Quelques lettres intimes

Quelques lettres intimes
Quelques lettres intimes, Texte établi par Fernande DauriacÉditions de la Revue politique et littéraire (Revue Bleue) et de la Revue scientifique (p. Couv.-39).


Fernande DAURIAC

Marie Lenéru
Quelques Lettres intimes
Éditions
de la REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE (Revue Bleue)
et de la REVUE SCIENTIFIQUE
286, Boulevard Saint-Germain, PARIS (VIIe)


Note de Wikisource

Dédicace par Fernande Dauriac non incluse, dans le domaine public en 2025



Marie Lenéru

Quelques Lettres intimes




EXTRAIT DE LA REVUE BLEUE
des 21 Août et 4 Septembre 1926



Fernande DAURIAC

Marie Lenéru
Quelques Lettres intimes
Éditions
de la REVUE POLITIQUE ET LITTÉRAIRE (Revue Bleue)
et de la REVUE SCIENTIFIQUE
286, Boulevard Saint-Germain, PARIS (VIIe)


MARIE LENÉRU


Note de Wikisource

Préface de Fernande Dauriac non incluse, dans le domaine public en 2025

QUELQUES LETTRES INTIMES
DE MARIE LENÉRU

Séparateur


Tendre-sur-Reconnaissance, Brest, Mardi 3 (Juin 1887).
Mes chers tous,

Vous m’avez fait bien plaisir, je vous assure. Je trouve à mon verre un cachet Moyen-Âge qui me plaît beaucoup ; je vous remercie extrêmement chaleureusement, et si ma plume courait plus vite, je vous dirais mille choses aimables et cela ne m’ennuierait pas du tout.

Vos longues lettres, tante et Fernande, m’ont bien intéressée. Je suis charmée de tes succès, ma cousine ; n’est-ce pas, Tante, qu’elle les méritait ?

Je suppose que toute la famille saura ce que c’est ; quant à moi, je compte saccager toutes les têtes le jour de mon entrée dans le monde.

Tonton Lionel, ne crois pourtant pas que je sois une folle imbécile. Je ne le suis pas plus que Fernande, et mon grand rêve est de gagner ma vie ; j’en parlais justement hier avec une amie, et nous trouvions qu’en plus du but religieux, on a besoin d’un but en bas. Je compte beaucoup sur tes conseils à ce sujet, je trouverai bien un moyen de passer mes examens, et alors je me lancerai dans les régions éthérées de l’enseignement, si Maman me le permet.

Quelle est la vocation de Carle ?

J’ai peur d’avoir dit beaucoup de bêtises ; rassurez-vous, je leur choisis leurs auditeurs. Voità qu’il faut que je vous quitte ; je vous demande pardon pour mes bêtises, je vous remercie pour tout, je vous demande bien des grâces, entr’autres des lettres, je vous adore.

M.-L.


Chère tante chérie,

Mes premières lignes sont pour toi ; Fernande ne m’en voudra pas de t’avoir préférée à elle. Tu sais bien que je t’aime beaucoup, n’est-ce pas ? Je n’ai guère autre chose à dire, et d’ailleurs, je ne puis écrire que très peu.

J’attends avec le moins d’impatience que je peux le moment où je pourrai écrire couramment ; c’est si étouffant de ne pas pouvoir faire sortir ses idées de sa plume ; néanmoins, elle peut vous envoyer mes meilleurs baisers, avec peu d’élégance, c’est vrai, mais tu verras bien que c’est avec beaucoup d’affection.

Marie-Th. Lenéru.


Paris, 31 décembre.
Mes chers amis,

La paix soit avec vous, la santé, le bonheur, la réalisation de tous les souhaits réalisables, et : l’absence de ceux qui ne le sont pas.

J’embrasse…, etc.

Une personne qui vous adore.


