Quelle est ma foi/10

Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 24p. 204-245).
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X

Nous disons : « Il est difficile de vivre selon la doctrine de Christ ! » Oui, comment ne le serait-ce pas quand, par toute notre vie, nous nous dissimulons soigneusement notre véritable situation, quand nous tâchons à nous persuader que notre situation n’est pas du tout ce qu’elle est, mais qu’elle est tout autre. Et nous appelons cela la foi, nous en faisons quelque chose de sacré, et nous nous efforçons d’attirer les hommes à cette foi fausse, par tous les moyens — la violence, l’action sur les sens, les menaces, la flatterie, le mensonge. Nous poussons à un tel degré cette exigence de la confiance envers ce qui est impossible et déraisonnable, que nous prenons pour un indice de la vérité l’absurdité de ce envers quoi nous exigeons la confiance. Il s’est trouvé un chrétien qui a dit : Credo quia absurdum, et d’autres chrétiens répètent cela avec enthousiasme, supposant que l’absurde est le meilleur moyen d’enseigner aux hommes la vérité. Récemment, un homme intelligent et savant me disait que la doctrine chrétienne n’a pas d’importance comme règle morale de la vie. « On peut tout trouver, me disait-il, chez les stoïciens, chez les brahmines, et dans le Talmud. La substance de la doctrine chrétienne n’est pas en cela mais dans la doctrine théosophique formulée dans les dogmes. » En d’autres termes, ce qui est important et humain dans la doctrine chrétienne n’est pas précieux. Mais l’importance et la validité du christianisme résident dans sa partie tout à fait incompréhensible et même inutile, au nom de quoi on a fait périr des milliers d’hommes.

Nous nous sommes formé une fausse conception de notre vie et de la vie individuelle, uniquement d’après notre méchanceté et nos passions personnelles ; et cette fausse conception nous a fait adopter ce que la doctrine du Christ a de plus extérieur. Sans cette foi en quelque chose de mensonger, soutenue par des hommes pendant des siècles, cette fausse conception de notre vie aurait été mise à nu, ainsi que la vérité de la doctrine du Christ.

C’est terrible à dire, (mais parfois cela me semble) ; si la doctrine de Christ et celle de l’Église qui y est greffée n’avaient jamais existé, ceux qui s’appellent aujourd’hui chrétiens seraient beaucoup plus près qu’ils ne le sont de la doctrine du Christ, c’est-à-dire de la doctrine raisonnable qui enseigne le vrai bien de la vie. Les doctrines morales des prophètes du monde entier ne seraient pas restées stériles pour eux. Ils auraient eu leurs petits docteurs de la vérité et auraient cru en eux. Aujourd’hui, toute la vérité est révélée ; mais cette vérité a tellement épouvanté ceux dont les œuvres étaient mauvaises qu’ils l’ont transformée en mensonge, et les hommes ont perdu confiance dans cette vérité. Dans notre société européenne, les paroles où Christ affirme qu’il est venu dans le monde pour rendre témoignage à la vérité, et que quiconque est enfant de vérité entend sa parole, ont été depuis longtemps écartées par la question de Pilate : Qu’est-ce que la vérité ? Ces paroles, citées comme une amère et profonde ironie contre un Romain, nous les avons prises au sérieux et en avons fait un article de foi. Dans notre monde, tous les hommes non seulement vivent sans vérité mais sans le moindre désir de la connaître et avec la ferme conviction que, de toutes les occupations inutiles, la plus inutile est la recherche de la vérité qui règle la vie humaine.

La doctrine sur la vie — ce qui chez tous les peuples, jusqu’à notre société européenne, était toujours considéré comme la chose la plus importante, dont Christ disait qu’elle était la seule chose nécessaire — est précisément ce qui est exclu de notre vie et de toute l’activité humaine. Une institution appelée Église, à laquelle personne ne croit plus depuis longtemps, même ceux qui en font partie, s’en occupe exclusivement.

L’unique fenêtre par où pénètre la lumière vers laquelle se dirigent les regards de tous ceux qui réfléchissent et souffrent est obstruée. À la question : Que suis-je, que dois-je faire, ne pourrais-je pas alléger ma vie selon les paroles de ce Dieu, qui, d’après vos propres dires, est venu me sauver ? on me répond : Fais ce que te prescrivent les autorités, et crois à l’Église. Mais pourquoi vivons-nous si mal dans ce monde ? demande une voix désespérée. Pourquoi tout ce mal et ne puis-je m’abstenir d’y participer ? Ne peut-on atténuer tout ce mal ? On répond : C’est impossible. Ton désir de vivre bien et d’aider les autres à faire de même — n’est qu’orgueil, tentation. Une chose est possible — te sauver, sauver ton âme pour la vie future. Et si tu ne veux pas prendre part au mal du monde, va-t-en de ce monde. Cette voie est ouverte à chacun, dit la doctrine de l’Église, mais sache qu’en la choisissant, tu ne dois plus prendre part à la vie du monde, mais cesser de vivre et te tuer peu à peu. Il n’y a que deux issues, nous disent nos maîtres : croire et obéir à nous et aux pouvoirs, prendre notre part du mal que nous avons organisé, ou bien quitter le monde, s’enfermer dans un cloître, se priver de sommeil et de nourriture, ou bien pourrir sur un pilier, se prosterner et se redresser sans jamais rien faire pour les hommes ; ou bien déclarer la doctrine de Christ impossible à pratiquer, accepter l’iniquité de la vie sanctionnée par la religion, ou bien enfin renoncer à la vie, ce qui est une sorte de suicide lent.

Si surprenante que paraisse, à quiconque a compris la doctrine de Christ, cette affirmation que la doctrine du Christ est excellente mais impossible à pratiquer, il est encore plus surprenant de croire qu’un homme, pour pratiquer la doctrine du Christ, doit se retirer du monde.

Cette erreur — qu’il vaut mieux pour un homme s’éloigner du monde que de s’exposer aux tentations, — est une ancienne erreur depuis longtemps connue des Hébreux bien qu’étrangère non seulement à l’esprit du christianisme, mais même au judaïsme. C’est contre cette erreur que fut écrite, longtemps encore avant Christ, l’histoire très aimée et souvent citée par Christ du prophète Jonas. Jonas, le prophète, veut rester seul juste et il s’éloigne des hommes pervers. Mais Dieu lui signifie qu’en sa qualité de prophète, il doit précisément communiquer aux hommes égarés sa connaissance de la vérité ; c’est pourquoi il ne doit pas fuir ces hommes égarés mais vivre avec eux. Jonas, dégoûté de la dépravation des gens de Ninive, les fuit. Mais Jonas a beau fuir sa vocation, Dieu le ramène, par l’entremise de la baleine, chez les Ninivites et la volonté de Dieu s’accomplit, c’est-à-dire que les Ninivites reçoivent par Jonas la doctrine de Dieu — et leur vie s’améliore. Jonas non seulement ne se réjouit pas d’être l’instrument de la volonté de Dieu, mais il est fâché, il est jaloux de ce que Dieu protège les Ninivites, — il voudrait être seul raisonnable et bon. Il s’éloigne dans le désert, s’apitoie sur son sort et adresse des reproches à Dieu. Et alors Jonas voit pousser en une nuit une plante de citrouille qui le garantit du soleil, et la nuit suivante un ver dévore cette plante. Jonas adresse des reproches encore plus amers à Dieu parce que la citrouille qui lui était si chère a péri. Alors Dieu lui dit : Tu regrettes la citrouille que tu dis être tienne ; elle a poussé et péri en un jour. Comment n’aurais-je pas pitié d’un immense peuple qui périssait en vivant comme les bêtes, sans savoir distinguer sa gauche de sa droite ! Ta connaissance de la vérité n’était nécessaire que pour que tu la transmisses à ceux qui en étaient privés.

