Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 261-290).

DU NORD AU SUD


Coup d’œil superficiel sur l’Église actuelle du Japon.


Il s’agit de la migration que le P. Maurice et moi avons faite l’automne dernier. Nous quittions le glacial Karafuto, pour nous transporter dans le diocèse de Nagasaki, dont les limites s’arrêtent à la tropicale île de Formose. N’est-ce pas le cas de dire : du nord au sud ?

Nous avons fait ce voyage à petites journées. Partis de Sapporo, le 5 novembre, nous n’arrivâmes à Kagoshima que le 28 du même mois. Ainsi, par nos divers arrêts en route, nous avons pu séjourner un peu dans presque tous les diocèses du Japon, y visiter les diverses œuvres catholiques, constater leurs progrès et leur efficacité, enfin étudier, écouter, interroger sur une foule de points. Notre curiosité a donc eu ample aliment.

Le premier arrêt que nous fîmes en sortant de la préfecture de Sapporo, fut celui de Hakodate.

Hakodate, port de mer, est une assez grande ville, dont le site est très pittoresque. Ses habitations forment comme un étroit bandeau, recouvrant le pied d’une haute montagne qui s’élève en arrière et dont le sommet dénudé recèle des forts.

Hakodate compte deux églises catholiques : l’une dans la ville proprement dite, l’autre dans un faubourg appelé Kameda. Il serait plus juste de dire, qu’à l’heure actuelle, il n’existe qu’une église à Hakodate, puisque, au printemps de l’année dernière, celle de la ville de Motomachi, comme on l’appelait, a disparu dans un grand incendie qui a consumé en quelques heures tout un quartier. Mais une autre coïncidence rendit les pertes plus lourdes encore : c’était déjà la troisième fois que ce malheur arrivait. Quelle immense cause de chagrin pour ce pauvre Mgr Berlioz qui trois fois a fait construire cette église et trois fois l’a vue brûler. La dernière fois surtout, il avait tout exprès entrepris un voyage en Europe, pour recueillir des aumônes et s’était rendu jusqu’en Allemagne implorer l’assistance de la charité chrétienne. Or, de tout ceci, il ne reste plus que de misérables ruines. Nous les avons visitées ! Que c’est triste ! Que c’est désolant ! Quelle immense épreuve !

Nous avons visité aussi les deux missionnaires du postes, dont la maison a été rasée aussi au moment de l’incendie. Ils étaient — vraiment, c’est incroyable si on ne l’a vu de ses yeux — dans un vieux hangar délabré, humide, malsain tout à fait, que le feu a épargné je ne sais par quel hasard, et qui sert maintenant à la fois de gîte aux deux missionnaires et de lieu de réunion aux fidèles le dimanche. Dans un coin, derrière un rideau, se trouvait l’autel, que l’on découvrait le matin au moment de la sainte messe. Dans un autre, tables, lits, livres et autres objets qu’on a pu tout de même arracher à la fureur des flammes. Et ces deux pauvres Pères vivaient ainsi dans ce réduit depuis neuf longs mois ! Vraiment c’était pitié à voir !

À côté, se trouvait une école de filles, dirigée par les sœurs de Saint Paul de Chartres, disparue, elle aussi, dans l’incendie, mais maintenant reconstruite sous forme d’un établissement provisoire. Là encore, on a été rudement éprouvé par la main divine ; et si l’on s’est remis à reconstruire, c’est que Dieu a doté le cœur de ses apôtres d’un courage tel, que ni le fer ni le feu n’ont jamais pu le dompter. C’est aussi un peu ce que disait Mgr Berlioz, quelque temps après ce dernier incendie. « L’Église, murmurait-il, avec une sereine résignation où se trahissait malgré tout son intrépide courage, l’Église est une éternelle recommenceuse. »

Oui, l’Église est une éternelle recommenceuse, et lui aussi, le saint évêque, est — autant que peut l’être un mortel — un éternel recommenceur. Précisément, lorsque nous sommes passés à Hakodate, il se trouvait là depuis l’incendie. Il poussait activement les travaux d’une chapelle provisoire et d’une nouvelle maison pour les missionnaires. Comme il n’y avait pas de place convenable pour lui à Motomachi, il prenait ses appartements à Kameda.

La résidence et la petite église de Kameda, on le sait, sont l’œuvre du P. Maurice. Elles portent l’une et l’autre un cachet franciscain si bien marqué, qu’en les visitant, nous franciscains, nous éprouvions malgré nous la douce impression de nous sentir encore un peu chez nous.

La résidence est un petit couvent en miniature. Tout y est franciscain : les petites cellules avec les clenches et les loquets en bois, leurs bénitiers et leurs tables, le réfectoire avec ses bancs fixés aux murs, la cuisine, la bibliothèque, l’armoire de la lingerie, bref ! presque rien qu’on ne trouve aussi dans nos grands couvents.

Que dire surtout de la petite église, de cette belle petite chapelle, dont le style est si pur et si riche à la fois, de cette œuvre dans la construction de laquelle on sent qu’une âme d’artiste a tiré merveilleusement parti des humbles ressources d’une austère économie ; de ce sanctuaire, où la lumière discrète du jour, tamisée par des verrières multicolores, semble respecter elle-même les tons variés que l’art y a si bien assortis. Ici encore, les décorations, les inscriptions, les conformités, les blasons, les statues, etc, tout nous rappelle nos églises franciscaines.

Le jour même de notre arrivée à Hakodate, nous sommes allés à la Trappe de Tôbetsu, ou mieux à Notre-Dame du Phare, comme on dit là-bas. Tôbetsu ou Gshubetsu est un petit village situé de l’autre côté de la baie au fond de laquelle se trouve Hakodate. La distance, à partir de la ville, n’est pas énorme : le trajet se fait en une heure et demie.

Les RR. PP. Trappistes ont là une magnifique propriété. Le terrain comprend la plus grande partie d’un vaste promontoire, avec la moitié d’une montagne qui s’élève en arrière. Sur ce promontoire se dresse fièrement le monastère, que l’on aperçoit de très loin, même de Hakodate, quand le temps est clair. Il y a aussi là une église pour les chrétiens, mais elle est assise dans une forte dépression du terrain, de sorte que, de loin, elle est invisible. C’est dommage ! Car elle est assez belle.

