Psychologie du libre Arbitre (Prudhomme - RMM)


PSYCHOLOGIE DU LIBRE ARBITRE


J’ai déposé le germe du présent travail dans le Compte-rendu du Congrès International de Psychologie tenu à Paris en 1900[1]. Voici ma communication :

L’illusion du libre arbitre.

« Qu’il y ait ou non dans l’Univers des événements non nécessités, toujours est-il que l’homme a l’illusion au moins, sinon la véridique assurance, qu’il en existe un, au témoignage de sa conscience, dans l’exercice de sa volonté. Je m’en tiens à cette constatation tout empirique et je m’en étonne, car n’est-il pas surprenant, si tout est nécessité dans l’Univers, qu’un état mental y trouve de quoi représenter, même illusoirement ; la non-nécessité ? De quelle combinaison de facteurs nécessaires peut donc sortir une image, vraie ou fausse, de quelque chose qui n’implique absolument rien de leur nécessité et même en représente le contraire ?

« Il y a, certes, là un problème à résoudre, je ne peux que le signaler. Il m’a conduit à une théorie des idées, dont je n’ai pas encore achevé l’exposé. »

Depuis lors, dans une de mes lettres adressées à mon savant ami le docteur Charles Richet, de l’Académie de médecine, sur les Causes finales[2] j’ai écrit : « D’après les idées que se font les savants du déterminisme expérimental, de sa nature et de sa portée, rien n’existerait, rien n’agirait, rien n’arriverait qui ne fût ou bien nécessaire, à titre de substratum, ou bien nécessité à titre d’événement. Or il est indéniable que l’homme, à tort ou à raison, s’attribue une activité indépendante dont il a conscience. Je me demande alors d’où procède et comment peut naître en lui la conscience de cette sorte d’activité qui, dans cette conception de l’Univers, non seulement n’existe pas, mais encore est exactement le contraire… de ce qui existe, c’est-à-dire le déterminisme universel. Ainsi ce dernier, qui ne pourrait sans se nier engendrer son contraire, en peut néanmoins engendrer la conscience. Je suis extrêmement frappé de cette étrange conséquence où conduit le déterminisme universel confronté avec l’observation interne… » — « … Je crois que de la nécessité ne peut rien sortir qui implique même l’illusion du libre arbitre… et je tâcherai, si j’en ai le loisir, de faire, par une analyse et une critique exactes, mon intelligence complice de mon instinct moral. »

Je voudrais aujourd’hui mettre à exécution ce projet.

AVANT-PROPOS
Quelques définitions préliminaires.

J’emploierai différents mots d’un usage courant, sur le sens desquels toutefois je désire me mettre parfaitement d’accord avec le lecteur parce que leur sens banal manque de précision.

I

Je le prie, bien que le moi soit haïssable, de me pardonner l’usage peu modeste que je ferai de la première personne dans tout le cours de cet opuscule. C’est une analyse psychologique où j’observe ce qui se passe en moi ; c’est donc forcément de moi-même que je parle. Je ne peux qu’inviter autrui à constater sur soi les résultats de cette introspection qui, à la rigueur, ne vaut que pour celui qui la fait. L’expression je ou moi sera plus juste en même temps que plus commode.

Dans les relations sociales ces deux vocables ne prêtent à aucun malentendu ; dans le langage philosophique il convient d’en préciser le sens. Le moi représente, dans le langage courant, outre l’unité de la synthèse psychique, par extension celle d’une synthèse physiologique. C’est pourquoi l’on dit : « mon corps, je pèse tant de kilogrammes », non que le substratum de la vie psychique soit identifié à celui de la vie physiologique par ce pronom possessif et ce pronom personnel, mais le principe, quel qu’il soit, de l’unité physiologique est dans une certaine mesure subordonné à celui de l’unité psychique même aux yeux des partisans de la distinction foncière de ces deux principes.

La personne est synonyme du moi. C’est plus spécialement l’unité synthétique des données psychiques constitutives du moi. Cette unité, en tant que synthétique, n’est pas nécessairement indivisible ; on constate, en effet, des dédoublements de la personnalité (cas classique de Félida et beaucoup d’autres reconnus postérieurement à celui-là). La personne humaine serait donc comparable à la synthèse mécanique appelée résultante, dont les facteurs, les composantes se manifestent dans une unité qui les implique toutes sans que l’intégrité de chacune y soit altérée par le concours des autres, de sorte que cette unité se conçoit décomposable en de nouvelles unités, synthèses de telles ou telles des décomposantes.

Le moi ne saurait se définir tout entier au moyen des seules données que fournit la conscience : il dépasse le champ de celle-ci. Elle n’atteint pas, en effet, l’être du moi, le substratum psychique, et n’en éclaire pas non plus toutes les modifications, ni tous les actes ; un certain nombre en demeurent toujours inconscients. Les autres variations psychiques sont susceptibles de passer de l’état inconscient à l’état conscient et réciproquement du second au premier. Dans ce dernier cas elles affectent, sous le nom de souvenirs latents, une nouvelle forme, et le retour à l’état conscient par la réminiscence transforme ceux-ci à leur tour en souvenirs évoqués. L’indétermination des limites du moi semble autoriser la critique à demander s’il en comporte. Y a-t-il plusieurs psychiques individualisés, en d’autres termes ; suis-je seul dans l’Univers à constituer un moi et même y a-t -il dans l’Univers autre chose que moi ? Ne suis-je pas tout ? Cette question, ridicule au premier abord, n’est pas, à la réflexion, aussi aisément soluble qu’elle le semble. Je ne puis pour la résoudre consulter que ma conscience. Or elle ne me révèle qu’une part du moi et rien ne l’oblige à assigner au moi des bornes. Certaines sensations, celles de la vue, apparaissent à la conscience spontanée comme extérieures au moi : la synthèse de couleurs vertes et de couleurs brunes qu’on appelle arbre est un état de sensibilité nerveuse extériorisé par tous les hommes, excepté les philosophes qui se demandent avec Kant si hors de la conscience, quelque chose répond aux modifications conscientes du moi. Le doute à cet égard n’influe pas sur le résultat de mes recherches.

II

La différence en moi, si minime soit-elle, entre le sommeil supposé sans rêve (le sommeil complet) et le rêve ou la veille, est ce que j’appelle un état conscient. Une sensation (toucher, odeur, saveur, son, couleur), un sentiment, une idée, etc., sont des états conscients. La conscience spontanée est l’aptitude à affecter ces états ; je ne peux que la désigner au lecteur d’après mon expérience personnelle, sans la définir, car elle est sui generis. La conscience spontanée ne se borne pas à être passive ; elle est, dans certaines fonctions, active en cela que non seulement j’éprouve des sensations et des sentiments, non seulement je suis, en quelque sorte, le miroir des choses, mais encore j’exerce spontanément mon activité mentale sous les noms d’intelligence, raison, pensée, pour comparer, abstraire, raisonner, juger. Il y a plus : je peux constater que je sens et que j’agis mentalement. Ce dernier mode de la conscience qui se superpose, en quelque sorte au premier (en allemand uberdenken, penser par-dessus) je l’appelle la conscience réfléchie. Je ferai remarquer enfin que la conscience réfléchie peut s’exercer soit sur un état conscient présent, soit sur le souvenir de celui-ci : je peux m’observer sentant, pensant, voulant, et je puis observer en moi les souvenirs respectifs de ces états conscients.

C’est au moyen de l’analyse et de la critique rationnelle, exercées par les divers modes de connaissance sur le libre arbitre tel que le donne la conscience spontanée passive, c’est par ce double procédé que je tâcherai de prouver la réalité de celui-ci.

III

L’existence des changements extérieurs au moi est révélée à l’homme par les étals sensibles (sensations tactiles, visuelles, auditives, olfactives, etc.) qu’ils provoquent dans sa conscience en impressionnant les nerfs sensitifs ; les états de conscience sont, à proprement parler, des phénomènes au sens étymologique du mot ; ils sont, chez l’observateur, les signes des changements extérieurs au moi. À ce titre les phénomènes constituent les matériaux de la science expérimentale. Les physiciens, les chimistes, les naturalistes qui cultivent cette science appellenl indifféremment phénomènes les changements internes et les changements externes signifiés par les premiers. Cette confusion regrettable s’explique : la distinction capitale du subjectif et de l’objectif n’est expressément établie que depuis Kant. J’appellerai un fait ou un événement tout changement ou toute synthèse de changements internes ou externes, subjectifs ou objectifs el je prendrai le mot phénomène dans son acception étymologique.

IV

Les mots matière et esprit, physique et psychique signifient deux choses que ne sépare pas un abîme, qui ne sont pas irréductibles entre elles. L’acte d’écrire suffit pour en témoigner : la volonté, en effet, nient la plume ; or, s’il n’y avait absolument rien de commun entre l’une et l’autre, entre ce qui meut et ce qui est mû, comment la première pourrait-elle agir sur la seconde ? De même la physionomie, l’expression d’un état moral par les traits du visage, par le geste serait impossible, car dans le caractère expressif la matière et l’esprit, le physique et le psychique sont indivisibles ; c’est dans ce caractère que ces deux données communiquent le plus directement. Elles les communiquent immédiatement, il faut même dire qu’elles s’identifient en lui. Néanmoins elles sont considérées chez l’homme par le plus grand nombre comme deux êtres distincts sous les noms de corps et d’âme. Le problème qui l’ait l’objet du présent essai se trouve être, par la façon dont je l’aborde, indirectement intéressé dans cette distinction, comme on le verra au chapitre où j’analyse la nature et la formation des idées. J’ai été conduit à reconnaître l’identité foncière de ces deux données empiriques dans leur commune racine métaphysique.

V

Les hommes qui doutent rationnellement du témoignage de la conscience spontanée touchant le libre arbitre sont certains philosophes parmi lesquels Spinoza est celui dont le système est le plus solidement organisé en faveur de l’universelle nécessité, et les savants attachés à la méthode expérimentale inaugurée par Bacon et parfaitement définie par Claude-Bernard.

Le déterminisme scientifique n’est pas la nécessité. L’expérience constate que tous les événements qui tombent sous les sens sont soumis à des lois, c’est-à-dire sont entre eux dans des rapports généraux constants dont le nombre tend à se réduire de plus en plus à mesure que la science progresse. Cette constance des lois ne s’est jamais démentie ni dans la nature livrée à elle-même, ni dans les laboratoires, où les savants par l’expérimentation font naître les phénomènes en reproduisant les conditions qui les déterminent sans l’intervention humaine. Les savants peuvent donc en provoquer le retour à volonté et par suite le prédire. Aussi pour eux une telle constance équivaut-elle à la nécessité. Ils n’ont pas le droit d’affirmer que les phénomènes prédits ne peuvent pas ne pas naître, mais, comme en réalité les mêmes conditions les ont toujours déterminés et que, jusqu’à présent, rien n’autorise à supposer que l’efficacité de ces conditions doive changer, leur acte de foi est pleinement justilié. J’assimilerai donc les savants déterministes aux partisans de l’universelle nécessité.

CHAPITRE I

Définition du Libre Arbitre.

Il importe avant tout de préciser avec soin ce qui constitue un acte voulu.

Voici ce que l’analyse distingue dans la psychologie d’un tel acte :

1o L’idée préconçue d’un acte à réaliser.

2o Un mobile ou stimulant, c’est-à-dire une tendance générale et permanente (instinct, penchant ou inclination) à se procurer une satisfaction qui est considérée par l’agent comme devant résulter de cet acte et, à ce titre, en est pour lui la raison d’être primordiale.

3o Un motif, qui est l’application de la tendance générale et permanente à un cas particulier et accidentel, la tendance spécialisée par son rapport à l’acte. Par exemple : un homme prend son pistolet pour traverser un bois fréquenté par des malfaiteurs. Son mobile est l’instinct de conservation, tendance générale et permanente ; son motif est de se mettre en état de défense, de se prémunir contre un danger relatif à son voyage à travers ce bois, cas particulier et accidentel.