Christ connaissait cette histoire et la citait souvent ; mais, dans les Évangiles, on raconte en outre comment Christ lui-même, après son entrevue avec Jean-Baptiste, qui s’était retiré au désert, fut enclin à céder à la même tentation avant de commencer sa prédication, comment il fut conduit par le diable (le mensonge) dans le désert pour y être tenté, et comment il triompha de ce mensonge et revint en Galilée, en pleine force de l’esprit, et comment désormais, n’évitant pas les hommes, même les plus dépravés, il passa sa vie au milieu des péagers, des pharisiens et des pécheurs, leur enseignant la vérité[1].

D’après la doctrine de l’Église, Christ Homme Dieu nous enseigne comment il faut vivre. Toute sa vie Christ est mêlé aux péagers, aux pécheresses, et, à Jérusalem, aux pharisiens. Les commandements principaux de Christ sont l’amour du prochain et la propagation de la doctrine. L’un et l’autre exigent une communion constante avec le monde. Et, tout à coup, on déclare que, selon la doctrine de Christ, il faut fuir le monde. Ainsi, pour imiter Christ, il faut faire tout le contraire de ce qu’il a enseigné et de ce qu’il a fait.

La doctrine de Christ, d’après les interprétations de l’Église, devient, pour les gens du monde une règle de vie qui rend meilleur, pour ceux-ci une destinée en laquelle il suffit de croire pour être sauvé tout en continuant à mal vivre, et, pour les moines, la science de se rendre l’existence plus dure.

Mais Christ n’enseigne pas cela.

Christ enseigne la vérité, et si la vérité métaphysique est la vérité, elle le demeurera dans la réalité. Si la vie en Dieu est la seule vraie vie, bienheureuse en elle-même, elle l’est aussi ici-bas malgré tous les hasards de l’existence. Si la vie d’ici-bas ne confirme pas la doctrine de Christ sur la vie, alors cette doctrine n’est pas la vérité.

Christ n’invite pas à passer du mieux au pire, au contraire, — du mal au mieux. Il a pitié des hommes pareils à des brebis égarées qui périssent loin du berger, et il leur promet un berger et un bon pâturage. Il dit que ses disciples seront persécutés pour sa doctrine et qu’ils doivent endurer et supporter avec fermeté les persécutions du monde. Mais il ne dit pas qu’en suivant sa doctrine ils souffriront davantage qu’en suivant celle du monde ; au contraire, il dit que ceux qui suivront la doctrine du monde seront malheureux et que ceux qui suivront sa doctrine seront bienheureux.

Christ enseigne non le salut par la foi ou par l’ascétisme, c’est-à-dire par des chimères ou par des tortures volontaires, mais il enseigne la vie qui, tout en nous sauvant du néant de la vie personnelle, nous donne dans ce monde moins de souffrances et plus de joies que la vie personnelle.

Christ en enseignant sa doctrine dit aux hommes que si même ils la pratiquent au milieu de ceux qui ne la pratiquent pas, ils ne seront pas plus malheureux qu’auparavant, mais au contraire qu’ils seront bien plus heureux que ceux qui ne la pratiquent pas. Christ dit que le calcul mondain infaillible est de ne pas avoir souci de la vie mondaine.

Et, prenant la parole, Pierre dit : Voici, nous avons tout quitté et t’avons suivi ; que nous en arrivera-t-il donc ? Christ répond : Quiconque aura quitté des maisons, ou des frères, ou des sœurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou des champs, à cause de moi et de l’Évangile, il en trouvera cent fois autant : des maisons, des frères, des sœurs, des mères, des enfants et des terres, avec des persécutions ; et, dans le siècle à venir, la vie éternelle » (Matth., xix, 27-29 ; Marc, x, 28-30 ; Luc, xviii, 28-30.)

Christ, il est vrai, déclare que ceux qui le suivront doivent s’attendre à être persécutés par ceux qui ne le suivront pas ; mais il ne dit pas que ses disciples s’en trouveront lésés. Au contraire, il dit que ses disciples auront ici, dans ce monde, plus de joies que ceux qui ne le suivront pas.

Que Christ le dise et le pense, cela est hors de doute, si l’on s’en rapporte à ses paroles sur ce sujet, au sens de toute sa doctrine, à toute son existence ainsi qu’à celle de ses disciples. Mais est-ce exact ?

Si l’on approfondit abstraitement la question de savoir laquelle des deux situations sera la meilleure : celle des disciples de Christ ou celle des disciples du monde, il paraîtra évident que la situation des disciples du Christ est préférable parce que, faisant le bien à tous, ils n’éveilleront la haine de personne. Les disciples de Christ, ne faisant de mal à personne, ne peuvent être persécutés que par les méchants ; les disciples du monde, au contraire, doivent être persécutés par tous : la loi des disciples du monde étant la loi de la lutte, c’est-à-dire de la persécution mutuelle. Quant aux souffrances accidentelles — elles sont les mêmes pour les uns comme pour les autres, avec cette différence que les disciples de Christ y seront préparés tandis que les disciples du monde feront tous les efforts possibles pour les éviter, et encore : que les disciples du Christ, en souffrant, sentiront que leurs souffrances sont utiles au monde tandis que les disciples du monde ne sauront pas pourquoi ils souffrent. Ainsi, en raisonnant abstraitement, la situation des disciples de Christ doit être plus avantageuse que celle des disciples du monde. Mais en est-il réellement ainsi ?

Pour savoir s’il en est ainsi dans la réalité, que chacun se souvienne de tous les moments pénibles de son existence, de toutes les souffrances physiques et morales qu’il a endurées et qu’il endure, et qu’il se demande au nom de quoi il a supporté tous ces maux : au nom de la doctrine du monde ou au nom de la doctrine de Christ ? Que tout homme sincère se souvienne bien de toute sa vie et il verra que jamais, pas une seule fois, il n’a souffert en pratiquant la doctrine de Christ et que la plus grande partie des malheurs de sa vie provenaient uniquement de ce que, contrairement à son inclination, il suivait la doctrine du monde.

Dans ma vie, exceptionnellement heureuse au point de vue du monde, je puis compter une telle quantité de souffrances endurées au nom de la doctrine du monde qu’elles suffiraient à n’importe quel martyr de la doctrine de Christ. Tous les moments les plus pénibles de ma vie, à commencer par les orgies et les duels d’étudiant, les guerres, les maladies et les conditions anormales et pénibles dans lesquelles je vis maintenant, — tout cela n’est qu’un martyre subi au nom de la doctrine du monde.

Oui, je parle de ma vie exceptionnellement heureuse au point de vue du monde. Et combien de martyrs ont enduré et endurent actuellement pour la doctrine du monde des souffrances qu’il me serait difficile même d’imaginer !

Nous ne voyons pas les difficultés et les dangers que présente la pratique de la doctrine du monde, uniquement parce que nous sommes persuadés qu’elle est nécessaire.

