Imprimerie franciscaine missionnaire (p. 117-124).

DANS UNE BONZERIE


Il y a quelque temps, je suis allé dans une bonzerie japonaise. C’était la première fois. Depuis longtemps je désirais y aller ; mais l’occasion me manquait, ou plutôt, je manquais l’occasion. Enfin, elle se présenta de nouveau ; j’en profitai. On annonçait une conférence d’un bonze assez célèbre dans le monde bouddhiste, et le jour fixé était celui auquel on célébrait la fête des prémices du riz.

Nous nous rendîmes donc, le R. P. Calixte et moi, à celui des nombreux temples de la ville qu’on nous avait indiqué. Dès que nous fûmes passés sous le grand arc, appelé sammon, ornant majestueusement la porte par laquelle on pénètre dans l’enclos du temple, nous fûmes accueillis par des voix d’enfants qui, avec un accent de surprise, où se trahissait la joie secrète du propagandiste flatté de se voir achalandé, se disaient les uns aux autres : Ara ! seiyôjin sama mo kita. Tiens ! jusqu’aux messieurs étrangers qui sont venus ! Ces enfants étaient, ou bien les propres fils des bonzes, ou bien ceux qu’ils recueillent et gardent chez eux, pour les former à leur métier, en les instruisant d’abord des éléments de la langue et ensuite de la doctrine confucianiste et bouddhique.

Bientôt nous fûmes au temple. Après avoir enlevé nos chaussures, comme c’est de rigueur au Japon, et les avoir confiées, pour ne pas nous les faire voler, à un vendeur de pommes, installé au bas du perron, nous entrâmes un peu à la dérobée, car les prières ou, si l’on veut, l’office des bonzes était commencé.

Le temple bouddhiste, à la différence du temple shintoïste, lequel est d’une simplicité froide et dénuée de tout art, a une certaine beauté artistique. Cependant, pour en préciser le genre, c’est moins une beauté architecturale qu’une beauté sculpturale et décorative. Le style de l’édifice n’a rien de général. Il ne connaît ni la puissance du style roman, ni la majesté du style bysantin, ni surtout le prodigieux élancement du style ogival. Il n’a rien de ces cathédrales gothiques européennes, aux nefs puissantes et aux tours hardies, s’élevant jusqu’à se perdre dans les airs, gigantesques orantes de pierre, qu’on dirait cachant une âme et extasiées dans une muette prière d’amour et de supplication.

Le temple bouddhiste est une grande construction carrée, dont le toit est en pignon à courbes rentrantes, formant ainsi un faîte effilé ; un faîtage en saillie surmonte le tout, et, par ses bouts qui dépassent, en se retroussant, la largeur du toit réalise un dessin caractéristique d’ornementation. Le larmier du toit est aussi pareillement décoré. Ce décor consiste en diverses figures sculptées, sur bois, naturellement, car la plupart des temples japonais sont en bois, même les plus beaux et les plus riches.

Quant à l’intérieur, le temple que j’ai vu, était plus que simple. Toutefois paraît-il, dans les temples les plus célèbres du Japon, les sculptures décoratives de ce genre sont d’un art remarquable, par la finesse et la variété du dessin.

Nous entrâmes donc dans le temple de manière à ne nous laisser apercevoir que le moins possible. Mais ce fut en vain. Tous les assistants nous ont vus entrer, tous nous ont vus nous asseoir à la japonaise sur les nattes ; et longtemps encore après, certains ne cessent plus de nous observer. Assurément nous avons causé à ces gens là de très graves distractions. D’ailleurs, c’était pour eux inévitable : car à la manière dont ils étaient assis, on pouvait se demander de quel côté était le haut ou le fond de l’édifice.

Or, à ce moment là, la prière des bonzes battait son plein, et cela au sens propre de l’expression. De fait, on priait au son du tambour, dont le maillet marquait à chaque temps les syllabes proférées par les bonzes. Ces derniers étaient assis et rangés sur deux lignes parallèles, de chaque côté d’une espèce de petite tribune, sur laquelle trônait celui qui paraissait être l’officiant. Ils étaient revêtus d’habits magnifiques, tissés de soie très fine et très richement colorée ; ceux de l’officiant surtout étaient d’un éclat sans égal. Tous portaient aussi en écharpe une très large étole appelée kesa.

