Traduction par Saint-Germain Leduc et Aug. Planche.
Librairie de Guillaumin et Cie (tome 1p. 266-298).


CHAPITRE IX.

DE L’APPROPRIATION.

§ 1. — La guerre et le trafic forment les traits caractéristiques des premières époques de la société : Le besoin des services du guerrier et du trafiquant diminue avec le développement de la richesse et de la population. Le progrès des sociétés, dans la voie de la richesse et de la puissance, est en raison directe de leur faculté de se passer des services de tous deux.

Dans la première période de la société, les hommes étant pauvres et dispersés sur un grand espace, il est nécessaire qu’ils soient toujours préparés à se défendre eux-mêmes. Tel a été le cas des premiers colons des États-Unis, tel est le cas de ceux qui aujourd’hui s’apprêtent à occuper les États de l’Oregon, de Washington et d’autres territoires de l’Ouest. Cette nécessité disparaissant avec l’accroissement de la population et l’accroissement de la puissance d’association qui en résulte, les hommes peuvent poursuivre leurs travaux d’une manière plus continue, affranchis désormais de la crainte de voir leurs champs ravagés, leurs maisons et leurs instruments détruits, leurs femmes et leurs enfants massacrés sous leurs yeux ; et c’est alors que la production s’accroît rapidement, avec une tendance plus prononcée vers le développement de l’individualité, ainsi que vers le progrès physique, moral et social.

Dans cette période, les services du trafiquant sont également une des nécessités de la vie. N’ayant que peu à échanger, les colons disséminés saluent l’arrivée du colporteur, qui reçoit d’eux le surplus de leurs produits contre des souliers, des couvertures, des chaudrons, des scies ou des gants. Ici cependant nous voyons une série d’opérations semblables à celles que nous avons observées par rapport aux mesures prises pour la défense personnelle ; le besoin des services du soldat et du trafiquant diminue, à mesure que les fabricants de souliers, de couvertures, de chaudrons et de gants, viennent prendre place dans la colonie ; et l’on voit cette diminution, à chacun de ses degrés, coïncider avec un accroissement dans la continuité de l’effort, dans le développement des facultés individuelles, et dans la puissance de la communauté dont les individus font partie.

La diminution des besoins étant accompagnée d’une diminution dans l’effort exigé pour leur satisfaction, chaque pas successif dans la direction qui a été indiquée ci-dessus, est accompagné d’une décroissance dans la proportion des travaux de la communauté nécessaires à l’œuvre de la défense personnelle, ou à celle du trafic ou des transports. Plus cette proportion est faible, plus doit être considérable, naturellement, celle des travaux qui peuvent être appliqués à l’œuvre de la culture, en même temps que la puissance d’association augmente et que le commerce se développe. Les deux nécessités que nous venons de retracer formant les obstacles les plus importants qui s’opposent à la satisfaction du premier et du plus vif désir de l’homme, il en résulte que plus ceux-ci pourront être écartés, plus la sécurité de sa personne et de sa propriété deviendra complète, plus aussi son travail deviendra productif, moins sera grande la valeur de tous les objets nécessaires à sa consommation ; et plus grand doit être son pouvoir d’accumuler la richesse. La vérité de ce principe devient évidente, par la satisfaction qu’éprouvent en tout lieu les membres d’une communauté, lorsque par une cause quelconque, ces nécessités sont ou amoindries, ou annihilées ; et la puissance de l’association pour les entreprises pacifiques s’en accroît d’autant.

Cette appréciation ne doit cependant pas s’étendre à ceux qui tirent profit du pouvoir qu’ils exercent sur leurs semblables, soit comme hommes de guerre, soit comme hommes d’État ou trafiquants. Le soldat, cherchant le pillage pour lequel il est toujours prêt à risquer sa vie, a peut-être approprié de vastes terrains qui ont besoin d’esclaves pour leur culture ; ou bien d’autres individus sont disposés à acheter les prisonniers qu’il peut faire. Le trafiquant, de son côté, qui profite de l’irrégularité des communications en temps de guerre, achète des hommes et des marchandises, dans les lieux et au moment où ils sont à bon marché, et les revend dans les lieux et au moment où ils sont chers. Tous cherchent à centraliser dans leurs mains l’autorité exercée sur ceux qui les entourent, le soldat, en monopolisant le pouvoir de lever les impôts, le grand propriétaire terrien, les produits que lui fournit le travail de ses esclaves ; et le trafiquant, désirant accaparer partout à son profit l’achat et la rente de ces produits, de manière à imposer les prix, auxquels il entend les acheter ou les vendre. Ce sont tous des intermédiaires faisant obstacle à l’association, et qui s’opposent à toute relation continue entre les individus qui produisent et ceux qui ont besoin de consommer. Les progrès d’une société vers la richesse et la puissance étant en raison directe de la combinaison des efforts parmi les membres qui la composent, il s’ensuit que l’avancement, vers l’un ou l’autre de ces biens, doit être en proportion des moyens qu’ils ont de se passer des services de l’homme politique, du soldat, du propriétaire d’esclaves et du trafiquant, de cette classe qui subsiste en vertu du simple acte de l’appropriation. Cependant chaque mouvement dans cette direction tendant à une diminution de leur pouvoir, le soldat, le trafiquant et l’homme politique, se liguent partout pour assujettir le peuple, ainsi qu’on l’a vu à Athènes ou à Rome, et qu’on peut l’observer aujourd’hui dans tous les pays de l’Europe et de l’Amérique. L’histoire du monde n’est qu’un monument des efforts de la minorité pour taxer la majorité, et des efforts de cette dernière pour échapper à cette taxe. Toutefois le succès ne s’accomplit que lentement et péniblement, à raison du pouvoir que possèdent ceux qui vivent de l’appropriation, de se réunir dans les villes, tandis que ceux qui contribuent à former les revenus des premiers sont dispersés dans tout le pays.

§ 2. — Les rapports intimes entre la guerre et le trafic se manifestent à chaque page de l’histoire. Leur tendance à la centralisation. Leur puissance diminue avec le développement du commerce.

A chaque page de l’histoire, on aperçoit la liaison intime qui existe entre la guerre et le trafic. Les Ismaélites dont le bras était dirigé contre tout homme, tandis que celui de tout individu était dirigé contre eux, faisaient un vaste trafic d’esclaves et de marchandises de toute espèce. Les Phéniciens, les Cariens, et les Tyriens se faisant tantôt flibustiers, tantôt trafiquants, selon que leurs intérêts l’exigeaient, étaient toujours disposés à adopter toutes les mesures propres à accroître leur monopole à l’intérieur, en augmentant le nombre de leurs esclaves, ou leurs monopoles au dehors, en empêchant d’autres individus d’intervenir dans le trafic qu’ils entretenaient eux-mêmes avec des individus éloignés les uns des autres. Les poëmes d’Homère nous montrent Ménélas se vantant de ses pirateries et du butin qu’il en avait recueilli ; ils nous offrent le sage Ulysse, comme ne se sentant nullement atteint dans son honneur, lorsqu’on lui demande s’il est venu en qualité de trafiquant ou de pirate. Si nous tournons ensuite nos regards sur une période de civilisation correspondante dans l’histoire de l’Europe moderne, nous trouvons les Norvégiens, rois de la mer, ainsi que leurs sujets, s’occupant tantôt de recueillir des richesses (c’est ainsi qu’ils appellent naïvement leurs brigandages sur mer et sur terre), tantôt de transporter des produits d’un pays à un autre, ces deux occupations étant tenues en aussi haute estime l’une que l’autre : enfin la même liaison entre toutes deux apparaît encore dans les histoires de Hawkins, de Drake et de Cavendish, dans celle du trafic des esclaves, depuis son origine jusqu’à sa cessation[1] ; dans celle des boucaniers et des colonies des Indes occidentales ; dans les guerres des Français et des Anglais en Amérique, aux Indes occidentales et orientales ; dans la fermeture de l’Escaut, dans les guerres de l’Espagne et de l’Angleterre, dans les blocus sur le papier résultant des guerres de la révolution française, dans l’occupation de Gibraltar, transformé en dépôt de contrebande[2], dans les dernières guerres de l’Inde, et particulièrement dans celle entreprise tout récemment contre les Birmans, et dont l’origine avait été la réclamation d’on commerçant, s’élevant à quelques centaines de livres sterling[3], dans la guerre de Chine, au sujet de l’opium, dans la manière dont les guerres de l’Inde sont provoquées en ce pays, dans la récente démonstration belliqueuse que nous avons faite contre le Japon, pour contraindre ce pays à accepter les bienfaits qui devaient suivre la résurrection de son commerce ; dans les procédés de la France aux îles Sandwich et aux îles Marquises ; et enfin, bien que ce ne soit pas l’exemple le moins important, dans le maintien de la guerre à la propriété maritime privée, ainsi qu’on l’a vu récemment dans la Baltique et la mer Noire, par la capture de tant de navires sans défense, appartenant à des hommes qui ne prenaient à cette guerre d’autre part que celle résultant de ce fait : d’avoir été contraints de payer des impôts pour subvenir aux dépenses qu’elle entraîne.