4o La résolution. Le motif, quand il n’est en conflit avec nul autre, quand il est unique, fait naître l’intention immédiate d’agir ou de s’abstenir, l’intention arrêtée, qui se nomme la résolution. L’agent, si bon lui semble, peut différer d’agir, car une intention, si formelle qu’elle soit, d’agir, n’est pas encore l’action.

5o La volition. L’entrée en action appartient au vouloir, lui est propre et est appelée par les psychologues volition[3]. Ce mode initiale d’activité est purement psychique, et, de plus, c’est une espèce particulière de l’activité psychique. Ce n’est pas l’activité volontaire qui forme les idées, qui compare, qui raisonne ; mais elle accompagne chacune de ces opérations sous le nom d’attention ; elle diffère également de l’énergie musculaire et se distingue, en un mot, «le tous les modes d’activité composant les stades successifs de la mise à exécution de la résolution. Quels que soient ces modes, l’activité volontaire, qui en est seulement la mise en train, demeure donc toujours la même. Elle prend le nom d’initiative.

6o L’hésitation. Il arrive que l’acte à réaliser est mis à exécution aussitôt que voulu. Dans ce cas il n’y a pas alternative pour l’agent. Il ne se dit pas : « Ferai-je ou ne ferai-je pas cet acte ? » il n’a pas occasion de se le demander, parce qu’il n’y a pas hésitation chez lui. Il prend l’initiative d’agir aussitôt qu’il perçoit le motif ; il veut dès qu’il le perçoit. Mais il se peut qu’il hésite, parce que divers motifs sollicitent son vouloir.

7o La délibération. Dans ce dernier cas il délibère, c’est-à-dire qu’il cherche à discerner, parmi plusieurs motifs qui sollicitent son vouloir, le motif prépondérant, la satisfaction dominante parmi celles qui se proposent à son choix. La délibération aboutit à un jugement qui fixe son choix en déterminant sa préférence, en un mot à la résolution.

8o L’abstention. La délibération peut aboutir à la résolution de ne pas agir. S’abstenir c’est vouloir ne pas agir, c’est donc plus que l’inaction. Celle-ci est l’absence de tout changement dans le moi, l’abstention, au contraire, implique une opposition à quelque motif incitant a agir, donc une résistance à une tendance. Du processus que représente l’action sur laquelle l’agent délibère, rien ne se réalise donc, sauf le premier stade signalé dans l’article 5, à savoir le mode d’activité propre au vouloir, l’initiative, qui est alors une inhibition.

9o Il arrive que l’action, pour atteindre la fin dominante qu’implique le motif prépondérant, requiert plusieurs étapes dont chacune a sa fin propre. Dans ce cas, le plus fréquent, le processus de l’action comporte plusieurs fins intermédiaires. Par exemple : après délibération un débiteur prend la résolution d’adresser une demande de délai à son créancier ; il faudra qu’il prenne sa plume, qu’il la trempe dans l’encre, qu’il écrive, qu’il plie sa lettre et la porte à la poste, autant de fins intermédiaires à atteindre avant celle qui consiste dans l’obtention du délai. Encore faut-il noter que cette fin n’est réellement pas la dernière ; qu’elle est un autre motif intermédiaire par rapport au mobile, qui est le motif foncier, seul vraiment prépondérant, à savoir le besoin général de tranquillité, spécialisé dans le désir de différer le paiement d’une dette. Il y a de même un mobile à l’origine de toute action.

Tels sont, ce me semble, tous les facteurs de l’action voulue, considérée dans son entière complexité. Mais, dans la pratique, ils ne sont pas tous également conscients chez l’agent ; plusieurs peuvent même être inconscients. Depuis l’action tout entière et la plus réfléchie où le vouloir est le plus éclairé, jusqu’à celle où le vouloir spontané confine à l’instinct, on conçoit un nombre indéfini de degrés.

De ces neuf facteurs les seuls qui engagent le libre arbitre sont les sept derniers, et c’est le cinquième, la volition, qui est la raison d’être des six autres de ceux-ci et qui les régit. Je vais donc l’examiner de mon mieux.

Parmi les variations dont je suis le sujet, il en est un grand nombre qui se révèlent à moi comme subies, reçues par moi. Je m’en reconnais le sujet tout passif : telles sont, par exemple, mes sensations brutes, qui suivent immédiatement les impressions du monde extérieur sur mes nerfs sensitifs. Il y en a d’autres qui me semblent moitié reçues, moitié formées par moi-même. Telles sont mes perceptions composées de sensations élémentaires : ce sont des synthèses que je discerne après plus ou moins de tâtonnements, comme lorsque par mon attention je reconnais et spécifie un troupeau dans une masse mouvante et d’abord confuse de formes lointaines qui se sont rapprochées de moi, ou lorsque je compose des visages humains avec les dessins purement ornementaux d’un papier de tenture, ou encore lorsque mon activité mentale ne se contente pas d’utiliser des sensations offertes toutes groupées en moi par l’impression, mais, les recevant séparément, les rapproche pour les synthétiser à mon gré c’est ainsi que j’assemble des mots pour en former une phrase. De même fait le peintre qui choisit les couleurs pour les combiner et en former une image sur la toile. Il est enfin des variations de moi que je sens procéder de moi-même exclusivement. Telles sont mes volitions. Celles-ci, j’ai conscience de n’en être pas simplement traversé : je le sens dépendre de moi et uniquement de moi. Avoir conscience que je veux, c’est avoir conscience d’une variation psychique en moi telle que je n’y sens absolument rien d’étranger à moi, que je n’y sens que moi.

Cette conscience spontanée d’être exempt de toute contrainte extérieure à moi dans l’exercice de mon vouloir se traduit en moi par celle de pouvoir, au même instant, vouloir faire ou ne pas faire une action dont j’ai l’idée préconçue, me l’interdire ou en commencer l’exécution, sauf empêchement hors de moi à la continuer. Cette définition équivaut à celle que donne Stuart Mill dans sa Philosophie de Hamilton (p. 551)[4] : « Avoir conscience du libre arbitre signifie avoir conscience, avant d’avoir choisi, d’avoir pu choisir autrement…

Le libre arbitre tel qu’il apparaît à la conscience spontanée peut donc se définir : l’entière indépendance de l’acte volontaire.

CHAPITRE II

Objection au Libre Arbitre tirée de la contradiction dans son concept.

Je rencontre tout de suite des contradictions entre le témoignage de ma conscience spontanée et celui de la critique rationnelle. D’après le premier dans la volition l’acte n’est pas nécessité, aucun antécédent ne le prescrit infailliblement ; d’après le second, reconnaître qu’il ne dépend que de moi, cela n’en est pas moins reconnaître qu’il dépend d’un antécédent, puisqu’il exprime ce que je suis, c’est-à-dire qu’il est prescrit infailliblement par mon essence, en un mot, c’est implicitement reconnaître qu’il est nécessité. Délibérer consiste à mettre en évidence la conformité parfaite de l’acte, une fois résolu, à mon essence, par suite sa nécessité.

En outre, affirmer qu’au même moment je puis vouloir une chose ou une autre, c’est admettre que ces deux volitions sont également indépendantes et que, par conséquent, celle qui prévaudra, n’étant en rien nécessitée, constituera un commencement de processus actif. Quel que soit donc (désir ou autre) son antécédent, il est, quant à l’entrée en exercice de mon activité volontaire, comme s’il n’existait pas, en ce sens qu’il n’est pas partie intégrante de celle-ci ; c’est par elle-même et d’elle-même qu’elle entre en exercice. En d’autres termes : un acte absolument indépendant, qui, par conséquent ne tient d’aucun autre ce qui le définit, c’est un acte qui n’est pas communiqué. Il contient donc en soi sa détermination, et par là c’est un changement initial dans le monde accidentel, une initiative, comme je l’ai précédemment nommé. Or une pareille variation, affranchie de tout conditionnement, répugne à la raison autant qu’une création ex nihilo. La raison, en effet, est mise en demeure de concevoir le passage du repos au mouvement sans que les conditions du repos soient préalablement modifiées ; ce qui est contraire à l’axiome de causalité tel qu’il s’impose à l’esprit humain pour l’explication du processus universel.

Kant, avec la subtile profondeur d’analyse qui caractérise son génie, a mis en évidence l’antinomie qu’implique le concept du libre arbitre dans la Critique de la Raison pure[5]. Je rappelle au lecteur le passage de cet ouvrage où il expose cette antinomie, qui est la troisième des quatre relevées par lui :

« Troisième conflit des idées transcendentales.

Thèse.

La causalité selon les lois de la nature n’est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d’admettre une causalité libre pour l’explication de ces phénomènes.

Preuve.

Si l’on admet qu’il n’y a pas d’autre causalité que celle qui repose sur les lois de la nature, tout ce qui arrive suppose un état antérieur auquel il succède infailliblement d’après une règle. Or, l’état antérieur doit être lui-même quelque chose qui soit arrivé qui soit devenu dans le temps, puisqu’il n’était pas auparavant), puisque s’il avait toujours été, sa conséquence n’aurai pas non plus commencé d’être, mais aurait toujours été. La causalité de la cause par laquelle quelque chose arrive est donc elle-même quelque chose d’arrivé, qui suppose, à son tour, suivant la loi de la nature, un état antérieur et sa causalité, et celui-ci, un autre état plus ancien, etc. Si donc tout arrive suivant les simples lois de la nature, il n’y a toujours qu’un commencement subalterne, mais jamais un premier commencement, et par conséquent, en général, aucune intégralité de la série du côté des causes dérivant les unes des autres. Or, la loi de la nature consiste en ce que rien n’arrive sans une cause suffisamment déterminée a priori. Donc, cette proposition : que toute causalité n’est possible que suivant les lois de la nature, se contredit elle-même dans sa généralité illimitée, et cette causalité ne peut conséquemment pas être admise comme la seule.

D’après cela, il faut admettre une causalité par laquelle quelque chose arrive sans que la cause y soit déterminée en remontant plus haut par une autre cause antérieure suivant les lois nécessaires, c’est-à-dire une spontanéité absolue des causes, capable de commencer par elle-même une série de phénomènes qui se déroulera suivant les lois de la nature, par conséquent, une liberté transcendentale sans laquelle, même dans le cours de la nature, la série successive des phénomènes n’est jamais complète du côté des causes.

Antithèse.

Il n’y a pas de liberté, mais tout arrive dans le monde uniquement suivant les lois de la nature.

Preuve.

Supposez qu’il y ait une liberté dans le sens transcendental, c’est-à-dire une espèce particulière de causalité suivant laquelle les événements du monde pourraient avoir lieu, une puissance de commencer absolument un état, et par suite aussi une série de conséquences de cet état ; et alors, non seulement une série commencera absolument, en vertu de cette spontanéité, mais encore devra commencer aussi absolument la détermination de cette spontanéité elle-même, en vue de la production de la série, c’est-à-dire la causalité de telle sorte que rien ne précède qui détermine, suivant des lois constantes, cette action qui arrive. Mais tout commencement d’action suppose un état de la cause non encore agissante, et un premier commencement dynamique d’action suppose un état qui n’a avec l’état antérieur de cette même cause aucun lien de causalité, c’est-à-dire qui n’en dérive d’aucune manière. Donc, la liberté transcendentale est opposée à la loi de causalité, et une telle liaison d’états successifs de causes efficientes, d’après laquelle aucune unité de l’expérience n’est possible et qui, par conséquent, ne se rencontre dans aucune expérience, n’est qu’un vain être de raison.