Nous nous sommes persuadés que tous ces tourments, que nous nous infligeons nous-mêmes, sont les conditions inévitables de notre vie ; c’est pourquoi nous ne pouvons comprendre que Christ enseigne précisément comment il faut agir pour s’en débarrasser et rendre notre vie heureuse.

Afin de pouvoir dire laquelle des deux conditions est la plus heureuse, il faut se débarrasser de cette fausse représentation, se regarder sans arrière-pensée.

Traversez la foule, surtout dans les villes, et observez ces figures hâves, maladives, crispées ; considérez ensuite votre existence et celle de toutes les personnes dont l’histoire vous est connue ; souvenez-vous de toutes ces morts violentes, de ces suicides, et demandez-vous : au nom de quoi toutes ces souffrances, ces désespoirs qui mènent au suicide ? Et, quelque étrange que cela puisse vous paraître d’abord, vous verrez que les neuf dixièmes des souffrances humaines sont supportés par les hommes au nom de la doctrine du monde, que toutes ces souffrances sont inutiles et auraient pu ne pas exister, que la majorité des hommes sont des martyrs de la doctrine du monde.

Dernièrement, par une journée pluvieuse d’automne, je traversais en tramway le marché de la Tour Soukharewa. Sur un parcours d’une demi-verste le tramway fendait une foule compacte qui se refermait aussitôt derrière lui. Depuis le matin jusqu’au soir, ces milliers d’hommes, dont la grande majorité est affamée et déguenillée, piétinent dans la boue, s’injuriant, se haïssant et se filoutant les uns les autres. Il en est de même sur tous les marchés de Moscou. Ces gens passeront la soirée dans des cabarets et des débits. La nuit — dans leurs bouges et leurs taudis. Le dimanche est pour eux le meilleur jour de la semaine. Et le lundi, dans leurs demeures infectes, ils recommencent le travail qu’ils haïssent.

Réfléchissez à la vie de tous ces hommes, à la situation qu’ils ont abandonnée pour choisir celle où ils sont ; réfléchissez à ce travail sans trêve que, volontairement, supportent ces gens, hommes et femmes, et vous verrez que ce sont de vrais martyrs.

Tous ont abandonné leurs maisons, leurs champs, leurs parents, souvent leurs femmes et leurs enfants, ils ont renoncé à tout ce qui constitue la vie et ils sont venus en ville pour acquérir ce qui, selon la doctrine du monde, paraît indispensable à chacun d’eux. Et tous ces gens — sans parler de ces malheureux que l’on compte par dizaines de mille dans les asiles de nuit, qui ont tout perdu et subsistent d’eau-de-vie et d’aliments corrompus — à commencer par les ouvriers des fabriques, les cochers de fiacre, les couturières, les prostituées, jusqu’aux riches marchands, aux ministres, et leurs femmes, tous endurent l’existence la plus pénible et la plus anormale sans pouvoir acquérir ce que chacun d’eux, selon la doctrine du monde, estime indispensable pour soi.

Cherchez parmi ces hommes, du gueux au riche, quelqu’un qui se contente de ce qu’il gagne pour se procurer tout ce qu’il juge indispensable selon la doctrine du monde, et vous verrez que vous n’en trouverez pas un sur mille. Chacun dépense toutes ses forces à vouloir acquérir ce qui lui est inutile mais qu’exige la doctrine du monde et dont la privation le rend malheureux. Et aussitôt qu’il a acquis ce que le monde exige, une autre exigence paraît, puis encore une autre, et ainsi dure sans fin ce travail de Sisyphe, qui détruit la vie des hommes. Prenez l’échelle des fortunes, depuis les individus qui peuvent dépenser par an trois cents roubles jusqu’à ceux qui en ont cinquante mille, et rarement vous trouverez quelqu’un qui ne s’épuise et ne ploie sous l’effort fait pour gagner quatre cents roubles s’il en a trois cents, cinq cents s’il en a quatre cents et ainsi de suite. Et il n’y a personne qui, possédant cinq cents roubles, adopte volontiers de vivre comme ceux qui en ont quatre cents. Si un homme s’y astreint, ce n’est pas pour se faciliter l’existence mais pour amasser de l’argent et le mettre en sûreté. Chacun, sans répit, s’emploie à alourdir le fardeau de son existence déjà assez lourd et abandonne son âme tout entière, sans réserve, à la doctrine du monde. Aujourd’hui on s’achète un pardessus et des galoches, demain une montre et une chaîne, après-demain on s’installe un appartement avec divan et lampadaire, puis on achète un salon, des tapis, des robes de velours, puis une maison, des trotteurs, des tableaux à cadres dorés, et puis on tombe malade, surmené par un travail excessif — et on meurt. Un autre continue la même tâche et donne sa vie en sacrifice à ce même Moloch, et meurt sans savoir lui-même pourquoi il a vécu de la sorte. Mais peut-être cette existence, qui s’écoule comme nous venons de le dire, est-elle heureuse par elle-même ?

Considérons ce que les hommes ont toujours appelé le bonheur, et vous verrez qu’elle est affreuse. En effet, quelles sont les conditions incontestables du bonheur terrestre ?

Une des premières conditions de bonheur généralement admises par tout le monde, est de pouvoir jouir du ciel, du soleil, de l’air pur, de toute la nature. Toujours les hommes ont considéré comme un grand malheur d’être privés de ces choses. Les prisonniers souffrent surtout de cette privation. Considérons l’existence des hommes qui suivent la doctrine du monde : plus ils ont de succès mondain, plus ils sont privés de ces éléments de bonheur, moins ils jouissent de la lumière du soleil, des champs, des bois. Beaucoup d’entre eux — les femmes presque toutes, arrivent à la vieillesse sans avoir vu plus d’une ou deux fois dans leur vie le lever du soleil, et n’ont jamais vu les champs et les forêts autrement que du fond de leur voiture ou de leur wagon ; jamais ils n’ont rien planté ou semé, ni élevé une vache, un cheval ou un poulet et ignorent comment naissent, grandissent et vivent les animaux. Ces gens ne voient que des étoffes, des pierres, des bois façonnés par le travail des hommes, et encore jamais à la lumière du soleil mais sous un éclairage artificiel ; ils n’entendent que le bruit des machines, des équipages, des canons, le son des instruments de musique ; ils respirent des parfums distillés et la fumée du tabac ; ils mangent, à cause de l’inertie de leurs estomacs et de leur goût dépravé, des aliments pour la plupart non frais et faisandés. Ils changent de lieux sans changer d’existence. Ils voyagent dans des boîtes fermées. À la campagne, à l’étranger, partout, ils ont sous leurs pieds les mêmes tissus, les mêmes bois, et les mêmes tentures leur cachent la lumière du soleil, et les mêmes valets les séparent d’avec les plantes et les animaux.

Comme des prisonniers ils sont toujours privés de ces causes de bonheur. Les prisonniers se consolent avec un brin d’herbe qui croît dans la cour de la prison, avec une araignée ou une souris, et ces gens-là se consolent de même quelquefois avec des plantes d’appartement étiolées, un perroquet, un caniche, un singe, dont toutefois ils ne s’occupent pas eux-mêmes.

