Psychologie criminelle - Louvel

PSYCHOLOGIE CRIMINELLE.

LOUVEL.[1]

Par un jour de carnaval, le mardi gras 13 février 1820, vers onze heures du soir, le duc de Berry reconduisait, à la porte de l’Opéra, la princesse sa femme, fatiguée des plaisirs de la soirée, et venait de lui présenter la main pour monter en voiture, quand un homme, se glissant entre le factionnaire qui présentait les armes, et le mur, s’élança sur le prince ; et le saisissant par l’épaule gauche, le frappa vivement d’une arme aiguë dans le côté droit. Le malheureux prince, qui d’abord n’avait rien senti, tomba baigné dans son sang, s’écriant qu’on l’avait assassiné. Un coup de poignard venait de tuer dans sa personne toutes les espérances des Bourbons de la branche aînée : la race s’éteignait en lui, et il ne fallait rien moins qu’un miracle pour la ressusciter.

Cependant le meurtrier, s’enfuyant à toutes jambes par la rue de Richelieu, et se dirigeant vers le boulevard, où une brillante illumination trahissait sa fuite, était arrêté au coin de l’arcade Colbert ; on l’entraînait au corps-de-garde, sans que ceux qui l’avaient saisi fussent bien certains de tenir le vrai coupable. C’était un homme de taille moyenne, à cheveux et sourcils châtains-bruns : il était vêtu d’une redingote bleue, d’une cravate et d’un gilet noirs, son teint était pâle ; sa figure, d’un ovale et de traits réguliers, avait quelque chose de délicat et d’assez remarquable ; ses yeux bleus et enfoncés ne manquaient pas de vivacité, et tout l’ensemble de sa personne, bien que ses oreilles portassent des marques anciennes d’anneaux, annonçait un homme assez distingué, ou peut-être un ouvrier dont la mise soignée et presque coquette répondait à la fête de ce jour. Interrogé, il déclara, sans hésiter et d’un ton calme, se nommer Louis-Pierre Louvel, natif de Versailles, âgé de trente-sept ans, ouvrier sellier aux écuries du roi, place du Carrousel ; et il dit, d’un ton aussi calme, qu’il était l’assassin du duc de Berry. — « Monstre, s’écria M. de Clermont-Lodève, qui l’avait suivi au corps-de-garde, monstre, qui t’a poussé à ce crime ? — C’était pour délivrer mon pays de ses plus cruels ennemis », répondit Louvel. — Puis il ajouta : « Depuis 1814, je médite ce projet, je l’ai conçu à Metz, il y a six ans, et j’ai souvent suivi le prince dans ses chasses pour le frapper. » À l’instant on se jeta sur lui, on lui mit des menottes dont la rude étreinte lui fit presque perdre connaissance ; et M. Anglès, préfet de police, accompagné d’un lieutenant de gendarmerie, le conduisit dans sa voiture au ministère de l’intérieur ; où son interrogatoire se prolongea jusqu’au lendemain sept heures du soir. Puis le coupable fut mené à la Conciergerie, d’où il ne sortit que deux ou trois fois pour l’instruction du procès, et enfin pour son exécution, le 7 juin suivant.

Son cachot était situé à l’extrémité la plus reculée de la Conciergerie, et l’on ne pouvait y parvenir que par une suite de corridors longs et sombres, dont l’air putride et malsain était corrompu par la vapeur suffocante des lampes qui y brûlaient nuit et jour. Une étroite fenêtre, garnie de barreaux de fer, et rejetée dans un enfoncement, donnait à peine quelques heures de clarté au prisonnier. Pour lui, les bras constamment enfermés dans la camisole, libre de ses liens seulement aux heures des repas, calme et tranquille comme à l’instant de son arrestation, il demeurait presque tout le jour assis sur le pied de son grabat, ou parfois se promenait dans sa chambre, longue à peine de huit ou dix pas, et qu’occupait encore en partie l’officier de police chargé de le surveiller sans cesse. Durant sa longue captivité, il rompait la monotonie des heures et d’un continuel silence pour rappeler les circonstances de sa vie, celles de son crime, ou s’occuper des insignifiantes péripéties qui venaient distraire de loin en loin son agonie. « J’ai conçu mon projet, disait-il, en 1814, et la première pensée m’en vint à l’esprit, pendant que je faisais faction sur les remparts de Metz, où je servais comme garde national. Depuis quelques semaines nous étions bloqués par les étrangers, quand j’appris par les journaux, que je lisais alors, mais que je ne lis plus depuis, car leur contenu me fait mal, que les Bourbons revenaient en France et allaient monter sur le trône. Dès ce moment, je jurai leur mort ; car, à mes yeux, le plus grand crime qu’un Français puisse commettre, c’est de rentrer dans sa patrie avec l’aide des ennemis. D’ailleurs les Bourbons avaient déjà porté les armes contre la France, et je ne pouvais le leur pardonner. Je rendais service à mon pays en les frappant, et j’étais prêt à affronter tous les supplices pour accomplir mon dessein. J’ai attendu l’occasion six années entières, épiant l’instant favorable, le manquant quelquefois seulement par hasard, d’autres fois par faiblesse : mais enfin le coup est fait ; et vous me verrez aussi tranquille sur l’échafaud que je le suis ici, que je l’étais en faisant mon métier de sellier, que je l’ai toujours été. » — L’officier de police n’écoutant point ces paroles, ou feignant de ne les point écouter, le prisonnier se tut et regarda silencieusement le gardien, qui, prenant ses souliers, en détachait les cordons, de peur que le détenu n’essayât de s’en servir pour se détruire. Louvel haussa dédaigneusement les épaules, et l’expression de ses yeux dit assez combien il se serait méprisé lui-même, s’il eût été coupable d’une si lâche pensée. La nuit était avancée, et bien que ce fût la première qu’il passât dans sa prison, son sommeil fut aussi calme et aussi profond que si la veille sa main n’eût point assassiné un homme.

Le lendemain, une forte escorte vint le chercher vers midi pour le conduire au Louvre. Dans une des salles du rez-de-chaussée, tendue de noir, le corps du prince avait été déposé, couvert encore de sa chemise sanglante, et caché d’un simple drap. Plusieurs grands officiers de la couronne l’entouraient. Des courtisans y étaient venus, aussi nombreux peut-être et aussi flatteurs, que si le prince eût encore vécu. Un évêque était parmi eux ; nous ne saurions dire lequel. M. Bellart, procureur-général, et quelques autres magistrats étaient aussi présens. On fit approcher Louvel ; et avant qu’il n’eût le temps de savoir ce qu’on voulait de lui, un domestique ayant tiré le drap, le cadavre parut aux yeux du meurtrier avec toute sa pâleur, et sa blessure encore saignante : « Reconnaissez-vous cette blessure et ce poignard qui l’a faite ? — Oui », répondit Louvel, dont le visage n’avait point donné le moindre signe d’émotion. — « Avez-vous des complices ? — Aucun », reprit-il avec la même impassibilité. L’évêque, frappé de terreur, et n’ayant pas bien la tête à lui, ou par tout autre motif, s’écria qu’il reconnaissait cet homme pour un malfaiteur qui, deux ans auparavant, avait voulu l’assassiner. Louvel le regarda sans répondre, et sortit tranquillement au milieu de l’escorte qui l’avait amené. De retour dans son cachot, et seul avec l’officier qui était alors de service : « Ce matin, dit-il, ils m’ont infligé un rude spectacle ; ils m’ont mené au Louvre en présence du cadavre du duc de Berry. J’étais bien vivement ému, mais je l’ai caché à leurs yeux. Je ne connaissais point le prince, et je ne lui en voulais point personnellement : mais il était de ceux qui ont porté les armes contre la France et ramené l’étranger. Je ne me repens point de ce que j’ai fait : cependant c’est une action horrible que celle d’un homme qui se jette sur un autre pour le poignarder sans défense et par derrière. Je sais bien que j’ai commis un crime : c’est du patriotisme mal conçu, insensé si l’on veut, mais on aurait tort de croire que c’est une lâcheté. Si on savait quelle force d’esprit il faut au moment de l’exécution, on penserait bien autrement. Ils veulent me faire commettre un second crime, en tâchant de me forcer à désigner des complices, quand je n’en ai pas. J’ai vu parmi eux un évêque en grand costume, sa croix sur la poitrine, de tournure assez ridicule, qui a prétendu que j’avais voulu le tuer. Je vous demande dans quel but et que m’importait sa vie. Je n’ai point répondu à cet homme, car son accusation ne méritait point qu’on la réfutât. » — Ici Louvel s’arrêta, garda quelques instans le silence, puis il reprit : « Les grands ont tort, surtout quand ils se sentent quelque péché sur la conscience, de prendre aussi peu de précautions qu’ils le font. Les princes d’Allemagne sont, à cet égard, plus prudens que les nôtres. Quand ils montent en voiture, les soldats, au lieu de leur présenter les armes, comme chez nous, tournent le dos ; et ils ont bien raison, car personne ne peut approcher sans qu’ils le voient venir. J’ai encore fait une remarque : quand le prince est entré à l’Opéra vers huit heures, les domestiques ont crié au cocher, et de manière à ce que j’ai parfaitement entendu : Revenez à onze heures moins un quart ! C’était une imprudence, et j’en ai tiré parti. »