Ce n’est donc que dans la nature que nous devons chercher l’enchaînement et l’ordre des événements du monde. La liberté (l’indépendance) à l’égard des lois de la nature est à la vérité un affranchissement de la contrainte, mais aussi du fil conducteur de toutes les règles. En effet, on ne peut pas dire qu’au lieu des lois de la nature, des lois de la liberté s’introduisent dans la causalité du cours du monde, puisque, si la liberté était déterminée suivant des lois, elle ne serait pas liberté, mais ne serait que nature. Nature et liberté transcendentale diffèrent donc entre elles comme conformité aux lois et affranchissement des lois. La première accable l’entendement de la difficulté de rechercher toujours plus haut l’origine des événements dans la série des causes, puisque la causalité y est toujours conditionnée, mais elle promet en retour une unité d’expérience universelle et conforme à la loi. L’illusion de la liberté, au contraire, offre sans doute du reposa l’entendement qui pousse ses explorations dans la chaîne des causes, en le conduisant à une causalité inconditionnée qui commence à agir d’elle-même, mais, comme cette causalité est aveugle, elle brise le fil conducteur des règles qui seul rend possible une expérience universellement liée.

Tout esprit qui soumet la conscience spontanée du libre arbitre à la critique rationnelle, à celle de la conscience réfléchie, se heurte à cette antinomie. Il n’est donc pas surprenant que les penseurs pour qui le principe de contradiction est un critérium valable dans tous les cas, quel que soit l’objet du jugement auquel on l’applique, échouent toujours dans la tentative de prouver la réalité du libre arbitre.

Mon inclination à y croire a longtemps rencontré là un empêchement dérimant en dépit du témoignage de ma conscience spontanée. Je me voyais rationnellement obligé d’en douter bien que je n’en pusse douter effectivement.

Un passage du beau livre de William James L’Expérience Religieuse[6] décrit bien ce conflit moral ; le voici : « … Cependant si l’on prend l’activité de l’esprit dans sa réalité vivante, si l’on considère tout ce qui, dans une âme d’homme, est en dehors de ses connaissances rationnelles et, caché en lui-même, dirige secrètement sa conduite, avouons que le rationalisme ne fait qu’effleurer la surface de la vie intérieure si riche et si profonde… Ces intuitions ont leur source dans des profondeurs où le rationalisme avec son flux de paroles ne saurait atteindre… Au vrai, dans le domaine métaphysique et religieux, les raisons explicites n’ont aucune influence sur nous, tant qu’une intuition sourde et implicite ne nous pousse pas dans le même sens… L’instinct marche en avant, l’intelligence le suit docilement. » Ne dirait-on pas que William James vise expressément le cas du libre arbitre, où les objections logiques ne prévalent pas plus contre le sentiment que ne le priment les démonstrations logiques.

Quand le doute rationnel n’est pas en même temps effectif, il y a lieu de se demander s’il est valable, si, au lieu d’être la marque d’une impossibilité inhérente à la nature des choses, il n’est pas le signe d’une impuissance de la pensée débordée par son objet, en d’autres termes, si, quoique réel, cet objet n’est pas tel qu’il condamne l’esprit à se contredire en essayant de l’exprimer par un jugement. Je le crois avec sécurité pour l’avoir vérifié sur tous les jugements d’ordre métaphysique que j’ai tenté de former. Or, parler du libre arbitre, c’est s’exposer à rencontrer l’activité, principe de l’acte senti libre. Avant d’agir j’ai conscience que ce principe, quel qu’il soit, existe en moi à l’état latent (virtuel pourrais-je dire) et qu’il est entièrement indépendant ; je constate simplement cette donnée, illusoire ou véridique, de ma conscience spontanée. Or, en tant que mon activité à l’étal latent fait partie intégrante du substratum que j’appelle moi et échappe aux prises de mon intelligence, je la reconnais d’ordre métaphysique. Elle se manifeste telle par le caractère d’entière indépendance que, en sortant de l’état latent, elle communique et imprime à son acte en le constituant dans la volition commencement d’action, incompréhensible pour l’intelligence humaine. Or, quand celle-ci prétend expliquer et formuler par un jugement ce qui lui est inaccessible, elle en est avertie par une contradiction impliquée dans ce jugement. Mais, remarque de première importance, elle n’a pas le droit d’en conclure qu’il est sans objet, que son objet n’existe pas.

Je ne demande, certes, pas au lecteur d’accepter d’emblée, sans preuve, ni contrôles empiriques mes précédentes assertions. Loin de là, je me propose de les appuyer dans le chapitre suivant sur un nombre imposant de faits. Mais il faut tout d’abord que je distingue avec précision ce qui est d’ordre purement expérimental de ce qui est d’ordre métaphysique, et je dois montrer que la contradiction accompagne et caractérise toujours les concepts ou les jugements dont l’objet est métaphysique. Cette distinction établie, il me sera facile de réfuter l’objection fondée sur le caractère contradictoire du concept de l’acte libre.

CHAPITRE III

L’Objet métaphysique. — Ce qui le distingue du processus accidentel. — Réfutation de l’objection tirée du concept contradictoire de l’acte libre.

D’innombrables choses apparaissent et disparaissent, à savoir : les effets en moi de l’observation soit externe, soit interne : figures, couleurs, sons, odeurs, saveurs, résistances, etc., et, en outre, mes autres états psychiques (pensées, sentiments, décisions volontaires, etc.) ; enfin mes souvenirs de tous mes états conscients sont également susceptibles d’apparaître et de disparaître, et vraisemblablement aussi les causes immédiates extérieures à moi de tous ces états, mais l’anéantissement total de l’Univers me semble impossible. Je n’ai aucune raison de croire que cette impossibilité ne soit évidente que pour moi, et j’affirme, sans crainte d’être démenti, qu’il existe quelque chose d’impérissable, quelque chose qui n’aura pas de fin. Il s’ensuit que cette donnée n’a pas eu de commencement. En effet, si en un moment quelconque du passé elle n’eût pas existé, l’Univers n’eût été, à ce moment-là, composé que de choses périssables, ce que je reconnais impossible de tout temps. Mais, objectera-t -on, l’Univers a-t-il toujours existé ? Ne peut-on pas concevoir, dans le passé, la non-existence de l’Univers entier, du périssable et de l’impérissable à la fois ? Je réponds que le commencement de l’Univers me semble aussi impossible que son anéantissement, et, non plus que précédemment, je n’ai lieu de craindre que cela ne semble impossible qu’à moi. L’esprit humain est donc mis en demeure d’affirmer que ce qui dans l’univers existe présentement sans pouvoir finir, ne peut pas ne pas avoir toujours existé, en d’autres termes existe nécessairement de toute éternité. C’est ce que j’appelle l’Être.

N’étant déterminé à l’existence par rien d’extérieur à soi, l’Être existe sans le secours d’aucune autre chose, c’est-à-dire par soi exclusivement. Il n’est donc conditionné par rien d’extérieur à soi ; par aucun milieu, il est entièrement indépendant, en un mot absolu. Cette absence de conditionnement extérieur fait dire qu’il existe en soi. Il est sans limite : en effet, il existe par soi et uniquement par soi ; ce qu’il est n’implique donc nul facteur négatif. Le fini implique limite, négation ; aussi dit-onde l’être qu’il est infini (deux négations équivalent à une affirmation).

Ainsi, d’une part, la réflexion et le raisonnement me révèlent qu’une chose dans l’Univers existe de toute éternité, l’Être, qui jouit des propriétés énoncées ci-dessus, et, d’autre part, l’observation tant interne qu’externe me révèle tout un monde de choses périssables. Voilà donc deux départements de choses bien distincts, sont-ils indépendants l’un de l’autre, sans communication entre eux ? Assurément non. Le périssable, en effet, par définition n’étant pas nécessaire, n’est ni par soi ni en soi ; il ne peut donc exister que par et dans autre chose ; or l’univers n’offre que le périssable et l’impérissable ; c’est donc par et dans le second que le premier existe.

Toutes les propositions précédentes sont ou axiomatiques ou empiriques. Les savants positivistes (mathématiciens, physiciens, chimistes, naturalistes, etc.), ont assurément le droit de négliger l’impérissable, il peut leur être inutile de s’en occuper, mais ils se tromperaient s’ils déniaient à l’esprit humain l’aptitude à en signaler l’existence et les propriétés, car l’aptitude à généraliser et à abstraire est applicable à cet objet tout comme aux divers objets qu’ils étudient. La spéculation sur l’impérissable ne requiert aucune aptitude intellectuelle spéciale chez les métaphysiciens qui le conçoivent ; seulement chez eux l’abstraction est poussée plus loin que chez les autres penseurs. Le point de départ de leurs recherches est comme pour les mathématiciens, une donnée empirique, laquelle suscite à la pensée réfléchie une proposition évidente par elle-même, ne se déduisant d’aucune autre, un ou plusieurs axiomes. Tout ce que les positivistes peuvent dire de la métaphysique, c’est que, pas plus que la science expérimentale, elle n’atteint la nature intime, le fond même de l’impérissable substance. Elle ne peut en affirmer que l’existence et les propriétés également impérissables sous le nom d’attributs, sans d’ailleurs pouvoir se former une idée adéquate de ces propriétés, car les définitions qu’elle en donne sont formulées négativement. Elle définit l’Éternel ce qui n’a ni commencement ni fin ; le nécessaire ce qui ne peut pas ne pas exister ; l’absolu ce qui n’est pas conditionné ; l’infini, ce qui n’est pas fini. Les savants positivistes, à tout prendre, obéissent à la même exigence mentale que les métaphysiciens, quand ils supposent aux données périssables de leurs observations et de leurs expériences, données qu’ils appellent phénomènes, ce qu’ils appellent et que j’ai précédemment nommé un substratum. Les métaphysiciens ne font qu’approfondir le sens de ce mot, en concevant un dessous permanent (sub-stance) aux choses périssables, désignées dans leur vocabulaire par les mots accidents, contingents, etc. Le domaine de la métaphysique, exactement délimité, n’est qu’une division du champ continu de la connaissance humaine. Elle l’exploite avec le même outillage intellectuel que la science applique à tout le reste, à cela près qu’elle aiguise la pioche pour l’enfoncer jusqu’au tuf, qu’elle n’entame d’ailleurs jamais. Il s’en faut de beaucoup qu’elle soit résignée à ne point tenter cet impossible sondage, c’est ce qui l’a discréditée et la confond, car elle aboutit à des jugements contradictoires.

Jugements contradictoires sur l’objet métaphysique.
I

Puisque le périssable existe dans et par l’impérissable reconnu nécessaire, il y a quelque chose de commun entre l’un et l’autre. Or, d’une part, cette donnée commune, en tant que partie intégrante du périssable, n’existe pas nécessairement, mais, d’autre part, en tant que partie intégrante du nécessaire, existe nécessairement : conclusion contradictoire.

Les métaphysiciens semblent n’avoir éprouvé aucun embarras à faire dériver le périssable de l’impérissable, les modifications, les accidents, les contingents de L’être nécessaire, de la substance. Il m’est, pour moi, impossible de concevoir comment le monde changeant se greffe sur son dessous immuable, ou plutôt comment il en procède. Les changements ne sont pas essentiellement inaccessibles à mon expérience soit externe, soit interne, mais l’être métaphysique l’est dans sa nature intime à mon intelligence. Il s’ensuit que je ne peux porter sur les rapports que le monde des changements, le monde accidentel ne soutient avec lui que des jugements dont l’infirmité se manifeste par la contradiction qu’ils impliquent. En voici des exemples.

II

D’après le peu que nous en pouvons percevoir par l’observation, tant interne qu’externe, nous constatons que l’Univers n’est pas, un seul moment, tel qu’il était au moment précédent, c’est-à-dire n’affecte pas dans le second l’état qu’il affectait dans le premier : le déplacement ininterrompu de la terre suffirait à en témoigner. Cette différence entre ses deux états immédiatement consécutifs est ce que j’ai appelé un changement.