Au bout des deux rangées de bonzes se trouvait un autel sur laquelle il y avait des idoles, appelées en japonais hotoke, idoles entourées de fleurs, de chandeliers allumés, de petits sacs de riz et de petits gâteaux. Cet autel paraissait improvisé pour la fête. En arrière, c’est-à-dire au fond de l’édifice, se trouvaient deux autres autels placés l’un devant l’autre, fixes ceux-là ; l’un plus petit, portant aussi des chandeliers et des fleurs, et orné, au bas, d’horribles figures de dragons ; l’autre était adossé au mur : c’était ce qu’on appellerait chez nous le maître-autel. Celui-là était surtout garni d’idoles toutes aussi grotesques les unes que les autres. En outre, de chaque côté, il y avait encore un petit autel pareillement orné, et chargé de sacs de riz.

La prière des bonzes se continuait donc, saccadée et tapageuse : pas une pause, pas un arrêt, pas un répit pour souffler. De temps en temps, le bonze, qui marquait le son du tambour, armait sa main gauche d’un énorme bâton et en donnait un coup sur une cloche placée en face de lui, cloche ayant la forme d’une grosse marmite. Trois ou quatre fois aussi, durant cette prière interminable, l’officiant descendit solennellement de sa tribune, portant son livre de prière et son éventail sur un riche plateau orné de glands, dont la longueur atteignait les genoux, et se rendait devant l’autel provisoire. Là, il se prosternait devant les idoles et lisait seul une prière, un oremus, probablement. Puis tous les bonzes se levaient et faisaient ensemble des prostrations. Alors deux grosses caisses placées de chaque côté des lignes des bonzes commençaient un vacarme incroyable, auquel venait encore se mêler le son métallique de grandes cymbales tenues par deux bonzes.

Quant aux assistants, dont le nombre ne dépassait guère deux cents et dont la majorité ne comptait que des personnes âgées, — à part les brus qui, au Japon, doivent accompagner leurs belles-mères, — ils n’avaient été jusque-là que des spectateurs béats et des auditeurs plus ou moins attentifs. D’ailleurs, dans les temples païens, on se met tout aussi à son aise que si l’on était chez soi. On cause, on rit, on fume, on mange, sans se gêner le moins du monde ; les enfants s’y amusent, courent de-ci de-là, sautent, gambadent, se postent dans les fenêtres pour regarder à l’extérieur, rient aux éclats, crient, pleurent, se chamaillent, font grand tapage ; et cependant personne ne paraît y trouver à redire.

Mais au moment où les bonzes font leurs prostrations au son des tambours et des cymbales, les assistants s’unissent activement cette fois et répètent durant tout ce temps une courte prière dont voici les termes : Namu myôtô renge kyô. Voici le sens de cette formule : « Je t’adore, ô loi admirable, ô doctrine de la fleur de lotus. » C’est du moins le sens littéral ; quant au sens intime, à l’objet même de cette invocation, les mots ne semblent pas l’indiquer d’une façon précise ; et si l’on interroge là-dessus les mieux renseignés au sujet des doctrines et des pratiques du bouddhisme, ils déclarent n’en rien savoir ; à plus forte raison les autres, dont la plupart ne savent pas même prononcer correctement ces sept syllabes. En tout cas, à peu près tous ces gens murmurent quelque chose et, pendant qu’ils disent cette prière, ils joignent les mains, entre lesquelles ils tiennent une sorte de chapelet, nommé juzu, qu’ils frottent à plusieurs reprises en inclinant la tête. Quelques uns des vieux et des vieilles surtout accomplissent cette cérémonie avec une véritable ferveur. Pauvres gens ! Ils ne savent pas autre chose ! Assurément, leurs hommages s’en vont tout droit vers le seul et vrai Dieu, qu’ils croient d’ailleurs trouver dans leurs idoles !

Il y eut encore une autre cérémonie qui mérite d’être mentionnée. Depuis quelque temps, j’avais remarqué plusieurs personnes qui assiégeaient un écrivain officiel, installé un peu en arrière des assistants. Contre de l’argent qu’on lui donnait, cet homme écrivait quelques caractères sur des petites planchettes que les intéressés allaient placer dans une corbeille, devant l’autel improvisé. Ces planchettes s’appellent toba ; d’un côté, elles portent une sentence de Shaka, le fondateur du bouddhisme, et de l’autre le nom d’un défunt. Or, lorsque tous ceux qui le désiraient eurent ainsi placé leur toba dans la corbeille, l’officiant prit une petite branche de sapin qu’il trempa dans de l’eau et les en aspergea légèrement. On prétend que cette eau est destinée à soulager les âmes des défunts, si par hasard elles ont à souffrir dans l’autre monde.