Dimanche, 4 juin (1893).
Ma tante Gabrielle chérie,

Je te comble de bénédictions et te remercie de tout mon cœur, aussi bien pour cette ravissante bourse bleue que pour ton excellente lettre. Seulement, il y a des choses que je ne dois pas laisser passer. J’ai une bonne santé, oh ! oui : me faire aimer, cela regarde les autres autant que moi, mais pour le caractère et l’emploi du temps je vais t’enlever tes illusions, surtout sur l’emploi du temps, qui est absolument nul. Je me lève trop tard, n’ai jamais l’esprit à ce que je fais et une irrégularité incurable. La preuve de ceci est que j’ai dix-huit ans et n’ai encore rien fait. Pas une étude poussée à fond, aucun genre de vie sérieusement adopté : pas une qualité qui ne trébuche et dont je puisse être sûre. Tu vois, ma pauvre tante, qu’il ne faut pas se borner à me souhaiter de conserver ce que je n’ai pas. Et maintenant que c’est dit ; oublions-le bien vite et parlons de Fernande, que Maman et moi ne pourrons pas nous décider à laisser partir. Je ne me serais pas consolée si elle n’avait pas été avec moi le jour de mes dix-huit ans. Je ne crois pas que le monde contienne deux autres cousines vivant en aussi parfaite harmonie, et maintenant que je sais ce que c’est que de l’avoir avec nous, attends-toi à ce qu’on te la réclame souvent.

Je t’embrasse bien tendrement.

Marie.


Vendredi, 17 (Août 1896).

Quelle heureuse inspiration tu as eue, ma bonne tante, en m’envoyant cet excellent petit mot. Ma fête n’eût pas été complète sans cela. Merci de tes souhaits. En ce qui regarde Lourdes, j’y vais pour faire un beau voyage. Étant donné mon antipathie des miracles, je n’aurais pas demandé d’y aller. Maman me l’a offert, tante y allait ; bien portante, j’aurais peut-être dit non ; dans la situation actuelle, il m’aurait déplu de le refuser. Tu connais mes idées. J’irais à Lourdes toute ma vie sans être guérię que cela ne porterait pas une ombre à ma foi en la Providence. Je n’y vais même pas pour tenter une épreuve. Je considère ces miracles (puisqu’ils sont historiques) comme un hommage rendu à la foi des humbles, auquel je n’ai aucun droit. Tu vois donc que je peux y aller sans que la raison ait à me reprocher d’être en désaccord avec moi-même. On m’a dit que le site était d’une véritable beauté, et nous irions au Cirque de Gavarnie ; n’est-ce pas suffisant pour vous consoler que le Ciel ne fasse pas pour vous un miracle ?

Quant à tes vœux, ma bonne tante, ils seront partout les bienvenus et je t’assure que j’en fais aussi pour la correction complète de ce genou indiscipliné. Il n’y a pas à dire, la douleur est un mal, et il faut être bien vain ou bien menteur pour ne pas le reconnaître. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’elle n’est pas un mal éternel et que toute maladie a son remède. Le summum de la philosophie serait de savoir, quand elle tape d’un côté, renoncer à la portion de jouissances qu’elle enlève et n’y plus penser, comme on coupe un membre gangrené, et non seulement on se porte bien, mais les autres membres apprennent à rendre plus de services.

Les stoïques agissaient en gens grossiers en se jetant dans le feu de peur de brûler. Voilà un petite diatribe à lire au milieu d’un paysage à la Ruysdaël, et ton ciel est peut-être bleu, alors…

Je t’embrasse de tout cœur, et suis ta vieille nièce et aussi vieille amie.

Marie.
Brest, Mercredi (fin juin 1895).
Ma tante chérie,

Je déjeunais en tête à tête avec Maman quand ton Saint-Paul m’est arrivé. Merci de tout coeur pour les jouissances que je suis certaine d’y trouver. Si M. Renan n’est pas un orthodoxe, je ne me flatte pas de l’être, et c’est surtout avec les incrédules que je me sens croyante. On a tellement besoin de protester contre la désolation !