Ce mot est souvent pris dans un sens plus large : on l’applique à la différence constatée entre l’état d’une chose à un moment passé et son état à un moment postérieur, séparé du premier par un intervalle de temps fini, et ce qu’alors on considère, c’est le résultat : la somme d’une série chronique, d’une succession d’états immédiatement consécutifs différents les uns des autres. Par exemple, en rencontrant une personne qu’on n’avait pas vue depuis longtemps on s’écrie : « Quel changement dans ses traits ! » À proprement parler un changement, c’est la substitution d’un état à un autre immédiatement antérieur, substitution instantanée, opérée en un seul moment, dans cette durée infiniment petite qui constitue le présent.

Remarquons que nous ne pouvons nous former la représentation exacte, l’idée adéquate du moment. En tant qu’infiniment petit, c’est une donnée soustraite à l’expérience, et ace titre, métaphysique. Une pareille donnée défie l’imagination et l’intelligence humaines. Aussi, quand un langage humain tente de l’exprimer, ne pose-t-il qu’une formule contradictoire.

Pas plus qu’il ne peut se représenter le moment, notre esprit ne peut se représenter un couple de moments immédiatement consécutifs. Un tel couple, en effet, est un continu et suppose par suite quelque chose de commun entre les deux termes qui le composent ; or chacun de ces deux termes, en tant que simple, indivisible, se trouve engagé tout entier dans ce qu’il a de commun avec l’autre, en un mot s’identifie avec lui, cesse d’en être discernable, et pourtant notre esprit est mis en demeure d’affirmer que le second est distinct du premier, sinon aucune durée ne serait engendrée. Un couple de moments immédiatement consécutifs est une donnée métaphysique, au même titre que les moments qui la composent.

Des considérations précédentes il résulte que nous ne pouvons nous former la représentation exacte, l’idée adéquate de la composition d’aucun changement, c’est-à-dire l’idée adéquate du couple d’états différents affectés en deux moments immédiatement consécutifs par ce qui change ; car, en tant que deux états n’occupent que deux tels moments, ils sont comme ceux-ci mêmes indiscernables pour notre esprit, quoique distincts.

Le passage du premier de ces états au second constitue le devenir. Il est facile de vérifier sur l’infiniment petit la nature contradictoire du devenir mathématique. En effet : nous concevons immédiatement en quoi consiste l’augmentation et la diminution et nous appelons grandeur ou quantité ce qui en est susceptible ; mais si, en outre, nous imposons à une chose ainsi qualifiée la condition d’être infiniment petite, nous imposons par la même à sa nature deux conditions contradictoires : celle d’être présentement susceptible de diminution, et celle d’être présentement moindre que n’importe quelle autre grandeur assignée, c’est-à-dire de ne comporter aucune diminution.

Les mathématiciens tournent la difficulté en substituant à l’infiniment petit, présentement réalisé, l’indéfiniment petit, variable (équivalente dans le calcul) tenue d’être toujours moindre que toute grandeur assignée.

La critique précédente des idées de changement et de devenir est celle de l’idée de l’activité en général ; elle est applicable à toutes sortes d’activité, suit physiques, soit psychiques.

III

L’être metaphysique est nécessaire ; il ne peut pas ne pas exister, mais les changements que nous y constatons témoignent qu’il n’existe pas dans un instant tel qu’il existait dans un autre instant. Comment concilier cette instabilité avec sa nécessité ? Il ne saurait exister sans affecter un certain état, de sorte que cet état est impliqué dans sa nécessité ; l’être nécessaire et sa manière d’être sont indivisibles et solidaires, de sorte que changer de manière d’être infailliblement changer d’être, ce qui est incompatible avec la nécessité. Voilà une contradiction irréductible pour la raison humaine qui cherche à s’expliquer l’Univers.

IV

Kant, dans la Critique de la Raison pure[7] signale quatre antinomie c’est-à-dire quatre cas où une même proposition d’ordre métaphysique peut être à la fois affirmée et niée. Je les rappelle au lecteur :

1o Thèse : Le monde a un commencement dans le temps et il est aussi limité dans l’espace.

Antithèse : Le monde n’a ni commencement dans le temps ni limite dans l’espace, mais il est infini aussi bien dans le temps que dans l’espace.

2o Thèse : Toute substance composée, dans le monde, se compose de parties simples, et il n’existe absolument rien que le simple et ce qui en est composé.

Antithèse : Aucune chose composée, dans le monde, n’est formée de parties simples, et il n’existe absolument rien de simple dans le monde.

3o Thèse : La causalité selon les lois de la nature n’est pas la seule dont puissent être dérivés tous les phénomènes du monde. Il est encore nécessaire d’admettre une causalité libre pour l’explication de ces phénomènes.

Antithèse : Il n’y a pas de liberté, mais, tout arrive dans le monde uniquement selon des lois de la nature.

4o Thèse : Le monde implique quelque chose qui, soit comme sa partie, soit comme sa cause, est un être absolument nécessaire.

Antithèse : Il n’existe nulle part aucun être absolument nécessaire, dans le monde, ni hors du monde, comme en étant la cause.

C’est ce que Kant appelle les conflits des idées transcendentales.

Il soumet à la critique chaque terme de chacune de ces antinomies ; il démontre toutes ces propositions avec une égale rigueur. Je ne reproduirai pas ici les preuves qu’il en donne ; le lecteur les connaît ou peut aisément se procurer l’ouvrage où elles sont développées.

V

L’activité n’est pas essentiellement le mouvement. L’effort musculaire, par exemple, quand il rencontre un obstacle invincible, croit sans déterminer un déplacement de son point d’application. Dans une graine qui n’est pas semée il existe au repos un principe actif capable d’exercer sur les molécules du sol des impulsions dirigées de manière à réaliser un type prédéterminé de structure. Ces deux sortes d’activité mécanique sont à l’état dit potentiel. C’est une donnée métaphysique. Or comment une direction, chose dont l’idée, en mécanique, implique celle du déplacement, peut-elle être prédéterminée dans une force au repos, chose dont l’idée exclut le déplacement ? Et, en outre, comment, dans le second exemple, une infinité de directions différentes, c’est-à-dire de déplacements différents, peuvent-ils être prédéterminés simultanément, puisqu’ils ne sauraient être que successifs ? L’idée de l’activité potentielle est donc contradictoire à double titre.

VI

L’être métaphysique se spécialise en un nombre immense d’individus qui tiennent de lui leur être et ce qu’ils sont. Ceux de ces individus dont nos sens nous révèlent l’existence, certains caractères et dans une certaine mesure les mutuelles relations, se partagent en trois grandes divisions communément appelées le règne minéral, le règne végétal et le règne animal dont l’homme occupe le degré supérieur ; mais leurs substrata, ce qu’ils empruntent respectivement à cet être universel pour relier et soutenir leurs caractères propres, pour les synthétiser en unités distinctes, cela échappe aux prises de l’intelligence humaine. Celle-ci, spéculant sur les données sensibles de ces trois règnes, croit pouvoir rapporter leurs substrata a deux espèces d’êtres métaphysiques qui seraient irréductibles l’une à l’autre, mais dont, à vrai dire, la séparation est douteuse et qui, en dernière analyse, apparaissent comme deux manifestations diverses d’un même être fondamental, deux manières d’être de cette unique donnée première. Ce qu’on nomme la matière et ce qu’on nomme l’esprit ne seraient, selon certains métaphysiciens, qu’une seule et même substance. Les matérialistes et les spiritualistes sont jusqu’à présent irréconciliables, de sorte qu’on peut affirmer que l’objet métaphysique est livré aux disputes des hommes. Or, dans tous les individus, cet objet, bon gré, mal gré, s’impose, sous leurs enveloppes phénoménales, à la sonde des observateurs. Les uns peuvent se contenter d’en reconnaître l’existence et ne s’en plus occuper, comme font les savants fidèles à la méthode de Bacon, les autres peuvent au contraire en faire l’unique et décevant objet de leurs études ; dans l’un et l’autre cas il suscite des jugements contradictoires, et bien que les savants positivistes se flattent d’échapper à ses pièges, ils y tombent à leur insu parce qu’ils font inconsciemment plus ou moins de métaphysique.

À cet égard je prie le lecteur de me permettre une citation tirée d’un de mes écrits. Dans mon petit livre sur le problème des causes finales auquel j’ai déjà fait un emprunt dans mon avant-propos, j’ai précisément, à la page 160 et suivantes, examiné la distinction généralement admise de la matière et de l’esprit, du physique et du psychique, relevé ce qu’elle a d’incertain et aussi ce que la spéculation sur l’objet métaphysique, d’où ces deux entités ont pris leur origine, engendre de jugements contradictoires. Je préfère me répéter plutôt que de renvoyer le lecteur à mon opuscule.

VII

…… Plus deviennent inférieurs les degrés que nous considérons sur l’échelle des organismes, plus il nous est difficile de nous représenter leur mentalité. Nous nous imaginons approximativement celle d’un chien, assez bien encore celle d’un perroquet, moins nettement celle d’une couleuvre ou d’une mouche, assez mal celle d’une carpe, très obscurément celle d’un ténia ; nous ne savons rien de celle du zoophyte qui, placé à la limite du régne animal et du règne végétal, participe de l’un et de l’autre. À ce point de la bifurcation des deux règnes, nous sommes avertis du rôle que joue la mentalité dans l’évolution terrestre : il nous semble que la fonction cérébrale trouve sa raison d’être pour les animaux dans la nécessité où ils sont de suppléer par elle au défaut de communication immédiate de leur organisme avec le sol d’où dépend leur nourriture. La racine dispense la plante de penser pour subsister[8]. Mais l’énergie organisatrice de la vie végétale, et, à plus forte raison, de la vie animale jouit-elle de la même franchise ? Et si elle ne peut s’affranchir de penser dans la plante pour en conserver le type et en gouverner la croissance, et, en général, dans tout le processus de l’évolution organique, pour en déterminer la direction initiale et la maintenir dans la trajectoire si variable qu’il engendre, comment pense-t -elle ? Ce n’est assurément pas comme nous. Certains actes nous permettent de constater, sans que nous puissions nous la représenter, la transformation progressive de la mentalité dans l’évolution universelle. J’en citerai les frappants exemples qui suivent.

Ce qui est capable, si peu que ce soit, de conscience n’est à coup sûr pas matériel. La matière est essentiellement inconsciente ; c’est son caractère fondamental. Un état mental inconscient participe donc de ce caractère ; tel est le premier degré qui rapproche le psychique du physique. Or il y a plus d’un état mental inconscient : toutes les perceptions sensibles et toutes les idées générales ou abstraites passées à l’état mnémonique, à l’état de souvenirs latents, sont inconscientes. Le sont également toutes les passions latentes, que peuvent réveiller des souvenirs ou des rencontres ; toutes les volitions qui déterminent nos actes habituels le sont aussi. Elles le sont même dans certains actes qui ne sont point passés à l’état d’habitude. On oublie, en causant, la volonté qu’on apporte à gravir une côte ; l’attention est d’autant plus inconsciente qu’elle s’attache davantage à son objet : plus on écoute, moins on a conscience qu’on est attentif.

Le degré où le psychique se rapproche le plus du physique, au point d’en être indiscernable, est celui dont l’exemple nous est fourni par l’effort musculaire. Remarquons que l’effort est psychique aussi bien dans le déploiement de la force musculaire que dans l’attention, car dans le premier cas comme dans le second il suppose l’exercice de la volonté. Or, dans le premier cas, la volonté communique avec l’énergie mécanique par une initiative à la fois volontaire et dynamique. Il faut, en effet, que cette initiative soit d’ordre dynamique, sinon il ne pourrait rien y avoir en elle qui lui permit d’établir la communication de la volonté avec l’énergie musculaire, au point et au moment où elle entre en relation avec celle-ci, le psychique devient indiscernable du physique.