La seule idée qui le préoccupa vivement, et qui le tourmenta dans sa captivité, c’était celle de sa famille. Il avait laissé au monde un frère qu’à la vérité il connaissait peu, et qui habitait loin de lui, mais il y laissait aussi deux sœurs qu’il avait toujours tendrement aimées, la plus jeune avec une vive affection, la plus âgée avec le respect qu’on porte à une mère, car elle lui en avait long-temps servi. La cadette, ouvrière en corsets, et ne vivant que du travail honorable de ses mains, s’était vue tout-à-coup devenir, dans la maison qu’elle habitait, un objet d’horreur et de mépris : elle était tombée dangereusement malade, quand elle avait appris le crime de son frère, et si elle guérissait, elle n’avait plus d’autre ressource que de quitter Paris, et d’aller s’ensevelir au loin dans quelque ville, en changeant le nom funeste qu’elle portait. Quant à l’aînée, Thérèse, sa sœur d’un premier lit, c’était elle qui avait élevé son jeune frère, et qui lui avait donné le peu d’éducation qu’il possédait. Louvel avait perdu sa mère à deux ans, et son père à douze. Vers cet âge, et par les soins de Thérèse, il était entré à l’Institution des enfans de la patrie (la Pitié à Versailles). Là il avait reçu gratuitement l’instruction élémentaire ; il avait appris à lire dans la Constitution de 1791, dans les Droits de l’homme, et dans les prières républicaines, que les Théophilantropes avaient introduites dans la maison. En sortant de cette institution, il était entré en apprentissage chez un sellier de Montfort-l’Amaury. Mais comme il était encore bien jeune, et d’ailleurs assez faible, Thérèse, qui l’affectionnait beaucoup, l’avait appelé auprès d’elle ; et tout en continuant son métier, l’enfant l’aidait dans les soins d’une petite boutique de mercerie qu’elle possédait à Versailles. Aux instans de loisir, elle l’instruisait dans les livres dont les feuilles volantes servaient à son chétif commerce, et parfois lui achetait, à force d’économie, quelques publications des Théophilanthropes que le jeune homme paraissait beaucoup aimer. Le décadi, il se rendait régulièrement au temple des nouveaux religionnaires, et y écoutait avec un vif plaisir les hymnes qu’on y chantait à la louange de Dieu, de la liberté et de la patrie. À seize ans, Thérèse, se fiant à la fermeté de son caractère et aux bons principes qu’elle lui avait inculqués, l’envoya seul à Paris, chez un sellier de sa connaissance, pour y terminer son apprentissage. Au dire de sa famille, le caractère de Louvel était alors gai, doux, ouvert : il était sobre, travailleur et rangé. Il conserva toutes ces qualités au milieu de la capitale ; mais il y perdit la gaîté de son enfance, peut-être par le simple effet de l’âge, peut-être aussi par la vie sérieuse et difficile qui entoure un jeune homme condamné à se suffire à lui-même ; mais, dès cette époque, fuyant des liaisons où il voyait sans doute quelques dangers pour ses mœurs comme pour ses travaux, il commença à mener l’existence solitaire et taciturne que depuis il ne quitta plus. À dix-huit ans, assez instruit dans son métier pour en tirer sa vie partout où il voudrait travailler, il quitta Paris, pour commencer son tour de France, n’ayant sur lui que 40 fr. au plus, et laissant toutes ses connaissances et ses compagnons sans leur écrire, réservant toute son affection et ses lettres pour ses deux sœurs.

Jusqu’au moment de son arrestation, il avait conservé avec Thérèse toutes les relations que l’éloignement des lieux ou la bizarrerie de son caractère lui permettait, et, depuis qu’il était revenu se fixer à Paris en 1816, il avait soin d’aller tous les dimanches chercher sa plus jeune sœur, Martiale, qui logeait assez près de lui, pour la conduire à la promenade. Martiale aimait son frère, quoiqu’elle ne partageât ses opinions ni en politique, ni en religion ; mais, connaissant sa susceptibilité sur ces matières, elle évitait de lui en parler, et les instans qu’ils passaient ensemble étaient aussi doux pour elle que pour lui. Quant à Thérèse, qui habitait toujours Versailles, il la voyait plus rarement. Thérèse d’ailleurs trouvait l’humeur de son frère totalement altérée, et souvent elle lui en fit de vifs reproches. « Quand je te vois si sombre et si triste, lui disait-elle, tu m’arraches le cœur ; ta présence me fait trop de mal ; je ne t’invite plus à venir me voir, tu viendras quand tu voudras. » Louvel convenait lui-même de sa tristesse, et il disait à sa sœur que son caractère était dès long-temps changé, et que, depuis son retour de la Rochelle, en 1815, « il ne savait plus ce que c’était que le rire ».

Lorsque Martiale, la plus jeune sœur, apprit le crime de son frère, elle se mit à fondre en larmes, et, dans sa douleur, elle s’écriait : « Ah ! maintenant je comprends son chagrin et sa tristesse continuelle. Voilà donc pourquoi son caractère était si sombre et si concentré ! Mais mon frère, assassin ! ah ! croyez bien qu’il n’a point reçu d’argent : il en est incapable. Non, non, je le connais trop bien : il n’est point assez lâche, pour s’être laissé corrompre. C’est son amour désordonné pour Bonaparte qui l’a poussé là. Quand il parlait de l’empereur, ses yeux brillaient et lançaient des éclairs. Il devait quitter Paris à la fin du mois : c’est ce qui lui a fait hâter son crime ; mais, puisque l’idée de mon désespoir n’a pu le retenir, puisqu’il ne m’écrit pas, je prierai Dieu qu’il le convertisse. Quand je le voyais si rêveur, je lui disais : Va, console-toi, je commence à prospérer ; je te donnerai de quoi t’établir. Et lui ! il me déshonore, et me prive de toutes mes ressources ! Il sait bien que je suis pauvre, et que je n’ai que mon travail pour vivre. » Louvel avait vainement demandé qu’on lui permît d’écrire à sa famille : elle ne savait rien de lui, que, comme le public, par les journaux. Songeant au sort qui attendait ses sœurs après son crime, il les plaignait avec amertume, et ne se consolait de leur infortune qu’en pensant que la nation ne se vengerait pas sur elles du forfait de leur frère. « Ma famille, disait-il, sera, je l’espère, à l’abri de toute poursuite. Les hommes sont trop éclairés aujourd’hui : ils savent bien que toutes les fautes doivent être personnelles. » Puis, pensant à Labouzelle, son parent, maître sellier du roi, chez lequel il travaillait, et qui, depuis dix ans, lui avait constamment accordé secours et bienveillance, il le plaignait d’avoir eu un ouvrier tel que lui, et semblait craindre que l’intrigue ou la calomnie ne parvînt à le frapper pour le crime de son cousin.

Le matin, vers neuf heures, on éveillait le prisonnier, on le délivrait quelques instans de la camisole pour qu’il pût s’habiller et déjeuner : ensuite on lui rendait cette entrave jusqu’au repas du soir, un peu plus substantiel que celui du matin, qui ne consistait qu’en un morceau de pain. Le détenu montrait dans son habillement et dans sa toilette une certaine propreté, une certaine recherche qui indiquaient l’ancien soldat, et dont il ne se départit point un seul jour, pas même celui de son exécution. Il prenait ses repas avec un soin remarquable, et paraissait y attacher une grande importance. C’est qu’il désirait par-dessus tout conserver sa santé et sa vigueur d’esprit pour le moment où il comparaîtrait devant le public et devant ses juges. Il craignait de perdre avec ses forces physiques la fermeté nécessaire aux réponses qu’il méditait : « Je veux prouver à mes juges, dit-il souvent, à la nation, à l’Europe, que moi seul j’ai conçu mon projet. Depuis six ans, je n’ai point passé un seul jour sans y songer. Je regretterais de montrer quelque faiblesse, quand je n’aurai plus qu’à expliquer devant le tribunal comment j’ai mûri mon plan, et comment je l’ai exécuté. On me prive jour et nuit de l’usage de mes bras, comme si je pensais à me détruire : on me connaît donc bien peu ; je m’en garderai bien : je veux être jugé avec éclat. Oui, je voudrais, s’il était possible, qu’on me renfermât dans une vaste enceinte où tout le monde pût me voir. Le peuple viendrait m’y regarder à travers les barreaux, et certes je ne me cacherais aux yeux de personne. C’est un exemple que j’ai voulu donner aux grands qui, après avoir émigré de leur patrie, osent y revenir avec l’étranger : je n’ai point commis un crime ; j’ai voulu sauver mon pays. » Il parut ici recueillir quelques souvenirs éloignés, et confus, et il continua : « Je partis de Metz au mois de mai 1814, et je me rendis à pied à Calais, résolu d’y frapper Louis xviii, si je le rencontrais. J’arrivai deux jours trop tard ; la cour était sur la route de Paris. Quand j’avais appris la déchéance de Napoléon, des larmes de rage avaient involontairement coulé de mes yeux. J’abhorrais les traîtres qui, après lui avoir juré fidélité, l’abandonnaient si lâchement. Eût-il été un brigand, il fallait lui rester fidèle ; c’était lui qui défendait la France, et si, dans le premier moment de ma fureur, je n’eusse écouté que la passion qui m’aveuglait, j’aurais tué un maréchal de l’empire qui était alors à Metz, et qui avait indignement trahi la cause nationale : mais je pensai que mes coups pouvaient être plus utiles ; je ne voulais pas tuer un simple particulier. De Calais, je suivis les Bourbons à Paris. Là je trouvai le drapeau blanc partout arboré, l’étranger partout accueilli et fêté ; la joie paraissait générale et véritable : elle me faisait trop de mal, je partis pour Fontainebleau, où j’espérais encore trouver les restes de la vieille garde avec son drapeau tricolore et son patriotisme. Puis je n’étais pas fâché de voir de près et par moi-même la maison de l’empereur. À cette époque, les mauvais papiers disaient tant de mal de lui, que vraiment je ne savais qu’en croire, et je comptais m’instruire de la vérité en m’approchant de lui. À Fontainebleau je retrouvai la joie que j’avais vue à Paris, et qui m’en avait chassé. Ce spectacle me donna à réfléchir profondément. D’abord je m’indignai contre ces mauvais Français, gais et contens au milieu des désastres de la patrie ; puis, par un retour sur moi-même, comparant ma douleur à l’allégresse qui les transportait, je me demandai si ce n’était pas moi qui avais tort. C’est là le premier sentiment d’incertitude que j’aie éprouvé, mais ce ne fut pas le seul ; et plus tard j’eus plus d’un combat à soutenir contre la passion dont j’étais agité. À Fontainebleau, je me procurai le discours d’adieux de Napoléon à sa garde, et je quittai la ville, partant à mes frais pour l’île d’Elbe, où j’arrivai non sans peine, après un long voyage, vers la mi-septembre. J’y trouvai facilement à travailler de mon état, et j’entrai dans les écuries impériales sous les ordres de Vincent, maître sellier. C’est là que j’ai vu l’empereur de près ! Il venait souvent à la sellerie et paraissait donner beaucoup d’attention à nos travaux. Il ne m’a jamais adressé la parole, bien qu’il causât aisément avec tous les hommes, ceux de ma classe comme de toutes les autres. Mais vers la fin de novembre, je dus quitter le service de Vincent et l’île Elbe. L’empereur renvoya la moitié de son monde par mesure d’économie, et les réformes portèrent sur les derniers venus. J’y fus compris. Je m’embarquai pour Livourne. De là je pris ma route par Gênes et Turin, et je m’arrêtai à Chambéry, où je séjournai le reste de l’hiver, méditant toujours mon projet, que j’avais moins que jamais abandonné. Il fallait m’arrêter pour gagner l’argent de mon voyage de Paris… Parfois je me reprochai mon excursion à l’île d’Elbe et le temps que j’y avais perdu. J’aurais bien mieux fait de rester à Paris, où je n’aurais pas manqué de rencontrer une occasion favorable : j’y aurais trouvé tous les Bourbons… Et cependant c’eût été un bien grand bonheur pour moi de ne les avoir jamais connus ! Je serais resté heureux dans la société, y tenant une place indépendante et honnête ; j’aurais été un bon père, j’aurais eu une femme et des enfans que j’aurais aimés, au lieu de périr sur l’échafaud ! » À ces mots, le prisonnier baissa la tête et garda un long silence, qu’interrompaient de loin en loin quelques soupirs ; puis il reprit : « Voilà bien la légèreté des hommes ! Charlotte Corday passa pendant long-temps pour criminelle. Aujourd’hui on la vante et l’on prône sa vertu ; c’est une héroïne qui s’est sacrifiée pour son pays. Eh bien ! dans quelques années, dans cent ans peut-être, on considérera mon action comme celle d’un homme qui a voulu détruire les tyrans de sa patrie.