Je le commencerai ce soir quand j’aurai fini ma journée ; car j’observe une règle absolue, au point de compter mes fautes, c’est-à-dire mes irrégularités ; de cette manière, on évite l’ennui et on se réveille en ayant toujours quelque chose à faire. Et il me semble que si l’on peut devenir meilleure, c’est par une plus grande intelligence des choses… Dimanche, nous avons déjeuné et dîné au Vizac… Malgré le froid et l’humidité, nous avons passé l’après-midi dans le bois ; Mme B… en corsage de batiste, en transparent sur la peau ! C’est beau d’être à l’épreuve comme cela. Elle a toujours la même élégance dans ses accoutrements de campagne et vit au milieu des revues et des livres qui paraissent. J’en ai rapporté des études sur les « Femmes des Tuileries », l’Impératrice Joséphine et la reine Marie-Amélie. Calmann-Lévy lui envoie tout ce qui paraît chez lui ; mais elle n’a pas voulu me laisser emporter la « Grande Catherine ». Je ne dis plus rien, depuis le jour où j’avais rapporté les Mémoires de Lauzun et où il a suffi que Maman les ouvre pour que je ne les revoie plus. Je te parle de ces livres parce que je les crois assez intéressants pour mériter que tu les lises et que je veux te faire partager notre vie de tous les jours.

La journée d’hier, c’est avec Juliette R… que je l’ai passée, une charmante fille que j’aime beaucoup, qu’on gâte énormément et qui n’a pas un défaut. Et puis, je la connais depuis l’extrême enfance, c’est un tel charme de plus. Quand je fais d’aimables connaissances, je ne me console pas de ne les avoir pas faites plus tôt. C’était amusant de voir les vieux jardiniers du Cours nous regarder et nous reconnaître pendant que nous nous promenions avec « Fraulein » ; ils nous ont vu jouer petites filles. Je revois avec attendrissement la veste bleue du vieux « Cogne », le gardien du Cours, baptisé comme cela par les frères de nos amies, et dans la cabane duquel je retrouvais mes objets perdus.

Maman a reçu une longue lettre de tonton Lionel, bien jolie, et où l’affection transpire à chaque page, bien qu’il n’en soit pas question. Quel plaisir vous allez avoir à entendre son enthousiasme ! J’espère, ma tante chérie, que tu deviens très Parisienne et, par conséquent, infatigable. Je te plains d’avoir manqué la réception de Bourget et le plaisir de contempler dans son enveloppe mortelle ce grand raffiné, car c’est l’impression générale qu’il me laisse ; il me paraît une merveille de dilettantisme dans l’observation et le goût.

Sais-tu que tonton Albert l’avait reçu à bord de la Couronne et avait recueilli de sa bouche ce détail qu’il faisait blanchir son linge à Londres, cet art étant ignoré à Paris. Ma pauvre tante, voici une longue lettre d’écriture agaçante, mais je t’écris dans le petit salon, le store bat et envoie des alternatives de rouge et de blanc sur mon papier.

Donc, pardon, je te prie, et surtout merci mille fois. J’embrasse Fernande ; puisque nos lettres se sont croisées ; il est convenu que la plus polie de nous deux écrira la première à l’autre. Je pense souvent à Carle, en faisant des vœux pour son succès au bout de ses labeurs : « Macte virtute esto ! »…

De bons baisers de nous deux.

Votre nièce tout à fait dévouée.

Marie.


Brutul. (juillet 1899).
Ma tante bien chérie,

Je ne veux pas laisser partir mes lettres à tout le monde sans venir t’embrasser, plus dans ton lit, j’espère ! Ainsi, nous nous sommes vues pour toute une année ? Je maugréerais avec plaisir si je n’avais pris l’habitude de pardonner beaucoup à la Providence. Il n’y a qu’auprès de vous que nous sentons la fa- mille, et nous sommes de perpétuels absents, ce n’est pas juste… J’ai pris sur moi de lire l’Abbesse de Jouarre ; je croyais que c’était l’aventure historique de l’Abbesse, qui s’est sauvée avec un grand seigneur ; quant à ceci, je l’ai trouvé ridicule et un peu dégoûtant. C’est probablement que je suis une « personne superficielle », qui ne me rend pas compte de la « relativité des choses ». Cette séduction à coups d’arguments de morale utilitaire, l’Abbesse qui se traîne « plus chrétienne que jamais », puis qui s’enflamme pour le beau soldat qui lui a sauvé la vie (mémoire utilitaire aussi ! ». Moralité fusion de la vieille et de la jeune France, vivent les ci-devants, vive l’armée ! En somme, j’ai trouvé cela de mauvais goût…

Je t’embrasse bien fort.

Marie.


3 juin (1896).