Le phénomène si subtil de l’expression offre un exemple aussi remarquable d’identification du physique et du psychique ; il est impossible de les discerner l’un de l’autre dans la physionomie d’un homme qui rit ou qui pleure. Le facteur psychique s’y trouve intimement confondu avec le physique ; ils y sont deux caractères absolument identiques. Le langage, né de l’observation spontanée, en fait foi ; on dit : profondeur, élévation de la pensée : largeur, hauteur des vues intellectuelles, jugement ferme, raisonnement solide, et aussi douleur morale profonde, aiguë. Les qualificatifs dans sombre tristesse, noir chagrin, amer regret, ne sont pas à citer ici, parce qu’ils n’expriment pas le monde extérieur et ne sont pas objectifs ; ils n’ont de caractères identiques et par là expressifs qu’avec les qualités purement subjectives des sensations.

Entre les deux degrés extrêmes de l’assimilation du psychique et du physique l’on en pourrait relever d’autres qui en marquent les étapes :

1o Ce qu’on appelle le champ visuel est de l’étendue à deux dimensions à l’état psychique ; seul le concours du toucher et de la vision permet d’interpréter la dégradation des tons comme signe de la troisième dimension et de localiser l’horizon. L’étendue visuelle représente l’étendue objective, l’espace, et cependant, si elle s’y localisait, elle y tiendrait toute en un point, et le point n’est pas étendu. Étrange contradiction imposée à l’esprit humain par la métaphysique.

2o L’énergie mécanique à l’état d’énergie volontaire quand, par exemple, je tends volontairement le bras ; la première existe, en outre, à l’état mental, dans l’idée que l’esprit en forme. Ce qui pense n’est certainement pas identique à ce qui fait graviter les corps, et néanmoins, dans l’idée d’un corps qui tombe, il faut bien que la pesanteur soit représentée. Or, comment le peut-elle être, sinon par un similaire psychique où elle soit intégralement reconnaissable ? Ce similaire ne saurait être simplement la pesanteur atténuée, car, d’une part, elle ne serait point alors passée à l’état psychique, et, d’autre part, un poids d’un kilogramme, par exemple, devrait être représenté par un poids atténué, c’est-à-dire par un moindre poids, conséquence contraire à la définition même de la représentation. Comment donc la pesanteur, telle qu’elle est dans les corps, devient-elle ce qui la représente dans la pensée ? C’est le mystère le plus déconcertant pour l’esprit humain ; mais cette transfiguration n’en est pas moins réelle comme l’idée même de la pesanteur. Cette réalité est métaphysique ; nous ne devons donc pas nous étonner qu’elle ne puisse être formulée dans l’entendement de l’homme que par une proposition contradictoire. C’est à l’état phénoménal, et non potentiel, que le physique et le psychique nous semblent irréductibles l’un à l’autre. Si nous pouvions nous identifier au substratum commun du psychique et du physique, nous saisirions immédiatement leur unité et nos concepts incompatibles se résoudraient en intuitions.

Il y a donc dans la formation de l’idée de force passage de l’état physique à l’état mental. Dans ce processus qui commence par une impression mécanique sur le nerf sensitif afférent au toucher et finit par la représentation psychique de cette impression, il n’y a pas de solution de continuité. Remarquons que toutes les sensations sont déterminées par une impression dynamique d’origine physique ou chimique, et doivent en participer ; c’est ce qui leur permet d’être expressives du monde extérieur ; mais, excepté la sensation tactile, elles ne sont pas intégralement dynamiques. Le son, la couleur, l’odeur, la saveur sont dynamiques seulement par leur intensité et leur vivacité ; ces sensations ne le sont point par leurs qualités spécifiques, par celles qui distinguent chacune des autres.

3o Tout processus dérivant d’un état passionnel qui détermine le vouloir à susciter et diriger un acte de la force musculaire atteste l’identification du psychique et du physique, car il est composé de données psychiques et de données physiques en communication les unes avec les autres dans un certain ordre. Les psychologues physiologistes et les psychologues de l’ancienne école (qui ne se renseignent que par l’introspection) ne smit pas d’accord sur cet ordre[9] ; mais, quel qu’il soit, la communication entre le psychique et le physique demeure un fait indéniable et prouve que la nature de l’un n’est pas entièrement différente de celle de l’autre.

4o Les actes voulus que, tout d’abord, a déterminés une délibération consciente, comme la marche, et qui, ensuite, sont devenus habituels ;

5o Les actes dits instinctifs, souvent très compliqués et savants, connue la construction d’une ruche d’abeilles, accomplis sans hésitation, mais qui probablement ont dû être réfléchis à l’origine et devenus habituels à la longue, car, si l’habitude est contrariée par quelque obstacle, l’animal modifie son plan de structure et l’adapte à l’obstacle ;

6o Les mouvements réflexes protecteurs, comme celui de la paupière, quand l’œil est menacé d’une atteinte par un projectile ;

7o Les orientations des branches d’une plante portée à diriger son feuillage vers la lumière ; a-t-on fourni une explication purement mécanique et satisfaisante de ce phénomène ? Je l’ignore[10].

Ces divers exemples (et l’on en pourrait, sans doute, produire plusieurs autres) suffisent à faire beaucoup réfléchir sur la nature de la pensée.

Dans les exemples 4o et 5o, où l’habitude est en cause, la mentalité n’est pas abolie ; elle est devenue inconsciente, et le vouloir, qui lui sert à communiquer avec la force musculaire, agit inconsciemment comme elle, sans être non plus supprimé. Les actes habituels, en effet, souvent très compliqués, ne sont pas purement mécaniques, bien qu’automatiques ; ils ne sont pas assimilables à des résultantes de mouvements combinés, comme le sont, par exemple, les effets, au billard. Quand je marche en méditant, sans me tromper de chemin, aucun de mes pas n’est une résultante de directions et une somme de vitesses, car la vitesse et la direction de ma marche présente sont indépendantes de celles de mes marches antérieures ; et quand j’ai appris à marcher, les facteurs direction et vitesse étaient conditionnés uniquement par ma pensée et ma volonté conscientes. Mais, s’il en est ainsi, qu’est-ce que peut bien être une idée inconsciente, comme celle qui dirige mes pas par l’intermédiaire de ma volonté ? Une pareille idée, si inconcevable qu’en soit la nature, existe cependant ; sa réalité est si peu contestable que son type nous est fourni dans le souvenir latent, sujet à reviviscence. Une idée à l’état de souvenir latent est un fait identique à celui que nous examinons, un fait réel qui nous oblige à reconnaître que la conscience n’est pas essentielle à la pensée. Nous touchons là au moment critique d’une transformation capitale qui nous semble contradictoire, parce qu’elle est d’ordre métaphysique, mais n’en est pas moins réelle, et cette transformation nous procure une ouverture sur le concours de l’intelligence à la genèse universelle, à condition de prêter au mot intelligence un sens catégorique, beaucoup plus étendu que celui qui nous est fourni par la conscience humaine, et de nous résigner à ne pas comprendre ce sens d’une manière adéquate, à ne pas voir distinctement ce que nous dénommons. Qu’est-ce sinon la pensée inconsciente, reconnue, non plus comme cérébration humaine, mais comme fonction de l’énergie potentielle primordiale génératrice de tout le monde phénoménal (pensée plus inaccessible encore à notre intuition, et soustraite à toute définition en tant que genre premier), qui détermine, chez les animaux, au moyen de la force musculaire, les réflexes protecteurs ? Qu’est-ce sinon elle qui, dans les deux derniers exemples cités plus haut, provoque l’abaissement de la paupière dans l’intérêt de la vision et peut-être, au moyen de la force organique propre à la végétation, oriente le feuillage dans l’intérêt de celle-ci ? Cette pensée inconsciente, requise pour distinguer du simple mouvement mécanique le mouvement réflexe et lui conférer son caractère spécial physiologique, induit enfin à attribuer un sens de même ordre aux mots irritabilité, excitabilité. Ce qui correspond à ces mots est, en effet, le caractère fondamental de la vie organique. Vous sentez que la réaction de la substance vivante à une impression physico-chimique (mécanique en dernière analyse diffère d’une simple communication de mouvement, telle que celle du choc ; dans nombre de cas la direction prise par le mouvement provoqué suffirait à vous en avertir. Quelque chose qui n’est aucune forme de l’énergie mécanique intervient, confisque l’impression et en modifie l’effet purement mécanique ; ce facteur est encore la pensée inconsciente.

Une telle pensée participe à la fois du monde psychique, à titre de phénomène d’ordre intellectuel, et du monde mécanique, à titre de phénomène inconscient. Dans la région des phénomènes ces deux caractères paraissent irréductibles, mais l’observation la plus simple oblige à reconnaître que, à une profondeur impénétrable pour l’esprit humain, ils ont un substratum commun : il suffit de remuer un doigt. N’est-il pas évident qu’il y a quelque chose de commun à la pensée et à la force, puisque, en ce moment même, j’écris ce que je pense, ce qui serait impossible évidemment s’il existait un abîme entre l’acte mental et l’acte musculaire. Rien de plus incontestable « pie la proposition suivante : quand deux choses communiquent, elles ont quelque chose de commun. Il y a plus : pour la même raison la distinction de la masse et de la force n’est irréductible que dans la région des phénomènes où leurs effets seuls tombent sous les sens, de sorte que, de proche en proche, on arrive à constater que la distinction de la masse[11] et de la pensée n’est irréductible qm dans leurs manifestations phénoménales, qu’elle est superficielle et seulement apparente.

Si les conséquences précédemment déduites de données tout expérimentales sont rigoureuses, il n’y aurait donc qu’un même substratum foncier à tous les événements, soit psychiques, soit physico-chimiques (mécaniques). La querelle interminable entre les spiritualistes et les matérialistes perdrait sa raison d’être et prendrait fin. Elle durera aussi longtemps qu’elle demeurera sur le terrain des phénomènes, parce que des deux côtés on conclut de la différence irréductible de ceux-ci à la distinction de leurs substrata. On ne considère pas la conjonction empiriquement constatée de leurs processus respectifs au point où ils procèdent l’un et l’autre de leur substratum commun, de l’être métaphysique appelé la substance par les philosophes.

L’esprit humain, qui déduit du concept de l’être métaphysique les propriétés de celui-ci énoncées précédemment, ne saurait former une idée adéquate d’aucune d’elles, car il est dépassé par chacune. Aussi n’essaie-t-il pas de les comprendre ; il se contente de les définir par négation, en supprimant de ce qu’il comprend ce qui le lui rend compréhensible, la mesure qui le met à sa portée. Quand il raisonne, comme je l’ai fait plus haut, sur l’une quelconque de ces prémisses négatives, il raisonne donc sur ce qu’il ne comprend pas ; il peut néanmoins raisonner juste (comme le fait, par exemple, un algébriste sur une formule compliquée de géométrie analytique sans avoir à se représenter les rapports spatiaux qu’elle symbolise), mais forcément les conclusions lui sont aussi incompréhensibles que les prémisses, c’est-à-dire que, ou bien elles n’offrent à son aperception rien de distinct, ou bien elles paraissent impliquer contradiction. Telle est l’alternative que crée à la pensée humaine toute spéculation logique sur une donnée métaphysique. Il y a donc impossibilité pour l’esprit humain de formuler les données métaphysiques sans contradiction implicite, dès qu’il leur prête un sens. Aussi ne faut-il pas s’étonner que le sens très clair d’une donnée empirique telle que l’intelligence humaine, par exemple, aille toujours en s’obscurcissant à mesure qu’elle occupe un degré plus profond dans l’abîme métaphysique.

Au voisinage du degré où s’opère la bifurcation des phénomènes psychiques et des phénomènes physico-chimiques dans leur commun subtratum, ces deux ordres d’événements tendent à se confondre en se rapprochant et en même temps deviennent, de part et d’autre, méconnaissables pour nous. Mais, en revanche, leur confusion n’est pas sans avantage : au moment où elle s’effectue, le spiritualisme et le matérialisme cessent d’être en conflit.

Dans le miroir de l’esprit humain la raison organisatrice de la vie est à la raison de l’homme ce que le combat des espèces est à sa morale. Renonçons à la téméraire tentative d’appliquer notre jugement à des matières qui échappent à sa compétence.