La guerre et le trafic, recherchant toujours le monopole du pouvoir, tendent invariablement vers la centralisation. L’entretien des soldats et des marins, des généraux et des amiraux, exige l’établissement de contributions, dont les produits doivent chercher un point central avant qu’ils ne soient distribués ; et leur distribution provoque nécessairement la réunion de multitudes d’individus, comptant sur la Providence, et jaloux de s’assurer leur part, ainsi que le montre l’exemple d’Athènes et de Rome, et qu’on le voit de nos jours à Paris et à Londres, à New-York et à Washington. La cité croissante devient, d’année en année, un lieu où le trafic des marchandises, ou celui des principes, peut se faire avec avantage ; et plus la cité s’agrandit, plus la tendance vers la centralisation s’accroît rapidement, chaque augmentation d’impôt tendant à diminuer le pouvoir des associations salutaires dans les districts qui payent les contributions, et à augmenter le mouvement maladif dans la capitale qui les reçoit.

A chaque nouvel accroissement de l’attraction centralisatrice, la société tend à prendre une forme tout à fait contraire à celle qui est naturelle ; cette forme devient de plus en plus celle d’une pyramide renversée ; et voilà comment, dans toute communauté sociale, qui repose sur la puissance d’appropriation, et non sur la puissance de production, qui a ralenti dans son propre sein la rapidité du mouvement, en même temps qu’elle s’efforce d’en faire autant chez ses voisins, arrive une période de splendeur et de force apparente, mais de faiblesse en réalité, suivie de décadence sinon de mort. En enrichissant la minorité, la centralisation appauvrit la masse de la population ; en même temps qu’elle permet à la première d’élever des palais et des temples, d’ouvrir des parcs, d’entretenir des armées, et, pour ainsi dire, de créer de nouveau des villes, elle force la seconde à chercher un refuge dans les plus misérables demeures, et crée ainsi une population toujours prête à vendre ses services au plus offrant, quelque sacrifice qu’il en puisse coûter à sa conscience. A chaque pas dans cette direction, la machine sociale devient moins stable et moins sûre, et tend de plus en plus à s’écrouler, jusqu’à ce qu’enfin elle tombe, entraînant sous ses ruines ceux qui avaient le plus espéré profiter d’un état de choses qu’ils avaient travaillé à produire. C’est ce qui est arrivé, même de nos jours, à l’égard de Napoléon et de Louis-Philippe, qui n’étaient cependant que des types de leur classe, de celle qui profite de son pouvoir sur les autres hommes, leurs semblables, et cherche à se distinguer dans les rôles de guerriers, d’hommes d’État et de trafiquants.

Plus la puissance d’association est parfaite, c’est-à-dire plus l’organisation de la société est élevée, et le développement de l’individualité, parmi ses membres, complet, plus aussi ces individus tendent à occuper leur place naturelle, celle d’instruments dont la société doit se servir, et plus encore la société tend à prendre sa forme naturelle, tandis qu’augmente à chaque instant sa force de résistance à tout empiétement sur ses droits et sa vitalité. Tout ce qui tend à diminuer la puissance d’association et à empêcher le développement de l’individualité, produit l’effet inverse, en faisant de la société l’instrument de ces individus ; la centralisation, l’esclavage et la mort marchent toujours de conserve dans le monde moral comme dans le monde physique[4].

Par suite de ce fait, que la politique d’Athènes, de Rome et d’autres sociétés anciennes et modernes, tendait directement à produire ce dernier état de choses, on a vu se produire, dans un grand nombre d’entre elles, une situation qui a fait croire, avec quelque ombre de vérité, que les sociétés, ainsi que les hommes et les arbres, ont leur période de croissance et de déclin, et aboutissent, naturellement et nécessairement, à la mort. Après un rapide examen du but poursuivi par quelques-unes des principales nations du globe, le lecteur sera peut-être en mesure de décider jusqu’à quel point cette assertion est vraie.

§ 3. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Attique.

Dans la première période de l’histoire grecque, nous trouvons le peuple de l’Attique divisé en plusieurs petites tribus indépendantes, puis, à la fin, se réunissant sous Thésée, à l’époque où Athènes devint la capitale du royaume. Les tribus de la Béotie s’associèrent pareillement avec Thèbes, et les petits États de la Phocide s’unirent, à leur exemple. La tendance à l’association, qui s’était ainsi manifestée au sein des divers États, se montra bientôt dans les affaires de la Grèce en général, dans l’institution du conseil des amphictyons, des jeux olympiques, etc.

Pendant une longue période, l’histoire d’Athènes nous apparaît, pour ainsi dire, vide d’événements, à raison de ses progrès calmes et pacifiques. Cette ville a quelquefois des démêlés avec ses voisins ; mais la tendance à l’association étant très-développée, « la paix était la condition habituelle et régulière de leurs rapports réciproques. » La paix amena avec elle un accroissement de population et de richesse si constant, que, longtemps avant l’époque de Solon, les individus livrés au commerce et aux arts mécaniques, formaient un corps riche et intelligent, tandis que, dans tout le reste de l’État, le travail et l’industrie étaient consacrés au développement des trésors cachés au sein de la terre. La faculté de s’associer et l’habitude de l’association augmentèrent constamment, avec ce développement continu de l’individualité, auquel Athènes est redevable de sa place éminente dans l’histoire de l’humanité.

Sous l’empire de la législation de Solon, la masse entière des citoyens exerçait le droit de vote dans les assemblées populaires ; mais tous n’étaient pas également éligibles aux charges de l’État. D’un autre côté, tous n’étaient pas, au même degré, soumis aux impôts nécessaires pour l’entretien du gouvernement ; les plus lourdes contributions se prélevaient sur la première classe, éligible aux plus hautes fonctions ; ces contributions diminuaient en descendant dans les autres classes, jusqu’à ce qu’elles atteignissent la quatrième, laquelle en était exempte, de même qu’elle était exclue de la magistrature ; et nous trouvons ici la plus équitable répartition des droits et des charges que l’on puisse signaler dans l’histoire du monde. Partout ailleurs la minorité a monopolisé les emplois, en même temps qu’elle levait des impôts sur la majorité, pour subvenir à son propre entretien ; tandis qu’ici le petit nombre de ceux qui étaient en possession des emplois publics payait les contributions, et la majorité, qui était exclue des premières, se trouvait elle-même entièrement affranchie du payement des dernières.

Dans le siècle qui suit l’établissement de cette organisation, nous voyons l’Attique jouissant d’une paix générale, et croissant par degrés en richesse et en population. Vers la fin de ce siècle, nous trouvons l’État divisé en une centaine de circonscriptions territoriales, dont chacune a son assemblée locale et sa magistrature, chargées de régler les affaires particulières à la localité ; et c’est ainsi que fut constitué un système plus complètement en haravec les grandes lois physiques auxquelles nous avons fait allusion jusqu’à présent, qu’aucun de ceux que le monde eût encore vus, avant la formation définitive des provinces qui composent aujourd’hui les États-Unis. L’action bienfaisante de la paix se révéla encore davantage à cette époque dans ce fait, que le nombre des commettants fut augmenté par l’admission de nombreux esclaves au droit de bourgeoisie, et d’un grand nombre d’étrangers aux droits de cité.

A partir de la première invasion des Perses qui finit avec la bataille de Marathon, et de l’occupation postérieure de l’Attique par les troupes de Xerxès, il se produisit un changement complet. Les champs avaient été dévastés, les maisons, les bestiaux, les instruments de culture avaient été détruits, et la population avait diminué considérablement. Dès lors nous voyons les Athéniens passer, de l’état d’une démocratie pacifique, où chacun s’occupait à l’intérieur d’associer ses efforts à ceux de ses concitoyens, à celui d’une aristocratie militaire s’efforçant d’entraver l’association au dehors, et se servant de cette puissance perturbatrice comme d’un moyen de s’enrichir. Après avoir amassé des richesses par leurs extorsions et leurs rapines, Cimon et Thémistocle furent en état de s’assurer les services de milliers de misérables dépendant de leur puissance, et qui se montraient dans les rues suivant avec empressement ceux que la guerre venait de rendre leurs maîtres. La pauvreté engendra la soif du pillage, et l’espoir du pillage permit de compléter facilement une armée de terre et d’armer des navires, et bientôt l’armée et la flotte furent employées à soumettre des États et des villes qui, jusqu’alors, avaient été regardés comme des égaux ou des alliés. Ils succombèrent successivement, et le butin acquis par de tels moyens provoqua le désir de nouvelles rapines, en même temps que s’accroissait constamment le pouvoir de satisfaire la convoitise. Athènes était alors devenue la dominatrice des mers, et elle ne permettait à aucun État, ainsi que nous l’apprend Xénophon, de faire le commerce avec un peuple éloigné, s’il ne se soumettait complètement à son impérieuse volonté. « C’est de cette volonté, continue-t-il, que dépend l’exportation de l’excédant des produits de toutes les nations. » Et pour être en état de l’exercer d’une façon tout à fait absolue, nous la voyons ensuite amener ses alliés, par persuasion ou par force, à s’exonérer du service personnel, moyennant des contributions en argent, grâce auxquelles presque toute la population athénienne fut retenue au service de l’État.

