Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 245-250).

UNE CONQUÊTE DE LA VRAIE FOI


Dans une maison japonaise, aux frêles cloisons et aux nattes de chaume doré, un jeune homme, deux femmes et… une barbe, je veux dire un missionnaire.

Cet intérieur est d’une reluisante propreté, d’un décor très simple, et très esthétique à la fois. Les cloisons, pareilles à des praticables de théâtre, représentent, les unes, des arbres rabougris, couverts de givre, d’autres, des oies sauvages pérégrinant à la file, d’autres encore, des maximes en gros caractères chinois, que peu de gens comprennent, mais dont le fin et le délié ont une souplesse et une netteté qui réjouissent l’œil comme une peinture. Dans un coin de l’appartement, une alcôve, où s’élève, dans un plateau, un arbre pygmée, comptant déjà cependant plusieurs années d’existence ; de chaque côté de cet arbre, des fleurs et divers autres objets auxquels s’attachent, sans doute, d’inoubliables souvenirs. Mais l’absence des idoles, ou plutôt la présence de quelques images pieuses appendues aux cloisons indique que cet intérieur est celui d’une famille chrétienne.

De ces deux femmes, l’une est la vieille mère et l’autre, la femme du jeune homme. Cette dernière seule n’est pas encore baptisée ; en outre, elle est affligée à un genou d’un mal étrange, qui la fait extrêmement souffrir. Aussi, c’est à cause de cette jeune femme que cette maison reçoit présentement la visite du missionnaire.

— Ainsi donc, Madame, dit celui-ci à la malade, vous ne pensez pas encore à recevoir le baptême ?

La jeune femme eut un léger sourire, avec une petite moue un peu lasse et sceptique.

— Oh non ! pas encore !

— Mais, enfin, Madame, ne voyez-vous pas combien votre maladie est étrange ? Vous me dites que vous avez consulté tous les médecins et que pas un n’a pu comprendre ce mal ni lui apporter quelque soulagement. Ne serait-ce pas là comme la main de Dieu lui-même qui punit par ce mal votre résistance à la grâce ? Croyez-moi, la maladie est toujours sage conseillère : c’est la voix de Dieu même, voix apparemment dure, terrible même parfois, mais en réalité, voix toute de miséricorde et de tendresse, qui force, par ce moyen, l’âme oublieuse de ses devoirs, à rentrer un peu en elle-même, à regretter ses péchés et à revenir dans la bonne voie. Or, cette bonne voie, cette voie droite, cette seule et unique voie, vous la connaissez déjà : on vous l’a enseignée avec soin et vous vous êtes mise volontiers à l’étudier. Il ne vous reste plus maintenant qu’à élever votre cœur vers Dieu et à le prier avec confiance, pour qu’il vous accorde le bienfait de la foi. C’est le moment de vous convertir. Ne retardez plus. Si vous laissez passer la grâce, qui sait si elle reviendra ?

— Je vous l’avoue, ajouta la malade avec beaucoup de gêne et d’hésitation, je n’ai pas d’excuse à opposer à tout ce que vous me dites : vous avez parfaitement raison. Mais…

— Mais quoi ?

— Je ne me sens pas le courage d’embrasser cette religion.

— Qu’est-ce donc qui vous retient ?

— Je ne sais trop comment expliquer cet état de mon âme. Cependant, puisque vous me poussez à bout, je vous dirai tout : je ne sais si je dois toujours rester en cette maison.

Cette déclaration avait du moins le mérite de la sincérité. Cette jeune femme, en effet, comprenait sans croire : elle croyait de foi humaine, naturelle, mais non de foi surnaturelle ; elle n’avait pas encore la grâce de la foi, et elle n’était pas encore disposée à la recevoir. Quelle était donc la raison de ce retard, sinon peut-être les égarements de la vie passée ?

Nature vive et pétulante, elle joignait aux grâces de la beauté, des manières tout à fait mondaines, un souci extrême de la coquetterie et de la vanité, un orgueil opiniâtre, sous les dehors d’une politesse souriante et obséquieuse. De là son habitude de se tenir tous les jours fardée à l’excès. Toute jeune fille, elle avait, après les années d’école élémentaire, suivi les cours d’une école supérieure. Or c’est là qu’elle avait fait naufrage : ayant rencontré un jeune chrétien, infidèle hélas ! a sa foi et à ses devoirs, elle avait eu avec lui des relations coupables et, sans contracter d’autre forme de mariage, avait uni sa destinée à celle de ce malheureux.

Quelques années plus tard, des parents de la famille parvinrent à faire régulariser ce mariage, et le mari, sans redevenir fervent, reprit du moins la pratique de ses devoirs les plus rigoureux. La femme, de son côté, accéda assez volontiers à l’invitation qu’on lui fit d’apprendre le catéchisme, et, pendant un certain temps, elle reçut, chaque semaine, une leçon, de sorte qu’elle put voir le recueil en son entier, plusieurs fois. Intelligente et bien instruite, elle trouvait, à tout le moins, dans cette étude, une utile distraction. Mais, chose étrange ! cette apparente docilité n’était que de surface ; elle n’obéissait aux désirs de la famille que d’une façon tout extérieure, pour ne pas paraître impolie ; d’autre part, elle étudiait comme par manière d’acquit, sans y mettre ni son âme, ni son cœur. Bien au contraire, au fond elle ne voulait pas devenir chrétienne et entretenait opiniâtrement ses répugnances. Enfin, elle avait presqu’une horreur de la prière et se montrait sur ce point tout à fait insouciante.