Une autre condition indiscutable de bonheur, c’est le travail ; d’abord le travail qu’on aime et qu’on a librement choisi, puis le travail physique qui donne l’appétit et un sommeil profond et calme. Eh bien, sous ce rapport aussi, plus les hommes sont heureux selon la doctrine du monde, plus ils sont privés de cet autre élément de bonheur. Tous les heureux de notre monde, les dignitaires, les riches, sont inoccupés, comme les prisonniers, et luttent vainement contre des maladies provenant du manque de travail physique et, avec moins de succès encore, contre l’ennui qui les poursuit (je dis sans succès parce que le travail n’est un plaisir que s’il est absolument nécessaire ; et eux n’ont besoin de rien) ; ou bien ils font un travail qui leur est odieux, comme les banquiers, les procureurs, les gouverneurs, les ministres et leurs femmes qui organisent des soirées, des raouts et combinent des toilettes pour eux et leurs enfants. (Je dis odieux, parce que je n’ai jamais rencontré, parmi ces gens, quelqu’un qui soit content de son travail et s’en occupe avec une satisfaction au moins égale à celle du portier qui nettoie la neige devant la maison). Tous ces privilégiés de la fortune sont, ou privés de travail ou attachés à un travail qu’ils n’aiment pas, c’est-à-dire qu’ils se trouvent dans la situation des condamnés aux travaux forcés.

La troisième condition indubitable du bonheur, c’est la famille. Eh bien, plus les hommes sont esclaves du succès mondain, moins ce bonheur leur est accessible. La plupart — les libertins, renoncent volontairement aux joies de la famille dont ils n’ont que les soucis. S’ils ne sont pas des libertins, leurs enfants ne sont pas une joie pour eux mais un fardeau, et ils s’en privent volontairement, en s’efforçant par tous les moyens, parfois même les plus cruels, de rendre leur union inféconde, et s’ils ont des enfants, ils se privent de la joie d’être en communion avec eux. Pour se conformer à l’usage, ils doivent, la plupart du temps, les confier à des étrangers ; au début à des personnes d’une nationalité étrangère, puis à des établissements scolaires, si bien que, de la vie de famille, ils n’ont que les soucis des enfants. Ceux-ci, dès leur jeunesse, deviennent aussi malheureux que leurs parents et bientôt ils ne souhaitent plus qu’une chose : la mort de leurs parents pour en hériter[2]. Ils ne sont pas enfermés dans une prison, mais les conditions de leur genre de vie, par rapport à la famille, sont plus affreuses que la privation de la famille infligée aux gens détenus dans les prisons.

La quatrième condition du bonheur, c’est la communion libre et affectueuse avec tous les hommes. Là, encore, plus haute est la situation mondaine, plus on est haut placé sur l’échelle sociale, plus on éloigne cette cause de bonheur. Plus on s’élève, plus se rétrécit le cercle des gens avec lesquels il est permis d’entretenir des relations ; et plus le niveau moral et intellectuel des hommes qui forment ce cercle s’abaisse. Le paysan avec sa femme est libre d’entrer en relations avec chacun et si un million d’hommes ne veulent avoir rien de commun avec eux, il y a 80 millions d’ouvriers comme eux, depuis Arkhangelsk jusqu’à Astrakhan, avec lesquels ils peuvent fraterniser sans qu’il soit besoin de visite ou de présentation. Un employé et sa femme trouvent des centaines de personnes de situation égale ; mais les employés supérieurs ne les admettent pas, et eux, à leur tour, ne fraient pas avec leurs inférieurs. Pour un homme du grand monde et sa femme, il n’y a que quelques dizaines de familles qu’ils peuvent fréquenter ; le reste leur est étranger. Pour le ministre et le riche, et leur famille — il n’y a plus qu’une dizaine de personnes aussi riches et aussi importantes qu’eux. Pour les empereurs et les rois le cercle est encore plus étroit. Quoi, n’est-ce pas la détention cellulaire qui ne permet au détenu que des relations avec deux ou trois geôliers !

Enfin, la cinquième condition du bonheur c’est la santé et la mort sans maladie. Or plus les hommes sont placés haut sur l’échelle sociale, plus ils sont privés de cette condition de bonheur. Prenez un ménage de bourgeois aisés et un ménage de paysans et comparez-les. Malgré les privations et le travail pénible qui accablent les paysans, non par leur faute mais à cause de la cruauté des hommes, vous verrez que plus la classe est basse, plus les hommes et les femmes sont bien portants, tandis que plus la classe sociale est élevée, plus ils sont maladifs.

Rappelez-vous les riches et leurs femmes que vous connaissez et avez connus, et vous verrez que presque tous sont malades. Un homme bien portant qui ne se soigne pas constamment, ou au moins en été, est parmi eux une exception aussi rare qu’un malade dans la classe ouvrière. Tous ces priviligiés de la fortune commencent, sans exception, par l’onanisme, qui est devenu, dans leurs mœurs, une condition naturelle du développement ; tous sont édentés, grisonnants ou chauves à un âge où l’ouvrier commence à être en pleine vigueur. Presque tous souffrent de maladies de nerfs, de l’estomac, ou de maladies sexuelles provenant d’excès de table, d’ivrognerie, de luxure ou des drogues qu’ils prennent constamment ; et ceux qui ne meurent pas jeunes passent la moitié de leur existence à se traiter, à s’injecter de la morphine et deviennent de malheureux êtres incapables de subsister par eux-mêmes et menant une existence de parasites, comme ces fourmis qui sont nourries par des esclaves. Dressez une liste de leurs morts : l’un se brûle la cervelle ; l’autre tombe en pourriture à la suite de syphilis ; un vieillard se tue à force de prendre des excitants, un jeune homme en se faisant battre pour réveiller la volupté ; l’un est rongé par les poux, l’autre par les vers ; les uns succombent à force de boire, les autres à force de manger ; d’autres enfin par abus de la morphine ou à la suite d’un avortement provoqué. Les uns après les autres, ils périssent victimes de la doctrine du monde. Et on se presse en foule à leur suite, et, comme des martyrs, ils vont au-devant des souffrances et de la perdition.

Une vie après l’autre est jetée sous le char de cette idole : le char passe broyant ces existences, et de nouvelles et nouvelles victimes se précipitent en foule, sous les roues, avec des malédictions, des gémissements, des lamentations !

Il est difficile d’accomplir la doctrine de Christ. Christ dit : Quiconque aura quitté des maisons, ou des frères, ou des soeurs, ou son père, ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfants, ou des champs, à cause de mon nom, il en recevra cent fois autant, et héritera la vie éternelle. Et personne ne bouge. La doctrine du monde dit : Abandonne ta maison, ton champ, tes frères, la campagne pour la ville corrompue, passe ta vie à travailler comme baigneur, nu, savonnant le dos d’autrui, ou comme apprenti de bazar à compter toute ta vie les kopeks d’autrui dans un sous-sol, ou comme procureur au tribunal, à rédiger toute ta vie des papiers destinés à empirer le sort des malheureux ; ou comme ministre, à signer perpétuellement à la hâte des papiers inutiles ; ou comme chef d’armée, à tuer des hommes toute ta vie ; vis de cette vie hideuse qui se termine toujours par une mort cruelle, et tu ne recevras rien ni dans ce monde ni dans l’autre. Et tout le monde accourt. Christ dit : Prends ta croix et suis-moi ; c’est-à-dire supporte avec résignation le sort qui t’est échu en partage et obéis-moi, moi qui suis ton Dieu, et personne ne bouge. Mais que le dernier des hommes galonnés dont le métier est de tuer ses semblables, ait la fantaisie de dire : Prends, non pas ta croix, mais ton havresac et ton fusil et suis-moi à toutes sortes de souffrances et à une mort certaine, — tout le monde accourt.

