement comme si rien n’avait été fait.

Pour moi, j’en ai souvent fait l’aveu : je n’aime pas les petits collèges. Ils donnent lieu à beaucoup d’abus ; ils laissent trop de part à des influences de famille, à des intrigues de coterie. La loi qui me plairait le plus serait celle de la fin de la restauration qui produisit les 221, loi qui rendait les élections suffisamment politiques, suffisamment personnelles ; et si notre gouvernement ne se trouvait pas en présence de deux partis qui avouent hautement ne travailler qu’à son renversement, je n’hésiterais pas à la proposer à la chambre. Si les choses se passaient ici comme en Angleterre, où le trône n’est jamais engagé dans la lutte, je serais volontiers du parti des réformistes ; mais quand on a contre soi non-seulement l’opposition dynastique, mais encore des légitimistes et des républicains, on ne s’aventure pas aussi légèrement.

La réforme parlementaire, je le sais, rencontre aussi des partisans peu d’accord entre eux ; mais il y a dans le public ce sentiment général et juste, que la chambre verrait son indépendance suspectée si elle arrivait à être composée d’un trop grand nombre de fonctionnaires publics salariés. Et, je le demande, où en serions-nous le jour où la chambre perdrait la confiance du pays ?

Les chiffres prouvent que les élections générales tendent chaque fois à introduire quelques fonctionnaires de plus dans le parlement. Il serait donc à propos d’imprimer un temps d’arrêt à cette disposition.

Les plus sages esprits, les plus dévoués au gouvernement dans le parti conservateur sont de cet avis.

Les uns voudraient limiter par département le nombre des places rendues désertes par l’absence des fonctionnaires députés ;

Les autres voudraient qu’il fût établi en principe que toute fonction doit être remplie.

Je ne veux pas entrer dans une discussion approfondie de cette question. Je dirai seulement l’opinion que j’ai toujours eue à ce sujet, opinion qui n’a point été modifiée par la réflexion, encore moins par l’expérience, et qui n’a d’autre mobile que la dignité du gouvernement et de la chambre.

L’incompatibilité absolue des fonctionnaires m’a toujours paru être la plus illibérale des mesures, et le premier de tous qui devrait s’y opposer serait, à mon avis, l’électeur, au droit duquel on porterait une grave atteinte en l’empêchant d’élire librement un fonctionnaire public, en dehors de la sphère d’action de son emploi.

Puis, je n’aime pas à voir les assemblées procéder par éliminations. Le goût peut leur en prendre. Les raisons qu’on donne pour une catégorie aujourd’hui pourraient s’appliquer demain à une autre, et, à force de s’épurer, la chambre finirait bientôt par être peuplée seulement d’avocats. Elle y gagnerait peu en éloquence, et elle y perdrait beaucoup en pratique des affaires. En politique surtout, tenons-nous-en à des principes limités et définis.

A l’opinion qui prétend que toute fonction doit être remplie, je répondrai qu’à mes yeux, dans un échafaudage administratif aussi solide que celui de la centralisation française, l’absence d’un fonctionnaire dans un département laisse un vide peu sensible et suffisamment compensé par l’utilité de sa présence à la chambre.

Je repousse donc les incompatibilités absolues, mais je souhaite ardemment voir admettre les incompatibilités relatives.

A mon avis, un fonctionnaire public ne devrait pas pouvoir être élu dans son ressort.

Un administrateur dans un ministère ne devrait pas pouvoir être député.

Voilà les deux catégories d’incompatibilités auxquelles nous pourrions nous arrêter sans danger. J’excepte de cette exclusion les fonctions politiques.

Dans le premier cas, ou l’élection cesse d’être libre, si le candidat se sert de son autorité de fonctionnaire public pour intimider ou contraindre les électeurs, ou elle se fait sans dignité et sans probité de la part du fonctionnaire, s’il est réduit à des sollicitations trop pressantes, s’il transige avec ses devoirs et sacrifie les intérêts de l’état à ses intérêts électoraux.

