Promenades japonaises—Tokio-Nikko/Chapitre 2

G. Charpentier (Vol. IIp. 7-13).

II

CHEMIN DE FER JAPONAIS


ous avions à faire à Tokio, le lendemain, de notre arrivée, des visites officielles et nous étions un peu embarrassés pour nous diriger sans guides, sans interprètes dans ces régions inconnues par nous.

Avez-vous remarqué que le hasard est parfois bien complaisant ?

Notre ami M. P., de Lyon, entendant parler de notre projet d’aller à la capitale nous apprend que justement il ira peut-être à Tokio ce jour-là. Puis il s’informe du train que nous voulons prendre, — car un chemin de fer relie Yokohama à Tokio, — et, à l’heure dite, M. P… se trouve par hasard à la gare.

Pour bien comprendre l’importance de cette coïncidence, il est bon de savoir que M. P…, — je n’écris pas son nom pour ne pas trop le faire rougir, — est un des Français qui connaissent le mieux le Japon.

Il est de la catégorie des voyageurs qui s’imaginent que, lorsque l’on est dans un pays étranger, c’est une excellente occasion qu’on a là d’étudier ce pays. Or, cette catégorie, — chose curieuse, — n’est pas très nombreuse.

Parmi les Européens qui séjournent dans l’Extrême-Orient il y a ceux qui regardent, écoutent, apprennent. Et puis, ceux qui ne regardent pas, n’écoutent pas, n’apprennent rien.

Ceux qui se mettent au courant de la langue, recueillent les légendes, étudient les mœurs, pénètrent dans les usages, se font des amis indigènes, s’abandonnent au pays où ils sont. Et puis, ceux qui veulent trouver partout leur langue, leurs meubles, leurs mets, regardent comme non avenus les habitants qui les coudoient, ferment les yeux aux paysages, tournent le dos aux détails locaux et trouvent complètement ridicule tout ce qui n’est pas eux.

Eh bien, ces derniers font la masse.

C’est donc une chance heureuse pour nous d’avoir pour compagnon un représentant de la minorité.

Le chemin de fer a un petit air coquet fort agréable ; les employés, vêtus de coutil blanc, sont élégants et distingués ; les wagons, un peu étroits, sont commodes néanmoins et communiquent les uns aux autres comme en Amérique.

Tout cela est propre et bien tenu ; c’est un chemin de fer de salon.

Ce fut un grand événement que le jour de l’inauguration de cette ligne. Le Mikado lui-même, le Mikado que personne n’avait encore entrevu, se révéla aux populations ; le Dieu vivant semblait descendre du ciel tout exprès pour prendre le train. C’était comme un hommage solennel rendu par les anciennes traditions aux divinités nouvelles qui mènent le monde ; la mythologie venait saluer la locomotive ; le shintoïsme consacrait les découvertes de la civilisation. On ne savait vraiment qui grandissait le plus dans cette fusion, l’Occident s’offrant à l’Orient ou l’Orient acceptant l’Occident.


Le Mikado inaugurant le premier chemin de fer construit au Japon.

Avant cette étrange journée, le souverain caché dans son palais de Kioto n’était vu par personne. De temps à autre, les grands du royaume se réunissaient devant une sorte de théâtre dont le rideau était baissé ; chacun prenait sa place suivant son grade, le grand ministre en tête. Derrière le rideau, l’empereur était assis sur une montagne de coussins.

Alors on soulevait un peu le rideau. Le premier ministre placé en avant voyait vaguement dans l’ombre un amas de riches étoffes, un pantalon et le bout des manches augustes.

Les grands du royaume ne voyaient que le trou par lequel le grand ministre voyait le pantalon.

Parfois un brillant cortège traversait la ville. Tous se prosternaient. Dans une chaise à porteur grillée se tenait accroupi un homme dont on n’apercevait que l’ombre, quand par hasard le soleil venait du côté opposé. On assurait que cette ombre était celle du Mikado.

Grande fut donc l’émotion quand l’empereur arriva en personne sur le bateau à vapeur qui l’amenait de Tokio pour débarquer à Yokohama, la ville des étrangers, et monter dans le wagon réservé.

Sa Majesté était coiffée de la mitre dorée, bonnet bizarre que seul le Mikado a le droit de porter. Sa robe de soie aux amples contours était d’un vert sombre avec des bambous et des oiseaux brodés en soie brune.

Les fonctionnaires étaient en robes et bonnets noirs.

Le voyage se passa sans accident.

Arrivés à la gare de Tokio, la cour monta à cheval et fit ainsi sa rentrée au palais impérial.

Ce fut, du reste, la dernière fois que le Fils du ciel mit en public le costume japonais ; il adopta aussitôt les modes européennes. Ce qui n’empêcha pas que, lorsqu’il retourna à Kioto pour y faire une visite, les habitants de la ville sainte se prosternèrent, frappèrent deux fois dans leurs mains comme on le fait devant les dieux et même lui jetèrent des gros sous dans du papier blanc ainsi qu’on en use là-bas avec les divinités. Si bien que l’empereur fut obligé le lendemain de promulguer un décret qui interdisait ces actes d’adoration réservés aux anciens dieux du pays.

Le tracé du chemin de fer est des plus simples. Il ne s’éloigne guère de la mer et traverse un pays richement cultivé, parsemé de collines sacrées couvertes d’arbres séculaires, égayé par des petits hameaux aux toits de chaume et par de nombreux bois de bambous.

De temps en temps, les grands matsous du Tokaïdo présentent tantôt à droite, tantôt à gauche, leurs silhouettes sombres, étranges, mouvementées et colossales.

Dans les champs, des travailleurs à peu près nus, protégés des ardeurs solaires par de grands chapeaux de paille. Dans les chemins, des promeneurs, aux longs vêtements bleus, abrités sous l’immense parasol en papier huilé qui fait dans le paysage des taches lenticulaires d’un jaune éclatant.

Quand on aperçoit la mer, on y voit se presser les barques de pêcheurs. L’animation est partout.

À chaque gare, de nombreux indigènes se hâtent de monter en voiture. La foule est bruyante et gaie. Les Japonais, qui de tout temps ont fort aimé les voyages et, sous prétexte de pèlerinages, trouvent moyen de connaître entièrement leur pays, les Japonais ont tout de suite adopté le chemin de fer.

Ce moyen de locomotion n’a à leurs yeux qu’un défaut : il est trop cher. Car les voyages qu’on fait à pied à travers le Japon ne coûtent presque rien.

Avant d’arriver à Tokio, nous descendons à Sinagava, vaste faubourg placé sur des collines qui dominent la mer. C’est là que d’anciens temples bouddhiques servent d’habitation à des légations étrangères.

Les djinrikis nous sollicitent pour prendre leurs véhicules ; malgré la chaleur nous irons à pied, car des choses intéressantes nous attendent sur la route.