Abandonnant famille, parents, femmes, enfants, et placés sous les ordres du premier venu d’un rang plus élevé revêtu d’un costume carnavalesque, transis, affamés, éreintés par des marches forcées, ils vont sans savoir où, comme un troupeau de bœufs à la boucherie ; mais ce ne sont pas des bœufs, ce sont des hommes. Ils ne peuvent pas ne pas savoir qu’on les traîne à la boucherie, mais la question : pourquoi ? reste insoluble, et, désespérés, ils marchent et meurent de froid, de faim, de maladies jusqu’au moment où on les place à la portée des balles et des boulets en leur commandant de tuer, de leur côté, des hommes qu’ils ne connaissent pas. Ils tuent et on les tue. Et chacun d’eux n’en connaît ni le but ni la raison. Les Turcs les font brûler vifs, leur arrachent la peau, leur déchirent les entrailles. Mais que demain quelqu’un siffle de nouveau et de nouveau tous marcheront aux horribles souffrances, à la mort, et commettront le mal évident. Et personne ne trouve que cela est difficile. Non seulement ceux qui souffrent mais leurs pères et mères ne trouvent pas cela difficile. Eux-mêmes encouragent leurs enfants à le faire. Non seulement ils trouvent que cela doit être ainsi et ne peut être autrement, mais ils trouvent encore que c’est admirable et moral.

On pourrait dire que la pratique de la doctrine du Christ est difficile, effrayante, cruelle, si la pratique de la doctrine du monde était facile, agréable et sans danger. Mais la doctrine du monde est bien plus difficile, plus dangereuse et plus cruelle que celle de Christ.

On dit qu’il y a eu autrefois des martyrs pour la cause de Christ ; mais c’étaient des exceptions ; on en compte environ trois cent quatre-vingt mille — volontaires et involontaires — en dix-huit cents ans ; mais si vous comptez les martyrs du monde, pour un martyr de la doctrine du Christ vous en trouverez mille de la doctrine du monde, dont les souffrances ont été cent fois plus cruelles. Rien que dans notre siècle on compte trente millions d’hommes victimes de la guerre.

Ce sont là des martyrs de la doctrine du monde qui auraient évité les souffrances et la mort s’ils avaient non pas suivi la doctrine du Christ, mais seulement refusé de suivre la doctrine du monde.

Qu’un homme s’avise de renoncer d’aller à la guerre, — on l’enverra creuser des fossés, et il ne sera pas torturé à Sébastopol ou à Plevna. Qu’un homme cesse d’avoir foi dans la doctrine du monde, qu’il ne croie pas indispensable de porter des galoches, une chaîne, d’avoir un salon inutile, de faire toutes les sottises que recommande la doctrine du monde, et il ne connaîtra jamais le travail abrutissant, les souffrances excessives, ni les soucis et les efforts perpétuels et sans répit ; il restera en communion avec la nature ; il ne sera privé ni du travail qu’il aime, ni de sa famille, ni de la santé et ne périra pas d’une mort cruelle et insensée.

La doctrine du Christ n’impose pas ce genre de martyre ; ce n’est pas là ce qu’enseigne Christ. Il enseigne le moyen de mettre un terme aux souffrances que les hommes endurent au nom de la doctrine fausse du monde.

La doctrine de Christ a un sens métaphysique profond ; la doctrine de Christ a aussi un sens des plus simples, des plus clairs, des plus pratiques pour chaque individu. À cet égard on peut dire que Christ enseigne aux hommes à ne pas faire de sottises. Voilà le sens de la doctrine de Christ, le plus simple et le plus accessible à chacun.

Christ dit : Ne te mets pas en colère, ne considère personne comme inférieur à toi, — car c’est stupide. Si tu te fâches, tu offenses les gens, ce sera pire pour toi. Christ dit encore : Ne cours pas après toutes les femmes, prends-en une et vis avec elle, — tu t’en trouveras mieux. Il dit encore : Ne te lie jamais par des promesses envers personne et pour quoi que ce soit, afin de ne pas être contraint à commettre des sottises ou des crimes. Il dit encore : ne rends pas le mal pour le mal, de peur que le mal ne fonde sur toi avec une force redoublée, comme le tronc suspendu au-dessus d’un rayon de miel, qui assomme l’ours quand il le repousse. Il dit encore : Ne considère pas les hommes comme des étrangers seulement parce qu’ils demeurent dans un autre pays et qu’ils parlent une langue différente de la tienne. Si tu les regardes comme des ennemis, eux aussi te regarderont comme un ennemi, et tu en souffriras. Ainsi abstiens-toi de ces choses stupides et tu seras plus heureux.

« Oui, répond-on à cela, mais le monde est ainsi fait qu’on est encore plus malheureux de se mettre en opposition avec son organisation que de s’y soumettre. Qu’un homme refuse de faire son service militaire, il sera enfermé dans une forteresse, peut-être fusillé. Qu’un homme ne se mette pas à l’abri du besoin en n’amassant pas ce qui est nécessaire pour lui et sa famille, lui et sa famille mourront de faim ». Ainsi raisonnent les gens qui s’efforcent de défendre l’organisation sociale ; mais eux-mêmes ne pensent pas ainsi. Ils disent cela uniquement parce qu’ils ne peuvent pas nier la vérité de la doctrine du Christ qu’ils professent en paroles, et qu’ils doivent s’excuser, d’une façon quelconque, de ne pas pratiquer. Non seulement ils ne pensent pas ce qu’ils disent, mais ils n’ont jamais réfléchi à ce sujet. Ils ont foi dans la doctrine du monde et se contentent de l’excuse qui leur a été enseignée par l’Église : — que pour pratiquer la doctrine de Christ, il faut beaucoup souffrir, si bien qu’ils n’ont même jamais essayé de la pratiquer. Nous voyons les souffrances sans nombre qu’endurent les hommes au nom de la doctrine du monde, tandis que, de notre temps, nous ne voyons jamais de souffrances causées par la doctrine de Christ. Trente millions d’hommes ont péri dans les guerres, au nom de la doctrine du monde ; des milliards d’êtres ont péri victimes de l’existence meurtrière, à cause de la doctrine du monde ; mais je n’ai pas entendu que, de nos jours, il s’en soit rencontré non pas des millions, des milliers, quelques dizaines, mais même un seul qui ait péri d’une mort cruelle, ou qui ait souffert du froid et de la faim à cause de la doctrine de Christ. Non seulement nous ne suivons pas la doctrine de Christ, mais nous ne l’avons jamais prise au sérieux. L’Église s’est chargée de nous expliquer d’une telle façon la doctrine du Christ, qu’elle nous apparaît non pas comme la doctrine de la vie heureuse, mais comme un épouvantail.

Christ appelle les hommes à une source d’eau, qui est là tout près d’eux. Les hommes sont brûlés par la soif, ils mangent de la boue, ils boivent le sang l’un de l’autre, mais leurs docteurs leur ont dit qu’ils périraient s’ils allaient à cette source où les appelle Christ. Et les hommes les croient ; ils se tourmentent et meurent de soif à deux pas de la source sans oser s’en approcher. Il suffit d’avoir foi dans les paroles de Christ, qui dit qu’il a apporté le vrai bien sur la terre, de croire qu’il peut nous donner, à nous qui sommes brûlés par la soif, une source d’eau vive, et d’aller à cette source, pour qu’aussitôt nous apparaissent l’astuce du mensonge de l’Église et l’imbécillité de souffrir quand le salut est si près. Il suffit d’accepter franchement et simplement la doctrine du Christ pour mettre au jour l’horrible mensonge dans lequel chacun et tous nous vivons.