Dans le second cas, le lieu de la scène change : il ne s’agit plus du candidat, mais du député en exercice. Tous les raisonnemens du monde les plus habiles ne me feront jamais regarder comme tenable la position d’un membre de la chambre remplissant un emploi dans un ministère. — Entendons-nous, — à moins qu’il ne soit nettement établi que sa place est une place politique. Si la solidarité est complète, si la position se prend et se quitte avec le ministère, rien de plus simple, rien même de moins attaquable à mes yeux. Que l’on crée telles places que l’on voudra, — sous-secrétaires d’état, directeurs-généraux, — qu’on les donne à des hommes politiques honorés de les occuper, décidés à défendre les ministres et à tomber avec eux : c’est un système vraiment politique, digne, avouable.

Mais permettre qu’un député demeure commis appointé, soutien inamovible de tous les ministères, de tous les systèmes, de toutes les politiques, c’est abaisser à la fois la députation et l’administration, et, dans le cas d’un dissentiment, compromettre gravement le pouvoir.

Si, député, vous votez avec soumission pour conserver votre place, vous n’êtes plus un homme politique. — Quittez la chambre.

Si, administrateur, vous combattez l’administration au sein de laquelle vous êtes, qui vous confie tous ses secrets, vous aurez beau vous retrancher dans votre indépendance, moi, j’estime que c’est trahir le gouvernement qui vous paie pour le servir et le défendre. — Renoncez à votre fonction.

Sur ce point, je ne trouve pas d’accommodement possible. Cette situation équivoque m’a toujours choqué. Je ne comprends pas que la chambre, par respect pour ses membres, que les ministres, par respect pour eux-mêmes, l’aient aussi long-temps tolérée.

Je désire donc fermement que le parti conservateur adopte cette partie des incompatibilités dans sa prochaine session, et j’espère qu’on ne reproduira plus cette objection, que le moment est mal choisi et que la législature n’est pas assez avancée.

Quand cette question s’est présentée à la fin de la dernière législature, on l’a repoussée en disant : C’est trop tard ; la chambre n’a plus d’autorité, elle est à sa dernière heure. Attendez le jugement prochain du pays.

L’année dernière, on l’a encore repoussée, mais cette fois en disant : C’est trop tôt ; attendez. La chambre est nouvelle et déjà vous lui demandez de se suicider. Les décisions d’une assemblée dont plusieurs membres seraient frappés d’interdiction n’auraient plus l’autorité suffisante. Il faudrait procéder à une dissolution.

Oserai-je demander quand viendra le bon moment ?

En présence d’une dissolution continuellement pendante en vertu du droit de la couronne, il est toujours trop tard, et, à cause de la durée légale d’une législature, il sera toujours trop tôt.

Avec de tels scrupules, on ne toucherait jamais à rien, on ne modifierait jamais une des conditions de l’existence légale du député. Toutes ces difficultés seraient, il me semble, fort simplement écartées par la solution suivante : il suffirait de déclarer que la loi votée aujourd’hui n’aurait d’effet qu’aux élections prochaines. Cela répond à tout.

Je le dis très sincèrement : je crois cette réforme utile. J’ai la conviction qu’elle n’aura que des effets salutaires qu’il serait trop long d’énumérer. Je souhaite que le ministère se décide à l’adopter, malgré la répugnance qu’il doit éprouver à froisser quelques-uns de nos collègues, répugnance naturelle, excusable après tout, et qui m’a long-temps arrêté moi-même. Une autre raison puissante qui me fait souhaiter le succès de cette portion des incompatibilités, c’est que je voudrais en sauver le reste. Les partis s’engagent souvent plus qu’ils ne veulent par la prolongation et l’ardeur de la lutte. Si l’opposition modérée triomphe un jour, elle se trouvera entraînée, malgré elle quoi qu’elle en dise, à accorder les incompatibilités absolues, ce qui serait un véritable fléau.

Maintenant, que l’opposition me permette une simple réflexion. A l’entendre, si nous ne donnons pas satisfaction au vœu public, si nous n’accordons pas toutes les réformes si vivement réclamées par les démonstrations récentes, nous nous perdons, nous nous exposons à de grands malheurs ; nous amènerons plus qu’une réforme, nous causerons une révolution.