Sans parti pris de ma part, mes conclusions militent en faveur du monisme. Plus j’étudie, plus j’y verse. Mais je reconnais que l’intelligence humaine n’est pas apte à ce genre de spéculation.

Le long recensement que je viens de faire de cas où l’esprit humain, outrepassant les limites du monde accidentel, qui est le champ de la double expérience externe et interne, rencontre l’objet métaphysique, ce recensement met en relief la diversité, par suite l’incertitude des opinions et le caractère contradictoire des concepts et des jugements formés sur la nature intime de cet objet. Il ressort également des nombreux exemples cités que la raison humaine est avertie de ses bornes par cette incertitude et cette contradiction et n’est pas en droit d’en conclure que la chose incertaine, affirmée et niée en même temps par elle, n’existe pas.

Interprétation des jugements contradictoires.

Puisque l’esprit humain est exposé à former des concepts ou formuler des jugements contradictoires sur des choses qui n’en existent pas moins, et par suite à en nier faussement la réalité, il importe au plus haut degré de définir exactement ce qui distingue ces choses de celles où il ne court pas ce risque, où il peut concevoir et raisonner en toute sécurité, c’est-à-dire ce qui distingue les données métaphysiques des données qui sont de son ressort. Si cette distinction n’était pas possible à faire sûrement, le principe de contradiction, fondement de la logique, serait fallacieux et aucune connaissance ne trouverait en lui un contrôle certain. La règle pour ce discernement est la suivante : est métaphysique toute donnée reconnue inaccessible soit aux sens, soit à la conscience, soit à l’observation externe, soit à l’observation interne. Cette règle du même coup assigne leur objet aux sciences positives ; une science n’est positive qu’à la condition de ne viser que des rapports. Nous entendons cependant les savants parler de substratum, de matière, d’atomes, de molécules, d’énergie, de forces, etc.. mais il n’en faudrait pas pour autant inférer qu’ils font de la métaphysique. Il n’y a pas de rapports sans termes et les termes en sont tous directement ou indirectement métaphysiques. Ils le sont indirectement dans l’expression algébrique par exemple, qui représente un rapport fractionnaire dont les termes sont eux-mêmes des rapports (de multiplication) ; mais les signes représentent, en dernière analyse, des mesures de données concrètes dont la nature intime est physique. Pourvu que les savants se bornent à constater l’existence de ces données sans spéculer sur leur nature intime, ils demeurent fidèles a l’esprit scientifique.


Réfutation de l’objection tirée du concept contradictoire
de l’acte libre.

Si, comme je l’espère, ceux qui ne se tient pas au témoignage de la conscience spontanée ne peuvent réfuter la distinction précédemment établie entre les jugements contradictoires d’ordre métaphysique et les jugements contradictoires d’ordre empirique, et s’ils conviennent ainsi que la chose à la fois affirmée et niée (explicitement ou implicitement par les premiers n’est pas irréalisable, ils ne pourront plus à ce témoignage affirmant la réalité du libre arbitre opposer tout d’abord la fin de non-recevoir péremptoire qui l’eût condamné sans même qu’il fût besoin de l’examiner. Ils ne le rejetteront pas d’emblée comme obligeant la conscience spontanée active, la raison, à en formuler le concept par des jugements contradictoires et notamment à en tirer la conséquence, étrange assurément, que, grâce à l’entière indépendance de l’acte volontaire, grâce à ce qu’il échappe à tout conditionnement, il constitue un hiatus, une solution de continuité dans la chaîne des événements, un commencement sans antécédent qui le prescrive dans le processus universel.

CHAPITRE IV

Preuve indirecte du Libre Arbitre.
Argument contre la nécessité universelle tiré de l’origine
empirique de l’idée du Libre Arbitre.

Si les partisans de la nécessité universelle reconnaissent, comme j’ai tenté de le montrer, que certaines choses dont les concepts sont contradictoires peuvent cependant exister parce qu’elles sont métaphysiques, ils opposeront au libre arbitre un autre argument que la contradiction impliquée dans son concept. Ils allégueront que tous les événements qu’il leur est donné d’observer sont conditionnés et déterminés à l’existence nécessairement. Ce n’est qu’à la dernière extrémité qu’ils admettront l’entière indépendance d’un événement et si l’expérience interne témoigne qu’il en exista un, l’acte volontaire, ils déclarent, jusqu’à preuve du contraire, faillible cette expérience et illusoire l’idée d’un pareil acte.

Examinons de près leur hypothèse. Selon eux le processus universel est une succession d’événements dont chacun est conditionné par ceux qui le précèdent, de telle sorte que son antécédent immédiat le détermine immanquablement à l’existence, en un mot le nécessite. Ainsi, aucun événement n’existe par soi, n’existe sans être nécessité par quelque antécédent et, par suite, n’est un commencement absolu de processus. Le processif universel exclut donc précisément ce qui caractérise le libre arbitre. Remarquons, en outre, que l’idée du libre arbitre, en tant qu’événement psychique, appartient, au même titre que tous les autres événements, au processus universel et, par conséquent, y est, d’après l’hypothèse même, déterminé à l’existence par quelque antécédent immédiat.

Cela posé, je dis que l’objection des déterministes à outrance est non-avenue. En effet : un événement n’est idée du libre arbitre qu’autant que l’entière indépendance de l’action, c’est-à-dire le commencement absolu de l’action y est impliqué à l’état mental, à l’état d’idée. Or comment le processus universel, supposé par eux tout entier nécessité, peut-il fournir, même à l’état mental, le caractère d’un commencement absolu ? Ces déterministes sont donc mis en demeure d’exclure du processus de tous les événements ce que leur doctrine reconnaît comme événement existant.

Peut-être répondront-ils qu’il suffit, pour former l’idée du libre arbitre, de concevoir simplement le contraire de celle de la nécessité, que ce concept est déduit des données empiriques et appartient par là au monde accidentel comme tout autre concept. Je nie qu’il puisse être réalisé par ce procédé. Il s’en faut, en effet, que le contraire d’une chose puisse être déduit de cette chose. Le contraire d’une chose en est une autre de même genre que la première et positive comme elle, mais dont les caractères spécifiques impliquent l’intégrale négation des caractères spécifiques de la première. Par exemple : dans le genre passionnel la peine est le contraire de la joie, dans le genre moral l’injuste l’est du juste, dans le genre esthétique le laid du beau, dans le genre logique le vrai du faux, dans le genre sensitif le froid du chaud, dans le genre mécanique la faiblesse de la force, etc. Dans chacun de ces genres le caractère spécifique de l’un des termes exclut totalement celui de l’autre, n’a rien qui permette de le constituer. Pour que deux choses soient dites contraires, il ne suffit pas que l’une soit simplement la négation de l’autre, car si chacune n’était que cela aucune ne poserait rien ; or un contraire est quelque chose de positif.

En résume, l’idée de l’indépendance absolue, c’est-à-dire d’une activité exempte de toute condition nécessitante, existe dans l’univers, et elle n’a pu se former que si une telle activité y existe réellement. Ma propre activité psychique, sous le nom de couloir, est cette activité même ou, du moins, en participe, et l’indépendance absolue dont elle jouit se révèle à ma conscience spontanée sous le nom de libre arbitre.

Il importe de remarquer que la réfutation précédemment opposée aux partisans de la nécessité n’a de portée efficace, ne saurait aboutir à une preuve du libre arbitre qu’à une importante condition : il faut admettre que l’idée d'une chose implique les caractères propres à cette chose, les caractères qui la définissent. Or, si évident que cela paraisse tout d’abord, le doute à cet égard n’est pas sans apparence de fondement. On a, par exemple, l’idée d’un kilogramme ; or, en examinant ce qui constitue cette idée, en examinant d’abord son substratum, c’est-à-dire la donnée immédiate dont elle est une modification, on reconnaît que ce substratum est de nature psychique. Il n’implique donc, dira-t-on, rien de la pesanteur, et l’on en conclura qu’il n’a pas de caractère commun avec un poids, qui est de nature physique, et par conséquent ne saurait comporter aucune modification psychique. Ne voilà-t-il point un cas où il semble bien que l’idée d’une chose n’implique pas le caractère propre à cette chose ?

Il m’incombe de lever cette difficulté, de montrer qu’elle n’est qu’apparente et résulte d’une analyse incomplète de la nature de l’idée. Je me sens dès lors tenu de reprendre cette analyse, non pas, certes, dans tout le détail que comporterait une théorie générale de la connaissance, mais uniquement à mon point de vue, dans la seule partie qui intéresse directement ma démonstration.

CHAPITRE V

La nature et la formation des idées. Conclusion.

Il est bien entendu que je n’entreprends pas dans les pages qui suivent de composer un traité de la connaissance complet. Tant s’en faut ; je m’en tiendrai à examiner les fonctions mentales directement relatives à la question qui m’occupe. Je n’ai donc pas à m’excuser des lacunes que le lecteur ne manquera pas de relever dans cet exposé partiel et succinct.

I

Je lui ai fait connaître dans l’Avant-Propos le sens que j’attache aux termes état conscient, conscience spontanée (soit active, soit passive), conscience réfléchie. Je l’y renvoie : c’est par la définition de ces termes que doit débuter toute analyse de la connaissance.

Les états conscients les plus constants et les plus fréquents sont les sensations (résistances, sons, couleurs, saveurs, odeurs), dont les synthèses respectives constituent les perceptions (tactiles, auditives, visuelles, gustatives, olfactives). La fonction principale des perceptions est de servir de signes à des événements qui s’accomplissent hors de la conscience, en un mot de les représenter en elle. Qu’est-ce donc que la représentation ?

On dit qu’une chose A en représente une autre B, quand on substitue volontairement A à B dont la perception est moins prompte, ou moins facile, ou impossible, et qu’on affecte A à noter dans la pensée et dans la mémoire l’existence passée, présente ou future de B, sans que d’ailleurs A participe en rien de ce qui distingue B des autres choses, c’est-à-dire en rien des caractères qui définissent B. Par exemple, en algèbre, des lettres représentent des valeurs sans avoir rien de commun avec celles-ci, par pure convention. La représentation est alors un signe conventionnel, un pur symbole. On dit encore qu’une chose en représente une autre quand la première, sans avoir non plus aucun caractère spécifique commun avec la seconde, s’y substitue d’elle-même sans convention préalable, par une concomitance constante, de telle sorte qu’il suffit de percevoir la première pour penser à la seconde. Par exemple : le cri du paon fait penser à l’aspect de cet oiseau sans rien emprunter aux caractères distinctifs de son plumage. Tel mouvement de tête, non concerté, mais constant, s’associe à l’affirmation, tel autre à la négation. La chose qui représente est alors par concomitance constante un signe ou symbole de la chose représentée. L’efficacité de ce signe, tout comme celle du signe conventionnel, requiert que la chose signifiée ait été préalablement perçue. Qui n’aurait jamais vu un paon au moment où il crie ne serait évidemment pas en mesure d’attribuer ce cri pour signalement à cet oiseau plutôt qu’à tel autre animal, et qui n’aurait jamais pu constater par le langage ou les actes d’aucun homme que tel ou tel mouvement de la tête accompagne l’intention d’affirmer ou de nier n’aurait aucune raison de considérer l’un ou l’autre mouvement comme signe de telle intention plutôt que de telle autre.

Enfin l’on dit qu’une chose en représente une autre quand elle en est le similaire ; la première alors représente la seconde par tout ce ce qu’elle a de commun avec ce qui caractérise celle-ci. La chose représentative, dans ce troisième cas, n’est pas à proprement parler un signe, c’est un exemplaire, mais un exemplaire incomplet et seulement impliqué dans la chose représentée.

Avant d’aller plus loin, j’introduis ici la définition du rapport, mol dont j’aurai à faire plusieurs fois usage. Il y a relation ou rapport entre deux choses quand chacune d’elles participe de ou à une troisième qui leur est commune. Trois données concourent donc à la formation de tout rapport. Les deux premières sont habituellement appelées les termes du rapport ; ce nom convient également à la troisième qu’on pourrait appeler le commun terme ou le moyen-terme du rapport.