Merci bien affectueusement, ma bonne tante. Je déballe à la seconde tes beaux livres, qui me font une bien belle collection. Vous m’avez toujours trop gâtée. J’aime le XVIIe siècle un peu comme tous les autres qui sont loin de nous, non par le temps, mais par la quantité d’idées remuées depuis leur époque. Cousin n’anime pas, mais il reconstruit à l’aide d’une érudition ahurissante. Voilà ce qu’il fallait te dire pour que tu saches tout à fait pourquoi tu m’as fait tant de plaisir.

Je veux aussi te remercier de ton excellente lettre, car je ne m’y attendais pas, mon mot ne l’avait pas mérité ! Je crois que Maman t’a donné tous les détails au sujet des pauvres L… Je me suis levée de bonne heure pour embrasser mon oncle. Tout le monde a fait bonne contenance, mais on ne voyait pas le dedans !

Maman vous a parlé de la bizarre ressemblance L… A… Je n’ai rien vu de plus abrutissant, les expressions mêmes étaient identiques ; on se fait intenter un procès quand on plagie un homme de cette façon. Mais voilà, lequel est l’original ? Cela m’a fait exposer une petite thèse à laquelle je tiens beaucoup ; ces dames n’ont voulu l’admettre que lorsque j’ai appelé les robes à mon secours.

Je dis que les expressions qui ne tiennent pas du tic ou de l’hérédité, ou de l’imitation en général, sont déterminées par nos traits. Dès que j’ai pu voir ma tête amaigrie, j’ai senti qu’involontairement, j’adoptais d’autres expressions. Ces dames ont trouvé cela trop matérialiste, alors j’ai descendu de l’expression aux gestes ! Et je leur ai prouvé qu’elles n’avaient pas les mêmes avec des robes différentes. On passe (toujours par le geste) de Watteau à Rembrandt, selon les caprices de la mousseline claire ou du velours sombre.

Pardon, ma bonne tante, c’est le souvenir de nos conversations qui me rend si expansive…

Pour vous quatre (suis-je assez respectueuse pour les deux premiers ?), tous mes meilleurs baisers majeurs.

M.

J’écrirai à Fernande ces jours-ci. Je la remercie de ne pas m’avoir attendu ; j’aurais eu de la peine à me passer de sa lettre hier.


Vendredi, 3 (janvier 1897 ?).
Ma tante chérie,

Je vous remercie avec tout mon coeur du beau cadeau et de l’immense plaisir que vous me faites. J’ai reçu hier soir les cinq volumes en parfait état. Nous veillerons à ne pas faire d’indiscrétions dans les affaires de coeur de Mme de Longueville, et nous rattraperons sur Mme de Hautefort. Mais il me semble que M. Cousin doit être un biographe discret, dont ces dames n’auront pas à se plaindre. Merci aussi pour la peine que vous avez prise à vous les procurer. Je suis contente et ne cherche pas d’autre manière de vous le dire…

Cela me fait plaisir de vous savoir entourés ; gardez le moins de temps possible pour les idées noires ; d’ailleurs, elles s’en iront d’elles-mêmes. Il me semble que partagés comme vous l’êtes, vous pouvez bien attendre un peu. Pardonne-moi, ma bonne tante, si je dis cela maladroitement ; je ne vous trouverai jamais assez gâtés, mais tant que vous serez vous, je ne vous trouverai jamais infortunés.

Je vous embrasse bien.

Marie.
9 septembre
(noces d’argent de M. et Mme D… en 97)
Chère tante et tonton,

Je félicite et j’admire votre vieux bon ménage. Je pense bien des fois à ce vieux Brest où il a débuté, et que je n’ai pas connu quand vous étiez des jeunes gens, plus jeunes que moi, et quand mes grands-parents allaient et venaient dans cette maison et dans ces rues où je ne me souviens plus les avoir rencontrés. Je félicite « Lionel et Gabrielle » et leur souhaite de longues et belles années dont ils ne soient jamais las. Il y a toujours à faire en ce monde, il y a toujours à vivre, et je ne vois pas pourquoi on aurait moins d’entrain en s’éloignant de la bête jeunesse, où l’on ne comprend et ne sent rien. Vieillissez, vous, chers tante et tonton, sans préjugés et sans peur. Il n’y a pas de vieillesse, il n’y a que des vieillards et vous n’en serez jamais.