Une révolution ! le mot a été prononcé. Pour ma part, et le passé me donnerait raison au besoin, je ne redoute que les révolutions pour ainsi dire légitimes ; les fantaisies et les caprices des partis peuvent agiter la surface, mais ne renversent pas des gouvernemens. Il y a de la justice au fond du cœur du peuple. Pour soulever la partie honnête du pays, il faut une charte violée, un contrat déloyalement rompu. Quoi ! parce qu’il ne conviendrait pas à une majorité légale de céder à vos clameurs, vous ne sauriez vous résigner au rôle de parti vaincu ! Mais la tribune vous est-elle interdite ? La presse vous refuse-t-elle sa publicité ? Faites donc triompher vos opinions par la persuasion et non par la violence ! Rédigez des pétitions ; faites-les couvrir de signatures, de croix même à défaut de signatures, pour montrer combien de garanties offrent à la société ceux pour qui vous demandez des droits politiques ! Faites des tournées de province ; montrez-vous dans tous les banquets réformistes, prononcez des discours de tribuns ; décorez du nom de patriotes ceux qui combattent le pouvoir ; qualifiez de corrompus ceux qui le défendent ; essayez de pervertir le jugement de la nation. Revenez ensuite à la chambre, discutez encore, puis enfin votez, et après… si vous êtes en minorité, maudissez vos juges, mais résignez-vous. Vous pourrez recommencer l’année prochaine, si cela vous fait plaisir. C’est votre droit, comme c’est le nôtre de n’être pas de votre avis ; c’est la condition même du gouvernement représentatif. Nous ne faisons là chacun que notre métier, celui d’hommes de parti dans un pays libre ; mais nous menacer d’une révolution parce que nous n’acceptons pas ce que nous avons le droit de refuser, c’est une étrange manière d’entendre et de pratiquer la liberté ! Allez ! vous n’êtes pas des hommes de parti ; vous êtes incapables de gouverner jamais, car, si vous étiez des hommes de parti avec des idées de gouvernement, vous ne feriez pas si bon marché de la loi. Dieu veuille que vous n’ayez pas à regretter un jour le langage que vous tenez aujourd’hui !

C’est le respect religieux de la loi qui fait la force de la constitution anglaise, tout en permettant la plus grande liberté dans les institutions. Là, gouvernement, tribunaux, peuple, tous considèrent la loi comme un soutien, comme un abri. Dans ce pays sensé, où personne ne cherche à rabaisser ceux qui sont au-dessus de soi, l’inégalité sociale est acceptée sans envie, parce que l’égalité des droits y est sincèrement appliquée et qu’elle suffit à la dignité de l’homme. Cent mille Anglais se rassemblent, s’agitent, délibèrent, signent des pétitions que les chambres repoussent, et ce mouvement, qui, chez nous, dégénérerait en émeute, n’inquiète personne, ne menace ni l’ordre public ni les institutions. C’est sur la puissance de l’opinion publique et non sur la frayeur des agitations que comptent les réformateurs anglais. Dans ces immenses meetings, on sent qu’on respire le respect des droits. On y injurie quelquefois les hommes dans des termes grossiers ; on n’y menace jamais une situation légale. Les partis semblent avoir fixé d’un commun accord les conditions du combat : le parti vaincu se résigne et sait attendre une occasion meilleure. Il souscrit d’autant plus volontiers aux conséquences de sa défaite, qu’il compte bien remporter la victoire à son tour et en jouir paisiblement. Tous comprennent qu’il n’y a qu’un terrain solide pour tout le monde : la légalité. Ils savent que ceux qui commencent les révolutions ne les achèvent jamais, que le torrent qui a rompu ses digues emporte tout sans choisir, que le libérateur de la veille est traité comme un tyran le lendemain, et qu’au bout de ces catastrophes il n’y a qu’anarchie et impuissance.

Je le dis à regret : le sentiment de la légalité est affaibli en France ; on raisonne trop avec la loi. Le gouvernement n’en est pas suffisamment esclave. Les tribunaux eux-mêmes, qui devraient être la loi vivante, se permettent quelquefois de l’interpréter au lieu de l’appliquer avec sa fatalité inexorable. Le pouvoir compte sur la mansuétude des chambres ; les tribunaux croient être quittes envers tout le monde, quand ils ont jugé selon l’équité, ou qu’ils ont servi la vindicte publique.

Je me permets d’autant plus d’adresser à notre magistrature ce reproche, dont il sera facile de saisir le sens et de limiter la portée, que j’ai une certaine fierté à proclamer que la justice française est la moins rétribuée et la plus incorruptible de l’Europe.