Louvel était à Chambéry depuis trois mois à-peu-près, travaillant chez un sellier qui l’avait accueilli, quand un matin, le 7 mars 1815, la femme de son maître entra dans l’atelier, tenant à la main des journaux où l’on annonçait le débarquement de Napoléon au golfe Juan. À cette nouvelle, l’ouvrier se lève précipitamment, va pendre à un clou le tablier qui lui ceignait les reins, et ne se donnant pas le temps de faire ses adieux à ses compagnons, sans aucun préparatif de voyage, il part pour Lyon, malgré les torrens de pluie qui tombaient en ce moment, et qui, depuis plusieurs jours, rendaient les chemins impraticables. Telle avait été sa précipitation, qu’il laissait chez ses maîtres toutes ses hardes, ses outils et une somme d’argent qu’ils lui devaient, et qu’ils lui firent plus tard parvenir. Ce brusque départ étonna peu ceux qui l’avaient connu à Chambéry. Là comme partout ailleurs, on l’avait jugé obligeant, honnête, mais taciturne et sombre : seulement, on avait remarqué fréquemment sa joie profonde et son expansion extraordinaire, quand il venait à parler de son séjour à l’île d’Elbe, et de Napoléon. C’était le seul sujet de conversation qu’il entamât avec plaisir : il était intarissable dans ses récits, quand il parlait de la vie de l’empereur à Porto-Ferrajo, de sa garde, de l’ordre de sa maison, enfin de tout ce qui l’avait alors charmé dans le grand homme, et dans ce qui l’entourait. Il rejoignit l’empereur à Lyon, et retrouva parmi sa suite Vincent, le maître sellier de l’île d’Elbe, qui le reprit à son service. Il faisait partie du train des équipages qui suivit l’empereur de Paris à Waterloo. Après la bataille à laquelle il assista, il revint dans la capitale. Quelques jours ensuite, il en partit d’office pour accompagner à Rochefort les voitures de voyage qui devaient être embarquées pour Napoléon. Mais l’empereur était déjà tombé au pouvoir de l’amiral anglais, et les équipages restèrent quelques mois à la Rochelle. C’est là que Louvel fit faire, comme outil de son état, le poignard qui lui servit à frapper sa victime, et que depuis il n’a point un seul instant quitté.

Cependant les heures et les jours s’écoulaient bien lentement. L’ennui du cachot n’était rompu que par de bien courtes et bien rares distractions. C’était parfois le chien du concierge auquel le prisonnier donnait en l’agaçant quelques morceaux de pain : plus rarement, c’étaient les jeux des autres détenus qu’il regardait s’ébattre dans le préau. Mais il aimait peu à se montrer à la fenêtre, craignant de paraître rechercher une vaine curiosité. Un jour, le factionnaire qui veillait dans la cour aux abords de sa prison, s’approcha pour le voir, et laissa quelques instans son fusil appuyé contre le mur. Les détenus, profitant de cette aubaine en gens qui n’en ont pas souvent de pareilles, vinrent adroitement saisir le fusil, et ce ne fut pas sans débat et sans peine que le conscrit, pris en faute et tout interdit, put le reprendre de leurs mains. La rumeur de joie, de cris et de plaisanteries fut grande au préau. Le brigadier qui veillait dans la chambre du prisonnier s’élança vers la fenêtre, curieux de voir ce qui troublait si bruyamment le silence de la maison, et les détenus, comptant que c’était la figure de Louvel, se pressaient de loin pour le regarder. Mais il était tranquillement assis sur le pied de son lit ; et suivant silencieusement toute cette scène dont il était, sans le vouloir, un des acteurs : « Monsieur l’officier, dit-il au brigadier, vous figurez là pour moi. Mais vous ne seriez pas toujours fort aise de figurer ainsi. Le rôle serait dur à la place de Grève. »

La commission nommée par la Chambre des pairs pour instruire le procès, interrogea Louvel pour la première fois le 23 mars. Depuis long-temps, il attendait ce moment, et il s’y était préparé avec toute la maturité et le soin dont il était capable. Il voulait faire aux commissaires l’histoire complète de sa vie, et surtout, en leur montrant sous quel jour il envisageait la conduite des Bourbons, leur dérouler tous les motifs de son crime. « Si mes juges ne savent pas, disait-il, toutes les circonstances de ma vie, ils ne les apprendront pas sans étonnement. De dix-huit à trente ans, j’ai voyagé par toute la France, et mon livret fait foi de tous les lieux que j’ai parcourus, de toutes les villes où je me suis arrêté pour gagner ma vie. J’étais à Pau vers 1803, quand la conscription m’atteignit. On me plaça dans le train d’artillerie, où mes talens de sellier pouvaient être utiles : mais bientôt je fus réformé à cause d’une hernie dont je souffre encore, et que je gagnai en montant à cheval. Je repris dès-lors mon tour de France, et il n’est guère de département où je ne sois passé, et où je n’aie quelque temps séjourné. Jusqu’en 1814, ma vie est celle d’un simple ouvrier, laborieux, économe, sachant vivre de peu et partout, tirant toutes ses ressources de lui-même, heureux de son indépendance et de son travail. À cette époque, je suis un homme fort ordinaire ; mais à dater de mon voyage de Metz, ma vie commence à prendre une certaine importance. Mon projet une fois conçu, il y a quelque chose de plus en moi, et alors chacun de mes pas, et les moindres circonstances qui s’y rattachent, méritent d’être connues. » En effet, il les raconta toutes avec de minutieux détails à MM. Séguier et Bastard de l’Estang, commissaires de la Chambre des pairs. Il mettait même une sorte d’orgueil à n’oublier aucun fait, à ne déplacer aucune date, et à montrer toutes les phases qu’avait subies sa résolution. Il voulait aussi, en donnant à ses réponses toute la clarté et la précision nécessaires, abréger les interrogatoires, et les rendre moins nombreux ; car le temps lui pesait : il lui tardait d’en finir avec la mort, et souvent, au milieu même de son sommeil, on l’entendit dans ses rêves appeler l’instant du supplice, qui lui semblait se faire bien attendre. « Ces messieurs, disait-il en revenant de ses interrogatoires, ces messieurs veulent voir mon affaire plus grande qu’elle n’est. Ce n’est point ma faute si elle dure si long-temps : je les aide autant que je peux. Mes réponses, à ce qu’il me semble, sont assez claires et assez complètes. Mais la vérité leur paraît trop simple et trop facile à comprendre. Que veulent-ils dire, quand ils me demandent si l’Angleterre, l’Autriche, le petit roi de Rome, l’Espagne, ne m’ont point payé mon crime. On ne connaît pas encore le caractère de Louvel, ou bien l’on feint de ne pas le connaître. Cependant, depuis deux mois bientôt que je suis sous les verroux, je n’ai point un seul instant varié. J’ai dit les motifs qui m’avaient poussé ; ils ne sont point changés. Mes juges ont beau se torturer l’esprit ; ils ont beau revenir sur les mêmes questions par mille chemins différens, je les suis sans peine ; ils ont tort de croire qu’ils pourront me prendre par leurs contes de vieille femme. Ils ne me feront pas convenir de ce qui n’est pas : ils pourraient bien s’épargner tant de mal, car jamais je ne puis reconnaître pour vrais les mille et un mensonges qu’on a fabriqués sur moi, et qui, après tout, ne me regardent pas. Du reste, ils n’ont pas dû être mécontens de moi ; car je leur ai répondu non-seulement avec politesse, mais avec une présence d’esprit qui m’a moi-même fort étonné. S’ils voulaient me le permettre, je ferais bien un mémoire sur mon crime et sur toutes les causes qui m’y ont porté. J’en aurais long à dire sur les fautes des gouvernemens et les réformes, que, selon moi, le peuple devrait introduire dans l’état. Si mes juges m’accordaient ma demande, je leur promettrais bien de ne rien dire des Bourbons, ou du moins de n’en point dire personnellement trop de mal. Mais, bah ! on ne me laissera pas faire, et je ne sais pas pourquoi j’y pense. » Puis il se mit à parcourir le cachot en sifflant et en chantant, comme un homme qui cherche à s’étourdir et à chasser quelques pensées importunes. Cette nuit, il ne put trouver un instant de sommeil : il poussait de longs soupirs, et se tournant vers le brigadier de service avec lequel il avait déjà échangé quelques paroles. « Racontez-moi donc, dit-il, quelques contes, si vous en savez : je vous raconterai à mon tour ceux que je sais. La nuit pour moi, et la faction pour vous, seront moins ennuyeuses. « Après quelques mots d’entretien, le brigadier entendant sonner deux heures à l’horloge de la Sainte-Chapelle, « je n’en ai plus qu’une, dit-il, » pensant à l’heure où sa garde devait finir. « Et moi, reprit Louvel, j’en ai plus d’une encore ! » songeant aux lenteurs du procès, et au jour reculé du jugement. — « Monsieur le brigadier, de quel pays êtes-vous ? — Je suis de Tarbes. — Ah ! je connais bien Tarbes : j’y suis resté un an avant d’aller à Pau. C’est là que j’ai rencontré le meilleur sellier que j’aie jamais connu. C’était le maître chez qui je travaillais. Jamais je n’ai vu de selles plus solides et mieux assises que les siennes. J’ai toujours bien su mon métier : mais cet homme-là pouvait encore m’en apprendre. »