Au delà du monastère et de ses dépendances, dans un bouquet d’arbres, on trouve un petit cimetière, où dorment déjà bon nombre de défunts et où viennent errer pieusement les moines, quand là-bas, la cloche du monastère a fait interrompre un instant le travail pour un moment de prière. Enfin, dans la montagne, au détour d’un joli sentier solitaire surplombant une vallée abrupte, une belle grotte de Lourdes qui, semble-t-il, avait jusque-là, toute prête, attendu l’arrivée des Trappistes en ces lieux.

Enfin, sur ce magnifique promontoire, c’est la vraie solitude des anciens moines, avec ses exercices réguliers de nuit et de jour, son travail consciencieux, sanctifié par la prière, son austère silence et ses pensées d’éternité !…

Les Trappistes sont là depuis vingt-cinq ans. Lorsque nous sommes passés chez eux, ils venaient de célébrer, tout juste une semaine auparavant, le vingt-cinquième anniversaire de leur fondation ; et les chrétiens de l’endroit avaient élevé à cette occasion un monument commémoratif. C’était bien justice. Durant ces vingt-cinq années, les pauvres Pères ont vu de rudes moments. Ils ne se sont établis, surtout ils ne se sont maintenus là, qu’au prix de mille difficultés et épreuves. Maintenant encore, la situation est loin d’être la meilleure. Les Japonais continuent à voir d’un fort mauvais œil ces étrangers, dans lesquels ils redoutent des antagonistes pour leur commerce et leur industrie. De là mille tracasseries, mille injustices, que les Pères ont dû subir, toujours sans mot dire, ne pouvant jamais espérer une honnête réparation.

La question du recrutement n’a pas non plus donné beaucoup de consolations. Plusieurs se sont présentés, il est vrai, plusieurs y ont passé même quelques années, mais, en moyenne, assez peu ont persévéré. Les causes de défection sont diverses, mais l’une des plus fréquentes est le défaut de santé des postulants. Cette vie de solitude et d’austérité serait-elle un fardeau encore trop lourd pour les chrétiens japonais ? En tout cas, il est certain que la rigueur du climat, en cet endroit, est très préjudiciable à la santé des jeunes recrues, venues la plupart du sud du pays. Je m’empresse d’ajouter, cependant, qu’on trouve plus de persévérance chez ceux qui se présentent pour devenir frères convers. Ceux-là, du moins, restent robustes et font par ailleurs d’excellents religieux.

Quant aux Trappistines, — car il y a aussi un monastère de ces religieuses à Hakodate — elles sont sous ce rapport, beaucoup plus favorisées. Sans être dans la ville, leur couvent est cependant moins éloigné que celui des RR. PP. Trappistes. On le trouve sur le flanc d’une vallée, en arrière d’un faubourg appelé Yunogawa. Le site est également bien choisi, il domine tous les alentours et respire la paix d’une complète solitude.

Je disais donc que, au sujet des vocations, les Rdes Mères n’avaient qu’à se féliciter. Elles ont, en effet, beaucoup de recrues qui, en général, persévèrent. Mais il y a quelque chose de plus consolant encore : ces jeunes recrues entrent sans tarder dans les voies de la perfection, deviennent de ferventes religieuses et font la consolation de leurs supérieures. Lorsque nous sommes passés au couvent, l’une d’elles venait de mourir dans les sentiments de la plus tendre piété, si bien que toute la communauté, loin de pleurer sa perte, était dans la joie d’avoir contemplé une mort si douce et si digne des saints, assurée que cette âme si pure était déjà allée au ciel recevoir la digne récompense de ses mérites et de ses vertus.

La question de la subsistance est aussi satisfaisante. Par les produits de son travail, la communauté, d’ailleurs moins nombreuse que celle des Trappistes, parvient assez facilement à se sustenter. Sans doute aussi qu’une communauté de faibles femmes ne semble pas, aux yeux des soupçonneux Japonais, offrir autant de sujets de crainte qu’une communauté d’hommes. De fait, on est moins en butte aux tracasseries à Yunogawa qu’à Tôbetsu.

Nous quittâmes Hakodate le 9 au soir, et le lendemain matin nous étions à Sendai. Parmi les grandes villes du Japon, Sendai est peut-être celle qui garde le plus jalousement son caractère d’ancienneté. Rues étroites, petites maisons à demi-perdues au milieu des saules pleureurs, des sapins, des pins ou des plaqueminiers : cette ville semble décidément se montrer réfractaire à l’invasion du progrès moderne. Il faut faire exception, cependant, au point de vue intellectuel. Sendai est une ville d’étudiants ; elle en compte environ trente mille. Elle possède une grande université très florissante, avec un grand nombre d’écoles de toutes spécialités et de tous degrés. Or, tous ces établissements, surtout l’université, ont une installation tout à fait moderne.

Il y a à Sendai trois paroisses catholiques, dont l’une possède une grande église, pouvant contenir un nombre considérable de chrétiens. Il y a aussi un petit séminaire, qui a déjà fourni au diocèse trois ou quatre prêtres japonais. Enfin, les Sœurs de Saint Paul de Chartres y tiennent, comme à Hokodate et à d’autres endroits, une école supérieure de filles. Plus heureuses que leurs sœurs de Hakodate, les sœurs de Sendai — qui n’ont point, que je sache, essuyé la rude épreuve d’un incendie, — possèdent, un établissement considérable, recevant un bon nombre d’élèves. Inutile d’ajouter que l’éducation qu’on donne dans cette maison, comme dans toutes les écoles catholiques, l’emporte, sans comparaison, sur celles des écoles païennes, où l’on ne donne à vrai dire qu’une instruction intellectuelle plus ou moins saine, et surtout dépourvue de principes solides d’éducation morale.

Il y a une grosse différence de climat entre le Hakkaido et Sendai. Partis de Sapporo à l’époque où l’hiver se faisait déjà pressentir, nous trouvions, quelques jours plus tard, à Sendai une température beaucoup plus clémente, un soleil qui remplissait les maisons d’une chaleur douce et caressante, tandis qu’au dehors il faisait mûrir avec amour la petite mandarine dorée et le savoureux fruit rouge du plaqueminier. À cette époque, beaucoup d’arbres avaient encore leur verdure, et les jardins potagers conservaient des légumes presque dans leur première fraîcheur.