La guerre étant devenue alors l’occupation d’Athènes, on voit ses armées répandues en tout lieu, en Égypte et dans le Péloponnèse, à Mégare et à Égine ; et pour être en état d’entretenir ces armées, elle s’empare du trésor public qui est transporté dans la grande cité centrale. Puis nous voyons s’accroître le tribut élevé sur les alliés, qui sont forcés de payer des droits sur toutes les marchandises importées et exportées ; la perception de ces droits est affermée à des individus qui trouvent, dans toute entrave apportée au mouvement social, le moyen d’augmenter leur fortune. De plus, Athènes se déclare elle-même Cour en dernier ressort pour toutes les affaires criminelles et pour la plupart des affaires civiles ; et maintenant la ville étant encombrée de demandeurs en justice, les individus qui forment sa population deviennent des juges toujours prêts à vendre leurs arrêts au plus offrant. Les États eux-mêmes jugent nécessaire d’employer des agents au sein de la cité, et de distribuer des présents, dans l’espoir d’acheter ainsi une protection contre les exigences de l’État souverain.

A chaque pas fait dans cette direction, la minorité s’enrichit, tandis que la majorité s’appauvrit de plus en plus. On élève des temples, et la splendeur de la ville s’accroît chaque jour. On construit des théâtres, où les Athéniens peuvent gratuitement satisfaire leurs goûts ; mais le droit de vivre ainsi du travail d’autrui étant, à cette heure, regardé comme un privilège dont la jouissance doit être réservée au petit nombre, on procède à une enquête sur les titres au droit de cité ; et par suite, l’exclusion ne va pas à moins de cinq mille individus, qui tous sont vendus comme esclaves. A chaque accroissement de splendeur, nous constatons un accroissement d’indigence, et la nécessité plus impérieuse de transporter une partie de la population, qui doit prendre possession de terres éloignées pour y exercer sur les anciens colons, la même domination que les riches ont appris à exercer à l’intérieur. Le peuple, dont le temps est aujourd’hui complètement employé au maniement des affaires publiques, veut bientôt être payé aux frais du trésor public, et la pauvreté est devenue si générale, qu’une obole, monnaie valant trois cents (15 centimes) est devenue un objet de convoitise comme indemnité pour le service journalier dans les tribunaux.

La tyrannie et la rapacité se montrant partout et amenant partout une décadence du commerce entre les individus et les États, donnent lieu bientôt à la guerre du Péloponnèse qui se termine par la soumission de l’Attique au pouvoir des Trente tyrans. La propriété privée est alors confisquée, en grande partie, au profit du public ; et pour s’assurer les services du pauvre dans l’œuvre de spoliation des riches, il est alloué une rémunération triple à ceux qui assistent aux assemblées générales. Les impôts s’accroissent, et à mesure qu’ils deviennent plus considérables, les encouragements à un travail honnête s’affaiblissent d’une manière aussi continue. La population, pour nous servir de l’expression moderne, devient surabondante ; et comme l’homme diminue de valeur, nous voyons s’accroître la soif du pillage et la facilité de se procurer des troupes à l’aide desquelles on peut se l’assurer. La licence et la dissipation deviennent universelles, et les villes sont partout livrées aux déprédations d’hommes stipendiés, toujours prêts à vendre leurs services au plus offrant. Le commandement militaire est brigué comme la seule voie qui conduise à la fortune ; et les richesses ainsi acquises sont dépensées en présents, au peuple, grâce auxquels on s’assure ses votes. De nouvelles oppressions amènent ensuite la guerre sociale, qui entraîne avec elle l’extermination de la population mâle, la vente des femmes et des enfants comme esclaves, et la confiscation de tous leurs biens ; et c’est ainsi que désormais nous pouvons suivre le peuple de l’Attique s’épuisant en efforts pour arrêter la marche des autres peuples, jusqu’à ce qu’enfin il ne soit plus, lui-même, qu’un pur instrument entre les mains de Philippe de Macédoine, d’où il passe successivement entre celles d’Alexandre et de ses lieutenants.

Il est partout visible qu’à partir des guerres persiques, le but des Athéniens a été d’obtenir le monopole du pouvoir, et celui du commerce, comme moyen de s’assurer la jouissance du pouvoir. Plus la ville et son port devenaient l’entrepôt central, plus Athènes pouvait dominer ceux qui dépendaient d’elle, comme d’une place où leurs échanges pouvaient avoir lieu. Elle chassait donc de l’Océan, non seulement les peuples avec lesquels elle était en guerre, mais les bâtiments neutres étaient constamment saisis et retenus par elle, au mépris de la loi ; et ce n’était, qu’avec des difficultés infinies, que les navires et les marchandises ainsi retenus pouvaient être arrachés aux mains des ravisseurs. En lisant l’histoire des procédés de la Maîtresse des Mers de cette époque et celle de ses tribunaux des prises, on ne peut guère éviter d’être frappé de la ressemblance qu’offrent ces procédés avec ceux des temps modernes, à l’époque où les mers étaient balayées des neutres, en vertu du Règlement en 56 articles, des blocus sur le papier, et des Ordonnances rendues en conseil. A chaque pas dans cette direction, correspondait une tendance plus grande à recourir aux embargos et aux prohibitions qui frappaient les relations internationales ; prohibitions qui ne contribuèrent pas peu à amener la guerre du Péloponnèse. Toutes ces mesures tendaient à ralentir le mouvement de la société au dehors ; mais en même temps à produire un amoindrissement dans la puissance d’association volontaire à l’intérieur ; et cet amoindrissement ne fit qu’augmenter, d’année en année, jusqu’à ce qu’un jour cette république jadis si fière, après avoir passé d’abord entre les mains des rois de Macédoine et des proconsuls de Rome, n’est plus représentée que par des troupes d’esclaves ; tandis qu’Atticus restait, pour ainsi dire, le seul propriétaire et le seul améliorateur d’un pays qui, à une époque plus heureuse, avait donné la nourriture et le vêtement, la prospérité et le bonheur à des millions d’individus libres et industrieux.

§ 4. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Sparte.

Commençant nécessairement l’œuvre de la culture sur les sols les plus pauvres, Sparte ne s’étendit jamais au-delà ; et ce fut par la raison que ses institutions étaient basées sur cette idée : empêcher toute association volontaire et ne donner aucun encouragement au commerce, sous quelque forme qu’il se produisît. Dans cette république, l’homme n’était envisagé que comme une machine ou un instrument, formant une partie constitutive d’un être imaginaire appelé l’État ; à l’orgueil de cet être, à ses rancunes, ainsi qu’à sa vengeance, les individus étaient contraints de faire le sacrifice de tous leurs sentiments et de toutes leurs affections. Si le Spartiate ne se mariait pas, il était passible de certaines peines ; et s’il se mariait, on entourait de difficultés ses relations avec sa femme, dans l’espoir de stimuler les appétits sexuels et de favoriser ainsi le développement de la population. Les enfants appartenant à l’État, les parents ne pouvaient exercer aucune espèce de contrôle sur leur éducation physique, morale ou intellectuelle. Le foyer domestique (le home) n’existait pas ; car non-seulement les parents étaient privés de la société de leurs enfants, mais ils n’avaient même pas la liberté de prendre leurs repas en particulier. Les citoyens ne pouvaient ni acheter, ni vendre ; et il leur était interdit de se servir, pour aucun usage, des métaux les plus utiles, l’or et l’argent. Ils ne pouvaient ni cultiver les sciences, ni se livrer à leur goût pour la musique ; en même temps on leur défendait absolument toute espèce de divertissement théâtral. Les tendances d’un pareil système se trouvant ainsi en opposition avec le développement des facultés individuelles, la richesse ne pouvait se développer, et les Spartiates eux-mêmes ne purent s’élever au-delà des arts les plus primitifs et les plus grossiers, ceux qui concernent l’appropriation de la propriété d’autrui ; et c’est pour cela, qu’engagés dans des guerres continuelles, ils se montrèrent toujours prêts à se vendre au plus offrant. L’histoire de la république spartiate, pauvre et avide, perfide et tyrannique, n’est qu’un long récit du développement de l’inégalité, et des obstacles constamment apportés au mouvement de la société, jusqu’à ce qu’enfin le territoire de Sparte passe sous l’empire de quelques propriétaires environnés d’une multitude d’esclaves ; c’est le prélude de l’anéantissement d’une nation qui ne lègue à la postérité que le souvenir de son avarice et de ses crimes.

§ 5. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Carthage.