Le dimanche, même en prison, n’est point un jour comme un autre. Ce jour-là, tous les prisonniers, qu’ils doivent ou non aller à l’église, mettent un peu plus de soin à leur toilette ; leur visage est plus ouvert et moins triste : pour eux, c’est encore un jour de repos et presque de liberté ; la sombre maison elle-même semble quelque peu s’éclaircir, les murs sont moins noirs et moins humides ; elle s’anime un peu plus de la vie du dehors : elle est un peu moins morte que de coutume. Le son des cloches qui tintent dès le matin, et résonnent encore le soir, après le soleil couché, semble égayer et rafraîchir l’air étouffant des cachots et des corridors. Ce son paraissait toujours faire quelque impression sur Louvel, quoiqu’il ne lui rappelât ni souvenirs d’enfance, ni émotions religieuses. Les églises étaient fermées à l’époque où il pouvait aller y chercher la croyance et la prière. Un soir les vêpres sonnaient, et le prisonnier les écoutait pensif et silencieux. « Monsieur l’officier, dit-il à son gardien, vous m’avez dit l’autre jour que vous étiez catholique, et cependant vous lisez un roman pendant que vêpres sonnent. Il est vrai que ceux qui chantent là-bas du latin et que nous entendons d’ici, ne savent guère ce qu’ils crient ; et vous du moins, votre livre vous amuse. — Et vous ? répondit le brigadier, n’êtes-vous pas catholique ? n’êtes-vous pas chrétien ? — À vrai dire, je ne sais trop ce que je suis. Je suis né dans la religion catholique, mais j’ai suivi la morale des Théophilanthropes et leur culte. Je respecte la religion catholique, mais je ne l’aime pas. — Vous êtes baptisé au moins ? Je ne sais, mais, en tout cas, m’a-t-on consulté pour cela ? Je me rappelle encore les hymnes des Théophilanthropes à l’Être suprême. Je les ai appris à l’Institution des enfans de la patrie, à Versailles. J’étais bien jeune alors, car il y a plus de vingt-cinq ans… Ces jours derniers, sans que je l’eusse demandé, on m’a envoyé dans ma prison un jeune prêtre catholique, pour me confesser sans doute et savoir ce que mes juges ne pourront tirer de moi. Sa figure et ses manières me plurent assez : il me parut avoir quelque franchise et quelque bonté. Je fus un instant sur le point de céder et de me servir de son ministère, non point pour lui dire ce qu’il attendait sans doute, un grand secret, mais afin de m’éprouver moi-même, et de savoir ce que ces secours religieux produiraient sur mon esprit. Cependant je résistai à la tentation. Le peuple aurait dit : « Voyez-vous, Louvel s’est confessé ; il s’est amendé ; il a tout avoué. » Et l’on n’aurait pas manqué de débiter à cette occasion des mensonges absurdes, auxquels je ne veux pas à donner prétexte. Le jeune prêtre a dû s’en aller comme il était venu, sans avoir rien tiré de moi, parce que je n’avais rien à lui dire. Je n’allais jamais aux églises ; et si trois ans de suite, à la Fête-Dieu, je suis allé à l’Assomption, c’est que j’étais certain d’y trouver le duc de Berry ; mais la foule m’empêcha toujours d’exécuter mon projet. Je me rappelle qu’aux écuries du roi, j’avais souvent des discussions avec mes compagnons sur leurs idées religieuses. Ils affectaient tous d’être fort pieux, car c’était le ton de la maison. Moi, du moins, j’étais plus franc, et je ne cachais point ce que je pensais. Je leur disais : « Je ne suis point chrétien, je suis Théophilanthrope. » Ils étaient tous scandalisés de mes paroles, et comme ils n’étaient pas sûrs que je fusse baptisé, l’un d’eux voulut absolument, pour me préparer au sacrement, me faire apprendre un catéchisme que le curé de Saint-Germain-l’Auxerrois lui avait remis pour son enfant. C’était se moquer d’un homme de mon âge que de lui proposer l’instruction destinée à un bambin de dix ans. — Cependant, lui dit le gardien, sans religion il n’y a point de morale, et sans morale… — La morale, monsieur le brigadier, je crois en avoir tout autant qu’un autre, quoique je n’aie pas de religion. Je ne conçois pas comment un homme peut vivre sans honneur et sans vertu, je ne conçois point la vie sans ces sentimens-là. Aussi je plains sincèrement ces voleurs que nous entendons crier dans le préau. Quel fléau pour la société ! Les malheureux ne connaissent pas le bonheur de se suffire à soi-même par un travail honnête. Pour moi, depuis seize ans, je puis dire que je n’ai jamais reçu de l’argent de personne sans que je ne l’eusse bien gagné, et je souhaiterais que tous ces pauvres diables en pussent dire autant. »

Un jour, le préau était en grande agitation. Jamais un bruit aussi extraordinaire ne s’y était fait entendre : ce n’étaient pas des cris comme parfois les détenus en poussaient ; ce n’était pas le tumulte habituel. Il y avait dans la rumeur quelque chose de sombre et de sinistre à glacer d’effroi ; cependant, au milieu des paroles confuses qui partaient de cent bouches à-la-fois, Louvel comprit qu’il s’agissait pour ce jour-là d’une exécution à mort : c’était un jeune domestique qui avait assassiné son maître, et qu’on avait ramené de Bicêtre à la Conciergerie. En le voyant partir pour la fatale charrette, les détenus du préau lui témoignaient à leur manière les sentimens de pitié dont ils étaient touchés. « Dans une demi-heure, tout sera fini, disaient-ils. — Oh ! que n’est-ce moi ! dit Louvel ; j’en serais quitte enfin. Il y a si long-temps que je suis dans ce cachot et si inutilement. Plus l’on attendra, moins ma mort produira d’effet. Qu’on se hâte donc. Ce serait de l’argent de plus pour le gouvernement, et de la peine de moins pour vous, messieurs, qui me gardez tour-à-tour ; puis, tous les innocens que l’on a arrêtés ! on ne leur rendra la liberté qu’après ma mort, et il leur doit sembler, comme à moi, qu’elle se fait bien attendre. Je crois cependant qu’on me transférera dans peu de jours au Luxembourg ; car mes interrogatoires sont bientôt finis, et mes juges ne doivent plus rien espérer savoir de moi. » En disant ces mots, il appuya la tête dans ses mains, et, fixant les yeux à terre, il resta long-temps immobile et silencieux, laissant échapper de loin en loin des sanglots, et même couler des larmes ; cependant son esprit parut se calmer peu-à-peu. Ses traits reprirent leur tranquillité habituelle : il se mit à réciter l’hymne des Théophilanthropes : Père de l’univers, suprême intelligence ; etc. ; et, après s’être quelques instans promené dans sa chambre, il chantait la Marseillaise, quand tout-à-coup une autre voix, non loin de son cachot, sembla répondre à la sienne. Il s’arrêta pour écouter, et entendit distinctement une voix qui déclamait dans une prison voisine. « C’est un avocat, dit-il, qui lit à un détenu la défense qu’il a préparée pour lui, ou quelque détenu qui prépare la sienne. Mais qui voudra se charger de me défendre ? C’est là cependant qu’on peut montrer du talent. Une cause ordinaire n’a rien qui puisse plaire à un homme qui désire briller ; mais la mienne aussi lui donnerait trop à faire, car il n’est pas d’avocat qui puisse prouver que je n’ai point commis un crime que je me fais gloire d’avouer. »

