Promenade d’un Français en Suède et en Norvège/20


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Drontheim. — Le gouvernement. — Le langage — Le climat. — Usages. — Tribunal de conciliation. — Digression.


A peine entré dans le pays, on aperçoit bien promptement qu’un autre gouvernement y règne et qu’une autre capitale y donne le ton. En Suède les provinces étant fort petites, on a pu donner sans danger une grande autorité aux gouverneurs. La Norvège étant partagée en quatre grandes provinces ou bailliages (stift) et très-éloignée du siège du gouvernement, le même pouvoir accordé à ses agens dans ce pays, eût pu lui donner de grandes inquiétudes.

On peut bientôt s’apercevoir de la jalousie du gouvernement, par l’enchaînement des pouvoirs de ses mandataires. Les grands bailliages, ou stift, sont divisés en sept à huit fogderies ou petits bailliages : le grand baillif n’a de pouvoir que dans les villes : les campagnes sont soumises à des juges particuliers. La plupart des diplômes des charges sont conçus de manière, à ce que la personne employée doit avoir autant de pouvoir dans son district que le roi lui-même. Positivement par cette raison, il y a des enraiemens sans fins, attendu que presque tous les emplois ont la même prérogative, et qu’il est difficile qu’une cause quelconque, n’ait pas quelque connexion avec la voisine : le civil avec le militaire, la campagne avec la ville et celle-ci avec l’église ; chacun des mandataires a le droit d’arrêter tout, pour peu que cela le concerne et la cour alors décide.

Quoique dans cette partie, le langage ait assez de rapport avec le Suédois dans le discours, il en diffère beaucoup dans l’écriture. Cette différence, qui n’était rien il y a deux cents ans, est encore un effet de la jalousie des gouvernemens, qui ont cherché, autant que possible, à séparer irrévocablement les deux pays. En Suède l’usage veut qu’on parle à la troisième personne du singulier ; ici c’est à la troisième personne du pluriel. On trouve aussi quelques légères différences dans certaines choses ; ainsi dieu garde qu’on appelle en Suède une femme mariée, comme on le fait en Dannemarck ; et vice versa pour beaucoup d’autres choses ; avec cela un étranger qui connaît une de ces langues peut réellement dire aussi connaître l’autre ; la différence ne semble pas plus grande, qu’entre bien des provinces du même Royaume. La lecture donne un peu plus de peine, mais au bout de quinze jours on est au fait : la manière de rendre la besogne facile, est de prononcer haut chaque mot, on voit de cette manière quel est celui qui y correspond dans l’autre langue, et on se trompe bien rarement.

Shönning, dont la chronique des rois de Norvège m’a été utile pour connaître l’histoire du pays, et pour me faire passer une malheureuse insomnie qui me tourmentait, a aussi publié un voyage dans les paroisses aux environs de Drontheim, qui ne me paraît pas moins utile. L’étranger est d’abord étonné de lui voir répéter deux à trois fois que le roi lui a donné 500 rixdales à ce sujet, parce que cela a l’air d’en demander d’autres. Mais c’est précisément suivant les usages du pays. Quand on a dîné chez quelqu’un en Norvège, on lui prend la main après le dîner et on lui dit tak for mad (grand merci pour la nourriture). C'est là l’épitre dédicatoire : lorsqu’on rencontre son amphitryon dans la rue le lendemain du régal, on lui dit Tak for i gaar (grand merci pour hier) voila la préface ; ensuite quand Shünning commence son ouvrage par ces mots, Efter at hans Majestät kongen havde alterrnaadigste skiennet mig 500 rixdales til en Reise grennem Norge,[1] c'est là précisément le tak for sist (grand merci pour la dernière fois), que l’on dit à son amphitryon, quand on le rencontre quelques jours après le diner. Ainsi c’est fort en règle et les gens du pays ont bien grandement raison de trouver cela parfait.

Les meilleurs renseignemens qu’il donne, sont sur la mine de cuivre de Röraas, qui, à ce qu’il paraît, est d’un grand produit ; cette mine est située dans les montagnes près la frontière de la Suède, du côté de l’Heriedal. Elle fut découverte, il Y a une centaine d’années : on la travaille à présent avec beaucoup d’activité et elle est très-productive.