L’histoire de Carthage n’est guère que le récit de guerres entreprises dans le but de monopoliser le trafic, et qui eurent pour principaux théâtres la Corse et la Sardaigne, la Sicile et l’Espagne. Elle dut s’assurer des colonies auxquelles étaient interdites toutes relations avec le reste du monde, si ce n’est par l’intermédiaire des marchands et des navires carthaginois ; et les colons fournissaient, eux-mêmes, au trésor de la métropole les moyens de développer le système dont ils avaient à souffrir ; dans les lieux où l’on ne pouvait établir de colonies, tous les mouvements du trafiquant étaient enveloppés du secret le plus rigoureux, le monopole étant le but qu’on se proposait ; et partout l’on avait recours, sans scrupule, aux moyens les moins délicats pour en assurer le maintien. Ne pouvant supporter de rivaux, les Carthaginois tenaient caché, comme un secret d’État, tout ce qui se rattachait au commerce de caravane, en même temps qu’ils étaient toujours prêts à autoriser les pirates qui voulaient capturer les navires de leurs voisins. Les monopoles remplissaient le trésor public, et la faculté de disposer de ses revenus assurait la puissance à une aristocratie qui faisait, du trafic, son premier et principal objet ; et pour s’assurer l’exercice de cette puissance, elle soudoyait les barbares de tous les pays, depuis le sud du Sahara jusqu’au nord de la Gaule. La splendeur de la ville s’accrut considérablement ; mais, ainsi qu’il arrive en pareil cas, où la faiblesse réelle est en raison de la force apparente, le jour de l’épreuve fit voir que les fondements de l’édifice social avaient été établis non sur le roc, mais sur de la poussière d’or et de sable ; et Carthage périt, ne laissant après elle qu’une nouvelle preuve fournie par son histoire, de la vérité de cette sentence : Que ceux qui vivent de l’épée doivent périr par l’épée.

§ 6. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Rome.

Au temps de Numa et de Servius Tullius, le peuple romain cultivait un sol fertile ; et la Campanie était couverte de villes, ayant chacune une existence indépendante et constituant, chacune, un centre local vers lequel gravitait la population du territoire environnant. Sous les Tarquins, leurs successeurs, un changement se manifeste ; et depuis ce moment jusqu’à la chute de l’empire, on voit que Rome a consacré sans relâche toutes ses forces à empêcher toute association pacifique entre ses voisins, à s’approprier leurs biens et à centraliser tout le pouvoir dans l’enceinte de ses murailles. La splendeur de la capitale allait croissant ; mais avec ce développement arrivait un déclin correspondant dans la condition du peuple, jusqu’au moment où nous voyons enfin celui-ci réduit à la misère et dépendant de distributions journalières d’aliments, tribut levé pour son entretien sur des provinces éloignées ; et, sous ce rapport, l’histoire de Rome n’est que la répétition de celle d’Athènes, sur une plus grande échelle. Dans la ville et hors de la ville s’élèvent des palais ; mais à chaque pas fait dans cette direction nous voyons se manifester parmi le peuple, un affaiblissement dans la puissance d’association volontaire. La terre qui autrefois faisait vivre des milliers de petits propriétaires est bientôt abandonnée ; ou lorsqu’elle est quelque peu cultivée, elle l’est par des esclaves ; et plus la population de la campagne est asservie, plus devient impérieuse la nécessité de faire des distributions publiques dans la ville, où affluent tous les individus qui cherchent à vivre de pillage. Panem et circenses, une nourriture gratuite, et des exhibitions également gratuites de combats de gladiateurs, ou d’autres combats d’une férocité brutale, voilà ce qui forme maintenant l’unique bill des droits d’une populace dégradée ! La ville prend des accroissements, d’âge en âge, en même temps qu’un déclin correspondant se révèle dans le mouvement de la société qui constitue le commerce. La dépopulation et la pauvreté se répandent, de l’Italie, en Sicile et en Grèce, en deçà et au-delà de la Gaule, en Asie et en Afrique, jusqu’à ce qu’enfin frappé au cœur, l’empire périt après une existence de près d’un millier d’années, pendant lesquelles il avait offert le modèle de l’avidité, de l’improbité et de la déloyauté ; et dans toute cette période, à peine voit-on surgir une douzaine d’hommes dont les noms soient arrivés jusqu’à la postérité avec une réputation sans tache.

Les trafiquants, les gladiateurs et les bouffons étaient regardés chez les Romains comme appartenant à la même classe ; et cependant l’histoire romaine n’est que le récit des opérations des trafiquants sur la plus grande échelle. Pendant les siècles qui ont suivi l’expulsion des Tarquins et l’établissement du pouvoir aristocratique, nous assistons à une guerre perpétuelle entre les débiteurs plébéiens, appauvris par l’altération constante de la loi au profit des riches et des nobles, et les créanciers patriciens, possédant des cachots particuliers où ils renfermaient des hommes dont l’unique crime était l’impuissance de payer leurs dettes. Plus tard nous trouvons Rome remplie de Chevaliers, accoutumés à s’interposer comme intermédiaires entre ceux qui avaient des impôts à payer et ceux qui avaient à les recevoir, achetant le droit de percevoir l’impôt au meilleur marché, et le vendant le plus cher possible, payant au receveur la plus petite somme, et tirant, du malheureux qui payait la taxe, la plus forte somme qu’il pût fournir. Scipion trafiqua de sa conscience en pillant le trésor public, et lorsqu’on le somma de rendre ses comptes, il convoqua l’assemblée pour se rendre au temple et y rendre grâces aux dieux des victoires qui l’avaient enrichi[5]. Verrès en Sicile et Fonteius en Gaule, n’étaient que des trafiquants. Brutus prêtait de l’argent à quatre pour cent par mois, et César aurait probablement payé un intérêt encore plus élevé pour les millions qu’il avait empruntés, s’il eût réussi à monter sur le trône impérial. Tous faisaient le trafic des esclaves, se réservant le monopole des produits du travail de ces malheureux soumis à leur pouvoir, et qu’ils traitaient de la façon la plus inhumaine.

§ 7. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de Venise, de Pise et de Gènes.

Si maintenant nous tournons nos regards vers Venise, nous assisterons à une succession non interrompue de guerres entreprises en vue du trafic, et qui tendaient constamment à centraliser le pouvoir entre les mains d’un petit nombre d’hommes que le hasard de la naissance ou de la fortune, avait placés à la tète de l’État pour le diriger. Démocratique, à l’origine, nous voyons son gouvernement devenir d’âge en âge plus aristocratique, jusqu’à ce qu’enfin nous arrivions à l’époque de la dissolution du Grand Conseil, mesure dirigée contre tous ceux qui n’en avaient pas encore fait partie[6]. Elle fut suivie de l’établissement du fameux Conseil des Dix, dont les espions pénétraient dans toutes les maisons, dont les supplices pouvaient atteindre tout individu quelque élevé que fût son rang, et dont l’existence même était complètement incompatible avec rien qui pût se rapprocher de la liberté du commerce. Dans la suite de son histoire, nous trouvons toujours Venise cherchant à établir son trafic, au moyen de son intervention militaire pour entraver le mouvement des autres peuples, et conquérant des colonies qui seront administrées uniquement au profit de son aristocratie trafiquante, frappant d’impôts ses sujets éloignés au point de faire renaître constamment une suite de tentatives de révolutions, dont la répression exige des flottes et des armées considérables ; et de cette manière, élevant la classe qui vivait de l’appropriation du bien d’autrui, en même temps qu’elle empêchait tout mouvement tendant au développement de l’indi- vidualité, ou à l’extension des habitudes d’association. Toute son histoire n’est que celle de la monopolisation constamment croissante du trafic et de la centralisation du pouvoir ; et l’on en aperçoit les conséquences dans ce fait, qu’elle n’a jeté aucunes racines dans la terre ; et lorsque arriva le jour de l’épreuve, elle tomba ainsi que l’avaient fait Athènes, Carthage et Rome, et pour ainsi dire sans qu’il fût besoin de lui porter un coup.

Les histoires de Gênes et de Pise ne sont, comme celle de Venise, que celles d’une succession constante de guerres entreprises pour s’assurer le monopole du trafic et de la puissance ; et cette puissance ainsi acquise, l’expérience le prouva, fut aussi instable que celles d’Athènes et de Carthage.

§ 8. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la Hollande.

L’histoire des premiers temps de la Hollande nous montre un peuple chez lequel l’habitude de l’association et le développement de l’individualité ont pris des accroissements rapides ; mais son histoire plus récente se fait remarquer, parmi celles de l’Europe moderne, par les manifestations qu’elle nous présente du désir de monopoliser le trafic ; par la résistance que ce désir provoqua à la fois en France et en Angleterre, par les guerres auxquelles la soif du trafic entraîna la Hollande, par l’épuisement qui résulta pour elle de ces guerres, et enfin par la preuve qu’elle nous fournit : que là où le trafic cesse d’être un instrument social, et arrive à être considéré comme l’objet pour le développement duquel on doit se servir de la société, il ne peut exister que peu de progrès physiques ou intellectuels. La terre qui autrefois donna au monde des hommes tels que Érasme, Spinosa, Jean de Witt et Guillaume d’Orange, aujourd’hui n’exerce pas la moindre influence par rapport aux lettres ou aux sciences, et très-peu même par rapport au trafic.