Il n’y a point d’homme dont le tempérament, quelque vigoureux qu’on le suppose, ne fût sensiblement altéré par trois mois de cachot. Celui du prisonnier, malgré son énergie morale, n’y pouvait point résister plus qu’un autre. Son teint était devenu livide ; ses yeux rouges et affaiblis étaient gonflés et ne pouvaient plus supporter l’éclat de la lumière ; ses membres amaigris se décharnaient de jour en jour. Lui-même sentait peu-à-peu ses forces décroître. Un médecin fut appelé et ordonna, pour prévenir une maladie imminente, une nourriture plus solide et plus choisie. Les commissaires eux-mêmes firent donner au détenu quelques douceurs, dont il se montrait fort reconnaissant. Leur bonté l’avait vivement touché, et il s’étonnait d’avoir trouvé en eux tant de bienveillance. Il semblait s’attendre à n’être point si bien traité ; mais, quoiqu’il sentît sans peine que, dans ces ménagemens et ces attentions, une partie ne s’adressait point à lui, mais à une existence dont la justice avait besoin, il n’y était pas moins sensible. Plusieurs fois il en remercia ceux qui le surveillaient ; mais, une nuit qu’il avait enfin trouvé le sommeil, après l’avoir long-temps vainement attendu, il fut tout-à-coup réveillé en sursaut par son gardien, toussant avec fracas. Il se leva vivement sur son séant, et se plaignit en termes énergiques de cette indélicatesse, qui privait un malheureux du seul instant de repos dont il pût jouir. Il se servit de quelques expressions grossières, au grand étonnement du gardien, qui jamais ne lui en avait entendu proférer de semblables ; puis il se recoucha et n’interrompit plus le calme de la nuit que par quelques exclamations de malaise et d’insomnie. Le surlendemain, M. Séguier, qui l’interrogeait et le priait d’indiquer sur le plan de La Rochelle la maison du taillandier qui avait fait le poignard, le fit asseoir auprès de lui, et lui dit à voix basse : « Vous vous êtes mis en colère, il y a quelques jours ? — Oui, monsieur, on interrompait mon sommeil ; mais j’ai eu tort de m’emporter. Je suis fâché de ce que j’ai pu dire ; mais ce n’est point mon habitude. — On a des complaisances pour vous, reprit M. Séguier : il faut les reconnaître par votre honnêteté. » Rentré dans sa prison, et racontant cette petite scène, il ajoutait : « M. Séguier a bien raison, j’aurais tort de me livrer à ces emportemens, car ils pourraient me nuire. On a vraiment ici bien des bontés pour moi : il faut être honnête. Demain, au lieu du pain de mon déjeuner, qui me faisait mal, on doit me donner de la soupe, ce que je n’aurais jamais demandé, de peur d’être indiscret ; et, je l’avoue, c’est pour moi une grande douceur que mes repas. Je les prends toujours avec un vif plaisir, et je veux soutenir mes forces jusqu’au dernier jour ; car, quoique je sache bien quel sort m’est réservé, je ne veux pas mourir à l’avance mille fois pour une. J’espère cependant que le moment n’est plus éloigné. Mon prochain interrogatoire sera sans doute le dernier. Ces messieurs doivent être aussi fatigués que moi. Hier, ils m’ont longuement parlé de Dieu, de sa miséricorde infinie et de la mort vraiment chrétienne du duc de Berry. Ils m’ont dit qu’avant d’expirer, il m’avait pardonné et avait plusieurs fois demandé ma grâce avec instance. Les paroles de MM. Bastard et Séguier m’ont touché ; mais, s’ils croient m’amener à me repentir, ils se trompent. Quand on commet un crime comme moi, on ne s’en repent jamais. Ces messieurs m’ont aussi demandé si j’avais un défenseur, et, comme je leur répondis négativement, ils m’annoncèrent que la commission me donnait d’office MM.  Archambault et Bonnet, deux des avocats les plus distingués du barreau. J’ai remercié ces messieurs de leur bonté ; mais je le leur ai dit : — Tous les avocats de Paris n’y feraient rien : c’est une formalité qu’on remplit pour moi comme pour tous les accusés ; mais mon sort n’en est pas moins certain. Avant de me quitter, M. Bastard de l’Estang s’est approché de moi, et m’a dit : — Lorsque le préfet de police vous a interrogé pour la première fois, vous lui avez répondu que ce n’était point une commission si facile à exécuter, que de tuer un prince. Quelqu’un vous avait-il donc commissionné pour tuer le duc de Berry, je veux dire choisi ou conseillé pour commettre cet assassinat ? — Non, monsieur, lui ai-je dit, je n’ai reçu commission de personne ; j’avais seul mon secret ; je ne l’ai dit à âme qui vive, et l’on aurait grand tort d’inquiéter qui que ce soit à cet égard. — Mais pourquoi, reprit M. Bastard, avez-vous employé ce mot de commission ? — C’est que je n’y attachais point la moindre importance, et que, quand je l’ai prononcé, je ne pensai point à son acception réelle et à toute sa portée. »

Le lendemain il disait, en s’adressant à l’officier de paix alors en fonction : « Ce matin je suis monté au greffe du palais, accompagné de M. votre collègue, et d’un brigadier de gendarmerie. Là on m’a lu mon acte d’accusation, qui m’a paru en général fort exact et très bien fait. On s’est trompé cependant sur quelques points de mon voyage à Lyon. Je conçois maintenant pourquoi la procédure a été si longue. Il a fallu interroger plus de douze cents personnes : ce n’était point une mince affaire ; mais c’était bien du temps perdu et bien des gens tourmentés inutilement. J’espère que maintenant le jugement ne tardera guère, et je dois après-demain aller chercher au greffe toutes les pièces du procès, qu’on m’apportera de la Chambre des pairs. » Le matin, en effet, le greffier lui avait lu son acte d’accusation, rédigé par M. Bellart. Le prisonnier avait écouté sans émotion et en silence tout le temps que cette lecture avait duré ; puis, recevant la copie des mains du greffier : « Oh ! la belle écriture ! dit-il, comme c’est bien écrit ! Voyez donc, monsieur le brigadier ; tenez : je n’ai jamais rien vu d’aussi parfaitement écrit. » Et en même temps il passait le papier au gendarme. Le greffier, qui paraissait avoir vieilli dans son emploi, et par les mains duquel bien des accusés avaient sans doute passé, regardait celui-ci avec un air de surprise et d’incrédulité, comme un homme qui ne se rend pas bien compte de ce qu’il entend. Il est à croire que c’était le premier acte d’accusation qu’il vit accueillir de la sorte.

Après quelques instans de silence et de réflexion, pendant lesquels il semblait compter quelque chose et suivre un calcul assez difficile, il reprit : « Voilà aujourd’hui précisément cent jours (24 mai) que je suis détenu ; il serait dur de rester ici encore aussi long-temps. Maintenant j’attends mes avocats, ils ne peuvent tarder à venir me voir : il est singulier que tous les deux soient bâtonniers de leur ordre, l’un entrant et l’autre sortant. » Le surlendemain, un guichetier vint avertir les gardiens de conduire le prisonnier au greffe du palais : toutes les pièces de la procédure y étaient arrivées. En apprenant cette nouvelle si long-temps attendue, Louvel tressaillit de joie ; il demanda qu’on lui enlevât promptement la camisole, se hâta de revêtir sa redingote, mit avec précipitation ses souliers que la veille il avait lui-même appropriés ; et s’appuyant sur les deux hommes qui l’escortaient, il monta vivement l’escalier qui conduisait au greffe. Là on lui remit l’énorme fatras de la procédure qu’il plaça sous son bras, et il redescendit aussi vite qu’il était monté. Après un dîner pris en toute hâte, et qu’il fallait prendre sous peine de jeûner, l’heure de consigne une fois passée, il se mit sur-le-champ à feuilleter le gros paquet étendu devant lui, non point avec ses mains qu’enfermait la camisole, mais avec sa bouche, à l’aide très incommode de ses lèvres. Les premières pièces qu’il chercha et qu’il lut furent les dépositions de ses sœurs ; c’était encore de leurs nouvelles : « Cette pauvre Martiale ! oh ! comme elle a dû pleurer ! Et ma bonne Thérèse, eût-elle jamais pensé que son petit Louis ferait un coup pareil ! La bonne femme est bien innocente de tout cela : elle doit être bien malheureuse, elle qui m’aimait tant et qui m’avait toujours si bien instruit ! » murmurait-il en parcourant les dépositions ; puis il se mit à les lire toutes avec attention les unes après les autres, les disposant en ordre, selon ses souvenirs et leur importance, se raillant de quelques-unes, dont la fausseté et l’absurdité le faisaient sourire. Tantôt c’étaient de soi-disant conspirateurs, arrivant de l’île d’Elbe, munis, pour plus de secret, de quatre-vingts lettres pour les affidés de France. Tantôt c’était la maladresse des gens envoyés à La Rochelle, pour y retrouver l’ouvrier qui avait fabriqué le poignard. La déposition de madame de Béthizy, dame d’honneur de la duchesse de Berry, le toucha par sa sensibilité et sa justesse. Celles de MM. de Nantouillet et d’Angles lui parurent aussi très exactes. Le premier soir, cette lecture le mena fort avant dans la nuit, et il ne s’endormit qu’après avoir rangé toutes ces paperasses avec le plus grand soin au pied de son lit. Le matin, il se levait dès que le jour lui permettait de lire, continuait son examen, et, deux jours entiers, il le poursuivit avec la plus scrupuleuse attention. À mesure qu’il avançait dans ce travail, et du moment qu’il l’avait commencé, ses traits avaient repris une sérénité qui ne s’altéra plus jusqu’au jour de l’exécution. L’instant de sa délivrance approchait avec celui de son supplice, et maintenant, au fait de l’accusation et de la procédure, il ne lui restait plus, en attendant le jugement, qu’à voir ses deux avocats. « D’aujourd’hui en huit, disait-il, tout sera fini. »