Je ne veux point citer d’exemples récens. — Je le pourrais. Mauvais exemples, regrettables abus, quand ils partent de si haut, parce qu’ils diminuent le respect du peuple pour la loi !

Il est évident que l’éducation politique du pays n’est pas encore faite. Il n’est pas encore assez fier de s’administrer lui-même à tous les degrés. Il ne se rend pas bien compte de ce gouvernement des majorités, depuis le conseil d’arrondissement jusqu’au conseil des ministres. Il oublie quelquefois qu’il n’est gouverné que par un parti qu’un déplacement de quelques voix peut renverser ; il rêve qu’il est encore sous le régime du bon plaisir. Il se figure qu’il est soumis aux caprices des favoris, tandis qu’il n’obéit qu’à la loi. Il y a des mots auxquels il donne encore de vieilles significations usées que le bon sens moderne n’a pu parvenir à effacer. Être ministériel, à ses yeux, c’est flatter servilement le pouvoir, abdiquer toute indépendance de caractère, ne songer qu’à ses intérêts ; être patriote, être national, c’est blâmer le gouvernement, quoi qu’il fasse, c’est vouloir envahir l’Europe, et accuser de trahison et de lâcheté le ministère qui professe un culte pour la paix.

Étrange abus des mots auxquels trop de gens se laissent encore prendre !

Dans la chambre même, de quels mots a-t-on plus abusé que des mots : gouvernement personnel, gouvernement parlementaire ? — Cependant la charte a réglé l’équilibre des pouvoirs, elle a attribué à chaque pouvoir certains droits, probablement pour qu’il en use, pour qu’il ait la latitude d’agir selon ses tendances et ses goûts, dans la limite de ses prérogatives.

Nous n’avons pas à nous préoccuper de ce qu’on est convenu d’appeler le gouvernement personnel. Il ne nous appartient pas de rechercher si, dans telle ou telle occasion, son influence a été intelligente, éclairée, nationale. Nous n’avons à juger que les actes officiels sans examiner qui les inspire.

Si le parlement trouve les tendances du gouvernement mauvaises, il a toujours à sa disposition un moyen simple d’y remédier, celui de retirer aux ministres la majorité, sans s’inquiéter d’autre chose.

On le voit, je défends à tous les étages les mêmes principes positifs, élevés, libéraux, les seuls sur lesquels un gouvernement représentatif puisse être solidement bâti.

C’est à ces principes qu’il faut invariablement nous attacher tous, parce qu’ils sont essentiellement conservateurs. Ils réprimeront les factions mieux que des garnisons, parce qu’ils instruiront le peuple de ses droits et de ses devoirs.

Après avoir donné une satisfaction raisonnable à l’opinion, nous aurons encore, nous, conservateurs, de grands et sérieux devoirs à remplir ; nous devrons nous appliquer à l’étude, non pas tant des réformes politiques, qui ne constituent, après tout, qu’un besoin factice, mais des questions sociales et matérielles. Sachons entreprendre en industrie, en commerce, en finances, toutes les réformes qui doivent tendre au bien-être des masses, et améliorer le sort de la classe ouvrière. Soyons économes des dépenses improductives, et n’interrompons pas les travaux publics, auxquels on a injustement attribué la crise dont nous avons souffert. Maintenons fermement l’ordre et la paix, et le monde continuera paisiblement sa marche vers le progrès moral et matériel, sous l’empire des lois et de la vraie liberté.

Je ne crois pas, je le répète, une révolution possible, à moins de fautes dont notre gouvernement est incapable ; mais au moins ne nous faisons pas d’illusions, et puissent m’entendre les imprudens qui excitent la colère du peuple, et les ambitieux qui spéculent sur sa fureur ! — Une révolution ne s’accomplirait plus au profit d’une opinion ; elle se ferait au profit du communisme.

