Produit excessif de la consommation de l’opium dans l’île du Prince-de-Gales

PRODUIT EXCESSIF
DE L’OPIUM
CONSOMMÉ DANS L’ÎLE DU PRINCE-DE-GALLES.

Suivant un recensement fait en 1822, par le surintendant de la police anglaise, de la population de l’île du Prince-de-Galles et de ses dépendances, on y comptait 45,127 habitans, parmi lesquels environ 19,000 Malais, 9,000 Chinois, 6,000 Choulias, 1,500 Bengalis, 1,000 naturels chrétiens, et 400 Européens seulement.

Il est curieux de savoir à quel énorme impôt se voit soumise cette seule fraction si minime de la grande population indienne, pour satisfaire, même incomplètement, l’impérieux besoin que les Orientaux éprouvent de chercher, dans l’usage le plus immodéré de l’opium, une existence factice, qui les arrache aux soucis ou seulement à la monotonie de la vie vulgaire, et qui fait passer tour à tour ceux qui s’y livrent d’un état d’illusion et d’extase à un état d’abrutissement et de torpeur, dont tout l’effet de nos liqueurs spiritueuses ne donnerait qu’une idée imparfaite.

Voici ce qu’on lit à ce sujet dans le premier volume des Transactions de la Société agricole et horticole de l’Inde, publié à Serampore en 1829.

De tous les monopoles que l’ingénieux esprit de la fiscalité ait jamais imaginés, le commerce exclusif de l’opium, que la Compagnie des Indes s’est réservé, est non-seulement le plus judicieux sous le rapport financier, mais aussi le mieux justifié sous le rapport moral, par les obstacles qu’il apporte à l’extension destructive que la consommation de cette substance tend continuellement à prendre, et qui n’aurait sans doute plus de limites. Nous n’envisageons ici l’opium que comme objet et moyen de la jouissance la plus superflue, la plus dangereuse et la plus condamnable qui puisse exister. Considéré dans ses vertus médicales, la consommation qui s’en fait est presque nulle, comparée surtout avec l’usage de le manger et de le fumer. On en importe annuellement à Penang vingt-huit chests pour les besoins des Malais et des Chinois. Chaque chest est de quarante caisses. À son arrivée, l’opium est soumis à une opération simple, qui produit une première et une seconde sorte d’extrait appelé chandoo. On regrette de ne pouvoir indiquer ici la proportion exacte de ces deux sortes d’extraits, comparativement à toute la quantité qui compose un chest. Il suffit, au surplus, de savoir que la compagnie tire un revenu mensuel de 3 à 4000 dollars espagnols (36 à 48,000 dollars par an) des spéculateurs qui afferment le droit de vendre cette drogue en détail. Cet extrait, préparé pour fumer, est revendu par eux à un prix qui produit dans le pays 8000 dollars par chest, et sur la côte opposée de Queda, 9600 dollars, ce qui, à 2 roupies par dollar, donne 560,000 roupies pour les vingt-huit chests annuellement importés. Si l’on ajoute à cela le prix de la ferme, on aura la somme de 656,000 roupies, produite par l’opium, en sus du prix de vente de chaque chest à son arrivée dans l’île, lequel prix surpasse 4000 roupies par chest. Cette somme, multipliée par 28, donne 112,000 roupies qui, ajoutées aux 656,000 portées ci-dessus, présentent un total de 768,000 roupies, ou 384,000 dollars, ou environ 2 millions de francs par an, qui sont payés pour une quantité excessivement petite de cette masse que consomment les mangeurs d’opium répandus sur le globe ; et ce ne sont pas même tous les habitans d’une seule petite île qui font cette dépense exorbitante, l’impôt pèse surtout sur les Malais et les Chinois, qui ne font guère que la moitié de la population, et dont beaucoup sont sans doute obligés de sacrifier jusqu’à leur dernière roupie à un goût effréné, qui finit par les réduire à l’état de la brute.

Un fait qui n’est pas moins singulier, c’est la disproportion énorme qui existe entre le prix d’achat primitif et le prix de détail de cette denrée. Il résulte d’un passage de l’Histoire de l’Archipel Indien, par Crawford, vol. 3, page 518, que le coût primitif d’un chest d’opium, tel qu’il revient à la compagnie, n’est, dans le Bengale, que d’environ 112 roupies. De la comparaison de ce prix avec le prix de détail, il résulte que le consommateur ne paie pas moins de 24 à 25,000 pour 100 au-dessus de l’achat primitif ; et l’on ne peut s’empêcher de dire qu’il est heureux pour l’humanité qu’il ne puisse pas payer moins, car cette espèce de fléau ferait sans doute encore de plus grands ravages.


Soulange-Bodin,
Directeur de l’Institut horticole de Fromont.