Le matin du jour où ses avocats devaient le voir, il mit plus de recherche à sa toilette, comme s’il eût tenu à faire quelque impression sur eux. Il prit le linge le plus propre que contînt sa chétive garde-robe ; avant de s’habiller complètement, il rangea avec soin et régularité les vêtemens peu nombreux qui la composaient ; et sentant lui-même ce qu’il y avait peut-être de ridicule dans cette attention de sa part : « Vraiment, dit-il, je dispose tout cela, comme si je devais vivre encore cent ans. » Cependant l’heure n’était point encore arrivée : il se rassit sur son grabat, et se mit à parcourir de nouveau les pièces de la procédure, et à lire encore une fois celles qui l’intéressaient le plus, avant de les déposer entre les mains de ses avocats. Il s’arrêta surtout à l’une d’elles dont l’écriture, nette et bien formée, était remarquablement belle et l’avait déjà frappé. Il l’examina encore quelques instans, protégeant ses yeux contre l’éclat du jour avec la gênante camisole qui ne le quittait point. Vers onze heures, le guichetier vint avertir les gardiens que le détenu pouvait monter au greffe. Il se hâta de s’y rendre. Là, on lui signifia les noms des témoins qui devaient être entendus dans sa cause ; il écouta cette lecture avec calme et en silence. Seulement il remarqua qu’on avait fait assigner comme témoin un forçat qu’il n’avait jamais connu. Ses deux conseils l’attendaient dans une pièce voisine. « Messieurs, leur dit-il après quelques paroles de politesse, je m’en rapporte parfaitement à vous. Vous aurez, je crois, bien peu de choses à dire. Mon acte d’accusation est fort bien fait, et vous en serez contens, à ce que je pense. Mon affaire ne peut plus guères se prolonger. Lundi, on me mettra en jugement ; mardi, je serai condamné, et mercredi, tout pourra être terminé. Je suis très curieux de savoir comment vous pourrez me défendre. Vous avez vu mes interrogatoires : je n’ai rien à y changer. Dans tous les cas, la seule chose que je vous demande, c’est de ne point me contredire. J’ai dit tout ce qui a été. Je me confie à votre talent : mais je vous prie seulement de faire remarquer aux juges que je n’ai été mu par aucun intérêt particulier, et que l’amour du pays, entendu comme je l’entendais, m’a seul poussé au crime dont je suis coupable. — Il est encore temps, lui dit M. Archambault, de révéler le nom de vos complices : l’instant suprême approche, et vous devez songer au compte que vous aurez bientôt à rendre. — J’ai toujours dit et je répète que je n’ai point eu de complice ; j’ai conçu mon projet seul, de même que je l’ai exécuté seul. Du jour où ma résolution a été définitivement prise, j’ai évité toute liaison d’intimité où, sans le vouloir, j’aurais pu trahir mon secret. Si, durant mes voyages, j’ai toujours paru solitaire et taciturne, ce devait être naturellement le caractère d’un homme dont la vie sans cesse errante et occupée ne souffre guères d’affection solide et sédentaire. Plus tard, quand j’ai été fixé à Paris, mon projet m’occupait tout entier, et il ne devait plus dans ma vie y avoir place pour autre chose. Je me suis même éloigné des femmes, quoique je les aimasse, et à vrai dire, à l’exception de mes sœurs, je n’ai jamais bien aimé personne, si ce n’est Florimont, garçon sellier dans le train d’artillerie : mais il y a bien des années. Il était de l’ex-garde. À Metz, je me suis lié aussi avec Dumont qui avait suivi Bonaparte en Égypte, et qui me racontait des choses bien intéressantes de ses campagnes : mais le second, pas plus que l’autre, n’a jamais rien su de mon projet, et vous avez vu leurs dépositions. Ainsi, ne me demandez plus si j’ai des complices, car j’ai déjà répondu bien des fois à cette question. Vous vous trompez tous ; si j’avais été homme à recevoir de l’argent, si j’étais homme à dénoncer ceux qui m’auraient soudoyé, je n’aurais pas eu le courage de faire ce que j’ai fait. J’étais si loin de donner mon secret à personne, que, pas une seule fois, je ne me suis laissé aller à dire du mal des Bourbons. C’eût été une imprudence bien inutile. — Mais au moins, dit M. Bonnet, vous devez vous repentir du forfait que vous avez commis ? — Non, monsieur, je n’ai pas plus de repentir que de complice. J’ai médité mon crime bien long-temps, vous le savez. Lorsque je comptais l’exécuter, je mettais cette redingote légère que vous me voyez, et ces souliers fins que je porte, afin de fuir plus aisément. Je m’étais fait faire aussi une petite livrée de la maison du roi, avec laquelle je pouvais sans peine approcher de la famille royale. Si le soir où j’ai frappé le prince, j’avais pu réussir à m’échapper, je serais retourné me coucher à mon logement habituel aux Écuries du roi, où certes personne ne m’aurait soupçonné ; et j’aurais continué mon projet sur quelqu’autre membre de la famille. Peut-être me serais-je arrêté après Monsieur : car, pour le roi, je ne pense pas qu’il ait porté les armes contre la France, et je n’en voulais qu’à ceux qui s’étaient rendus coupables de ce crime. Et aujourd’hui la seule chose que je regrette, c’est d’avoir été si tôt pris. — Les journaux peut-être vous auront tourné la tête ? — Les journaux ! je ne les lis plus depuis 1814. Ils n’avaient rien à m’apprendre sur les Bourbons. Ma décision était arrêtée, quand j’ai quitté Metz, il y a six ans. Depuis cette époque, j’ai bien des fois hésité. Je repoussais cette idée autant que je le pouvais, je craignais toujours de commettre une action injuste ; mais j’avais beau me débattre, mes réflexions me ramenaient sans cesse à mon projet. J’ai suivi quatre années de suite le duc de Berry aux spectacles où je présumais qu’il devait aller, aux chasses, aux promenades publiques, dans les églises. J’ai trouvé plusieurs fois de bonnes occasions : mais le courage me manquait toujours ; en 1817, en 1818 et 1819, j’étais trop faible, et je renonçai plus d’une fois à mon projet. Mais bientôt j’étais dominé par un sentiment plus fort que moi. Je me rappelle surtout mes pensées, un jour que je me promenais au bois de Boulogne, en attendant le prince. J’avais des frémissemens de rage en songeant aux Bourbons : je les voyais revenant avec l’étranger, et j’en avais horreur ; puis mes pensées prenaient un autre cours, je me croyais injuste envers eux, et me reprochais mes desseins ; mais aussitôt ma colère revenait. Pendant plus d’une heure, je restai dans ces alternatives ; et je n’étais pas encore fixé quand le prince vint à passer, et ce jour-là il fut sauvé. Le 13 février, non plus, je n’ai point été sans irrésolution, quoique deux ou trois jours auparavant, j’eusse été, pour me fortifier, voir au Père-Lachaise les tombeaux de Lannes, de Masséna et des autres guerriers...… Après avoir vu le bœuf-gras dans la journée, je rentrai chez moi prendre un second poignard, et j’allai dîner, selon mon habitude, dans un restaurant où depuis long-temps j’étais abonné. À huit heures, j’étais à l’Opéra, et j’aurais tué le prince quand il entra : mais le courage me manqua dans cet instant. J’entendis le rendez-vous donné pour onze heures moins un quart ; mais cependant je me retirai, bien résolu à m’aller coucher. Dans le Palais Royal, mes pensées me revinrent plus fortes que jamais. Je songeai qu’à la fin du mois, je devais retourner à Versailles, et qu’alors mon projet serait ajourné pour long-temps. Je me mis à réfléchir, et je me dis : Si j’ai raison, pourquoi le courage me manque-t-il ? Si j’ai tort, pourquoi ces idées ne me quittent-elles pas ? Je me décidai alors pour le soir même. Il n’était guère que neuf heures, et en attendant l’heure indiquée, je me promenai du Palais-Royal à l’Opéra, sans que ma résolution faillît, si ce n’est de loin en loin, et toujours pour peu d’instans. À onze heures, j’étais à la porte de l’Opéra ; je me plaçai près d’un cabriolet qui suivait la voiture du prince, et me tenant à la tête du cheval, je semblais être un domestique. Je restai là un quart d’heure à peu près. Mais dès que le prince parut, je retrouvai toutes mes forces. Je me précipitai un poignard en main, et en préparant un autre, dans le cas où j’aurais manqué mon premier coup. Cependant, à l’instant où je frappai, je perdis ma présence d’esprit, je laissai le poignard dans la plaie ; mais j’en avais gratté le manche de peur qu’on ne le reconnût. Voilà, monsieur, comment j’ai pris ma résolution, et comment je l’ai exécutée. Les journaux ne m’auraient guères servi pour cela. — Vous savez que ce sont les pairs qui doivent vous juger ? Voudriez-vous avoir d’autres juges ? — Non, messieurs, les juges m’importent assez peu : mon sort est fixé. J’ai vu d’ailleurs les noms de tous les pairs au bas de l’acte d’accusation : ils sont deux cent huit ; je les ai comptés. Je les accepte tous pour juges. Ainsi, messieurs, vous voyez ce que vous avez à dire : ne parlez ni de repentir, ni d’indulgence surtout ; car, je le déclare, la grâce demandée par le duc de Berry, si on me l’accordait, me ferait plus de peine que la mort ! »

Après une demi-heure d’entretien, les avocats se retirèrent, emportant les pièces de la procédure, que le détenu leur avait apportées et remises. Ils eurent encore quelques entrevues avec celui qu’ils devaient défendre, mais ils n’avaient rien de plus à tirer de lui que ce que leur avait appris la première conversation. Ils voulurent le voir seul, et lui demander pour une dernière fois s’il n’avait rien à leur révéler ; mais il leur répondait que s’il avait eu des révélations à faire, il n’eût point si long-temps attendu. Quelques instans après eux, M. Bellart descendit dans la prison. « Avez-vous trouvé, lui dit-il, les pièces de votre procès suffisantes ? En voulez-vous avoir d’autres ? — « Non, monsieur, tout est complet et bien en ordre : d’ailleurs, tout serait inutile pour mon affaire. — Vos avocats sont-ils venus vous visiter ? — Oui, monsieur ; je remercie fort la cour des deux avocats qu’elle a bien voulu me donner ; ils ont toute ma confiance, et j’espère qu’ils diront bien, comme je le leur ai recommandé, que l’intérêt seul de mon pays m’a fait commettre ce crime. — Ainsi, vous n’avez rien de plus à me demander ? — Non, monsieur, sinon qu’on hâte mon jugement autant que possible. » Resté seul avec ses gardiens habituels, il se mit à caresser tranquillement un petit chien noir qui paraissait l’affectionner beaucoup, et tout le reste de la journée, le plus profond silence régna dans le cachot.