L’Officiant fit aussi brûler des petits bâtons d’encens devant ce même autel, puis quelques-uns de l’assemblée vinrent au même endroit, imiter son exemple, tandis que d’autres allaient le faire aux autres autels.

Enfin ce long office se termina. Les bonzes, alors, se levèrent et, portant avec un respect qui paraissait fort étudié, leurs livres de prières, sur des plateaux semblables à celui de l’officiant, se retirèrent lentement par un couloir au fond du temple.

Bientôt après, l’officiant reparut avec son même costume, annonça le conférencier ; puis, allant de-ci de-là, se mit à donner des ordres. Alors on enleva la tribune et l’autel provisoire ; et à leur place, tout juste au milieu du temple, on installa une autre tribune pour le prédicateur.

Or, quelques instants plus tard, celui-ci parut, précédé de l’officiant. Il était également revêtu d’habits splendides, aux couleurs douces et bien mariées. C’était un homme assez âgé, mais encore robuste, alerte et plein de vigueur. Il monta sur la tribune et s’y assit, à la japonaise toujours ; on plaça auprès de lui des livres, son éventail, son juzu et une tasse de thé, montée sur un petit réchaud de luxe.

Dans l’intervalle, les assistants avaient recommencé à réciter leur sempiternelle formule au son du tambour. Une fois bien installé, le prédicateur prit aussi son juzu et, le frottant entre ses mains comme les autres, se joignit quelques instants à leur prière. Enfin, il frappa sur une cloche, ou, si vous voulez, sur une petite marmite de bronze, qui se trouvait près de lui. C’était le signal du sermon.

En réalité, ce ne fut ni un sermon, ni un discours, ni une conférence ; à part le ton, ce ne fut pas même une conversation honnête et convenable.

La diction, il est vrai, était parfaite ; le ton ainsi que le geste, tout à fait naturels, toujours sobres, souples, précis et sûrs. Rien de calculé, rien d’étudié, rien de factice dans l’expression ; et le débit donnait aux pensées un complément achevé.

Mais dans les pensées de l’orateur rien de solide, rien de doctrinal, rien de pratique. Il a parlé d’une foule de choses banales, sans qu’on pût voir le moindre lien entre elles : Un vrai coq-à-l’âne, quoi ! Et ce qu’il y avait de plus déplorable, c’est qu’il s’appliquait à faire rire ses auditeurs, par des comparaisons vulgaires, triviales même. Ainsi, sans doute, il croyait susciter l’intérêt qu’il ne paraissait pas pouvoir provoquer autrement. Comme il s’est aperçu que nous étions là, il a parlé des étrangers. C’était à propos de l’éducation des enfants, au sujet de laquelle, il a péroré quelque temps. Il a dit qu’il y avait un pays, en Europe, où l’on ne s’occupait de l’éducation des enfants que jusqu’à l’âge de douze ans, et où, ensuite, on les abandonnait à eux-mêmes, de sorte que, si ces enfants voulaient ensuite poursuivre un cours d’études, ils étaient forcés de gagner eux-mêmes l’argent nécessaire à cette fin. « Au Japon, ajouta-t-il, on a de meilleurs principes ; l’obligation d’élever les enfants prescrit, non seulement de leur donner l’éducation première, mais aussi de leur procurer une situation sociale digne de leur rang et de leurs facultés. » Par de telles faussetés, on le devine, il eut vite fait d’attirer le mépris de ses auditeurs sur les étrangers.

Mélange de trivialités, de mensonges et de fanatisme, telle fut, en résumé, cette conférence, tel fut le pain doctrinal que ce bonze rompit à ses ouailles, ou, pour mieux dire, le poison que ce diseur perfide inocula cyniquement dans l’âme de ces pauvres gens. Et ceux-ci sont repartis, l’esprit sans doute, encore plus prévenu, le cœur encore plus farouche contre toute influence étrangère.

Telle est donc la tactique de ces bonzes vis-à-vis du christianisme. Ne pouvant l’attaquer de front, d’abord parce qu’ils ne le connaissent pas, ensuite parce qu’ils redoutent, dans son apparition, la ruine de leur propre prestige, ils le représentent comme un envahisseur, comme un ennemi de la nation, sachant bien que leur cri d’alarme ne restera pas sans écho dans l’âme si aveuglément patriote de ce peuple.

Oh ! comme il y a de haine dans le royaume de Satan !