Je vous embrasse solennellement et suis de tout coeur,

Votre nièce, Marie.


Samedi (février ou mars 1898).
Mon cher tonton,

La « présente » est pour te demander un renseignement que tu voudras bien transmettre à Fernande le jour où elle m’écrira.

Je compte sur toi pour m’indiquer la meilleure édition de Platon, soit française, soit latine. Au cas où tu n’aurais pas de prédilection à cet égard, j’espère que les lumières qui t’entourent pourront te renseigner.

Je suis intraitable envers les traductions, auxquelles je n’ai pas l’habitude de me confier, voilà pourquoi je m’adresse en haut lieu. Car décidément, je ne saurai pas le grec, c’est une ignorance que je tiens à me ménager comme Joubert le conseille quelque part.

Mon cher tonton, si je ne t’avais pas pour oncle je ne comprendrais pas d’où me vient cette passion peu féminine de philosophie, mais la vérité est que je ne fais pas autre chose. Mes lectures les plus légères sont les lettres de Cicéron.

Si tu te souviens de certains bouquins dans mon genre, jadis aimés, envoie les titres sans scrupules, je ne dors jamais !…

Vale et me ama

Marie.


Mardi, Lorient (août 1898).
Ma tante chérie,

Ces deux dernières journées, nous venons de les passer entièrement hors du home, et tout en ayant eu trop de leur temps, je ne me trouve qu’aujourd’hui maîtresse de mes actions. La première, en arrivant de Brutul, ici, est de déballer de quoi t’écrire et de te remercier avec confusion de tes nouvelles gâteries. C’est trop gentil d’être comme cela attentive à ma fête.

Es-tu tranquillisée sous le rapport oreilles ? Le Dr M… a fait ici des merveilles. Je suis persuadée que Maman exagère ses crises par sa préoccupation… La vérité est que je vous donne à tous la frousse avec mes oreilles ; j’espère pourtant avoir l’honneur d’être un otage suffisant au dieu silence.

Que dis-tu de ce duel désolant du prince Henri ? Ils ont voulu rééditer les mignons « jusqu’à ce que mort s’ensuive ». Je suppose qu’ils se détestaient bien. Lis-tu, en ce moment ? N’est-ce pas, c’était joli et fin ce poème de Brada ? Que ma grande patronne n’y voie pas de profanation, mais c’est de la foi à l’espagnole, de la dévotion comme l’entendait sainte Thérèse.

Je viens d’être très peinée par une carte de Mme de L…, qui se dit presque aveugle et m’écrit avec une telle incohérence que je vais immédiatement demander des éclaircissements au Sacré-Cœur. Je trouve qu’on a pour les vieillards une affection très particulière, un peu ce qu’on éprouve pour les enfants ; on sait qu’ils vous sont moins assurés que les autres ; je ne quitte jamais Mme L… et Mme de L… sans une espèce de remords de ne pas avoir entièrement ces dernières années de présence. Tu me trouveras peut-être rude de penser à ces choses-là, mais je suis sûre que ce sont de ces sentiments involontaires que nous éprouvons tous et dont on se console, en les avouant, parce qu’ils ne sont pas très raisonnables.

Il faut que je termine enfin, pour descendre dîner. Je vous embrasse bien, mes deux pauvres abandonnées. Tâchez de vous accommoder d’Aix et donnez-nous souvent de vos nouvelles.

À vous pour ce monde et pour l’autre.

Marie.


Samedi (décembre 1899).
Cher tonton Lionel,

Je veux vous remercier tous les deux, mais comme il n’y a qu’à toi que je n’ai pas écrit, je place ma lettre sous ton vocable.

En rentrant de déjeuner chez Mme L…, je trouve le délicieux paquet de librairie. Sans ôter mes gants, je me mets à couper dans les ficelles (Maman n’était pas là) et je le tiens enfin !