D’ailleurs, dans son esprit toujours païen, elle se retranchait derrière des raisons qu’elle croyait dictées par la plus rigoureuse prudence. Elle ne concevait la religion de son mari et de ses parents que comme une tradition de famille, à laquelle doit se conformer la femme qui y entre par le mariage, mais qu’elle peut abandonner, si par hasard elle vient à en sortir. Or cette jeune femme n’avait pas d’enfants ; et au Japon, n’avoir pas d’enfants est une cause de divorce : c’est-à-dire, que, dans ce cas, le mari peut congédier sa femme et la renvoyer chez ses parents. Cette femme se croyait donc, pour ainsi dire, toujours sur le qui vive, et elle s’attendait d’un jour à l’autre à être renvoyée dans sa propre famille. De là, pour une bonne part, ses hésitations et ses répugnances. Ajoutons à cela son orgueil, son esprit mondain et ses désordres, et nous comprendrons comment elle avait des yeux pour ne point voir.

Or, quelques jours après la visite du missionnaire rapportée plus haut, au cours de laquelle cette jeune femme avait exprimé son refus de recevoir le baptême, elle fut prise subitement d’une extinction de voix, si grave qu’elle ne pouvait plus faire entendre aucun son articulé. Cette nouvelle infirmité dura un mois et demi, puis disparut aussi subitement qu’elle s’était déclarée. Cette guérison soudaine était-elle due à de meilleures dispositions chez cette personne ? Cette femme avait-elle pris la résolution de se convertir, au cas où elle recouvrait la voix ? On ne saurait l’affirmer avec certitude. En tout cas, en eut-il été ainsi, la malade ne fit paraître aucun changement et resta dans les mêmes dispositions qu’auparavant.

Cinq mois après environ, le Père reçoit une lettre du mari de cette femme. On lui mandait que celle-ci était dangereusement malade et qu’elle demandait le baptême. Le Père s’y rend aussitôt et trouve en effet la femme complètement changée. Bien que extrêmement souffrante — car cette fois la nouvelle maladie que Dieu ajoutait à l’ancienne allait finalement l’emporter — elle supportait ses douleurs avec une patience admirable ; et les quelques paroles qu’elle prononçait avec peine jaillissaient d’un cœur profondément sincère. Elle n’avait plus, ni cet orgueil, ni cet esprit mondain, ni cette politesse hypocrite d’auparavant. Simple comme un enfant, elle avouait, sans respect humain, que les nombreux péchés de sa vie passée lui avaient mérité ses souffrances présentes, reconnaissant avec une foi vive la miséricorde divine, qui depuis si longtemps la pressait d’une façon si visible de courber son front devant lui ; puis elle demandait avec instance le saint baptême.

Le père était ravi d’admiration et ému jusqu’aux lamies. Jamais jusque-là, il n’avait constaté de si près le travail mystérieux de la grâce ; il en venait même à conclure que le bon Dieu n’a guère besoin du missionnaire pour convertir les âmes, et que le plus que celui-ci puisse faire est de ne pas entraver le travail intime que sa divine grâce opère en elles.

Sans tarder, il entreprit la préparation immédiate au baptême. Cette fois la malade buvait, pour ainsi dire, ses paroles ; et sa foi, à mesure que le prêtre l’instruisait, grandissait visiblement. Cependant, comme elle n’était pas encore à l’extrémité, le Père crut bon de prolonger le plus possible la préparation, afin de l’affermir davantage dans ses saintes dispositions. Or un jour, pendant l’absence du Père, la malade eut une attaque très grave, et on crut qu’elle allait mourir. Alors le mari, que le Père avait prévenu de ce qu’il fallait faire en pareil cas, baptisa lui-même sa femme, qui ressentit subitement du mieux. Le mal cependant allait lentement continuer son œuvre ; mais toujours l’âme de la néophyte devait montrer une patience si angélique et une résignation si touchante qu’on peut dire sans hésiter qu’elle s’éleva réellement à la hauteur d’une sainteté héroïque. À partir de ce moment, elle reçut encore la Confirmation et l’Extrême-Onction ; plusieurs fois elle se purifia de nouveau par le sacrement de Pénitence et se nourrit presque chaque jour du Pain Eucharistique. Enfin, malgré son extrême souffrance, toujours radieuse et souriante jusqu’au bout, elle s’éteignit dans les sentiments de la plus tendre piété.

Dans l’espace de quatre mois environ elle avait parcouru la distance qui sépare les portes de l’enfer des portes du Ciel.