Le lendemain, c’était le 1er juin. « Il y a cinq ans, dit-il, qu’à pareil jour, je me mettais en route pour Waterloo : nous étions gais alors, et nous ne doutions pas de la victoire ; mais la trahison nous a vaincus. Nous partions aux cris de vive l’empereur ! en vingt jours tout a été fini… Il fait bien frais aujourd’hui pour un jour de Fête-Dieu. Je suis tout souffrant ; mais j’espère que je serai bientôt transféré au Luxembourg. Je voudrais bien savoir où ils me mettront. Je ne crois pas qu’il y ait de cachot au Luxembourg. Une chambre serait tout aussi bonne qu’une prison. Je ne veux pas me sauver, il y a trop long-temps qu’on me fait attendre. Quand je paraîtrai devant les pairs, je voudrais bien être un peu mieux que je ne suis aujourd’hui. Je serais bien fâché de me troubler devant eux, et de ne point dire les choses comme je le veux. Mais il est possible, tout en gardant mon sang-froid, que le changement d’air et de lieu m’ôte mes forces. En tout cas, ils verront bien qui je suis. »

Il parut devant la Chambre des Pairs dans le costume qu’il avait au jour de son crime. Sa redingote bleue était boutonnée jusqu’au cou, et il portait une cravate noire : son teint était pâle et étiolé, comme celui d’un homme qui sort d’une longue captivité : son maintien était calme et parfaitement assuré. Il supporta sans émotion l’entrée dans une salle où l’attendait la plus vive curiosité, et tous les assistans furent frappés de son air et de sa tenue ; ils n’attendaient point autant de dignité et de convenance d’un homme de sa profession. Son interrogatoire fut assez court, et il répondit avec assurance et bon sens à toutes les questions qui lui furent adressées. « Pourquoi avez-vous assassiné le duc de Berry ? — Dans l’intention de détruire la race. — Comment, étant simple ouvrier, avez-vous pu faire tant de voyages ? Et pourquoi de loin en loin, vous arrêtiez-vous ? — Je m’arrêtais pour gagner ma vie, quand mon argent était épuisé ; et avec de la sobriété et de l’économie, j’avais bientôt gagné de quoi me remettre en route. — N’avez-vous pas été attendri, quand vous avez appris que le duc de Berry, avant de mourir, avait demandé plusieurs fois votre grâce ? — Pardonnez-moi, monsieur. — Pourquoi n’avez-vous point abandonné votre projet, lorsque plusieurs fois vous avez senti le courage vous manquer ? — Je ne l’ai pas pu. — Qu’entendiez-vous, quand vous avez dit que c’était une rude commission que de tuer un prince ? — J’entendais que c’était une commission intérieure dont je m’étais chargé moi-même. — Vous saviez bien cependant que vous vous exposiez à la mort ? — C’était si peu de chose. Il ne faut voir en moi qu’un bon Français qui se sacrifie pour son pays. Si j’avais échappé, j’aurais persévéré contre le duc d’Angoulême, et tous les autres qui ont porté les armes contre la patrie, et qui l’ont trahie. Et puis, j’étais obligé de recommencer mon crime pour qu’on me saisît à un second ou à un troisième, et que je fisse ainsi délivrer toutes les personnes inquiétées à cause de moi. Il y en a assurément dix ou douze mille, et souvent bien mal-à-propos. J’ai vu, par la procédure, que des gens avaient été poursuivis pour un bouquet, pour un mot dit sans intention, et pour d’autres causes aussi futiles. » Après quelques autres questions, où l’accusé répéta ce que contenaient ses interrogatoires précédens, l’audience fut continuée au lendemain, pour entendre le procureur-général, sous prétexte que plusieurs de leurs Seigneuries étaient trop fatiguées pour tout entendre le même jour. Le président ajouta même que l’un des nobles pairs venait de mourir, victime de son assiduité aux débats. « Un jour de plus, c’est toujours autant de gagné, dit à l’accusé un des gendarmes qui le conduisaient. — Et moi, répondit-il, j’appelle cela du temps perdu. » Puis, après avoir refusé les secours d’un prêtre que M. de Sémonville l’engageait à recevoir, il lui demanda, comme une faveur, qu’il lui fît donner des draps un peu plus fins pour la dernière nuit qu’il eût à passer.

Devant les pairs, et après que son défenseur eut pris la parole, il demanda la permission de lire un petit discours qu’il avait écrit tout entier de sa main, et dont voici la teneur, recueillie par un témoin :

« Messieurs, j’ai aujourd’hui à rougir d’un crime que j’ai commis seul… J’ai la consolation de croire, en mourant, que je n’ai déshonoré ni la nation, ni ma famille. Il ne faut voir en moi qu’un Français dévoué à se sacrifier, pour détruire, suivant son système, une partie des hommes qui ont pris les armes contre sa patrie. Je suis accusé d’avoir ôté la vie à un prince : je suis seul coupable ; mais, parmi les hommes qui occupent le gouvernement, il y en a de plus coupables que moi… Ils ont, suivant moi, reconnu des crimes pour des vertus. Les plus mauvais gouvernemens que la France a eus ont puni les hommes qui l’ont trahie et qui ont porté les armes contre la patrie.

(Ici sa voix commença sensiblement à s’affaiblir : il semblait embarrassé de quelques phrases de son discours, qu’il voulait passer, et dont il lisait le commencement, sans les pouvoir achever tout-à-fait ; cependant il reprit, faisant encore quelques pauses de loin en loin.)

« Suivant mon système, lorsque les armées étrangères menacent… les partis de l’intérieur doivent cesser, et se rallier pour combattre, pour faire cause commune contre les ennemis de tous les Français. Les Français qui ne se rallient pas sont coupables. Le Français qui est obligé de sortir de France par l’injustice du gouvernement, si ce même Français se met à porter les armes pour les armées étrangères contre la France, il devient coupable et ne peut rentrer dans sa qualité de citoyen français[2].

« Selon moi… je ne peux pas m’empêcher de croire que, si la bataille de Waterloo a été si fatale à la France, c’est qu’il y avait à Gand et à Bruxelles des Français qui ont semé la trahison dans nos armées, et qui ont donné secours à l’étranger.

« Suivant moi et selon mon système, la mort de Louis xvi était nécessaire, parce que la nation entière y a consenti… Si c’était une poignée d’intrigans qui se fût portée au palais du roi, et qui lui eût ôté la vie dans le moment… oui, je le croirais… Mais, comme Louis xvi et sa famille sont restés long-temps en état d’arrestation, on ne peut pas concevoir que ce ne soit pas de l’aveu de la nation…, de sorte que, s’il n’y avait eu que quelques hommes, il n’aurait pas péri. La nation entière s’y serait opposée… Aujourd’hui ils prétendent être les maîtres de la nation ; mais, suivant moi, les Bourbons sont coupables, et la nation serait déshonorée, si elle se laissait gouverner par eux. »

Cette dernière partie de son discours fut prononcée à voix basse, et l’on avait quelque peine à saisir ses paroles, malgré le profond silence de l’assemblée. Il salua en se retirant, et on le reconduisit à la Conciergerie pendant la délibération de la cour.

Une heure environ après, M. Cauchy, secrétaire de la chambre, vint dans son cachot lui lire son arrêt de mort, et le prisonnier, assis sur le pied de son lit, l’écouta sans donner le moindre signe d’émotion. L’instant de l’exécution était fixé pour le lendemain matin, huit heures. « Voulez-vous que je vous envoie un prêtre, lui dit M. Cauchy ? — Non, monsieur, je vous remercie. À quoi me servirait un prêtre ? Me fera-t-il aller au paradis ? J’aurais presque envie d’y aller cependant, car j’y retrouverai peut-être le prince de Condé, qui, lui aussi, a porté les armes contre la France !! » M. Cauchy insistant : « Soit ! dit-il ; envoyez-moi le prêtre, je le recevrai avec plaisir : il me tiendra compagnie. » Puis il passa une partie de la mit à écrire à sa famille. L’abbé Montés resta près de lui la nuit tout entière, l’exhortant au repentir, et lui parlant de la miséricorde infinie de Dieu. « Vous m’avez envoyé un bien excellent homme, dit Louvel le matin à M. Cauchy, qui vint lui annoncer que l’exécution était remise à quatre heures du soir, j’ai craint que ma résistance ne lui causât trop de peine, et sa bonté m’a tellement ému, que je suis tombé à ses genoux, pour lui faire l’aveu de quelques peccadilles. » Cependant, depuis l’instant que le vénérable abbé l’avait quitté, vers sept heures du matin, il s’était habillé, avait demandé un bouillon et du vin, pour se remettre de la fatigue de la nuit, et il témoigna quelque impatience du sursis malencontreux qui retardait son supplice d’une demi-journée ; puis il prit quelques heures de sommeil, écrivit encore plusieurs lettres, et, après un nouveau délai de quatre à six, il sortit enfin sur la charrette, escortée de gendarmes et de cuirassiers de la garde. L’abbé Montés était à ses côtés ; mais le condamné ne l’écoutait pas. Pour lui, sa tenue était ce qu’elle avait toujours été, calme, froide, et ce jour-là, quelque peu dédaigneuse. Il avait obtenu de garder son chapeau, qui protégeait sa tête chauve sur le devant. Ses yeux erraient tranquillement sur la foule immense accourue pour le voir ; et sa figure, durant le trajet, ne parut point un seul instant altérée. Il est vrai que, depuis long-temps, son teint était mortellement pâle. Au pied de l’échafaud, l’abbé lui dit : « Mon fils, il est temps encore de désarmer le Seigneur par un sincère repentir. — Hâtons-nous, répondit-il, j’en suis fâché ; mais on m’attend là-haut. » Il monta les degrés d’un pas qu’il tâchait de rendre ferme ; mais une si longue détention lui avait ôté toutes ses forces, et les valets du bourreau durent le soutenir. Pendant qu’on l’attachait sur la planche fatale, ses regards se portaient avec assurance de tous les côtés sur le peuple. À six heures à-peu-près, sa tête tomba. Comme il l’avait calculé, le mercredi, tout était terminé.