Je recommande à l’attention du lecteur cette définition du rapport. On n’est pas accoutumé à le considérer comme composé de trois facteurs ; il importe à cette étude que le moyen terme soit signalé.

Je reviens à mon analyse. La représentation d’un homme, par exemple, au moyen du crayon ou du pinceau sur un plan ne reproduit jamais intégralement le modèle. Selon la vision de l’artiste le dessin altère les rapports de position que la perspective impose aux rapports linéaires et les dimensions peuvent être toutes proportionnellement réduites ; le tempérament du peintre altère la reproduction des couleurs. Néanmoins il existe entre l’homme qui a posé et la copie quelque chose de commun qui constitue la ressemblance ; la copie est un similaire du modèle.

Une pareille représentation est, à proprement parler, expressive de la chose représentée, elle en est l’expression[12].

C’est ce caractère expressif qui confère à certaines représentations la qualité de notions ; elles renseignent en effet sur leurs objets par ce qu’elles ont de commun avec eux.

La notion suppose plusieurs facteurs qui en complètent la définition.

Elle suppose d’abord dans le sujet une aptitude spéciale, l’aptitude à entrer dans l’état indéfinissable qu’on appelle conscient. Or, pour y entrer il faut d’abord qu’il y ait communication entre le sujet et l’objet. Il faut donc que ces deux termes du rapport qui engendre la notion participent d’un troisième qui leur soit commun puisque c’est ce qu’ils ont de commun qui fournit au sujet de quoi former la représentation expressive de l’objet.

Mais ce n’est pas assez de poser un sujet apte à connaître et un fond commun entre lui et un objet de connaissance pour qu’il y ait notion du second dans le premier. Encore faut-il que l’état conscient soit déterminé dans le sujet par quelque action exercée sur lui par l’objet et qu’il réagisse contre cette action ; encore faut-il, autrement dit, qu’il reçoive et sente une impression de l’objet et que des sensations nées de l’impression il fasse une synthèse qui le lui représente, en un mot une perception.

L’activité mentale employée à la former est plus ou moins grande depuis l’acceptation presque passive du groupement des sensations élémentaires (points, tactiles, couleurs, sons, etc.), par l’impression même, qui suggère une perception spontanée, irréfléchie, jusqu’à la conscience la plus attentive de ce grongement. L’activité mentale se manifeste, en effet, d’abord par l’attention, effort par lequel l’esprit s’applique à recevoir intégralement l’impression et, en général, à opérer avec toute la puissance dont il dispose ; puis son activité se manifeste par son opération même sur les données sensibles accueillies par lui.

Les synthèses formées arbitrairement par l’activité mentale, c’est-à-dire avec des données sensibles simples ou complexes entre lesquelles l’esprit établit des rapports qui ne sont pas ceux que lui imposent les impressions, ne sont pas, en réalité, des perceptions ; ce sont des produits de l’imagination créatrice, aptitude commune à tous les penseurs, mais spécialement développée chez les penseurs de génie et chez les artistes de toutes sortes. Ces synthèses sont fournies par des sensations et des perceptions antérieurement acquises et passées à l’état mnémonique, à l’état de souvenirs.

Remarquons que le substratum immédiat des souvenirs, ce qu’on appelle le champ de la mémoire, n’est pas le même que les substrata immédiats des perceptions sensibles : par exemple, le champ de la mémoire, quand il est occupé par des souvenirs de figures colorées, ne se confond pas avec le champ visuel. Néanmoins le premier doit partager avec le second tous les caractères requis pour le représenter, au même titre que les souvenirs des figures colorées représentent celles-ci, c’est-à-dire par identité de caractères. Il s’ensuit que le champ de la mémoire et les souvenirs expriment le champ visuel et les figures colorées tout comme les perceptions visuelles expriment l’espace[13] et les objets qui impressionnent la rétine. La perception visuelle d’un objet extérieur en est donc une image au premier degré, et le souvenir de cette perception visuelle est une image, au second degré, du même objet. Il en est ainsi des autres sortes de perceptions sensibles.

Ce n’est pas tout encore pour qu’il y ait à proprement parler connaissance : un état conscient n’est une notion qu’autant que le sujet a conscience de l’impression comme d’une action exercée sur lui par un agent dont il se dislingue, qui fasse naître en lui, plus ou moins formulée, l’affirmation du moi en opposition à un monde extérieur, à un non-moi. J’ai dit plus ou moins formulée, j’ajoute : implicite même. Remarquons, en effet, qu’un sujet peut avoir conscience d’une chose sans avoir conscience qu’il en a conscience, c’est-à-dire sans qu’il y ait réflexion. Quand une notion est déterminée pour la première fois par une impression du dehors, du non-moi, l’affirmation du moi implique conscience (réfléchie ou non) qu’il y a nouveauté pour le sujet ; de là l’étonnement. De l’étonnement naît l’interrogation, qui est une réaction intellectuelle du sujet contre l’objet. Mais la conscience de la nouveauté, l’étonnement et l’interrogation n’existent, bien entendu, à l’état net et distinct que chez les vivants supérieurs, chez l’homme et chez les bêtes assez élevées sur l’échelle des êtres organisés. Ces états mentaux n’existent chez les animaux inférieurs qu’à un infime degré. Il est même vraisemblable qu’au début de l’évolution animale il existe seulement une obscure sensibilité aussi voisine que possible de l’inconscience sans aucune réaction intellectuelle proprement dite.

En résumé, j’entends par notion d’une chose quelconque (intérieure ou extérieure à moi) la synthèse de deux facteurs à savoir : 1o un état déterminé tout d’abord dans ma conscience par l’impression de cette chose sur elle grâce à l’intermédiaire nerveux de mes sens ou même sans cet intermédiaire (introspection) ; 2o l’affirmation faite implicitement par moi que cette chose existe en moi ou hors de moi. J’ajoute que la notion m’est possible parce qu’il y a en moi certains caractères communs avec la chose, ce qui permet à ma conscience de communiquer avec celle-ci.

La notion est dite concrète quand elle représente son objet tel qu’il était perçu pendant qu’il s’offrait par l’impression à mon observation externe ou interne ; la notion est dite abstraite, quand elle ne représente qu’une ou quelques-unes des données constitutives de l’objet, abstraites arbitrairement de ma perception par mon activité mentale.

Tout ce que la notion a de commun avec l’objet est dit objectif en elle et l’identité de ses caractères avec ceux qui le spécifient est appelée son objectivité. Tout le reste en elle étant exclusivement des états de moi-même, de ma propre conscience, sujet de l’impression qui la provoque, est à ce titre appelé subjectif.

La notion est une idée, mais le sens du vocable idée est plus large que celui du vocable notion, car une notion est essentiellement et intégralement représentative de quelque chose de réel, en un mot objective, tandis qu’une idée peut n’être qu’en partie objective. Elle peut être formée par la combinaison que fait arbitrairement l’activité intellectuelle de données sensibles dues à des impressions reçues ; ces données sont ainsi les termes objectifs de rapports tout subjectifs que je crée entre elles.

II

Je vais maintenant examiner le problème dont la solution intéresse essentiellement la preuve que je propose du libre arbitre, je veux dire le problème de l’objectivité des idées. Comment le psychique peut-il représenter le physique à titre de signe non conventionnel, mais expressif, puisque ce sont deux données qui semblent n’avoir entre elles rien de commun ? Comment, dans l’exemple précédemment donné, un poids peut-il être exprimé par une idée, le substratum de l’idée n’impliquant rien de pesant ? On comprend que, dans la conscience réfléchie, qui est psychique, un état moral, une sensation ou un sentiment, qui sont également psychiques, puissent être représentés expressivement, être l’objet d’une idée ; mais la formation d’une idée ayant un objet matériel, semble radicalement impossible. Je réponds d’abord que le psychique est sans conteste exprimé par le physique : le visage humain en fait foi ; le sourire est indivisément corporel et moral, ce qui prouve par l’expérience qu’il y a quelque chose de commun entre la matière et l’esprit. Je renvoi le lecteur au tableau que j’ai dressé dans mon livre L’Expression dans les Beaux-Arts ; il y verra un nombre considérable d’exemples, tirés du langage, qui montrent l’existence d’un fond commun au monde psychique et au monde physique. Or l’opération qui forme les idées dont l’objet est matériel n’est que l’inverse de l’emploi qui est fait de ce fond commun pour la formation d’un visage. Il n’est pas plus impossible d’exprimer un poids ou quelque autre chose d’ordre matériel par une chose d’ordre spirituel que d’exprimer réciproquement la seconde par la première, que de se faire comprendre en disant : cet homme a l’esprit lourd, pesant ou léger ; cet autre a des idées larges, élevées, des sentiments bas, étroits, etc. Ce qu’il y a de commun entre ces deux ordres de choses sert à exprimer indifféremment les unes par les autres. Mais dès lors il faut admettre que la distinction du physique et du psychique n’est pas foncière, ce que suffit à montrer un l’ait que j’ai déjà cité, le mouvement de ma plume, qui est matérielle et néanmoins guidée par ma volonté qui est spirituelle ; à coup sûr, s’il n’y avait rien de commun entre celle-ci et celle-là, l’écriture serait impossible.

III
Formes objectives du moi conscient.

Toutes les représentations expressives du monde extérieur dans la conscience ne requièrent pas une impression préalable faite par le premier sur le psychique. Le fond commun dont j’ai parlé met en communication immédiate et permanente l’un avec l’autre ; ainsi l’espace trouve dans le sens de la vue une représentation expressive qui est innée et permanente, à savoir le champ visuel, et le fond commun aux deux est le système des dimensions sauf une : la largeur et la hauteur appartiennent à la fois à l’espace et au champ visuel ; quant à la profondeur, elle n’est pas exprimée par ce dernier : c’est (je l’ai déjà rappelé) le sens du toucher qui seul la révèle par la conscience d’un certain déplacement du point de contact. Ce qui permet d’attribuer (utilement quoique indûment) la profondeur au champ visuel, c’est une concomitance habituelle de la perception tactile de profondeur avec une dégradation dans la vivacité des couleurs.

La mémoire fournit un autre fond commun à la connaissance objective : elle est affectée à la conscience de la durée. Les événements se situent dans le champ mnémonique comme des points sur une ligne droite, grâce à la mystérieuse vertu qu’elle a de permettre la représentation du passé sur le plan du présent.

En résumé, l’espace et le temps, qui sont les milieux où entrent en relation toutes les choses qui tombent sous l’observation externe par leur impression sur les sens, trouvent, avant même que nulle impression de ce genre n’ait été opérée, leurs représentation expressives respectivement dans le champ visuel, dans le champ tactile et dans le champ mnémonique, mais à l’état encore inconscient. Elles demeurent dans cet état jusqu’à ce que l’impression d’événements extérieurs au moi en éveille la conscience par une sensation particulière de la vue et du toucher et par le souvenir qu’ils laissent ; ce sont des formes de la sensibilité qui s’offrent vides et ne deviennent conscientes qu’en se remplissant. Je ne recenserai pas toutes les formes de l’expérience, je citerai seulement un passage de la Critique de la Raison pure de Kant[14] où se trouve reconnue et énoncée a mon gré la distinction que je viens d’établir entre les idées et les moules qui en attendent les matériaux empiriques : « …… les conditions formelles d’une expérience en général. Mais cette expérience ou plutôt la forme objective de cette expérience en général, renferme toute la synthèse nécessaire pour la connaissance des objets. Un concept qui embrasse une synthèse doit être tenu pour vide et ne se rapporte a aucun objet quand cette synthèse n’appartient pus à l’expérience, soit comme tirée de l’expérience — et alors le concept prend le nom d’empirique — soit comme condition a priori sur laquelle repose l’expérience en général (la forme de l’expérience) — et alors c’est un concept pur mais qui appartient à l’expérience, puisque l’objet n’en peut être trouvé que dans l’expérience… »

J’ai signalé par l’emploi de caractères italiques les membres de phrase qui confirment ce que j’avance sur la correspondance innée entre le moi et le monde extérieur et révélée par l’organisation même du psychique humain qui est affecté à la formation des idées objectives. On voit que cette correspondance en est la condition essentielle, ce qu’il m’importait surtout d’établir. Elle se manifeste chez l’animal, à un rang inférieur, mais sans conteste, dans ce qu’on nomme les instincts. Ces impulsions le dirigent soit, pour se nourrir, vers certains produits de la terre assortis d’avance aux sens du goût et de l’odorat, soit, pour se reproduire, vers un autre animal de même espèce et de sexe différent.