§ 9. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire du Portugal.

Dans l’histoire du Portugal, nous trouvons une preuve frappante de la faiblesse des sociétés qui dépendent complètement du trafic, pour la prospérité dont elles peuvent jouir pendant un certain temps. La fin du XVe siècle vit le passage du Cap de Bonne-Espérance, et l’établissement de la puissance portugaise dans toute l’étendue de l’Inde, où la guerre était partout fomentée pour favoriser le trafic. Lisbonne se développant, grâce à des monopoles que l’on croyait s’être assurés, s’éleva promptement au premier rang parmi les cités de l’Europe ; mais là comme partout ailleurs, la puissance de la communauté sociale déclina, à mesure que la capitale s’accrut en étendue et en splendeur ; et avant qu’un autre siècle se fût écoulé, le Portugal lui-même devint une province espagnole.

§ 10. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Espagne.

Si nous tournons ensuite nos regards vers l’Espagne, nous voyons que, par suite d’une longue série de guerres entre les divers prétendants au pouvoir, l’anarchie, dans la période immédiatement antérieure à la réunion des divers royaumes en 1474, avait atteint son apogée. Les châteaux des nobles étaient convertis en repaires de brigands ; repaires d’où ils s’élançaient pour piller les voyageurs, dont les dépouilles étaient ensuite vendues publiquement, en même temps qu’eux-mêmes étaient vendus comme esclaves chez les Maures. Les communications sur les grandes routes étaient partout suspendues, tandis qu’à l’intérieur des villes les nobles rivaux se faisaient des guerres particulières, attaquant les églises, et incendiant des maisons quelquefois par milliers. Au lieu de cinq établissements royaux pour frapper la monnaie, il n’y en avait pas alors moins de 150 particuliers ; et celle-ci arriva à un tel point de dépréciation que les denrées ordinaires nécessaires à la vie atteignirent un prix trois, quatre et même six fois plus élevé que leur valeur courante.

Comme il n’y avait plus aucune sécurité pour les individus ou les propriétés, le cultivateur, dépouillé de sa récolte et chassé de son champ, s’abandonna à l’oisiveté, ou bien eut recours au pillage comme au seul moyen de conserver la vie. Les famines dès lors devinrent fréquentes, et aux famines succédèrent des pestes dont les ravages s’étendirent au loin ; et c’est ainsi que le peuple se trouva réduit à la misère la plus hideuse, à mesure que ses maîtres nombreux devinrent capables d’acquérir la propriété et la puissance. Nous constatons cependant, à l’époque de la réunion de la Castille à l’Aragon, sous le règne de Ferdinand et Isabelle, un changement dans la condition et des souverains et du peuple ; partout les châteaux sont détruits et le pays est purgé des hordes de bandits dont il était infesté.

La sûreté des individus et des propriétés étant ainsi établie, et l’attention des souverains se portant alors sur la résurrection du commerce, les mesures restrictives à l’intérieur furent écartées et les étrangers furent invités à visiter les ports de l’Espagne. On construisit des routes et des ponts, des môles, des quais et des phares ; on creusa et on élargit des ports, dans le but de servir le développement considérable du trafic. Le droit de battre monnaie fut réservé aux établissements royaux, et des dispositions furent prises pour établir, dans toute l’étendue du royaume, un système uniforme de poids et mesures : On abolit de nombreux droits de péage et de nombreux monopoles, et l’alcavala, taxe levée sur les échanges, qui antérieurement était arbitraire, fut alors fixée à 10%.

L’habitude de l’association prenant alors un accroissement rapide, la marine marchande, à la fin du siècle, compta jusqu’à mille navires, et les fabriques de soieries et d’étoffes de laine de Tolède, donnèrent du travail à dix mille ouvriers. Ségovie fabriqua des draps fins, tandis que Grenade et Valence produisirent des soieries et des velours ; et Valladolid se fit remarquer par sa vaisselle d’un travail curieux et sa coutellerie fine, en même temps que les manufactures de Barcelone rivalisaient avec celles de Venise. La foire de Medina del Campo devint le grand marché pour les échanges de la Péninsule ; et les quais de Séville commencèrent à être encombrés de marchands, venus des parties de l’Europe les plus reculées. L’impulsion ainsi donnée se faisant bientôt ressentir dans les dispositions prises en vue de l’amélioration intellectuelle, on rouvrit d’anciennes écoles et on en créa de nouvelles ; dans toutes affluèrent de nombreux disciples, et elles donnèrent de l’emploi à plus de presses typographiques qu’il n’en existe en Espagne aujourd’hui.

L’union à l’intérieur donna cependant le pouvoir aux souverains qui, bien malheureusement, désiraient en faire usage pour détruire l’habitude de l’association au dehors, et pour concentrer entre leurs mains la direction des modes d’action et de pensée de leurs sujets. Des millions d’individus les plus industrieux du royaume, chez lesquels l’individualité était développée à un point alors inconnu dans toute autre partie de l’Europe, furent expulsés pour des différences de croyance ; et c’est ainsi que fut arrêté, en grande partie, le mouvement de la société qui commençait à se développer. Celui-ci, à son tour, tendit considérablement à faciliter le recrutement des armées que l’on devait employer à piller l’Italie et les Pays-Bas, le Mexique et le Pérou ; et plus la tendance à la dispersion fut prononcée, plus devint rapide la diminution dans la compensation du travail honnête. Plus les armées furent nombreuses, plus fut considérable l’accroissement et de la splendeur et de la faiblesse ; et le résultat est évident dans ce fait, que pendant un siècle et demi, Madrid fut le foyer d’intrigues relatives à la question de savoir qui, de la France ou de l’Angleterre, aurait la direction de son gouvernement ; et que le royaume fut appauvri par des guerres fréquentes ayant pour but de déterminer l’ordre de succession au trône. Dans ses efforts pour anéantir tout pouvoir de se gouverner soi-même, chez les étrangers, l’Espagne avait perdu toute individualité à l’intérieur[7]. Maîtresse des Indes, elle fut trop faible pour conserver la domination sur Gibraltar qui lui appartenait ; et il y a aujourd’hui plus d’un siècle qu’elle s’est vue forcée de le voir occupé, dans le seul et unique but de permettre à des étrangers de mettre à néant ses propres lois. A chaque page de son histoire nous trouvons la confirmation de cette leçon donnée jadis à Athènes et à Sparte, à Carthage et à Rome : que si nous voulons commander le respect pour nos droits personnels nous ne pouvons l’obtenir qu’en respectant nous-mêmes les droits d’autrui[8].

§ 11. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de la France.

Pendant plus de mille ans les souverains, les nobles et les gentilshommes de la France ont appliqué leurs efforts à détruire la puissance d’association parmi les diverses nations de l’univers ; ainsi qu’on le voit dans les histoires des Pays-Bas et de l’Allemagne, de l’Espagne et de l’Italie, de l’Inde et de l’Égypte, de l’Amérique du Nord et de celle du Sud. L’étude de cette nation, avec moins d’interruption qu’on n’en constate dans presque aucune autre histoire, a été de développer l’action du trafic et de détruire le pouvoir d’entretenir le commerce. Les épées se sont montrées souvent là où l’on voyait rarement les bêches, et où les navires de guerre étaient nombreux, tandis que les routes étaient mal entretenues et qu’il n’existait point de canaux. Partout le nombre des camps avait augmenté à mesure que les villes et les villages tombaient en ruines ; et les gentilshommes devenaient plus nombreux à mesure que les laboureurs disparaissaient. Le sol qu’ils cultivaient n’avait produit « que ces fruits des rivages de la mer Morte qui tentent le regard, mais ne sont plus que cendre lorsqu’on les porte à la bouche. » La moisson qu’on avait récoltée avait été constamment la faiblesse, le malheur, et presque toujours la ruine.

L’histoire de ce pays est le récit d’une série d’immixtions dans les droits d’autres communautés sociales, immixtions rarement interrompues, si ce n’est lorsque ce même pays est devenu impuissant pour nuire au dehors, par suite de troubles survenus dans son propre sein. Pépin et Charlemagne, ayant cherché la gloire en Italie et en Allemagne, léguèrent à leurs successeurs un royaume dont les ressources étaient tellement épuisées, qu’il fut complètement hors d’état de se défendre contre les attaques de quelques pirates normands, et un pouvoir royal tout à fait incapable de se soutenir contre les chefs de brigands qui entouraient les souverains. Comme conséquence de ce fait, il arriva que le système social se résolut dans ses éléments primitifs ; et c’est à l’état d’anarchie qui existait alors que les historiens ont donné le titre pompeux de « système féodal » au moment où il n’existait aucun système.