Vraiment, après cette psychologie criminelle révélée par le coupable lui-même, après cette histoire si naïve et si vraie d’une idée homicide, nous sentons quelque embarras à présenter nos réflexions. À quelle mesure rapporter une action pareille, sur quelle règle la juger, pour être équitable et vrai ? À quoi la comparerez-vous, je vous prie ? Ma raison s’épouvante et recule à la vue du meurtre, quel qu’il soit ; la vie de l’homme est inviolable à mes yeux. Mais cet homme, n’est-il donc qu’un meurtrier et rien de plus ? Moralistes, qui avez classé tous nos vices ; physiologistes, qui sur nos crânes avez noté toutes les touches qui doivent sonner le sang, venez à notre aide, et dites-nous si de tels forfaits rentrent dans vos catégories psychologiques, ou vos cases phrénologiques. La morale tiendra compte des combats que cette âme a rendus avant de succomber à une tentation de six années ; elle n’oubliera pas cette vie si laborieuse et si sobre, cette constance qui se suffit à elle-même dès l’âge le plus tendre, et qui ne fléchit pas un seul instant. Puis quand il faudra prononcer sur cet acte définitif, cet acte unique où se résume toute une existence, jusque-là douce et honorable, comment la morale la pourra-t-elle flétrir, si ce n’est par des principes généraux de respect pour la vie de l’homme ? L’acte en lui-même est monstrueux, effroyable, je l’accorde : mais serait-il juste de négliger toutes les circonstances qui l’ont fait naître et qui l’ont accompagné ? La loi des hommes a été plus indulgente et plus intelligente : la loi morale serait-elle plus aveugle et plus sévère ? La morale a condamné le meurtre en général, et il n’est venu à aucune pensée, même à celle du plus audacieux et du plus pervers de contester une réprobation éternellement vivante, et qui était gravée au cœur de l’homme, avant d’être écrite au Décalogue ; mais encore une fois ce meurtre, dont je viens de lire l’histoire, est-il un meurtre ordinaire ?

Creusez la vie de cet homme ; prenez-la de son début jusqu’à l’instant de son supplice, l’instant plus fatal de sa résolution ; suivez-le dans sa vie laborieuse et errante, sur les grèves de l’île d’Elbe, ou le champ de Waterloo, de l’atelier de Porto-Ferrajo à celui des Tuileries, une seule idée, une seule le domine sous deux faces, dont l’une est louable et dont l’autre est horrible. C’est l’idée du devoir qui le retenait, sobre et paisible chez son maître ; c’est encore l’idée du devoir qui le transporte d’indignation à la vue de la patrie envahie, et le rue sur des princes qu’y ramène l’étranger. Qu’on déplore profondément l’aveuglement d’un homme qui en tue un autre, comme il vaque à son travail habituel, également tranquille, le poignard ou l’alène à la main. Mais on ne pourra le nier en y regardant avec quelque attention : au milieu de cette psychologie confuse dont le meurtrier lui-même nous a tracé le tableau, malgré ses lacunes et ses obscurités, il est facile de voir que s’il cède enfin à cette force aveugle qui l’entraîne, c’est en croyant obéir à une loi morale qui lui est imposée, à une commission intérieure que sa conscience lui a donnée ; et notez bien qu’une raison calme et froide, sa raison individuelle, avec toute la rectitude et la netteté dont elle était capable, l’a seul guidé, et qu’elle l’a soutenu jusqu’au dernier instant. N’arguez donc pas d’emportement fanatique, de fureur délirante. Chez cet homme, tout est tranquille ; la réflexion est assurée autant que la main est ferme ; et si l’une a vacillé un seul instant, c’est lorsque la vue et la chute de la victime sanglante vinrent troubler une nature qu’après tout sa volonté de fer n’a pas toujours pu dompter.

Quant aux motifs, nul, nous le pensons, ne les voudra contester. L’action fut exécrable, parce que le sang mérite toujours exécration ; mais ce ne fut pas un sentiment ordinaire qui l’inspira. Examinez, retournez, torturez, analysez en tous sens, de toute manière, les circonstances morales de ce forfait, elles ne vous donneront jamais pour résultat qu’un ardent patriotisme. Ajoutez que ce patriotisme autrement conçu, il est vrai, a été partagé par tous ceux qui, durant dix années, ont alimenté le carbonarisme ; et je dirai plus, par tous ceux qui ont fait la révolution de juillet ; l’illégalité, la foi rompue ne fut que le prétexte : l’unique motif, c’était la haine nationale contre des princes imposés par l’étranger. Omettons donc les motifs du crime : ils ne le justifient point assurément ; et l’on pourrait même dire qu’ils sont tellement louables qu’à eux seuls ils sont la plus éclatante réprobation du forfait. L’assassinat ne peut jamais venger une nation et flétrit toujours, dans la conscience du genre humain, le malheureux qui se dévoue à le commettre.

Mais qu’on veuille bien se reporter quelques instans, par la pensée, aux événemens de 1814 et de 1815 ; qu’on se rappelle ce que durent être pour une nation vingt années triomphante et dominatrice de l’Europe, une défaite si désastreuse, et le joug imposé par l’étranger ; que l’on songe à tout ce qu’il dût alors passer de frénésie et de douleur, aussi juste qu’inconsolable, dans tous les cœurs amis du pays ; que l’on songe surtout à ce qu’éprouvèrent ces classes si désintéressées et si généreuses de la population que 89 avait émancipées, et qui depuis tant d’années inondaient de leur sang les frontières de la patrie ; qu’on se rappelle que ces classes furent tout d’abord écrasées par la restauration, annulées par elle, et qu’elles durent supporter tout le fardeau de la honte et de la défaite, de même qu’elles avaient supporté tout le poids de la gloire et de la conquête. Quel affreux bouleversement d’idées ! Quel chaos ! Quel profond abattement ! Quels transports de fureur ! Quels espoirs de vengeance ! Si, voulant personnifier, et présenter dans un homme tous ces sentimens réunis à leur plus haute puissance, toutes ces passions populaires bouillonnant sous l’invasion et le retour des princes émigrés, quelqu’un demande un représentant complet et fidèle de ces instincts nationaux, de ce drame moral dont la révolution de juillet fut la véritable explosion, où ira-t-il chercher cet homme ? Certes, ce ne sera point dans les classes élevées ou dans les classes moyennes de la société : car, ou elles étaient complices de la restauration, ou du moins elles l’avaient reçue sans trop de répugnance, et se prêtaient sans peine aux transactions politiques : ce ne sera que dans les classes inférieures qu’on trouvera l’objet de cette personnification. L’irréconciliable ennemi des Bourbons sera cet ouvrier laborieux et honnête, dont le travail et la probité, dont les bras et le dévoûment font la richesse et la force du pays ; ce sera l’homme du peuple dans toute sa vérité et sa grandeur : vivant de peu, sobre, actif ; fier de son indépendance et de sa vertu ; bon, obligeant pour tous ; sérieux et grave, comme il convient de l’être à l’homme dont la vie est pénible et occupée ; soigneux de sa dignité, parce qu’il la sent et qu’elle est réelle ; surtout amant passionné d’une patrie qu’il connaît pour l’avoir quinze ans parcourue, et qu’il adore pour l’avoir servie ; admirateur sincère de l’homme qui a rendu cette patrie triomphante et glorieuse, mais implacable contre ceux qui l’ont avilie ou opprimée ; prenant ses haines au sérieux, comme il y a pris son labeur et sa vie ; ardent dans ses croyances politiques, parce que l’égoïsme ne les a point formées ; droit dans ses jugemens, parce qu’une pratique dure et constante l’a toujours mis en rapport avec la réalité ; inébranlable dans ses résolutions, parce que l’ergoterie ou la fausse science ne les a jamais perverties, la mollesse jamais arrêtées : certes, tel est l’homme qui de sa vie ne pardonnera aux Bourbons de Coblentz et de Gand. Et quel est ce portrait ? Celui de l’homme dont vous venez de lire la vie, et dont le crime vous a fait frissonner ; excusable à vos yeux pour ses vertus, si jamais, à quelque titre que ce soit, patriotisme ou tout autre, le meurtre pouvait être excusé.

Maintenant élargissez ce cercle, et de l’individu isolé, unique, transportez-le à un peuple entier ; mêmes fautes à punir, même haine à satisfaire, même rage sous un joug pareil, résolution égale de se délivrer des oppresseurs : le complot s’ajourne non plus six ans, mais seize ; l’occasion donnée, il éclate, la haine s’assouvit ; pour un homme, c’est un assassinat ; pour un peuple, une révolution. L’un est et doit être odieux ; l’autre est sublime. C’est qu’ici le sang est versé par un seul, au risque de sa vie, il est vrai, mais de science certaine et de propos délibéré ; là, il l’est des deux parts avec toutes les chances et l’incertitude d’un combat.

Que si l’on me demande pourquoi, après douze ans, j’ai réveillé la mémoire de cet homme, ma réponse est simple. Je crois que, jusqu’à ce jour, personne n’a complètement connu cet homme ; un hasard m’a fait maître de la vérité et j’ai dû la dire ; je vous l’ai rapportée comme je l’ai vue, grande et naïve, je vous la livre ; c’est à vous de la juger. Pour moi, tout bien pesé, je me récuse.


barthélemy saint-hilaire.
  1. Nous pouvons garantir l’authenticité de tous les détails contenus dans cet article, et la scrupuleuse exactitude de toutes les paroles que l’on a attribuées à Louvel.

    (Note du D.)
  2. Toutes ces phrases sont textuellement reproduites.