Pour comprendre la reconnaissance que je vous ai, il faudrait que vous sachiez combien j’admire Leconte de Lisle. Il est peut-être ce qui répond le mieux à mes idées de perfection artistique et vous fait au moins sortir de la banalité trop de fois remâchée…

Que de mois encore avant de vous revoir ! Le premier, nous dînerons chez S…, mes amis sont parfaits, mais c’est humiliant tout de même d'être sans famille. Et puis, la province, quand cela s’accumule… Si je n’étais pas malade, pour ne pas dire pis, jamais, jamais, ja- mais je n’y consentirais. Il faut d’irréfrénables dispositions pour être chic et avoir de l’esprit dans un lieu pareil… margaritas ante… Je voudrais qu’on me donne des nouvelles de ton travail avec M. Brochard. Je ne peux pas penser de sang-froid à l’état de ton ami ; Montaigne disait préférer cela à la surdité, M. de Lesélenc, sourd, la même chose. Je ne comprends cela que si l’on est vraiment musicien. La suppression de la musique est la seule chose impardonnable, Je te réponds que je fais de l’observation à cet égard. La mort d’un organe n’enlève pas seulement une jouissance, c’est la disparition de tout un genre de conscience. Il faut avoir le spiritualisme tenace… Il serait trop long de te dire tout ce qu’il faudrait, le mot d’Obermann résume : « On comprend ce que l’on voit, mais on sent ce que l’on entend ». As-tu remarqué que le bruit est la seule inutilité, la seule superfluité dans la nature ? Il appartient, il n’existe que dans la vie consciente. On remarque, en général, que les aveugles sont plus gais, plus vivants que les sourds.

Voilà ce que tu gagnes à être esthète musical. Je te fais de l’acoustique-métaphysique.

Je vous embrasse encore bien tous et ne vous oublierai pas tant que durera la gloire de Leconte de Lisle, vulgo : jamais.

Votre affectionnissimée.

Marie.


Brest, jeudi (printemps 1900).
Ma tante très chérie,

J’en suis encore à devoir tant de lettres, que c’est une véritable fraude que de m’en passer une agréable. Enfin, j’y suis, j’y reste. Et puis, ma pauvre tante, tu as été mal fichue, et cela prime tous les droits. Es-tu assez peu raisonnable d’interrompre un traitement justement parce qu’il réussit ? Moi qui ne fais que prêcher à Maman les régimes préventifs. Il faut mettre de l’art en tout, même dans la manière de se soigner, et ne pas oublier que nous sommes tous malades de naissance et que la santé, comme dit Taine, « est une réussite fréquente (hum !) et un bel accident »…

Sais-tu que les orgues de Fribourg sont chez Robert ? Carle le sait-il ? Je le lui aurais écrit si je ne me débattais dans des journées trop étroites. Andrée, elle, est toujours ici et nous nous promenons tous les jours ensemble. Nous allons très loin, fortes de notre renom d’éduca- tion, on peut tout nous passer ; la province a cela de bon qu’on y est connu. Mais je crois que nos mères sont, au fond, désolées.

Il y a, dans la Revue de Paris, des notes charmantes de Daudet. Du reste, on y trouve tant de choses que je doute qu’on s’amuse en ce moment à la Revue des Deux-Mondes.

Nous avons aussi été au Trez-Hir. Que c’est grandiose, ma tante ! Voilà où il faut que tu passes l’été. Tu seras très bien chez Mme Cornen, l’unique et précieuse aubergiste du Trez-Hir. Tu auras une fenêtre à balcon, la seule du pays, et Carle apprécierait les merveilleux effets de lumière sur ce sable qui ressemble à une neige. C’est tellement dépeuplé que le pays

a l’air créé uniquement pour vous, et je pense à ce mot de Lacordaire « Dieu n’a pas formé une contrée, dessiné un rivage, creusé une baie, sans savoir pour quels peuples et pour quelles âmes il travaillait. » Hum… Enfin, je m’approprie le Trez-Hir.

Au revoir, ma bonne tante chérie. Je t’ai exprimé tout ce que mon cerveau contenait de présentable, pour le cœur, ce serait trop long.

À vous quatre.

Marie Lenéru d’Auriac.

Ai-je assez le courage de mon opinion ?

Manoir du Vizac-en-Guipavas (Finistère)
(juillet 1901)
Ma tante chérie,

Tu ne sais pas encore comme je t’ai été reconnaissante de la lettre de Venise. C’est une de mes grandes joies d’avoir une tante profondément validée dans mon cœur et ma sympathie. Tu as vu de belles choses avec les yeux qu’il fallait pour elles, car nous avons été au feu ensemble et je sais comment tu regardes.