La population et la richesse se développèrent lentement, mais en même temps qu’elles se développent, on peut observer un rapprochement graduel vers le rétablissement d’un pouvoir central, soleil du système autour duquel pourront faire leur révolution pacifique les diverses parties de la société française ; mais ce rapprochement est accompagné, ainsi que nous l’avons vu en Espagne, d’un désir intense d’employer le pouvoir ainsi obtenu, à empêcher le mouvement des autres sociétés au dehors. Louis IX gaspilla les ressources de son royaume dans les guerres qu’il entreprit en Orient ; et ses successeurs s’appliquèrent eux-mêmes à troubler le repos de leurs voisins de l’Occident ; faisant invasion sur leurs territoires, pillant leurs villes et leurs bourgs, et massacrant leurs habitants. La poursuite constante de la gloire étant toujours suivie de la faiblesse à l’intérieur, les armées anglaises ne tardèrent pas à reparaître sur le sol de la France pour y répéter les scènes de pillage et de dévastation, qu’elles-mêmes avaient accomplies à l’étranger ; occupant sa capitale et dictant des lois à son peuple. Le règne de l’anarchie étant revenu, toute puissance d’association volontaire fut anéantie.

Sous Louis XI, nous rencontrons encore quelques faits qui semblent tendre à la réorganisation de la société, suivie toutefois d’invasions répétées des pays voisins ; et alors de nouveau l’on constate l’effet de la guerre perpétuelle, dans la confusion presque complète qu’elle engendre, ainsi qu’on le voit à la fin des règnes des souverains de la branche des Valois, à l’époque où le pouvoir royal étant presque complètement anéanti, des armées étrangères envahirent la France, incapable d’opposer aucune résistance.

Une fois encore et pour la quatrième fois, la société se réorganisa sous un prince de la maison de Bourbon, Henri IV, et sous ses descendants. Toutefois, avec la résurrection du pouvoir se ranima le désir d’en faire usage pour nuire aux sociétés étrangères. La centralisation se développa avec l’augmentation des armées, et l’épuisement du peuple s’accrut en même temps que la splendeur qui environnait le trône ; mais alors aussi nous voyons la splendeur et la faiblesse marchant de conserve ; les dernières années du règne de Louis XIV sont empoisonnées par la nécessité de solliciter une paix qu’on ne consent à accorder qu’aux conditions dictées par Marlborough et le prince Eugène[9].

Les guerres entreprises par Louis XV et Louis XVI frayèrent bientôt le chemin à la Révolution ; pendant cette époque disparut toute autorité royale, et l’on vit l’arrière-petit-fils du fondateur de Versailles, payer de sa tête, sur la place de la Révolution, toute la splendeur passée du trône. L’ordre étant rétabli de nouveau, et pour la cinquième fois, nous voyons tous les efforts du pays consacrés, une fois de plus, à détruire tout pouvoir d’association entre les diverses agglomérations sociales de l’Europe. De nouveau l’Espagne et l’Italie, les Pays-Bas et l’Allemagne furent ravagés par l’invasion des armées, et la France fit voir encore quel est le résultat d’une constante immixtion dans l’action des autres peuples : une faiblesse complète à l’intérieur, sa capitale deux fois envahie par des armées étrangères et deux fois son trône occupé sous l’influence directrice de souverains étrangers[10].

L’ordre encore une fois rétabli, nous voyons les flottes et les armées de la France occupées pendant vingt ans à détruire la vie et la propriété dans l’Afrique du nord, et c’est la gloire ainsi acquise que Louis-Philippe considérait comme un moyen de consolider sa propre puissance, et d’établir dans sa famille la succession au trône. Il put se convaincre, cependant, que pendant tout ce temps il n’avait fait qu’élever une pyramide à base renversée, centralisant le pouvoir à Paris et l’annulant dans les provinces ; et lorsque vint pour lui le jour de l’épreuve, il tomba aussi sans coup férir. Nous voyons encore le gouvernement de la France s’appliquant à l’œuvre de la centralisation, diminuant la faculté d’association à l’intérieur, en même temps qu’il s’efforce d’arriver au même résultat à l’extérieur, d’un côté augmentant les armées et les flottes, tandis que de l’autre il dénie au peuple le droit de discuter libre- ment les mesures prises par lui[11]. Il reste à voir quelle sera la fin ; mais la gloire ayant toujours été jusqu’à ce jour suivie par l’épuisement des forces, nous pouvons peut-être admettre que la faiblesse future de la France sera en proportion exacte avec sa splendeur actuelle.

Dans les temps modernes, aucun pays n’a montré plus complètement que celui dont nous venons de tracer l’histoire la liaison intime de la guerre et du trafic, et l’étroite relation qui existe entre toutes les classes qui vivent de l’appropriation. Ses souverains ont été constamment des trafiquants, achetant les métaux précieux à bas prix et les vendant à des prix élevés, jusqu’à ce que la livre d’argent dégénérât jusqu’au franc ; vendant les charges à leurs sujets dans le but de partager avec eux les impôts levés sur le peuple ; et vendant à ce peuple le privilège d’appliquer leur travail d’une façon qui leur permit de payer les taxes. Les fermiers-généraux, trafiquants sur la plus grande échelle, flagellaient la nation, pour accumuler d’immenses fortunes ; et les hommes de guerre vendaient leurs services et leur conscience, recevant en retour une part dans les confiscations des biens de leurs voisins, et se constituant ainsi comme centres des échanges d’une population qu’un point seul séparait du servage.

§ 12. — Phénomènes sociaux qui se révèlent dans l’histoire de l’Angleterre et celle des États-Unis.

L’histoire de l’Angleterre, depuis la révolution de 1688, n’offre que des guerres presque continuelles pour le développement du trafic ; mais comme le système qu’on se proposait d’établir différait essentiellement de tous ceux qui l’avaient précédé, les considérations sur ces guerres et sur leurs résultats trouveront plus convenablement leur place dans un autre chapitre.

Aux États-Unis, toutes les dispositions belliqueuses se révèlent dans les États de Sud, où le possesseur d’esclaves agit comme le trafiquant, régissant tous les échanges entre les individus qui travaillent à la production du coton et du tabac, et ceux qui ont besoin de consommer des vêtements. Là, comme partout ailleurs, la prédominance de l’esprit militaire et de l’esprit de trafic est accompagnée d’une faiblesse croissante, résultant de la nécessité chaque jour croissante de la dispersion, et d’une diminution constante de la puissance d’association. Là, toutefois, ainsi que pour l’Angleterre, il existe des motifs pour renvoyer avec convenance à un chapitre ultérieur les considérations sur la politique de l’Union.

§ 13. — Les sols les plus fertiles sont délaissés, dans tous les pays où la guerre obtient la prédominance sur le commerce. La splendeur individuelle s’accroit en raison de la faiblesse croissante de la société. Moins est considérable la proportion qui existe entre les soldats et les trafiquants, et la masse des individus dont la société se compose, plus est considérable la tendance de celle-ci à la force et à la durée.

Que la faculté de s’associer volontairement, ou le pouvoir d’entretenir le commerce, existe en raison directe du développement de l’individualité, c’est un fait dont la vérité ne peut être contestée par ceux qui ont observé les mouvements des individus dont la société se compose. Ce fait est aussi vrai à l’égard des nations qu’il l’est à l’égard des personnes, l’individualité parmi celles-ci se développant également en même temps que la paix et le commerce, et s’amoindrissant avec le développement des habitudes militaires et la nécessité de dépendre des services du trafiquant. Chaque pas fait dans la première direction est suivi d’un accroissement dans cette domination exercée sur la nature, qui constitue la richesse ; tandis que chaque pas fait dans la direction contraire est suivi d’une diminution de puissance ; et c’est pourquoi nous voyons les sols fertiles abandonnés, dans tous les pays où la guerre, ou le trafic, obtiennent la prééminence sur le commerce, ainsi qu’on le voit en Irlande, en Italie, dans l’Inde, la Turquie, la Virginie et la Caroline.

Moins est intense la puissance d’association locale, plus est considérable la tendance à la centralisation et à la création de grandes villes, ainsi qu’on a pu le constater dans l’accroissement d’Athènes et de Rome, toutes deux si magnifiques à la veille même de leur ruine, ainsi qu’on peut le constater aujourd’hui à Londres, à Paris et à Calcutta. Avec le développement de la centralisation, nous assistons au spectacle d’une inégalité constamment croissante dans la condition des diverses fractions de la société ; nous voyons quelques hommes amassant leurs fortunes avec une extrême rapidité, en même temps que les chances de la guerre et du trafic tendent à priver de pain les classes pauvres de la société. C’est ainsi que furent amassées les immenses fortunes de Crassus et de Lucullus, à l’époque où le peuple de Rome était forcé de s’adresser au trésor pour subsister ; celle de Jacques Cœur, au moment où la France était presque entièrement dépeuplée ; celle du Vénitien millionnaire, qui l’emporta sur Carlo Zeno, son compétiteur, pour les fonctions de doge, pendant la guerre de la Chiozza, où Venise, grâce à ce dernier, échappa à une destruction complète[12], et celle des Médicis, à l’époque où régnait à Florence la plus grande détresse. La faiblesse de la communauté sociale augmente en raison de la magnificence des fortunes privées et de la splendeur de la capitale ; et à mesure que la faiblesse augmente, nous observons invariablement une tendance à employer des mercenaires ; individus qui, pour de l’argent ou le pillage, se battent volontiers au profit de toutes les causes, ainsi qu’on l’a vu à Athènes, à Carthage, à Rome, en Espagne, et qu’on le voit aujourd’hui en Angleterre.