Génération après génération nous nous efforçons à trouver la sécurité de notre existence dans la violence et de garantir par elle la propriété. Nous croyons voir le bonheur de notre vie dans la puissance, la domination et l’abondance des biens. Nous sommes tellement habitués à cela que la doctrine de Christ, qui enseigne que le bonheur des hommes ne peut pas dépendre du pouvoir et de la fortune et que le riche ne peut pas être heureux, nous semble exiger trop de sacrifices, en vue du bien futur. Christ ne pense même pas à nous demander un sacrifice, au contraire, il nous enseigne à ne pas faire ce qui est le pis mais à faire ce qui est le mieux pour nous, ici-bas, dans cette vie. Christ, par amour des hommes, leur enseigne de renoncer aux garanties basées sur la violence et à la propriété, de même que nous enseignons aux gens du peuple, dans leur propre intérêt, de s’abstenir des querelles et de l’intempérance. Il dit qu’en ne se défendant pas contre la violence, qu’en vivant sans avoir de propriété, les hommes seront plus heureux, et il confirme ses paroles par l’exemple de sa vie. Il dit qu’un homme qui vit selon sa doctrine doit être prêt à mourir à chaque instant, à supporter la violence, la faim et le froid et à ne pas compter sur une seule heure de sa vie. Et cela nous paraît une exigence terrible, une demande de sacrifices quelconques, tandis que ce n’est que la confirmation des conditions dans lesquelles chaque homme vit toujours inévitablement. Un disciple de Christ doit être préparé à tout, surtout aux souffrances et à la mort. Mais le disciple du monde n’est-il pas dans la même situation ? Nous sommes si habitués à nos mensonges, que tout ce que nous faisons pour la soi-disant garantie de notre existence : nos armées, nos forteresses, nos approvisionnements, nos vêtements, nos soins médicaux, tous nos biens, notre argent, — tout cela nous paraît quelque chose de stable, une garantie sûre de notre existence. Nous oublions, évidemment, ce qui arriva à chacun, ce qui arriva à celui qui voulait bâtir des greniers afin de s’assurer l’abondance pour longtemps : il mourut dans la même nuit. Tout ce que nous faisons pour assurer notre existence ressemble à ce que fait l’autruche quand elle s’arrête et cache sa tête pour ne pas voir comment on va la tuer. Bien mieux : pour établir les garanties, lointaines, dont nous ne profiterons même pas, d’une vie incertaine dans un avenir incertain, nous compromettons sûrement une vie certaine dans le présent certain.

L’erreur repose sur la fausse conviction que notre existence pourrait être garantie par la lutte avec les autres. Nous sommes tellement habitués à cette tromperie des soi-disant garanties de notre existence et de notre propriété que nous ne remarquons pas tout ce que nous perdons pour les établir. Et nous perdons toute la vie. Toute la vie est absorbée par le souci des garanties de la vie, par les préparatifs pour la vie, de sorte qu’il ne reste absolument rien de la vie.

Qu’on se détache pour un moment de ses habitudes et jette un regard sur notre vie, et l’on verra que tout ce que nous faisons pour la soi-disant sécurité de notre existence n’a pas du tout pour but de nous l’assurer, mais que nous cherchons uniquement, par cette activité, à oublier que l’existence n’est jamais assurée et ne peut l’être. Mais c’est peu d’affirmer que nous sommes notre propre dupe et que nous compromettons notre vie réelle pour une vie imaginaire, nous détruisons le plus souvent par ces agissements ce que nous voulons assurer. Les Français prennent les armes en 1870 pour garantir leur existence, et cette tentative a pour conséquence la perte de centaines de milliers de Français. Il en est de même pour tous les peuples qui prennent les armes. Le riche croit son existence garantie puisqu’il possède de l’argent, et cet argent attire un malfaiteur qui le tue. Le malade imaginaire garantit sa vie par des médicaments, et ces médicaments le tuent lentement ; s’ils ne le tuent pas, ils l’empêchent de jouir de la vie, comme ce paralytique qui s’en était privé pendant trente-huit ans, attendant l’ange de la piscine.

La doctrine de Christ, qui enseigne qu’on ne peut pas assurer sa vie et qu’il faut être prêt à mourir à chaque instant, est incontestablement préférable à la doctrine du monde qui enseigne qu’il faut assurer sa vie. Elle est préférable parce que la certitude de la mort et l’insécurité de la vie sont exactement les mêmes et pour les disciples de Christ et pour ceux du monde ; mais la vie elle-même, selon la doctrine de Christ, n’est plus absorbée par les soins inutiles en vue de garantir l’existence ; elle est libre et peut être consacrée au seul but qui lui soit propre — le bien pour soi-même et pour les autres. Le disciple de Christ sera pauvre. Oui, c’est-à-dire qu’il jouira toujours de tous les biens que Dieu a prodigués aux hommes. Il ne ruinera pas son existence. Nous avons appelé la pauvreté une calamité ; mais, en réalité, c’est un bonheur ; et nous aurons beau l’appeler calamité, elle n’en sera pas moins un bonheur. Être pauvre signifie : ne pas vivre dans les villes mais à la campagne ; ne pas rester enfermé dans des chambres mais travailler dans les bois, dans les champs, jouir du soleil, du ciel, de la terre, des animaux ; ne pas se creuser la tête à inventer ce qu’on mangera pour éveiller l’appétit, quels exercices on fera pour activer la digestion ; être pauvre c’est avoir faim trois fois par jour, s’endormir sans passer des heures entières à se retourner sur ses oreillers en proie à l’insomnie, avoir des enfants et ne s’en pas séparer, être en relation avec chacun, et, l’essentiel, ne jamais rien faire contre son gré et ne pas craindre ce qui vous attend. Le pauvre sera malade et souffrant, il mourra comme tous (à en juger par les malades et les mourants de la classe pauvre, moins péniblement que les riches), mais il vivra plus heureux, sans aucun doute. Être pauvre, mendiant, vagabond (πτωχός) c’est précisément ce qu’enseignait Christ ; c’est la condition sans laquelle on ne peut entrer dans le royaume de Dieu et être heureux ici-bas.

« Mais personne ne te nourrira et tu mourras de faim », dit-on. À l’objection que l’homme vivant selon la doctrine du Christ mourra de faim, Christ a répondu par une courte sentence (celle même qu’on interprète de façon à justifier l’oisiveté du clergé) (Matth., x, 10 ; Luc, x, 7).