Le froid Fut si violent à Röraas, l’année passée 1798, que le vif argent y gela, et que pour s’amuser les gens en firent avec le marteau et sur l'enclume différentes figures. Cependant le froid n’avait pas été excessif à Drontheim : le thermomètre de Réauniur n’avait pas descendu à plus de 22 degrés, et seulement pendant quelques jours ; à Stockholm on l’avait eu pendant un mois à 25 ou 26. Ceci prouve que le climat : de ce pays lointain n’est pas aussi sévère qu’on l’imaginerait. Je puis assurer y avoir mangé en septembre, de fort belles cerises et même des poires et des pommes, qui cependant étaient venues en plein vent, dans les jardins. On voit aussi fréquemment dans les cours ou jardins, des chênes assez beaux, qu’on ne trouve plus en Suède, au delà de l’Uplande, près de quatre degrés plus au Sud.

Depuis une vingtaine d’années, la culture des terres s’est beaucoup améliorée dans ce pays. Le général Van-kraagh a commencé, et son exemple a été suivi par quelques autres propriétaires. Le général fit venir d’abord vingt-quatre tonneaux de pommes de terre, qu’il distribua pour rien aux paysans ; on en recueille à présent plus de cent milles par an.

Le principal commerce consiste dans l’exportation des bois, du poisson sec du Nord et du cuivre de la mine de Röraas. Mais tous les objets de luxe sont importés de l’étranger. On envoie des vaisseaux chercher du sel à S. Martin dans l’île de Rhé, pour la salaison du poisson et on en rapporte des vins de Bordeaux et des eaux de vie. Les planches que l’on envoie en France sont les plus mauvaises, le rebut des magasins ; les négocians prétendent qu’on n’achèterait pas les bonnes. On n’envoie au contraire en Angleterre, que des planches excellentes de 18 pieds de long, parce qu’on n’y prendrait pas même les médiocres, qui d’ailleurs payeraient un droit égal. On fait passer en Irlande celles auxquelles il manque quelque chose de cette longueur, parce que les droits dans ce pays varient suivant la longueur.

La principale exportation cependant est celle du poisson. La révolution de France, en supprimant les jours maigres dans beaucoup de pays, avait fait très-grand tort à la Norvège. « Ah ! me dit sérieusement un négociant, il est bien cruel, que le pape vienne de permettre aux Espagnols de manger de la viande, les vendredis et samedis ; cela va nous ruiner. » — Heureusement, dit un autre, que dans le même temps on a défendu de prendre du café en Suède, sans quoi nous étions perdus. » On me charger de présenter au pape et finit par au roi de Suède, les respects des négocians de Drontheim, de supplier l’un de faire observer au futur, les jours de jeûne très-régulièrement, et de remercier l’autre d’avoir défendu le café.

Autant qu’il est en mon pouvoir, je m’acquitte de la commission de ces honnêtes gens ; la cordialité et la bonne hospitalité que j’ai rencontrée chez eux, entre autres chez M. Knudtson, qui m’a comblé de politesse pendant tout mon séjour, me font désirer bien sincèrement que ces deux potentats ayent égard à leurs justes requêtes.

Il se tint une foire pendant mon séjour, qui me donna lieu d’examiner de plus près les coutumes du pays. J’assistai dans quelques endroits aux danses nationales ; elles sont vraiment fort étranges ; l’homme se jette en cadence, tout de son long par terre, sans quitter la main de sa danseuse qui tourne autour de lui ; à un coup d’archet, il se relève et recommence à danser. Ce tour de force est fait avec assez d’adresse et de légèreté. Je vis aussi que les lièvres blancs, que l’on avait apportés au marché, avaient tous le museau coupé ; comme cela me parut extraordinaire, je m’informai pourquoi cela était ainsi, et l’on me dit que c’était dans la crainte de faire naître des enfans avec un bec de lièvre, en donnant des envies aux femmes grosses. Voilà qui est assurément fort attentif.

Tous les paysans avaient un bonnet rouge en tête : leur pétulance était fort remarquable ; il y avait souvent des batailles, et une patrouille nombreuse venait arrêter les combattans.

Le principal article de vente était les chevaux, et j’ai vu plusieurs marchés de cinq ou six rixdales pour un cheval jeune et bien portant ; j’en vis même marchander un de trois rixdallers six shillings (15 francs, L’été était fini, il fallait nourrir les bestiaux huit mois à l’écurie et le fourrage est cher.

Il était venu à cette foire, plusieurs Lapons (Finns) : il paraît qu’on était fort accoutumé à les voir, on ne les regardait guères plus que les autres, on ne voyait pas non-plus qu’ils eussent l’air embarrassé. La grande foire est en hiver à Levanger ; et c’est là, que les négocians de Drontheim espéraient faire fortune, en vendant en abondance du thé brun aux Suédois.