Nous ne sommes restés qu’une journée à Sendai. Le soir même nous reprenions le train qui, le lendemain matin nous déposait à Tokio.

Tôkyô ! l’immense Tôkyô, si vaste, si étendu, dont l’aspect surtout est si complexe, si mélangé d’ancien et de moderne, qu’il est presque impossible d’en définir la physionomie. Tôkyô est peut-être parmi les grandes villes du Japon celle qui, dans son ensemble, offre le moins de satisfaction à l’œil du visiteur. En y entrant et en la parcourant tant soit peu, on est littéralement déconcerté : on s’attendait à entrer dans un monde fabuleux, dans une féerie de kiosques et de pagodes ; on arrive dans une cité qui, tout en tenant de l’ancien et du moderne, n’a le caractère tranché ni de l’ancien ni du moderne. Si, dans certaines régions de la ville, le modernisme européen dessine ses géométries les plus banales et les plus mesquines, presque partout c’est l’immense agglomération de maisonnettes en bois, la plupart sans étage et sans rien qui frappe le regard, sinon le barbouillage de leurs réclames commerciales. M. Ludovic Naudeau ne se trompait pas quand il disait de Tôkyô : « C’est un monde de jolies cabanes qui semblent avoir été faites par des ébénistes plutôt que par des charpentiers ; c’est un fouillis paré d’arbres, de jardinets, de gentils parcs et de canaux ; c’est une trop immense agglomération de demeures très petites : un Londres de huttes. »

À Tôkyô, nous avons visité plusieurs monuments remarquables du bouddhisme : le Higastu Hongwanji, le plus vaste édifice religieux de la ville, au porche immense, au toit massif, orné de lions ; le grand sanctuaire de la Kwannon d’Asakensa, la déesse de la miséricorde, où la foule circule continuellement sous une nuée de pigeons apprivoisés, qui viennent vous manger dans la main des grains vendus à cet effet, aux abords du temple même. Nous avons visité aussi le parc Ueno avec ses frondaisons épaisses, ses sanctuaires, son musée impérial et son étang de Shinobazu, l’aquatique jardin de lotus où, sur un îlot, s’élève le temple de Benten. Au parc de Shiba, nous avons vu les tombes des Shoguns Tokugawa, avec leurs hautes lanternes de pierre et de bronze, rangées à la file comme des sentinelles ; nous y avons admiré aussi les arabesques et les laques d’or du temple Sôzôji, entendu même la psalmodie larmoyante d’une chorale de bonzes, répétant continuellement, avec la même prostration, la même formule : Namu Amida butsu (Je vous adore, ô éternel Bouddha !).

À Tôkyô, il y a six églises, une université et plusieurs écoles catholiques. Parmi ces dernières, la plus remarquable est sans contredit le Gyôsei gakkô, l’école de l’Étoile du Matin, dirigée par les Frères Marianites. La solide instruction et l’éducation exceptionnelle qui se donnent dans cette école sont si bien reconnues partout, que, parmi les élèves qui la fréquentent, on compte un bon nombre de fils de noblesse. D’ailleurs, l’œuvre n’en est pas à ses premiers succès : de cette école sont sortis des personnages distingués qui occupent, aujourd’hui, des positions éminentes dans la société. Aussi, faut-il dire que cette école donne au catholicisme un prestige considérable à Tôkyô et même un peu par tout le Japon.

Grâces à Dieu, et à l’initiative d’un clergé très éclairé et plein de zèle, l’Église catholique gagne tous les jours en prestige au Japon et à Tôkyô surtout. Plusieurs, parmi les plus clairvoyants de la classe dirigeante, qu’avait d’abord séduits le protestantisme, commencent à s’apercevoir que celui-ci n’est qu’un leurre, qu’un tâtonneur de ténèbres ; qu’il n’a de consistance ni dans sa doctrine ni dans sa direction morale, que partant il n’est pas en demeure de mener à bonne fin l’éducation de l’individu, encore moins de la société. Bien plus, il semble qu’on est bien près de le dénoncer tel qu’il est, c’est-à-dire comme le destructeur de tout esprit d’autorité, le fomentateur d’idées subversives, la sentine de toutes les séditions et de toutes les révoltes. La religion catholique, au contraire, leur apparaît entre toutes comme la plus sérieuse, la plus solide et la plus efficace pour l’éducation sociale. Ce n’est pas à dire que tous ceux qui pensent ainsi se décident à se convertir : d’autres motifs, hélas ! paralysent leur courage. Tout de même, en ces derniers temps, plusieurs conversions se sont faites parmi les gens de la classe élevée et de la noblesse. L’an dernier, une jeune personne vint à Biwazaki, chez les Franciscaines, se présentant comme une chrétienne de Tôkyô et demandant à faire une retraite. La permission fut accordée ; et durant huit jours, la jeune fille donna les marques d’une piété admirable qui édifia grandement la communauté. À la fin de sa retraite, la jeune personne, au moment de prendre congé, laissa sa carte, sur laquelle les religieuses purent lire, à leur grand étonnement, ces mots : « Princesse Tokugawa ».

Dans le district de l’Église d’Azabu (quartier de Tôkyô), les conversions sont tout particulièrement nombreuses. Dernièrement, un bon nombre d’étudiants de l’université Keiô se mirent consciencieusement à étudier la religion catholique, et, après une persévérance sérieuse, furent admis au baptême. Aujourd’hui, ils font l’admiration de tous, non seulement par leur ferveur, mais aussi par leur zèle à propager autour d’eux la foi à laquelle ils ont si docilement obéi eux-mêmes.

En quittant Tôkyô, nous sommes allés passer le dimanche (13 nov.) à Yokohama, où nous avons entendu la messe paroissiale dans l’église des étrangers. Il y a, en effet, à Yokohama, outre une église pour les Japonais, une église pour les étrangers, assez nombreux en cette ville. Dans cette église, le saint ministère s’exerce en français et en anglais. La majorité des paroissiens, cependant, est de langue anglaise ; de sorte que, même les dimanches où le sermon se donne en français, on chante des cantiques en anglais.