C’est une science qui m’absorbe de plus en plus, son enseignement m’ayant, d’ailleurs, coûté plus cher qu’à d’autres. Je n’arrivais pas à m’arracher du Trez-Hir ; chaque mois, c’est un pays nouveau. Naturellement, l’Italie me nostalgise assez, mais j’ai trop de choses à régler avec moi-même avant de vider mes comptes avec les circonstances plus ou moins agréables. Tu m’aideras, au moins j’espère, à la préparation. — Tante B… est dans un état que je n’arrive pas à accepter. Elle se démène si terriblement dans ce malheureux fauteuil de vieille : je suis au rebours des autres ; certaines leçons ne m’ont pas enseigné la résignation. Et je t’assure que savoir Maman toute seule devant cette misère pour laquelle on ne peut rien… C’est effrayant ce qu’il en coûte pour mourir !

De tout cœur, ta nièce et amie.

M…
(Septembre 1902).

Nous avons fait faire des promenades splendides à Mme D… : Le Trez-Hir, St-Mathieu et Le Conquet. Maman nous a accompagnées au Vizac. Mme B…, toujours merveilleuse d’entrain, nous a fait les honneurs de ses bois, de ses avenues, de ses collines dignes de Porthos. Maman ne s’était malheureusement pas jointe à une promenade faite du Trez-Hir avec les Willotte, à bord du yacht des Ponts-et-Chaussées. C’est une chose unique, une journée de passerelle, tout le monde en silence dans les allongeoirs, parce que, battus jusqu’à surdité, mutité et presque cécité par le vent ; mais on se souvient quand même de quoi faire dédaigner bien des choses. La marine, vois-tu, ce n’est pas une carrière familiale, ni même sociale, mais pour l’individualisme !

Promenez-vous bien dans vos montagnes, et recevez mille tendresses de nous deux.

Marie.


Paris (5 octobre 1906).
Ma tante Gabrielle,

Je peux enfin t’écrire et te remercier de tes cartes et de ta lettre. Je ne sais pas si tu es au courant de nos affaires domestiques. Notre Bre- tonne est restée dans son pays, et pour mettre au courant sa remplaçante, pour obtenir la propreté parfaite, j’ai préféré faire la moitié des choses, J’avoue que cela m’a amusée et que les résultats obtenus en un minimum de temps m’ont éclairée sur l’activité ordinaire des domestiques. Mais enfin, il faut choisir ses occupations, et, comme, disait la grande Catherine, ce modèle des maîtresses de maison, « mêler le faire et le non faire », et c’est avec satisfaction que je quitte mes gants et mon torchon (plumeau malsain et microbifique) pour t’adresser une de mes premières lettres.

Marie.


Jeudi (1908).
Chère tante Gabrielle,

Je pense bien que si Fernande ne m’écrit pas, c’est pour d’excellentes raisons. Et comme toi, tu es la fidélité même, je déplore naturellement moins ses crises de silence. Je lis toujours tes lettres à Maman, et si tu savais à quel point j’ai la nausée des autographes, tu en concluerais bien des choses favorables à mes qualités de cœur. D’ailleurs, j’aime ta manière d’écrire. Tu es une des exceptionnelles personnes dont les lettres satisfassent tout à fait. On a toujours, après avoir lu tes barbouillages, la sensation du rapprochement. Je n’en pense autant, ni de Fernande, ni de moi. Il est vrai que, toutes les deux, nous nous reposons sur nos mères et n’exécutons que le superlatif.

Je viens de quitter Mme L… ; nous sommes allées ensemble à son jardin des terrasses, en face de la rade, et j’en rapporte une clef pour aller en Port-Royal quand cela me fera plaisir.

J’espère que les dieux béniront le travail de Carle, et que le brave garçon sera compensé de tant d’application. C’est bien de penser comme Baudelaire que « l’inspiration, Monsieur, c’est de travailler tous les jours ».