Sous les réserves qui précèdent il est reconnu que le monde matériel extérieur au moi ne peut se révéler à l’esprit humain par les sens qu’au moyen d’impressions préalables sur les nerfs sensitifs. Dans ces derniers c’est le facteur matériel, intimement uni au facteur spirituel, qui reçoit les impressions. Les nerfs sont d’abord mécaniquement ébranlés par elles et leur ébranlement est seul dépositaire des caractères qu’ils transmettent au facteur spirituel pour y être représentés expressivement. Remarquons que ces caractères sont non seulement matériels, mais encore psychiques ; le moral d’autrui situé hors de nous est, en effet, exprimé, comme je l’ai précédemment signalé, par la physionomie dont l’organe est la matière du visage. Je ne m’occupe ici que des caractères matériels représentés par l’ébranlement nerveux dans le facteur psychique du nerf impressionné. Toutes les sciences qui relèvent de l’observation externe et qui ont pour objet le monde matériel extérieur au moi, toutes ces sciences dites naturelles progressent en éliminant de plus en plus ce qu’il y a de purement sensible, d’exclusivement propre au moi, en un mot de subjectif dans les perceptions qui sont leurs données empiriques.

Une sensation d’espèce quelconque est susceptible de se répéter et de s’ajouter à une ou plusieurs sensations de même espèce ou d’espèce différente dans le champ de la mémoire ; en outre plurieurs sensations visuelles peuvent s’associer simultanément dans le champ visuel et plusieurs sensations tactiles dans le champ tactile. De là naissent dans le moi des rapports de succession et de position qui sont des représentations expressives de rapports chroniques et spatiaux entre choses extérieures au moi. Les premiers groupent les sensations en perceptions complexes qui représentent des synthèses extérieures au moi. Or chacune de celles-ci est en réalité une composition de forces mécaniques et forme soit ce qu’on appelle un corps dans l’espace, soit un processus d’événement dans le temps, et toutes ces synthèses communiquent entre elles mécaniquement, de sorte que l’univers matériel constitue, un seul système mécanique représenté dans l’esprit humain par un système correspondant d’idées objectives. Tel est du moins le but que rêvent d’atteindre les savants par la fusion progressive des sciences particulières en une seule ; idéal encore lointain mais dont ils se rapprochent lentement sans relâche.

IV

La conscience est seule apte à discerner ce qui distingue le moi du non-moi. Mais elle est impuissante à se prononcer sur la nature intime, sur l’être d’aucun des deux. D’abord par elle le sujet ne peut atteindre son propre être, autrement dit son substratum, il n’en aperçoit que les modifications et n’en connaît l’existence que par celles-ci. En effet, s’il est vrai que l’idée est une représentation expressive de l’objet, pour que le sujet pût se former une idée de son substratum, de son propre être, il faudrait que cette idée exprimât ce dernier, c’est-à-dire quelle impliquât les caractères intrinsèques constitutifs de l’être, en un mot qu’elle s’identifiât à l’être, de sorte que, en réalité, le sujet contiendrait simultanément deux exemplaires de l’être, dont l’un serait lui-même en tant qu’objet exprimé et l’autre un nouveau lui-même en tant que représentation expressive du premier. Il s’ensuit que former l’idée de l’être ce serait le créer ; conséquence absurde, l’être ne se concevant qu’éternel, aussi incapable de sortir du néant que d’y retourner.

Si le moi ne peut pas connaître son être, son propre substratum, à plus forte raison ne peut-il connaître celui du non-moi.

V
Conclusion du présent chapitre.

L’analyse précédente de la connaissance humaine m’a conduit à des résultats qui intéressent la question que je traite et que je vais consigner pour justifier mes assertions postulatives du chapitre précédent (v. chapitre iv in fine).

Je ne peux connaître un objet, m’en faire une idée qu’autant qu’il existe quelque chose de commun entre cet objet et ce qui est apte en moi a la conscience, et il faut d’abord qu’il communique avec cette part de moi affectée à prendre conscience, à sentir et à penser ; il faut qu’il la rencontre, en un mot qu’il l’impressionne. Si ce qui sent et pense en moi était exclusivement psychique, l’impression et, par suite, la connaissance des choses physiques me seraient impossibles. Aussi est-ce grâce à mes nerfs sensitifs, grâce à système cérébro-spinal, où le psychique et le physique s’identifient, que je puis connaître les trois dimensions et la pesanteur, par exemple. Ainsi je possède un organe d’expression qui me permet de me représenter les caractères des choses physiques, aussi bien que des choses psychiques, par ceux de mon propre substratum. Ces représentations expressives sont les idées ; elles sont spécialement des notions quand l’activité mentale n’y introduit rien qui ne corresponde intégralement et exactement à une donnée du monde existant, en un mot rien d’arbitraire.

Nous avons constaté que l’idée n’est pas capable de représenter l’être des choses, de leur support métaphysique, mais par cela même qu’elle se définit par la propriété de représenter expressivement les événements et leurs rapports, c’est-à-dire ce par quoi les principes actifs, quels qu’ils soient, se manifestent dans l’espace et dans la durée, il n’y a rien en elle qui ne participe de quelque réalité interne ou externe, soit intégralement et exactement, soit en partie et d’une manière approximative au moyen de l’abstraction et de l’imagination créatrice. C’est l’expérience qui fournil à l’imagination tous ses matériaux et tous les moyens termes des rapports que celle-ci crée entre eux.

Il résulte de l’analyse de l’idée que l’idée du libre arbitre implique, comme je l’ai supposé tout d’abord, le caractère qui le définit, ce qui légitime les déductions que j’ai tirées de cette supposition en faveur de la réalité du libre arbitre.

Ai-je prouvé le libre arbitre ? Je n’ose le croire. Je n’aperçois pas, à vrai dire, le vice de ma démonstration, mais je préfère accuser de cet aveuglement un manque de sagacité chez moi plutôt que de pécher par une fallacieuse présomption. J’espère du moins avoir attaqué le problème d’une façon qui, mieux exploitée, pourrait en avancer la solution. Je commence, en effet, par mettre la métaphysique hors de cause en prévenant et écartant la difficulté que suscite tout d’abord à l’intelligence humaine le caractère métaphysique de l’activité libre. La question est ainsi cantonnée dans le domaine de l’expérience et ramenée sur le même plan que toutes celles qui relèvent de la science positive. Cela fait, je me borne à considérer le processus universel des événements et parmi ceux-ci l’idée du libre arbitre. Il m’apparaît alors que cette idée, par cela même qu’elle existe, est objective, ne peut pas ne pas être vraie, et pour la reconnaître je fais de ma raison le même usage que font de la leur les savants pour mettre en évidence n’importe quelle vérité d’ordre, purement expérimental.

Sully Prudhomme,
de l’Académie française.
Châtenay, 1906.
  1. Congrès international de psychologie tenu à Paris du 20 au 26 août 1900 sous la présidence de M. Th. Ribot, de l’Institut. Compte-rendu des séances et textes des mémoires.
  2. Le problème des causes finales, p. 128 et suiv.
  3. C’est toute manifestation particulière de l’aptitude à vouloir, que cette aptitude soit, à tort ou à raison, sous le nom de volonté regardée comme une entité, comme une faculté, soit qu’elle signifie un genre comprenant toutes les déterminations volontaires.
  4. Définition citée par M. Henry Bergson dans son Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 133. — La traduction serait plus correcte comme il suit : « Avoir conscience du libre arbitre signifie avoir conscience d’avoir pu, avant d’avoir choisi, choisir autrement ».
  5. Critigue de la raison pure, par Emmanuel Kant, p. 400. Traduction A. Tremesaygues et B. Pacaud, licenciés ès lettres, chez Félix Alcan, Paris.
  6. William James, professeur de psychologie à l’Université de Harward, correspondant de l’Institut de France. L’Expérience religieuse, Essai de psychologie descriptive traduit par Frank Abauzit, professeur de philosophie au lycée d’Alais, chez Alcan, Paris.
  7. Critique la raison pure, par Emmanuel Kant, p. 388 et suiv., traduction de MM. A. Tremesaygues et B. Pacaud.
  8. La locomotion n’est pas refusée à tous les types du règne végétal (fleur de tan, algues unicellulaires), mais la fixité est bien le caractère général des végétaux.
  9. Les psychologues-physiologistes pensent que tous les faits psychiques sont conditionnés par des faits physiques et que, dans un processus physico-psychique, les premiers ne forment pas avec les seconds une seule et même chaîne dont ils seraient des anneaux au même titre ; ils pensent que les seconds forment seuls une chaîne d’où les premiers sont exclus ; les faits psychiques sont seulement surajoutés, en dehors d’elle, aux anneaux physiques dont elle est uniquement composée. Ce ne sont, en un mot, à leurs yeux, que des épiphénomènes, des phénomènes qui n’ont qu’une seule attache dans le déterminisme universel.
    Les psychologues de l’ancienne école pensent, au contraire, que le processus physico-psychique représente une seule et même chaîne où les faits physiques alternent avec les faits psychiques à titre d’anneaux comme eux, et peuvent les déterminer.
    Quand, par exemple, un père pâlit à la nouvelle soudaine de la mort de son fils, il leur semble impossible de concevoir comment l’anémie faciale pourrait précéder la suprise douloureuse qu’elle révèle et la déterminer. La subordination du physique au psychique leur paraît non moins évidente dans le processus de la volition déterminant l’action musculaire.
  10. Je cite cet exemple sous toutes réserves.
  11. On appelle masse en mécanique rationnelle le rapport entre les forces et les accélérations qu’elles impriment à un corps. C’est l’expression mathématique de ce que j’appelle ici la masse. J’entends par ce mot le substratum métaphysique révélé par ce fait qu’il peut y avoir variation de la vitesse, la force demeurant constante, ou variation de la force sans que la vitesse varie.
  12. Les mathématiciens disent d’une formule algébrique représentant un rapport ou un système de rapports entre des grandeurs ou des positions qu’elle en est l’expression. Bien que les signes algébriques des rapports et de leurs termes soient de purs symboles, néanmoins ce mot, dans leur langage si précis, justifie et confirme l’usage que j’en fais ici, car ils ne l’appliquent pas aux signes mêmes ; ce sont, en effet, des signes tout conventionnels. Aussi ne disent-ils pas : « Les grandeurs exprimées par les signes et  » car elles ne sont que représenté arbitrairement par ces signes graphiques ; ils ne disent pas : « La grandeur exprimée par la disposition des lettres et au-dessus et au-dessous du trait —, car cette disposition et ce trait ne constituent qu’un symbole arbitrairement représentatif de la division de la grandeur par la grandeur . Mais ils disent : « Le rapport de ces deux grandeurs exprimé par  » parce que la division de la première parla seconde n’est plus arbitraire pour représenter leur rapport. En effet cette division opérée mesure l’une au moyen de l’autre prise pour unité et par là leur applique la définition même du rapport mathématique, ce qui est par excellence exprimer celui qu’elles soutiennent entre elles.
  13. Excepté la profondeur, qui n’est visuellement perçue que grâce au concours du toucher, comme je le rappellerai explicitement plus loin.
  14. Traduite par A. Tremesaygues et H. Pacaud, 1905, p. 233.