Dans l’après-midi, nous sommes allés à Kamakura, tout près de Yokohama, y voir quelques monuments du paganisme, surtout le Daibutsu et la statue de Kwannon. Le Daibutsu est une statue colossale de bronze, représentant Bouddha assis dans la pose de la méditation bouddhiste. Le Kwannon est aussi une énorme statue, d’un seul tronc de camphrier, paraît-il, atteignant la hauteur d’une vingtaine de pieds, avec dix à douze, de circonférence. Nous avons visité aussi, à Kamakura, le grand temple shintoïste de Hachiman, le dieu de la guerre. Ce temple est très vaste, très riche et rempli de vieux souvenirs, tels que casques, sabres, armures, etc. : reliques des temps féodaux. C’est là qu’on peut voir combien le Japonais est né guerrier, et jusqu’à quel point il est fier des épiques prouesses des anciens samuraï.

Le lendemain, nous quittions Yokohama pour Kyôto. À peine étions-nous sortis de la ville, que nous arrivâmes en vue du mont Fuji, l’orgueil des Japonais. De fait, le Fuji est un mont superbe : sa forme est celle d’une cuvette renversée, mais sa base est d’une étendue immense, si bien que, du train, qui la contourne au pied, on voit le volcan durant une longue heure. Le sommet est couvert de glaciers éternels et perce les nuages, qui y restent accrochés, semblables à ces blancs flocons de laine qu’une brebis, dans sa fuite précipitée, laisse parfois aux épines d’un buisson.

Au delà du Fuji, le paysage est à peu près toujours le même : une campagne toute cultivée, coupée très souvent de montagnes, comme c’est le cas dans tout le Japon, campagne apparemment fertile, jalonnée, encore à l’époque de notre passage, de petites meules de riz moissonné, dont l’aspect d’ensemble nous donne presque l’illusion d’une armée rangée en bataille. Sur le parcours de la route, les villages sont assez rapprochés les uns des autres. D’ordinaire ils sont assez coquets : petites maisons sans étage, avec un toit de tuiles et des murs crépis de plâtre ou de mortier ; ou bien petites huttes de chaume assez proprettes, qui témoignent d’une certaine aisance. Dans un pays de montagnes et de vallées comme celui-ci, les tunnels et les ponts de chemin de fer sont très nombreux. Les rivières, cependant, sont si peu profondes qu’elles coulent presque à fleur de terre ; aussi, au moment des grosses pluies du printemps, le débordement de leurs eaux cause-t-il souvent de grands dommages dans les champs, et cela, malgré les digues qui, en maints endroits, ont été construites pour les encaisser.

Nous passons à Nagoya, la cinquième ville du Japon, pour la population (430 000 habitants). Il y a en cette ville un ancien château des temps féodaux, dont le faîte est orné de deux énormes poissons en or massif, qui font une partie de sa célébrité. Hélas ! du chemin de fer nous n’avons pas pu apercevoir ce fameux château : bien qu’il ne fût que cinq heures du soir, à peu près, il faisait presque noir ; c’est tout juste si nous avons pu avoir une idée distincte de l’ensemble de la ville.

Après cela, ce fut fini. Pour réjouir notre vue de beaux paysages, il fallut attendre jusqu’à notre arrivée à Kyôto.

En touchant Kyôto, nous nous trouvions en plein diocèse d’Osaka. Kyôto, à la différence de Tôkyô, possède un caractère unique et bien déterminé. Ancienne capitale du pays, pendant des siècles, et, aujourd’hui encore, tombeau des empereurs, c’est la plus belle relique du vieux Japon ; par le nombre de ses temples bouddhistes (891) et shintoïstes (218), par la richesse de ses bonzeries et l’éclat de ses cérémonies religieuses, c’est le sanctuaire de l’idolâtrie ; enfin, par la douceur et la poésie de ses paysages : ses pruniers et ses cerisiers en fleurs au printemps, ses frais feuillages à l’été, ses tons mi-violacés de feuilles d’érables et ses sereins clairs de lune à l’automne, ses légers et rares flocons de neige en hiver, c’est tout le gracieux Japon en miniature.

Nous avons consacré une journée entière à visiter Kyôto. Parmi les endroits les plus remarquables de cette ville, outre le palais impérial, dont l’entrée est interdite aux visiteurs, il y a la place de Gion, où se célèbre en juillet, (du 17 au 24,) la fameuse fête appelée « Gion matsuri », attrayante surtout par sa bruyante procession traditionnelle, et aussi le parc de Maruyama, contigu à la ville et s’adossant à la montagne qui la borde. Dans ce parc, outre les arbres aux formes capricieuses et aux riantes frondaisons, outre les petites montagnes et les petits lacs ou ruisseaux construits ou creusés là à dessein, suivant un plan déterminé, on admire un cerisier, vieux, paraît-il, de deux cents ans, et un sapin, dont la ramure est disposée en forme de parapluie ouvert. Les temples les plus dignes de mention sont le Higashi Hongwanji, dont la façade a 210 pieds de largeur ; le Nishi Hongwanji, remarquable pour son ancienneté (300 ans) et pour sa perfection architecturale ; le Yiyomizudera, bâti sur pilotis, contre le flanc de la montagne et contenant une statue de la déesse Kwammon, à onze faces et à mille mains ; le Sanjûsangendô, un des plus anciens monuments de Kyôto, où l’on peut voir une collection de 1 001 statues de la déesse Kwammon ; enfin les deux kiosques, le Kinkakuji (kiosque d’or) et le Ginkakuji (kiosque d’argent), ainsi appelés, parce que, autrefois, paraît-il, leurs parois étaient respectivement recouvertes d’or et d’argent.

Il y a aussi à Kyôto une assez grande église catholique. Malgré sa réelle beauté, elle apparaît cependant bien modeste, j’allais dire presque misérable, quand on la compare à la magnificence et à la richesse des temples païens qui l’éclipsent. Hélas ! la pauvreté actuelle des missionnaires ne permet pas de penser, un seul moment, à donner aux églises du vrai Dieu, un peu de la majesté et de la splendeur que les païens ont prodiguées aux temples de leurs idoles.