La guerre et le trafic étant les occupations de l’homme qui exigent le moins de connaissances, prennent le pas sur toutes les autres dans leur développement. La nécessité de porter les armes pour sa défense personnelle, ou de dépendre des services du trafiquant, tendant à diminuer à mesure que la société accomplit des progrès, cette diminution dût être partout accompagnée d’une diminution dans la proportion existante entre les soldats et les trafiquants, et la masse d’individus dont la société se compose. Lorsque tel est l’état des choses, la société tend de plus en plus à prendre la forme où se combinent le mieux la force et la beauté ; mais s’il en est autrement, la part proportionnelle du trafic et de la guerre tendant à augmenter, et celle du commerce à diminuer, la société tend à prendre une forme directement contraire, celle d’une pyramide renversée. Naturellement, la stabilité diminue ; et si le mouvement dans ce sens continue longtemps, il aboutit à la ruine ainsi que nous l’avons vu par rapport à Athènes et à Carthage, à Venise et à Gènes, en Portugal et en Turquie ; ou bien il produit, comme cela a eu lieu en France, une série interminable de révolutions.

§ 14. — Plus l’organisation de la société est élevée, plus est grande sa vigueur et plus est heureuse sa perspective de vitalité. L’accroissement dans la part proportionnelle des soldats et des trafiquants tend à la centralisation et à la mort morale, physique et politique.

La résistance à la gravitation soit dans le monde végétal, soit dans le monde animal, est en raison directe de l’organisation. Il en est de même, ainsi que le lecteur l’a vu, à l’égard de l’homme, Plus son organisation est élevée, plus s’agrandit sa perspective de vie. Il en est de même encore par rapport aux sociétés ; leur chance de vie s’accroît, à mesure qu’avec le développement des diverses facultés de leurs membres, leur organisation devient d’un ordre plus éminent. Le système suivi par les diverses communautés sociales dont nous avons parlé plus haut, ayant cherché à maintenir le pouvoir du soldat et du trafiquant, et à empêcher ce développement, leur résistance à la gravitation a nécessairement diminué, jusqu’à ce qu’enfin, comme à Athènes, à Carthage et à Rome, la mort mit fin à leur triste existence.

Tout accroissement dans la part proportionnelle de la société, qui se consacre à la guerre et au trafic, tend à amener la centralisation et l’esclavage ; c’est un résultat inévitable du décroissement de l’individualité et de la diminution de la puissance d’association volontaire. Toute diminution dans cette part proportionnelle, tend à produire la décentralisation, la vie et la liberté ; c’est une conséquence d’un développement plus intense de l’individualité, d’un accroissement de la puissance d’association, et d’une organisation plus parfaite de la société.

La force d’une communauté sociale croît en raison du développement de la puissance d’association, et de la perfection de son organisation. Plus sont nombreuses les différences parmi les membres, plus l’organisation doit être parfaite et plus grande doit être, conséquemment, la force.

Les différences résultent de l’association ou du commerce ; et le commerce prend des accroissements en même temps que se développe l’individualité, et que se produisent les différences ; et moins est impérieuse la nécessité d’avoir recours aux services du soldat et du trafiquant, plus le commerce prend des accroissements rapides.

La puissance d’association augmente, en raison directe de l’observance, par les communautés sociales, de cette grande loi du christianisme qui nous enseigne le respect pour les droits de nos semblables ; et comme la force augmente avec le développement de l’association, il suit de là naturellement que la nation qui veut croître en force, et voir durer ses institutions, doit apporter dans la direction des affaires publiques, le système de morale reconnu comme obligatoire pour ses membres pris individuellement.

Si nous voulons maintenant trouver les causes de la décadence et de la ruine définitive des diverses communautés sociales du monde, nous devons rechercher ces causes dans l’examen du système qu’elles ont suivi par choix, ou par nécessité ; soit celui qui tend à augmenter la proportion des classes de la société dont nous avons parlé plus haut, soit celui qui tend à diminuer cette proportion ; et, dans tous les cas, nous constaterons ce fait que : tandis que le premier a entraîné avec lui la ruine et la mort, le second a amené l’accroissement de la richesse, de la prospérité, du bonheur et de la vie.

§ 15. — L’économie politique enseigne le contraire de ces faits. Erreur qui résulte de l’emploi d’expressions identiques, pour exprimer des idées qui diffèrent complètement.

La doctrine Ricardo-Malthusienne ayant été inventée pour expliquer, à l’aide des lois établies par le Créateur, l’existence de la maladie sociale, et pour affranchir ainsi de toute responsabilité la classe qui vit de l’appropriation et dirige les affaires des nations, il n’y a pas lieu d’être surpris que l’économie politique moderne envisage les individus dont les occupations sont la guerre et le trafic, sous un point de vue différent de celui sous lequel nous les avons représentés ici. Mac Culloch nous dit que l’homme qui transporte des denrées est aussi bien un producteur que le fermier, et que l’absentéisme, exigeant l’emploi d’intermédiaires ou de trafiquants, entre le propriétaire de la terre et ceux qui la cultivent, est un bien et non un mal. M. Chevalier borne la sphère de l’économie politique aux transactions dans lesquelles il y a achat ou vente de marchandises[13], et Bastiat nous apprend qu’une des erreurs du socialisme moderne consiste à classer parmi les races parasites les intermédiaires, ou individus qui se placent entre le producteur et le consommateur. Le courtier et le marchand, créant, nous dit-il, une valeur, suivant son opinion, il est parfaitement exact de les classer avec les agriculteurs et les manufacturiers ; tous et chacun étant également des intermédiaires qui rendent des services en retour desquels ils attendent une rémunération.

Il est complètement vrai que l’intermédiaire crée des valeurs ; mais c’est pour cette raison même que l’on est satisfait de pouvoir se passer de ses services. La valeur étant la mesure du pouvoir de la nature à l’égard de l’homme, et la valeur de l’homme augmentant avec la diminution dans celle des denrées nécessaires à ses besoins, il en résulte nécessairement que, dans quelque proportion que le trafiquant augmente la valeur des denrées, il doit diminuer la valeur de l’homme. Sur le prix imposé à la population anglaise pour les denrées qu’elle consomme, une très-large part revient aux intermédiaires, qui s’enrichissent ainsi aux dépens et du consommateur et du producteur. Il en est de même en Turquie, où les bénéfices du trafiquant sont énormément considérables. Il en est encore de même dans l’Inde, au Mexique, dans nos États de l’Ouest et dans les îles de l’Océan Pacifique ; et sans nul doute, dans tous les pays où les individus sont incapables de combiner leurs efforts avec ceux de leurs semblables. Le trafiquant est une nécessité et non une puissance ; et il en est de même à l’égard de toutes les classes de la société auxquelles nous avons fait allusion. A chaque accroissement dans la population et la richesse, les hommes deviennent de plus en plus capables de se réunir et d’arranger leurs affaires eux-mêmes, en même temps que diminue constamment pour eux le besoin d’employer des intermédiaires, en leur qualité de courtiers, de trafiquants, d’agents de police, de soldats ou de magistrats ; et plus ils peuvent se dispenser des services de ces individus, et plus doit être prononcée la tendance de la société à prendre une forme unissant la force et la solidité, et celle qui s’accorde le mieux avec nos idées de beauté.

Dans toutes les classes dont nous venons de parler ici, tous désirent que les hommes soient à bon marché, tandis que les hommes eux-mêmes désirent que le travail soit cher. L’homme d’État sait que lorsque les hommes sont à bon marché, ils sont gouvernés plus facilement que lorsqu’ils sont chers. Le souverain trouve plus de facilité à se procurer des soldats, lorsque les salaires sont bas, que lorsqu’ils sont élevés. Le grand propriétaire terrien désire que les hommes soient à bon marché et conséquemment qu’on puisse se les procurer facilement[14]. Le trafiquant désire que le travail soit à bon marché lorsqu’il achète ses marchandises, et que celles-ci soient à un prix élevé, et naturellement que le travail soit à bas prix, lorsqu’il les vend. Tous ces individus regardent l’homme comme un instrument dont le trafic doit faire usage. Tous sont nécessaires dans les premiers âges de la société ; mais la nécessité de leurs services doit diminuer, et les hommes doivent se réjouir toutes les fois que chaque diminution de cette nature a lieu, autant qu’ils le font lorsque le navire à vapeur remplace le navire à voiles, lorsque la pompe remplace l’effort des bras, ou que de grandes machines hydrauliques remplacent la pompe elle-même. Moins est compliqué le mécanisme nécessaire pour entretenir le commerce parmi les hommes, plus ce commerce doit être considérable.