Communisme, socialisme, partage des terres et des richesses, organisation du travail ! autant de rêves inapplicables, règlemens impossibles tant qu’on ne pourra régler les naissances et les passions de la société humaine ! Mais il y a des esprits qui se laissent séduire par la seule forme d’une pensée, quelque absurde qu’elle soit, et qui croient que certains enchaînemens de phrases présagent un enchaînement semblable dans les faits. Ce sont eux qui disent : Le monde a enregistré l’égalité devant Dieu au commencement de l’ère chrétienne, l’égalité devant la loi à la fin du XVIIIe siècle ; il ne lui manque plus que de réaliser l’égalité sociale.

Et ils se figurent avoir exprimé une idée sublime !

Ceux qui prêchent ces théories sont des insensés ou des criminels ; ceux qui les écoutent méritent plus de pitié. N’est-il pas naturel que les malheureux se laissent prendre aux maximes égalitaires ? L’ignorance les y dispose, l’envie les y pousse, la misère et les maladies les y contraignent ; pourquoi ceux-là sont-ils nés riches, doivent-ils se dire, et nous pauvres ? pourquoi reposent-ils, tandis que nous travaillons sans relâche ? pourquoi s’asseoient-ils à des tables somptueuses, tandis que nous mourons de faim sur la paille ? Est-ce juste ? et la société n’a-t-elle rien de mieux à nous offrir en perspective que la prison, si le désespoir nous conduit au crime, et pas même l’hôpital, quand nos forces sont épuisées ?

N’y a-t-il pas une vérité poignante au fond de ces plaintes ? Qu’y répondre, que faire ?

Prouver d’abord aux classes pauvres que la société s’occupe de leur venir en aide avec une constante sollicitude ; perdre moins de temps en beaux discours, et étudier davantage leurs intérêts et leurs besoins ; s’acharner moins aux questions de cabinet et prêter plus d’attention aux questions sociales. Prouver aux malheureux, avec la logique et le bon sens, que les riches ne sont pas cause de leurs peines ; leur faire comprendre le secret du mécanisme social ; leur démontrer que les valeurs d’une société réglée s’évanouissent quand cette société se trouble, parce que ces valeurs sont toutes de convention ; que l’or, l’argent, le crédit, l’intérêt des capitaux, tout cela n’est que convention pure, et disparaîtrait sous les décombres de la société ; que le jour où ils arriveraient tous au partage, tendant leurs mains sanglantes, il ne leur reviendrait pas par tête ce qu’ils auraient facilement gagné avec une journée de travail ; que l’inégalité sociale est une loi de nature ; que toujours il y aura des laborieux et des fainéans, des forts et des faibles, des braves et des timides, des gouvernans et des gouvernés ; que l’ordre est encore pour eux la plus favorable des conditions ; enfin, que l’humanité ne s’est jamais trouvée dans un siècle où les classes riches se soient plus préoccupées des classes pauvres ; que leurs maux y sont étudiés avec ferveur ; que les caisses d’épargne, les crèches, les salles d’asile, les écoles gratuites, les tontines, les ateliers de travail, les conseils de prud’hommes, etc., sont les plus intelligentes, les plus bienveillantes réformes qui se puissent inventer ; que là est la solution du problème.

Mais je remarque que je me laisse entraîner hors du cadre dans lequel je voulais me renfermer. Je m’arrête. J’ai fait, en écrivant ces réflexions, un acte consciencieux, dans l’espoir, je ne le cache pas, d’abord de fortifier certains principes fondamentaux de notre ordre social et politique, ensuite de précipiter certaines dispositions vers une réforme que je crois indispensable. Je n’ai nullement voulu marquer un dissentiment personnel. J’entends n’être classé ni comme progressiste, ni comme dissident. J’ai, Dieu merci, assez prouvé, depuis six ans, que je n’aspire à aucun rôle de cette espèce. Je crois sincèremenet servir la cause conservatrice en engageant le ministère à entrer dans cette voie et dans une aussi sage limite.

Je souhaite plus que personne que le parti conservateur reste uni et compact ; mais cette union peut aussi bien résulter d’un pas en avant fait par ceux qui voudraient rester stationnaires, que d’un pas en arrière fait par ceux qui seraient disposés à aller trop vite.

Ainsi que je l’ai dit en commençant, tout opinion résultante doit être une transaction.

Enfin, on m’accordera qu’il vaut mieux chercher à influencer ses amis long-temps à l’avance, que de les abandonner au moment du péril.


Paris, le 24 décembre 1847.


A. DE MORNY.