Le 16 novembre au matin nous prenions le train pour Nara. Sur la route, cette fois, beaucoup plus de variété dans les produits des champs. Outre les rizières, indispensables au Japon, de magnifiques plantations de thé et de mûriers. Le thé est, en effet, très cultivé aux environs de Kyôto. De même, l’élevage des vers à soie, pour lequel on cultive les mûriers, est très prospère. En outre des orangers et surtout des plaqueminiers qui, complètement dépouillés de feuilles à cette époque, portent seuls au bout de leurs branches leurs beaux fruits mûrs.

Nara fut aussi dans les âges anciens la capitale du Japon. Depuis cette époque reculée, elle a beaucoup diminué d’importance ; aujourd’hui, elle ne compte plus qu’une population de 40 000 habitants. Mais elle conserve religieusement ses vieux souvenirs. L’un des plus curieux est un parc immense tout planté d’arbres, où vivent en liberté complète des biches apprivoisées. Dès qu’un visiteur apparaît dans ce parc, quelques-unes de ces biches, qui sont là errantes par centaines, s’approchent aussitôt de lui pour avoir des biscuits, que vendent à cet effet de petits marchands installés de place en place dans le parc. Ce sont des biches sacrées. Autrefois, quiconque en tuait une était puni de mort. Au fond du parc, il y a plusieurs temples. Particularité assez curieuse : dans les galeries d’un de ces temples, lorsqu’on y passe, les madriers non cloués du plancher, en se frottant les uns contre les autres, rendent un son qui rappelle exactement celui du rossignol japonais. C’est là aussi que l’on voit un très long câble, fabriqué avec des cheveux de femme, offerts en ex-voto par les générations passées.

Le plus fameux monument de Nara est son colossal Daibutsu de bronze. C’est aussi une statue assise, comme celle de Komakura, sur une fleur de lotus. Mais les dimensions en sont encore plus grandes. Hauteur totale : 50 ½ pieds ; longueur des paupières : 3 ½ pieds, des yeux : 2 pieds, de la bouche : 5 ¾ pieds, des oreilles : 8 ¾ pieds : hauteur du nez : 1 ½ pied. Longueur de la paume de la main : 6½ pieds, sa largeur : 6¾ pieds, longueur du doigt majeur : 8¾ pieds. Le Daibutsu de Nara, à la différence de celui du Kamakura, n’est pas en plein air : il est abrité sous un temple dont le faîte atteint une hauteur de 153½ pieds. L’édifice, presque carré, mesure en façade 200 pieds et 168 sur les côtés. C’est un monument remarquable, l’orgueil de Nara et de tout le Japon.

Nara est donc, ainsi que Kyoto, un des châteaux-forts du bouddhisme. Là aussi, par conséquent, le progrès du catholicisme est assez lent. Il n’y a pas d’église, à proprement parler, mais une chapelle temporaire, desservie par un prêtre japonais, et une soixantaine de chrétiens seulement.

De Nara nous nous dirigeâmes vers Osaka, puis vers Kobe. Ces deux villes sont les deux plus grands centres industriels et commerciaux du Japon. C’est là que le progrès moderne s’est le mieux implanté. Quand on passe dans certains de leurs quartiers, on a tout a fait l’illusion de traverser une ville d’Amérique.

À Osaka, il y a quatre paroisses catholiques avec deux grandes églises et deux chapelles provisoires. À Kôbe, deux églises seulement dont l’une est surtout fréquentée par les étrangers, assez nombreux dans cette ville. À Osaka, il y a une école de commerce dirigée par les Marianites et deux communautés de religieuses enseignantes : les Sœurs de l’Enfant-Jésus de Chauffailles et les Sœurs de Nevers. Les premières y possèdent une grande école avec un orphelinat. Elles ont aussi deux maisons à Kôbe. Les Sœurs de Nevers sont récemment arrivées au Japon et se préparent à ouvrir bientôt une école de filles.

Le 18 au matin, nous nous sommes remis en route, cette fois directement pour Nagasaki ; nous y arrivâmes le samedi matin, 19, après un trajet d’une journée et d’une nuit.

Le Kyûshû, comme toutes les îles du Japon, est très montagneux. Dans les environs de Nagasaki surtout on ne voit presque pas d’endroits plats. Aussi c’est vraiment pitié de voir combien les habitants se donnent de travail, pour construire leurs rizières dans une telle contrée. Au lieu de vastes champs nivelés et coupés régulièrement par des fossés d’irrigation, on n’aperçoit plus que de petits bassins, aux formes capricieuses, disposés en gradins contre le flanc d’une montagne ou dans le lit d’une vallée. On comprend que dans de telles conditions la culture du riz soit insuffisante, pour nourrir la population de l’endroit. Aussi, cultive-t-on d’autres céréales et d’autres légumes en grande quantité. La patate douce surtout est très répandue. Bien des gens ne vivent guère que de ce légume.

La ville de Nagasaki est tellement échelonnée contre le flanc escarpé de la montagne qui la domine et l’enserre qu’elle semble lutter avec elle, pour n’être pas jetée à la mer. De fait, pour l’agrandir, on a dû remplir une bonne partie de la baie au fond de laquelle est située la ville.

On le sait, Nagasaki est le grand centre chrétien du Japon. Toutefois, ce n’est pas tant la ville elle-même que le village d’Urakami, récemment annexé à la ville, qui recèle ces chrétiens. On y compte trois grandes églises et une chapelle provisoire. La plus mémorable est celle dite de la Découverte. C’est dans cette église, en effet, que, en 1865, M. Petit-Jean, plus tard évêque de Nagasaki, reçut de plusieurs personnes, venues pour visiter l’église, l’aveu qu’elles-mêmes étaient catholiques et qu’un grand nombre d’autres l’étaient aussi à Urakami et en d’autres endroits.

Urakami est aujourd’hui une paroisse de 7 000 chrétiens et possède une magnifique église, la plus grande de tout le Japon. Pour la commodité des fidèles, le dimanche et les jours de fête on y dit trois messes à des heures distinctes. M’étant trouvé là un dimanche, j’ai eu le bonheur d’y dire la sainte messe, à l’heure où d’ordinaire l’assistance est la plus considérable. De fait, 3 000 personnes, à peu près, se pressaient dans la nef. Quel spectacle touchant, et qui ne se voit au Japon, en nul autre endroit, peut-on dire ! Quelle puissance dans la récitation des prières, faites à haute voix ! Dans cette église, il n’a, pour s’asseoir, ni banc ni chaise ni même de nattes. Le célébrant ne peut suffire à donner seul la sainte communion : pour ne pas retarder la fin de la messe, il faut qu’il soit aidé par d’autres prêtres.