On reproche encore la sorcellerie aux Finns (Lapons) de ce côté des montagnes, et on raconte différentes histoires à ce sujet, qui sont assez originales. On prétend aussi qu’ils ne veulent pas quitter leur pays. Après l’histoire suivante on verra qu’ils n’ont pas tant de tort. Un certain Lapon nommé Hallstein-Garp et sa femme Skaner-Catharine furent transportés à Copenhague en 1711, pour avoir soin de quelques rennes que le roi Christian V y avait fait venir. Après deux ou trois ans de séjour, on les accusa de sorcellerie et ils furent tous les deux brûlés vifs. Or je présume que si cette histoire est venue à la connaissance des pauvres Finns, cela doit les dégoûter fort des voyages.

Un corsaire français fit naufrage en février 1798, trente à quarante milles au nord de Drontheim. Les paysans effrayés, s’enfuirent à l'approche des gens de l’équipage qui était composé de 200 hommes. Ils furent obligés de forcer les portes et de tuer les bestiaux pour se nourrir. Les paysans se rassemblaient et se préparaient à les écharper, lorsqu’un courrier qu’on avait envoyé au général, revint avec des ordres de leur fournir des guides, les choses nécessaires au voyage, et de les faire venir à Drontheim, où on eut pour eux tous les égards que l’humanité et leur situation demandaient.

Un étranger est d’abord surpris de ne voir sur la table, dans les grands dîners que des fleurs et des fruits : les plats viennent les uns après les autres, il est vrai que cela a l'avantage de les tenir chauds, mais cela fait durer le diner bien long-temps. À la fin du repas, il est d’usage, que la personne la plus marquante de la compagnie, salue le maître de la maison ; c’est le signal qu’on attend pour se lever ; quand il y a un étranger, on attend qu’il le donne.

On chante souvent à table, et le fameux air national for Norge, kempers födesland, vi denne skaal udtommers[2] n’est pas oublié. Cet air est assez intéressant et l’enthousiasme avec lequel on le chante, doit plaire médiocrement à un Danois ; c’est une chanson au moins très-indépendante, et qui prouve que les habitans ont de l’amour pour leur patrie.

Tous les paysans, ou habitans des campagnes sont engagés dès leur naissance ; ils font le service pendant dix ans dans les garnisons, et après ne sont appelés qu’en cas de guerre : à 36 ou 40 ans, on leur donne leur congé définitif. Les gens qui n’ont pas le droit de bourgeoisie dans les villes, sont matelots, et font le service, quand le gouvernement les appelle.

La dixme dans les campagnes, se paye un tiers au roi, un tiers à la paroisse et le troisième au prêtre : ce serait bien fait de fixer un tarif, pour ne pas décourager les améliorations des campagnes. Les mines payent aussi la dixme au roi, et c’est bien le profit le plus clair.

Ces pays ont conservé la neutralité pendant cette guerre, mais les corsaires des différentes nations ont eu pendant long-temps la liberté d’y venir vendre leurs prises. La fréquentation qu’ils ont eue avec les habitans, y a fait plus de mal que la guerre elle-même, en répandant parmi eux, un esprit avide de gains usuraires, qui ne s’en ira pas si vite. Les corsaires républicains y ont d’ailleurs aussi apporté leurs principes, qui ont fait des progrès, guères moins rapides que les maladies qu’ils y ont laissées. Celles-ci ont infecté les basses classes d’une manière étonnante. Cet article est d’autant plus fâcheux qu’il n’y a point de médecins dans les campagnes, et que les paysans ne se plaignent de ces maux secrets, que lorsqu’ils tombent en pourriture, et que l’art ne peut plus rien pour eux. Il serait à-propos de veiller à cela et de prendre des précautions, pour que le mal ne fasse pas plus de progrès.

Dans ces dernières années, le gouvernement voulant arrêter les procédures, auxquelles ces Normœnds, n’étaient guères moins sujets, que leurs chers descendans en France, a créé deux tribunaux de conciliation dans chaque ville, où il faut passer avant de plaider. Ils sont composés d’habitans. Si l’affaire ne peut s’arranger à l'amiable devant ces tribunaux, les parties peuvent avoir leur recours aux loix. C’est un coup fâcheux pour les avocats et pour les procureurs ; il serait a désirer qu’on suivit cette méthode dans tous les pays de l’Europe.

La ville de Drontheim a des fortifications régulières, sur le cou de la péninsule dans laquelle elle est située. Le reste, cerné par la rivière, n’est qu’un simple rempart : il y a d’ailleurs plusieurs petits forts autour. Elle a été prise plusieurs fois par les Suédois, entre autres en 1658, mais elle fut reprise a même année.