Il dit : « Ne prenez ni sac pour le voyage, ni deux habits, ni souliers, ni bâton ; car l’ouvrier est digne de sa nourriture. » « Et demeurez dans cette maison-là, mangeant et buvant ce qu’on vous donnera, car l’ouvrier est digne de son salaire. »

Celui qui travaille mérite ἔξεστι, mot pour mot : peut et doit avoir sa nourriture. C’est une très courte sentence ; mais pour quiconque la comprendra comme la comprenait Christ, il ne peut plus être question du danger de mourir de faim dont serait menacé quiconque ne possède aucune propriété. Pour comprendre ces mots dans leur vrai sens il faut renoncer à l’idée devenue habituelle, grâce au dogme de la rédemption, que la félicité de l’homme consiste dans l’oisiveté. Il faut revenir à cette conception, naturelle à tous les hommes non dégénérés, que la condition indispensable du bonheur de l’être humain est le travail et non pas l’oisiveté, que l’homme ne peut s’abstenir de travailler, que c’est ennuyeux, pénible et difficile pour lui de ne pas travailler, comme il est ennuyeux, pénible et difficile à la fourmi, au cheval, à chaque animal, de ne pas travailler. Il faut oublier notre sauvage préjugé que la position d’un homme qui a un revenu fixe, c’est-à-dire qui a une place du gouvernement, ou une propriété foncière, ou des titres de rente avec coupons, qui lui donnent la possibilité de ne rien faire, est une position heureuse et naturelle. Il faut rétablir dans les cerveaux humains la manière d’envisager le travail de tous les hommes non corrompus, qui était celle de Christ quand il disait que celui qui travaille mérite sa nourriture. Christ ne pouvait pas se représenter des hommes pour lesquels le travail semblait une malédiction, et, par conséquent, il ne pouvait pas se représenter un homme ne travaillant pas ou souhaitant ne pas travailler. Il suppose toujours que son disciple travaille. C’est pourquoi il dit : Si l’homme travaille, son travail le nourrit. Et si quelqu’un s’approprie le travail d’un homme, il prend à sa charge la nourriture de l’homme qui travaille, précisément parce qu’il profite de son travail. Ainsi, celui qui travaille aura toujours sa nourriture. Il n’aura pas de propriété, mais qu’il ait sa nourriture, cela est hors de question.

La différence entre la doctrine du Christ et celle du monde, par rapport au travail, réside en ceci que, d’après la doctrine du monde, le travail est un mérite particulier de l’homme, grâce auquel il peut entrer en règlement de comptes avec les autres et demander un salaire proportionné au travail qu’il fournit, tandis que, d’après la doctrine du Christ, le travail, la peine, est la condition inévitable de la vie humaine, et la nourriture est la conséquence inévitable du travail. Le travail produit la nourriture, la nourriture, le travail — c’est un cercle éternel : l’un est la conséquence et la raison de l’autre. Si méchant que soit le maître, il nourrira l’ouvrier, comme il nourrira le cheval qui travaille pour lui ; il nourrira l’ouvrier afin qu’il puisse travailler le plus possible, c’est-à-dire que le maître concourt précisément à ce qui constitue le bien de l’ouvrier.

« Le fils de l’homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie comme rançon de plusieurs. » D’après la doctrine de Christ, chaque homme, pris indépendamment du monde en général, aura la vie la plus heureuse s’il a compris sa vocation — qui consiste à ne pas exiger qu’on le serve mais à travailler toute sa vie pour les autres, à donner sa vie comme rançon pour plusieurs. L’homme qui agit ainsi, dit Christ, mérite d’avoir sa nourriture, c’est-à-dire, ne peut pas manquer de l’avoir. Par les mots : l’homme n’est pas venu au monde pour être servi, mais pour servir les autres, Christ établit le principe qui garantit indubitablement l’existence matérielle de l’homme ; et par les mots : Celui qui travaille mérite sa nourriture, Christ écarte l’objection courante contre la possibilité de pratiquer sa doctrine, objection qui consiste à dire qu’un homme qui pratiquerait la doctrine de Christ au milieu de ceux qui ne la pratiquent pas, risquerait de périr de faim et de froid. Christ montre que l’homme n’assure pas sa subsistance en accaparant la part des autres, mais qu’il l’assure en se rendant utile, indispensable aux autres. Plus il se rendra nécessaire aux autres, plus son existence sera garantie.

Dans l’organisation actuelle du monde, les hommes qui ne pratiquent pas la loi de Christ mais qui travaillent pour le prochain et n’ont pas de propriété, ne meurent pas de faim. Comment donc peut-on dire que ceux qui pratiqueraient la doctrine de Christ, c’est-à-dire qui travailleraient pour le prochain, mourraient de faim ? L’homme ne peut pas mourir de faim quand il y a du pain chez le riche. En Russie, à chaque moment donné, il y a des millions d’hommes qui vivent sans rien posséder, uniquement par leur travail.

Un chrétien aura son existence également assurée chez les païens et chez les chrétiens. Il travaillera pour les autres, leur sera nécessaire, donc il sera nourri. Un chien même, s’il est utile, est nourri et soigné ; comment ne nourrirait-on pas et ne soignerait-on pas un homme qui est nécessaire aux autres ?

Mais un homme malade, ou chargé de famille, ne peut pas travailler pour les autres — on cessera donc de le nourrir, diront ceux qui veulent à toute force prouver la légitimité de la vie bestiale. Ils le diront, ils le disent, et ils ne voient pas qu’eux-mêmes agissent tout autrement. Ces mêmes gens, ces gens qui n’admettent pas que la doctrine du Christ soit praticable — la pratiquent. Ils continuent de nourrir un mouton, un bœuf, un chien malade. Même une vieille rosse, ils ne la tuent pas, mais lui donnent un travail mesuré à ses forces. Ils nourrissent des familles d’agneaux, de porcelets, de caniches, dans l’espoir d’en tirer parti ; comment ne nourriraient-ils pas un homme utile quand il tombe malade, comment ne trouveraient-ils pas un travail approprié aux forces d’un vieillard ou d’un enfant, comment ne se feraient-ils pas éleveurs d’hommes qui, plus tard, travailleront pour eux ?

Non seulement ils le feront, mais ils ne font que cela. Les neuf dixièmes des hommes — le bas peuple — sont nourris par un dixième de gens riches, comme on nourrit le bétail. Et, quelque profondes que soient les ténèbres dans lesquelles vivent ces gens, quelque mépris qu’ils aient pour les neuf dixièmes de l’humanité, ce dixième de gens forts, qui ont le pouvoir, ne privent jamais les neuf dixièmes de leur nourriture, bien qu’ils puissent le faire. Ils ne privent pas le bas peuple du nécessaire afin qu’il puisse se multiplier et travailler pour eux. De nos jours, ce dixième de gens riches travaillent consciencieusement à ce que les neuf dixièmes soient nourris régulièrement, c’est-à-dire puissent fournir le maximum de travail, se multiplier et donner une nouvelle génération de travailleurs. Les fourmis veillent à la fécondité et à l’élevage de leurs petites vaches nourricières, comment les hommes ne veilleraient-ils pas à la multiplication de ceux qui travaillent pour eux ? Les ouvriers sont nécessaires. Et ceux qui profitent du travail veilleront toujours à ce que les ouvriers ne viennent pas à leur manquer.

L’objection contre la possibilité de pratiquer la doctrine du Christ, qui consiste à dire que si je n’acquiers rien pour moi-même, si je ne mets rien en réserve, personne ne voudra nourrir ma famille, est juste, mais seulement par rapport aux gens oisifs, inutiles, par conséquent nuisibles, comme la majorité de notre classe riche. Personne ne se souciera de nourrir des oisifs, excepté des parents insensés, parce que les gens oisifs ne sont nécessaires à personne, pas même à eux-mêmes, tandis que les hommes les plus endurcis nourriront et élèveront des ouvriers. On élève les veaux, et l’homme est une bête de travail plus utile que le bœuf, comme on peut s’en rendre compte par les tarifs des marchés d’esclaves. C’est pourquoi les enfants ne peuvent jamais rester sans subsistance.