Dans l’après-midi, à la bénédiction du T. S. Sacrement, la foule est encore nombreuse. Avant l’heure marquée, on peut voir dans les sentiers de la montagne, de tous côtés, des petits groupes qui s’acheminent religieusement vers l’église, et à mesure qu’ils s’approchent, les avenues regorgent de pieux pèlerins. Le chant à l’église est exécuté avec puissance et entrain. Mais hélas ! si au lieu de ce misérable harmonium, placé dans un des bas-côtés, d’où ne part qu’un faible son, aussitôt couvert par le chant de la foule, on avait un grand orgue, digne d’une si grande église ! Ah ! c’est en entendant le son de ce faible instrument que se dissipe l’illusion, conçue un moment, d’être en pays chrétien, et que l’on gémit douloureusement du manque de ressources, pour rendre à Dieu, aussi en terre païenne, un culte et un hommage digne de lui !

À Nagasaki nous trouverons encore les Marianites. Ils y ont deux établissements : un grand lycée, qui affirme, comme partout ailleurs, leur réputation d’éducateurs inimitables ; et une maison de formation pour les jeunes recrues japonaises qui désirent se vouer à l’enseignement. Les Sœurs de l’Enfant-Jésus de Chauffailles y ont aussi deux maisons, dont l’une est dans la paroisse d’Urakami. De plus, à Urakami, nous trouvons une communauté de vierges japonaises, qui se consacrent à l’enseignement du catéchisme aux enfants. Leur demeure est à une petite distance de la grande église, sous le frais ombrage d’un bouquet d’arbres accrochés au flanc de la montagne. Outre leur résidence, elles ont une petite chapelle, où on vient leur dire la sainte messe une fois la semaine. À quelques pas de là, il y a une maison maternelle, où quelques-unes de ces vierges s’occupent à la garde des enfants.

Parmi les monuments païens que nous avons visités à Nagasaki, je mentionne deux temples bâtis en haine du christianisme, sur l’emplacement même, l’un, de l’ancienne église principale de la ville, l’autre, du scolasticat des Jésuites. Mais l’endroit le plus mémorable est celui de l’exécution des vingt-six premiers martyrs japonais. Bien que ce terrain, qui est une magnifique colline, appartienne à un païen, on n’a jamais osé rien construire dessus ; l’emplacement est resté désert : on dirait qu’on a horreur de ce lieu. Le possesseur à maintes fois offert aux missionnaires de le leur vendre ; mais, n’ignorant pas non plus que ces derniers tiennent énormément à posséder cette terre de si précieux souvenirs, il demande un prix exorbitant, tout à fait incompatible avec la pénurie des ressources présentes.

Durant notre séjour à Nagasaki, nous eûmes l’occasion, tout à fait inattendue, d’entendre une conférence du commandant Yamamoto, la gloire du catholicisme au japon, à l’époque actuelle. Ce digne chrétien, comme l’on sait, a accompagné l’an dernier le prince impérial dans son voyage à travers l’Europe. À titre d’aide de camp et d’interprète, il n’a pas quitté un seul moment le prince. Or, de retour au Japon, il fut désigné pour faire une tournée dans le sud du pays, et y raconter le voyage du prince. N’écoutant que sa foi et son zèle, le commandant accepta cet ordre avec un plaisir extrême, et saisit avidement cette occasion de faire connaître au Japon la puissance du catholicisme à l’étranger. Inutile de dire que, dans les villes où se trouve un milieu catholique, il fut invité à parler aussi aux chrétiens. On ne serait pas loin de la vérité, en ajoutant que le nombre de ses conférences imprévues au programme a dépassé celui de ses conférences officielles. En tout cas, en maints endroits, il a donné, en une seule journée, jusqu’à quatre ou cinq conférences d’une ou deux heures chacune.

Je n’ai pas l’intention de résumer ici ce que le commandant nous a dit ; je note seulement que l’impression produite a dépassé notre attente. Par l’arrangement de son discours, par la vivacité et la chaleur de sa parole, l’orateur nous est apparu comme un chrétien tout d’une pièce, fier de sa foi, heureux de la voir briller et triompher à travers le monde, extrêmement attaché au Souverain Pontife, ayant pour Sa Sainteté une vénération qui tient presque du culte, enfin, prêt à tout entreprendre pour faire aussi triompher notre sainte religion en son pays. Dans des conversations avec lui, — et qu’il sait tenir en un français impeccable, — nous avons pu admirer encore sa piété simple et droite, apprécier surtout les glorieux sacrifices devant lesquels il ne recule pas pour sauvegarder sa foi, dans la position officielle où il se trouve. À ce propos, il nous a confié que, quelques jours auparavant, des autorités militaires lui avaient dit ceci : « On parle de vous confier le commandement d’un bateau, mais il est probable qu’il n’en sera rien, parce que vous n’allez pas adorer les ancêtres aux Miya. » — « Messieurs, répondit M. Yamamoto, je vois que vous connaissez mes convictions religieuses et je m’en réjouis ; mais sachez aussi que je ne redoute aucunement les conséquences fâcheuses que ces convictions peuvent m’attirer, pour les avoir fidèlement gardées. » Une réponse aussi ferme est bien loin, certes, de lui donner l’espoir d’une promotion à l’amirauté ; ce que lui procurerait sans peine la simple promesse de visiter les Miya, même pour la forme. Heureusement, M. Yamamoto possède une foi qui ne sait pas se courber devant l’erreur, dût-il, pour cela, renoncer à tous les honneurs de monde. N’est-ce pas là du vrai et pur héroïsme ?