Ce fut pendant le siège qu’elle soutint à cette Époque qu’on fortifia l’île de Munckholm (île des moines) où il y avait eu un couvent autrefois, comme son nom le fait voir. C’est un petit rocher, à un demi-mille de la ville au milieu de la rade, on y enferme les prisonniers d’état, et je ne connais pas de prison plus horrible.

Je fus la visiter avec deux jeunes Anglais, qui venaient de faire une expédition vraiment anglaise dans le Nord. Après avoir quitté Londres, ils avaient poussé tout d’un coup, et sans s’arrêter, jusqu’à vingt milles au nord de Torneô et y avaient lancé un ballon dans la Laponie, au grand étonnement des natifs ; les Lapons cependant y avaient paru moins sensibles, qu’à un cerf-volant qu’ils firent voler après. Ils avaient passé à Sundswall le même jour que moi, mais depuis ce temps, ils avaient fait une tournée prodigieuse. Ils étaient chargés de pierres, de minéraux, de mousses, de bâtons runiques, de portraits et sacs de Lapons, de peaux et cornes de rennes, et surtout d’un gigot succulent du même, auquel comme un franc ignorant, j’attachai un beaucoup plus grand prix, qu’à toutes leurs autres curiosités ; La guerre du continent ne permettant pas de voyager avec sûreté dans la plupart de états de l’Europe, les oisifs ont été forcés de tourner leurs pas, devers ces contrées lointaines. Le nombre qui y a paru dans l'été de 1799, surpasse de beaucoup celui qui y venait ordinairement dans l’espace de vingt ans. Il était venu cette année à Drontheim, un républicain de l’institut national, accompagné d’un Anglais et d’un Américain. Ces trois personnes formaient une association, assez extraordinaire dans les circonstances politiques de ce temps.

Or pour parler comme certains savans d’Upsal et de Copenhague, Mon cher lecteur benin et bénévole[3], tu sauras que toutes ces personnes avaient ainsi que moi, le louable dessein de faire part au public de leurs hautes entreprises. Que de plus je savais, à n’en pouvoir douter, que plusieurs autres savans, entre autres un Français, un Allemand, deux Italiens, un Anglais, un Suédois, un Danois et, si je ne me trompe, deux Russes, avaient aussi quitté leurs foyers pour s'instruire à la minute, des événemens Pittoresques Romanesques qui devaient leur arriver en changeant de chevaux, aussi bien que du nombre de clochers et de lanternes qui ornent la capitale de Suède.

L'ingratitude, Mon cher lecteur benin et bénévole, est le plus grand des vices ; donc sans être le plus vicieux des hommes, tu ne saurais te dispenser d’avoir beaucoup de reconnaissance pour l’abondante moisson d’instructions admirables, que ces dix ou douze ouvrages sur un sujet aussi intéressant pour l’humanité, va donner au monde. Si la guerre du continent dure encore quelque temps, il y a lieu de croire que chaque année sera au moins aussi fertile, et que nos neveux ne trouveront guères à glaner dans cette carrière après quelques centaines d’écrits si scientifiques. Mais, que dis-je ? c’est un sujet inépuisable et chaque année peut fournir à la presse des in folio sublimes, qui sans doute passeront à la dernière postérité, pour l’étonner sur la vigueur et la fécondité du génie de notre siècle éclairé.

Quelle gloire ne rejaillira pas sur mon nom, lorsqu’il sera un jour uni à ceux de ces hommes illustres et ingénieux qui, bravant les dangers et les fatigues inouïes d’un voyage en carrosse à quatre bonnes roues, sur un chemin uni, parcourent avec la rapidité de l'aigle, les provinces, les royaumes, les empires... et instruisent ensuite l’univers, avec une éloquence toute particulière, de la distance des lieux, des auberges et des choses admirables, que leur loisir a pu leur permettre de copier dans le livre de poste. — Mais non, je ne suis pas digne d’un tel honneur ; car en étudiant le langage, l’histoire et les mœurs des peuples : en séjournant même, dans leurs provinces les plus éloignées, mon but après tout n’est que de passer le temps du mieux qu’il m’est possible, et en imprimant ensuite, mes rêveries, de le faire aussi passer à d’autres ; mais si jamais, je me trouve posséder un chez moi. puissé-je le perdre encore, si j’en voyage assez loin, pour en voir disparaître les cheminées. Ceci soit dit en passant, en attendant mettons nous encore en route.


  1. Après que sa majesté (le roi) m’eut très-gracieusement donné 500 rixdales pour faire un voyage dans la Norvège etc.
  2. Pour la Norvège, terre natale des héros, nous buvons cette santé.
  3. Voyez les benigne et benevolens de Torfæus, Göranson, Shönning, Jean Ihre etc.