L’homme n’est pas au monde pour qu’on travaille pour lui ; mais pour travailler lui-même pour les autres. Celui qui travaillera aura sa nourriture.

Ce sont là des vérités prouvées par la vie de l’univers entier.

Jusqu’ici, toujours et partout où l’homme travaillait il recevait sa nourriture, comme n’importe quel cheval qui travaille. Et cette nourriture était assurée à l’ouvrier qui travaillait par contrainte, à contre-cœur, car l’ouvrier ne désirait qu’une chose — se débarrasser du travail, acquérir le plus possible et faire porter le joug à celui qui le lui imposait tout à l’heure. Un semblable ouvrier, envieux, méchant et travaillant à contre-cœur, ne manquait jamais de nourriture et était même plus heureux que celui qui, ne travaillant point, vivait du travail d’autrui. Combien donc serait plus heureux l’ouvrier qui travaillerait selon la doctrine de Christ, dont le but serait de travailler le plus possible et de recevoir le moins possible ? Et combien sa position serait meilleure quand il verrait augmenter autour de lui le nombre des hommes qui suivraient son exemple.

La doctrine de Christ sur le travail et ses fruits trouve son expression dans le récit des cinq ou sept mille hommes rassasiés avec deux poissons et cinq pains. L’humanité jouira de la plus grande somme de bien-être accessible aux hommes sur la terre lorsque chacun, au lieu de s’efforcer de s’approprier le plus de choses possible et de tout consommer à lui tout seul, agira comme Christ l’a enseigné au bord de la mer.

Il fallait nourrir quelques milliers d’hommes. Un des disciples de Christ lui dit qu’il a vu chez un garçon quelques poissons ; il y avait en outre quelques pains apportés par les disciples. Jésus comprit que certains, parmi ces gens venus de loin, avaient apporté des provisions, tandis que d’autres n’en avaient pas. (La preuve que plusieurs d’entre les personnes présentes avaient apporté des provisions, c’est que, chez les quatre évangélistes, il est dit qu’après le repas les restes furent rassemblés dans douze paniers. Si personne n’avait rien apporté, excepté le garçon, par quel hasard aurait-on trouvé en cet endroit douze paniers ?) Si Christ n’avait pas fait ce qu’il a fait, c’est-à-dire le miracle d’avoir rassasié quelques milliers de gens avec cinq pains, tout se serait passé à cette occasion exactement comme cela se passe maintenant dans le monde. Ceux qui avaient des provisions auraient mangé ce qu’ils avaient ; ils auraient mangé tout, par gloutonnerie, ou par avidité pour ne rien laisser. Les avares auraient peut-être rapporté les restes à la maison. Ceux qui n’avaient rien seraient restés affamés, épiant avec haine et envie les mangeurs ; quelques-uns d’entre eux auraient peut-être volé des provisions à ceux qui s’en étaient munis, provoquant ainsi des querelles et des rixes, et les uns s’en seraient retournés chez eux repus, et les autres affamés et irrités ; exactement comme cela se passe dans notre monde.

Mais Christ savait ce qu’il voulait faire (comme il est dit dans l’Évangile) ; il ordonna à tous de s’asseoir en cercle, engagea ses disciples à offrir leurs provisions à ceux qui n’avaient rien, et recommanda aux autres d’agir de même. Quand tous ceux qui avaient des provisions eurent suivi l’exemple des disciples du Christ, c’est-à-dire eurent offert aux autres ce qu’ils avaient, il arriva que tout le monde ayant mangé modérément, il resta encore assez de vivres pour les premiers qui n’avaient pas mangé. Tout le monde fut ainsi rassasié, et il resta assez de victuailles pour remplir douze paniers.

Christ enseigne aux hommes à agir dans la vie selon la raison et la conscience ; car c’est la loi de l’être raisonnable pris séparément comme celle de toute l’humanité. Le travail est la condition inévitable de la vie de l’homme. Le travail est la source du vrai bien pour l’homme. C’est pourquoi il est mauvais de refuser de partager avec autrui le fruit de son travail. Il est bon d’abandonner aux autres le fruit de son travail.

« Si les hommes ne s’arrachent pas la nourriture les uns aux autres, ils mourront de faim », disons-nous. Il me semble qu’il serait plus juste de dire le contraire : si les hommes s’arrachent l’un l’autre leur nourriture, certains mourront de faim, ce qui a lieu en effet.

Chaque homme, qu’il vive selon la doctrine de Christ ou selon la doctrine du monde, ne subsiste que grâce aux soins des autres hommes. Depuis sa naissance l’homme est soigné, surveillé et nourri par les autres. Mais, selon la doctrine du monde, l’homme a le droit d’exiger, par le vol et la menace, que les autres continuent à le nourrir, lui et sa famille. Selon la doctrine de Christ, l’homme, dès sa naissance, est également soigné, nourri, allaité par d’autres ; mais pour que les autres continuent à le soigner et le nourrir, il doit tâcher à son tour de servir les autres, de se rendre aussi utile que possible à tout le monde. Les hommes qui suivent la doctrine du monde désireront toujours se débarrasser d’un individu qui leur est inutile et qui les force, par la violence, à le nourrir ; à la première occasion, non seulement ils cesseront de le nourrir, mais ils le tueront comme un être inutile. Mais toujours, les hommes, quelque méchants qu’ils soient, nourriront et garderont soigneusement quelqu’un qui travaille pour eux.

Quelle est donc la vie la plus sensée, la plus raisonnable et la plus joyeuse : la vie selon la doctrine du monde ou la vie selon la doctrine du Christ ?

  1. Luc, iv, 1-2. Christ est conduit dans le désert pour y être tenté par le mensonge. Matth., iv, 3-4. Le mensonge suggère à Christ qu’il n’est pas fils de Dieu s’il ne peut faire du pain avec des pierres. Christ dit : Je puis vivre sans pain, je suis vivant par le souffle de Dieu. Alors le mensonge dit : Si tu es existant par le souffle de Dieu, jette-toi d’une hauteur, tu détruiras la chair, mais l’esprit que t’a soufflé Dieu ne périra point. — Christ dit : Ma vie de la chair est la volonté de Dieu. Détruire la chair c’est agir contre la volonté de Dieu, — tenter Dieu. Matth., iv, 8-11. Alors le mensonge dit : Si c’est ainsi, alors mets-toi au service de la chair, comme tout le monde, et la chair te donnera satisfaction. Christ répond : Je suis impuissant sur la chair : ma vie est en esprit ; mais je ne puis détruire la chair parce que l’esprit est renfermé dans mon corps par la volonté de Dieu, et vivant ainsi, dans la chair, je ne peux servir que Dieu mon Père. Et Christ quitte le désert pour rentrer dans le monde.
  2. Le raisonnement des parents est assez curieux. « Je n’ai besoin de rien, dit le père ; cette existence m’est très pénible, mais je fais cela pour mes enfants, par amour pour eux. » Autrement dit : Je sais par expérience que notre existence est un malheur, par conséquent… j’élève mes enfants de façon qu’ils soient aussi malheureux que moi. Et pour cela, par amour pour eux, je les mène dans une ville malsaine au physique et au moral ; je les confie à des étrangers qui ne voient dans l’éducation qu’un métier lucratif ; je pousse mes enfants dans la corruption physique, morale et intellectuelle. Tel est le raisonnement qui doit servir de justification à l’existence absurde des parents eux-mêmes.