Nous profitâmes enfin de notre séjour à Nagasaki pour aller visiter deux des chrétientés qui se trouvent à l’entrée de la baie, soit sur les îles, soit sur la côte, et qui, elles aussi, ont conservé leur foi d’âge en âge, malgré les persécutions. Elles possèdent à peu près toutes une grande église, qui est le plus beau monument de l’endroit. Aussi, en sortant de la baie, en bateau, on a sous les yeux des panoramas qui nous rappellent tout à fait des paysages contemplés à loisir au Canada, sur les bords du Saint-Laurent. Ici, par exemple, c’est tout à fait Saint Jean des Chaillons ; là, si c’était un peu plus grand, on se croirait à Sainte Anne de la Pérade ; plus loin, cette église fièrement postée sur ce cap, c’est Sillery, il n’y a pas de doute. Ah ! que c’est beau un village, avec une église ! Cette flèche, qui domine et sans cesse montre le ciel, change du coup l’aspect. Tout y est moins terre à terre, semble-t-il, tout y respire la paix, la joie, une joie sereine et pure, un avant-goût d’éternité !…

Les deux postes que nous avons visités s’appellent Kurosaki et Shitsu. Ils sont voisins l’un de l’autre, situés de chaque côté d’un gros cap, appelé « cap noir », Kurosaki, nom qui a passé à l’un de ces deux villages. Ils possèdent, chacun, une assez grande église que l’on voit très bien du bateau ; leurs maisons sont entassées dans un enfoncement où la montagne, se trouvant en recul, procure une solitude et une tranquillité parfaite. Aujourd’hui, une route qui vient de Nagasaki atteint ces deux villages. Autrefois, on ne pouvait y accéder que par la mer. On comprend ainsi, comment ces chrétiens ont pu, dans une retraite si sûre, échapper aux recherches de la police. À peu près tous les habitants de ces deux villages sont chrétiens, mais hélas ! ils ne sont pas tous catholiques romains. Il y a parmi eux ceux qu’on appelle « les séparés », c’est-à-dire ceux qui, à la réapparition des missionnaires, n’ont pas voulu les reconnaître pour des vrais envoyés du Pape. Les anciens missionnaires, en quittant à regret le Japon, avaient fait à leurs chrétiens une solennelle promesse. Ils leur avaient dit ceci : « Quand vous verrez paraître à la pointe du rocher Kurosaki un vaisseau noir, sachez que l’heure aura sonné, à laquelle vous pourrez entendre de nouveau le Kristan no oshie, l’enseignement du Christ. » Or ces braves chrétiens transmettaient religieusement cette promesse, avec leur foi, à leurs descendants. Et quel soin, quel zèle dans cette tradition du dépôt sacré ! Le soir, quand les ombres du crépuscule se confondaient avec les teintes noires de la montagne, à la porte de certaines maisons de réunion, des veilleurs entraient en faction et se tenaient prêts à donner l’alarme, au cas où des espions pourraient se présenter. Pendant ce temps, à l’intérieur, on préparait un petit festin ; mais ce n’était qu’un prétexte, l’occupation véritable était tout autre : on enseignait les prières aux enfants et on faisait une classe de catéchisme.

Or, un jour le « vaisseau noir » parut à la pointe du rocher, et bientôt fut enseigné le Kristan no oshie. La plupart des vieux chrétiens, exultant de joie, se mirent, comme leurs pères, à prier et à chanter à haute voix les enseignements divins de leur foi. Mais hélas ! un certain nombre d’entre eux, habitués pendant deux siècles à redouter des persécuteurs, redoutèrent aussi les nouveaux venus : par quel mystère, Dieu le sait ! Malheureusement ils les redoutent encore. Mais ce qui est le plus triste, c’est que depuis l’arrivée du « vaisseau noir », les « séparés » n’ont plus le même zèle qu’autrefois pour transmettre leur foi ; au contraire, ils inclinent de plus en plus vers les superstitions du bouddhisme. Auraient-ils donc abusé de la grâce, et Dieu les aurait-il laissés à leur endurcissement ? Cette pensée est la continuelle angoisse des missionnaires !…

En tout, nous avons passé près d’une semaine à Nagasaki. Arrivés le samedi, 19, nous en partions le vendredi suivant, 23, pour atteindre le jour même Biwasaki, qui devait être notre dernier arrêt avant Kagoshima.

Biwasaki n’est qu’un faubourg, ou même, si l’on veut, un simple village, situé tout près de Kumamoto, ville préfecturale. C’est là que se trouvent, dans un joli bouquet d’arbres, à une certaine distance des autres maisons, la léproserie et la communauté des Sœurs Franciscaines Missionnaires de Marie. C’est là que nous avons été hospitalisés le samedi et le dimanche suivant. La communauté des religieuses compte quatre Canadiennes françaises qui sont au Japon déjà depuis plusieurs années.

Durant ce nouveau séjour, nous avons fait encore des visites ; et tout d’abord, cela va sans dire, nous avons vu la léproserie. Ah ! quelle affreuse maladie que la lèpre ! Ces pauvres malades sont littéralement rongés tout vivants par ce mal implacable qui gagne chaque jour. Ces pauvres gens n’offrent aux regards que des membres tronqués, échancrés, pantelants, des plaies horribles qu’on ne peut voir sans frémir. Cela fait pitié !

D’un autre côté, au moins pour ces lépreux de Biwasaki, cette maladie est un grand sujet de consolation. La plupart d’entre eux, en effet, doivent leur conversion à cette affreuse maladie. De fait, ce mal ne laissant aucun espoir de guérison, une fois atteint, le patient doit coûte que coûte se résigner à attendre la mort dans un délai plus ou moins long. Aussi, quel n’est pas le désespoir de ces pauvres lépreux, qui, n’ayant pas de croyances religieuses, ne peuvent trouver ici-bas de consolation suffisante pour apaiser leur angoisse ! Au contraire, ceux que la divine Providence conduit à la léproserie catholique saisissent avidement cette consolation mystérieusement forte, que procure notre sainte religion. Tous les lépreux qui meurent à l’hôpital se convertissent, au moins à l’article de la mort. Et l’hôpital ne désemplit pas : toujours des nouveaux remplacent ceux que la mort emporte. L’œuvre obtient un plein succès. La réputation de l’hôpital dépasse celle des deux autres léproseries, plus considérables et mieux installées, qu’il y a à Kumamoto : l’une païenne, l’autre protestante. On n’ignore pas, en effet, dans les environs, que la commisération, la tendresse, la patience, le dévouement portés jusqu’à l’héroïsme ne se trouvent qu’au petit hôpital de Biwasaki.