À propos de nouvelle, j’ai eu le caprice d’en enyoyer une au Journal, pour un concours dont le jury est très chic : Heredia, Barrès, Adam, Gyp, Houssaye, Vandal, Rachilde, Gregh, etc… Ce n’est pas sérieux, car une nouvelle de deux cents lignes exige une sorte d’entrain qui n’est guère dans mes dispositions, mais j’ai voulu savoir jusqu’à quel point serait rabattue la bonne opinion que j’ai de moi-même. Remarquez que j’ai la simplicité de vous dire tout cela d’avance, ce qui m’obligera à vous faire des aveux si je suis blackboulée !

Nos Russes nous ont enfin quittés, et je regrette un peu de ne pas les avoir rencontrés. Un entrain, une simplicité, un chic, je t’assure qu’on a flirté !!! Le genre a un peu abruti la province ; bien que ces Messieurs fussent tous titrés, le genre était étroitement lié à certaines idées… de champagne. Margot de M… me disait : « Pour un rien, ils vous embrasseraient. »

Que lis-tu, ma bonne tante chérie ? Je viens de découvrir Verlaine, et je ne pardonne pas qu’on n’ait pas usé de réclame pour me le faire connaître. Évidemment, j’aime peu les morceaux où l’éloquence a le cou tordu, mais les autres !

Une autre découverte : Les Rosny. Je te recommande le Chemin d’amour, dans la Revue de Paris. Je ne peux pas te dire comme j’ai trouvé cela sympathique : aussi ai-je vite fait venir l’Impérieuse bonté, un titre qui me magnétise depuis des mois.

Encore une chose dont je ne me vante qu’à toi : Il piacere, de d’Annunzio. Raide, mais que veux-tu ? Là, l’artiste est tellement hors ligne qu’en définitive, c’est mon talent préféré. Je préfère ce livre au Trionfo della Morte, parce que l’art y tient plus de place et que le roman y devient un véritable livre de critique et même d’histoire de la peinture et de la musique. Il y a un passage que tu dois connaître : « Le vers est tout, le vers peut tout. » C’est admirable comme un psaume. Je lis toujours aussi des individus plus ou moins philosophes, et il me passe tous les jours au moins quatre langues sous les yeux…

Adieu, chère tante, baisers, amitiés et vœux de santé et de tranquillité.


L’Ermitage. Les Voirons, 29 juillet 1912.
Chère tante Gabrielle,

En vous conseillant fortement de vous arranger coûte que coûte pour venir ici, nous n’obéissons pas qu’à un sentiment égoïste. En passant, on ne se doute pas de ce qu’est la vie dans un endroit pareil ; c’est un monde nouveau. Quand, à partir de trois heures, tous les glaciers se mettent à briller et les jeux d’ombre à changer tout le temps dans les vallons, on ne lit plus, on ne parle plus, on ne travaille plus. Tout le monde est planté comme un sapin au bord de la terrasse. En outre, il y a des fleurs, autant de fleurs que d’herbe. Je n’aurais jamais cru cela. Je me suis amusée à faire un bouquet sans cueillir deux plantes pareilles ; en trois minutes c’était fait. Il y a de magnifiques buissons d’églantiers jusque sur le Signal même, ce qui prouve que la montagne n’est pas rigoureuse. Rien n’est reposant comme ces grands talus verts, avec les lisières droites ou courbes de la forêt…

Nous ne frayons guère, n’allant jamais au salon… pourtant, un bon abbé s’est décidé à rompre la glace en m’invitant à aller me promener avec lui, avec le chapelain et la soeur du chapelain. Marche en plein ciel, jusqu’au Pralaire, et aussi facile que sur des nuages. Tu vois quelle société bien pensante. Je n’ose pas laisser traîner le livre que Blum m’a envoyé et dont le titre Au théâtre, pourrait jeter un froid…

Je souhaite à Carle un beau travail de vacances. Moi, voilà deux mois que j’ai « dételé », et j’avoue n’en avoir ressenti aucun repos, plutôt de l’énervement. Je crois que j’ai besoin de cette quotidienne régularisation mentale, comme j’ai besoin de gymnastique suédoise pour m’étirer…

Si vos projets vous portent vers ailleurs, écrivez-nous de temps en temps ; pensez aux ermites de l’Ermitage.

En vous embrassant.

Marie Lenéru.

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