Près de Biwasaki se trouve un grand temple que l’on pourrait appeler le temple des lépreux. C’est là que ces malheureux viennent implorer leur guérison au pied de leurs vaines idoles et demander l’aumône aux pèlerins ou visiteurs du temple. Ils sont là assis sur le bord du chemin, montrant leurs membres gangrenés et pourrissants, suppliant les passants de leur donner de quoi vivre. Ce temple, hélas ! est un lieu d’affreuse corruption : ces lépreux, hommes et femmes, qui séjournent aux alentours dans la plus licencieuse promiscuité, croupissent dans l’immoralité et le vice. Leurs âmes sont encore bien plus gangrenées que leurs corps.

Kumamoto possède une chapelle provisoire avec un missionnaire résidant. Non loin de là aussi, il y a une école de filles dirigée et soutenue par les religieuses de l’Enfant-Jésus de Chauffailles. À l’époque de notre passage, une partie des établissements était en réparation, à cause des dégâts causés par les fourmis blanches. Ces fourmis sont la grande calamité du Kyûshû : elles minent radicalement les constructions en bois et en préparent petit à petit l’écroulement total. Pour éviter de pareils malheurs, il faut construire avec des précautions infinies, et surtout exercer une continuelle surveillance sur certaines parties de la maison, par exemple, les fondations et le toit, particulièrement exposés à leur action destructive.

Le lundi matin, 28, nous nous remettions en route, et cette fois, directement pour Kagoshima. Durant ce dernier trajet, qui dura encore plusieurs heures, rien de bien spécial à signaler, sinon les hautes montagnes du centre de l’île qui ferment l’entrée du Satsuma. En effet, le chemin de fer, qui s’engage dans ces montagnes, a une montée très ardue. À un endroit, la voie fait un cercle et permet à la locomotive de traîner moins péniblement sa lourde charge. Parvenu au sommet de ces montagnes, on se croirait transporté de nouveau presque au nord du pays. La température est tout à fait différente de celle que l’on a laissée au pied. On y sent le froid, et en hiver, il y tombe assez souvent de la neige.

Ces montagnes franchies, c’est la descente sur une pente assez douce vers Kagoshima. On arrive par le côté est, en longeant assez longtemps le fond de la grande baie ; sur le côté occidental, se cache la ville. C’est dans le fond de cette baie que s’élève le Sakurajima, l’île-volcan devenue presqu’île depuis l’éruption de 1914, qui a fermé complètement, par une digue de laves, le passage du côté de l’est.

Avant d’atteindre la ville, le train passe devant la somptueuse demeure des Shimaru, les célèbres princes du Satsuma, dont un des ancêtres reçut autrefois saint François Xavier. Puis, nous nous engageons dans un tunnel, et enfin nous voilà à Kagoshima.

La ville, dont le pied s’appuie à la demeure des Shimaru (anciens daimyôs) se déploie comme un grand drapeau, dont le sommet touche à la montagne de l’arrière (Shiroyama), et dont la frange couvre, sur une longue étendue, le bord de la mer. Kagoshima possède un panorama magnifique. Du sommet du Shiroyama, outre la ville qui s’étend paresseusement au bas, l’œil contemple avec plaisir un port superbe, tout à fait en sûreté dans cette baie, puis le colossal Sakurajima, à la fois gloire et terreur de Kagoshima, enfin le grand estuaire lui-même, qui se perd au fond, entre deux rangées de montagnes. Les habitants de Kagoshima sont particulièrement fiers de leur ville ; et à coup sûr, ils ont raison.

Le surlendemain de notre arrivée, une circonstance solennelle a grandement contribué à signaler notre présence dans la cité. Ce fut une conférence que M. Yamamoto vint donner aussi à Kagoshima, au cours de sa tournée dans le Kyûshû. Le sujet de cette conférence était le même que celui que nous avions entendu développer à Nagasaki. Seulement, à Kagoshima, la conférence fut donnée dans le plus grand temple de la ville ; ce qui rehaussa extrêmement le prestige de l’orateur. Le temple ne put contenir toute l’assistance. Inutile d’ajouter que nous y étions aussi ; on nous plaça même aux premiers rangs. Une fois de plus, nous pûmes admirer la foi et la piété de Yamamoto. Le commandant arriva à Kagoshima le soir. Comme nous étions allés au devant de lui, après nous avoir salués, la première question qu’il nous posa fut de demander, sur place même, l’heure de la messe du lendemain ; et c’était sur semaine. Inutile de dire que le lendemain, le commandant faisait partie de l’assistance. Mieux que cela : comme par hasard il manquait un servant, il vint tout simplement en remplir l’office. Ainsi nous vîmes ce beau spectacle : un brillant officier qui, pendant plusieurs mois, avait tout spécialement rendu des services assidus à son prince, servant avec plus de respect et plus d’amour encore au divin sacrifice du prince des princes et du roi des rois.

Après la messe, le commandant entra à la résidence et passa une partie de la journée avec nous. On eût dit qu’il ne se trouvait à l’aise qu’avec ceux qui partagent sa foi et dont il savait attendre quelque nouvel aliment à sa piété.

Aussi, n’est-il pas téméraire d’ajouter ici, croyons-nous, qu’un peuple qui peut produire de tels hommes n’est pas un peuple vulgaire ; et si un jour, le peuple japonais se convertit entièrement — ce à quoi nous travaillons et voulons travailler jusqu’au dernier souffle de notre vie — nous pouvons être assurés de voir comme autrefois, s’épanouir sur ce sol, les plus belles fleurs de vertu, et y mûrir les plus beaux fruits de sainteté.

Oh ! à quand ! à quand la conversion en masse du Japon !

« Ô Marie, brillante Étoile du matin, qui déjà, en apparaissant pour la première fois à la terre, avez annoncé le prochain lever du Soleil de justice et de vérité, daignez luire avec suavité aux yeux des citoyens de l’Empire Japonais, afin que bientôt, les erreurs des esprits étant dissipées, ils reconnaissent avec fidélité l’Éclat de la lumière éternelle, votre fils Notre Seigneur Jésus-Christ. » « Ainsi soit-il. »


Frère Urbain-Marie, Cloutier,
Mis. Apost., O. F. M.
Kogoshima, Japon.