La grande difficulté, dans toutes ces circonstances, résulte de ce fait, que le même terme est constamment employé pour exprimer des idées complètement différentes. L’individu qui fabrique mille paires de souliers pour mille individus, dont chacun vient chez lui pour trouver une chaussure à son pied, entretient un commerce qui n’est entravé en aucune façon par la nécessité de payer des porteurs, ou des marchands commissionnaires. Son voisin, qui fabrique le même nombre de souliers, trouve nécessaire d’employer un porteur pour les remettre au trafiquant, puis de payer le trafiquant pour trouver des individus qui achèteront et payeront ses souliers. Nous avons là trois opérations distinctes, dont chacune doit être rétribuée ; la première, celle du trafiquant, qui ne fait uniquement que régler les conditions de l’échange, la seconde, celle du porteur, qui opère les changements de lieu, et la troisième, celle du cordonnier, qui opère les changements de forme ; la rémunération de ce dernier individu dépend entièrement de la part qui lui reste, après que les deux premiers ont été payés. On a l’habitude de comprendre toutes ces opérations sous le titre général de commerce, tandis que les individus qui prennent réellement part au commerce sont, uniquement, celui qui fabrique les souliers et ceux qui les usent. Les autres sont utiles en tant qu’ils sont nécessaires, mais tout ce qui tend à diminuer le besoin qu’on a de leurs services est autant de gagné pour l’homme, en même temps qu’un perfectionnement dans les instruments de toute autre espèce quelconque. La valeur de l’homme augmente avec chaque diminution des obstacles apportés au commerce, et le plus grave de ces obstacles, c’est la nécessité d’employer le trafiquant et le transportateur à opérer les changements de lieu[15].

  1. « Il n’existe aucune nation, en Europe, qui se soit plus complètement souillée d’un pareil crime que la Grande-Bretagne. Nous avons arrêté les progrès naturels de la civilisation en Afrique. Nous lui avons ravi l’occasion de s’améliorer. Nous l’avons retenue dans les ténèbres de l’ignorance, de la servitude et de la cruauté. Nous y avons renversé complètement l’ordre de la nature. Nous y avons augmenté tout ce qu’il y avait de barbarie naturelle et donné à chaque individu des motifs pour commettre, au nom du trafic, des actes d’hostilité et de perfidie perpétuelles contre ses voisins ; c’est ainsi que la perversion du commerce anglais a porté la misère, au lieu du bonheur, sur toute une partie du monde ; mentant aux vrais principes du commerce, oublieux de notre devoir, quel mal presqu’irréparable nous avons fait à ce continent ! Jusqu’à ce jour nous avons obtenu tout juste assez de connaissances sur ses productions, pour apprendre qu’il y avait là des ressources commerciales dont nous avons arrêté le cours. » (W. Pitt.)
  2. « Gibraltar fut tout ce que l’Angleterre gagna à cette guerre, et comme ce vol contribua, en grande partie, à assurer sa défaite et à établir Philippe V sur le trône d’Espagne, nous pouvons considérer Gibraltar comme la première cause de ces guerres ruineuses qui, entreprises sans autorisation légitime et continuées à l’aide d’anticipations sur les revenus futurs, nous ont inoculé ces maladies sociales qui ont contrebalancé et neutralisé les progrès de l’industrie manufacturière dans les temps modernes. Le traité d’Utrecht consacra cette possession de Gibraltar, mais sans y attacher aucun droit de souveraineté, et à la condition qu’aucune contrebande ne s’établirait par là en Espagne. Cette condition, nous la violons journellement ; nous faisons acte de souveraineté en tirant le canon dans les eaux mêmes de l’Espagne (car la baie est toute espagnole). Le contrebandier accourt se mettre sous la protection de nos batteries ; il débarque sur nos quais ses balles de marchandises ; il est l’agent de nos marchands, ou bien il est assuré par eux, et le pavillon qui flotte au sommet du rocher sert à lui signaler les mouvements des croisières espagnoles. » (Urquhart, Les Colonnes d’Hercule, t. I, p. 43.)
  3. Deux sujets anglais, appartenant au bâtiment le Monarque, eurent à Rangoun une dispute, à la suite de laquelle le capitaine fut condamné à une amende de 100 livres. Deux autres sujets anglais, appartenant au navire le Champion, eurent également une querelle dans le même lieu, et un d’eux fut condamné à une amende de 70 livres. Le résultat de ces actes fut la guerre contre les Birmans, qui éclata quelques semaines après, et dans laquelle des milliers d’existence furent sacrifiées, des villages et des villes livrés au pillage, guerre qui amena l’annexion au Royaume-Uni d’un territoire plus étendu que l’Angleterre. Ceux qui veulent savoir, comment la guerre et le trafic s’alimentent réciproquement, pourront satisfaire leur curiosité à cet égard en lisant le pamphlet de M. Cobden, qui a pour titre : Comment les guerres prennent naissance dans l’Inde. Londres, 1853. Ils y verront qu’ainsi qu’en d’autres lieux, en Orient, la fable du Loup et de l’Agneau s’est complètement réalisée, les Birmans ayant été contraints de soutenir une guerre qu’ils avaient constamment témoigné le désir le plus vif d’éviter par les plus complètes satisfactions. Le crime cependant entraîne avec lui son châtiment, car l’empire Birman est une lourde charge pour les finances de l’Inde, et il en est de même du Scind, du Satara et du Punjab, annexés, dit M. Cobden, « au prix de tant de crimes ».
  4. Les passages suivants, extraits de journaux récents, font voir la parfaite conformité de vues du producteur avec celles du propriétaire d’esclaves :
      « Une inépuisable quantité de travail à bon marché a été si longtemps la condition de notre système social, soit dans la métropole, soit dans le reste du pays, soit pour l’industrie, soit pour notre plaisir, qu’il reste à considérer si un grand renchérissement de la main-d’œuvre ne troublerait pas, à un degré inquiétant, notre organisation politique et même industrielle. Il y a eu si longtemps deux hommes pour un maître, que nous ne sommes pas préparés pour le jour où il y aurait deux maîtres pour un homme ; car il n’est pas certain que les maîtres puissent continuer leur industrie ou que les hommes se conduisent convenablement sous l’empire du nouveau régime. Les entreprises commerciales et le développement social exigent réellement un accroissement de population, et elles exigent en outre que cet accroissement ait lieu dans la partie de la population qui peut rendre le meilleur service, c’est-à-dire la partie laborieuse ; en effet, s’il en était autrement, elle ne serait pas suffisamment à la disposition du capital et de l’industrie. » (London Times.)
      « Le bon marché du travail » est indispensable au progrès matériel de tout peuple. Mais on ne peut l’obtenir qu’avec l’abondance de l’offre. Or, le travail des esclaves est, et doit être, l’espèce de travail à meilleur marché. Il n’en sera autrement, que dans le cas où des influences étrangères et hostiles seront en mesure de l’atteindre. L’abolition de l’esclavage, en supprimant l’offre du travail, tend à ce résultat. Les esclaves n’ont jamais été à un prix si élevé dans le Sud. **** L’esclavage est et continuera d’être, tant que le Sud conservera son existence propre, la base de toute propriété dans cette région. **** Augmentez l’offre du travail, et faites ainsi baisser le prix des esclaves, et le Sud échappera à un péril imminent. Le nombre des propriétaires d’esclaves se multiplierait, l’intérêt direct à leur conservation serait plus généralement répandu, et cette nécessité si impérieuse pour le Sud, l’union pour la défense de l’esclavage, s’accomplirait plus facilement. Si cela était possible, il faudrait que chaque homme, dans la limite de ses moyens, fût propriétaire d’esclaves. (Charlestown Mercury.)
    « Les grands travaux de ce pays reposent sur le travail à bon marché. » (London Times.)
      « L’esclavage est la pierre angulaire de nos institutions. » (Mac Duffie.)
      « La question est devenue complètement une question d’offre de travail à bon marché et abondant. » *** L’effet du rappel des lois sur les céréales a été d’abord d’égaliser ou de rapprocher le taux des salaires, dans notre pays, de ceux du continent, et, en second lieu, non pas sans doute de les abaisser immédiatement, mais de rendre leur abaissement possible si, à une époque quelconque, la relation entre l’offre et la demande rendait cet abaissement juste et nécessaire. Il y a cinquante ans, les rivages occidentaux de notre île furent envahis par des hordes de Celtes à demi-vêtus, à demi-nourris, à demi-civilisés qui, par leur exemple, réduisirent parmi la population de l’Angleterre l’étalon des dépenses de la vie et du confortable et y grossirent les registres du crime, au grand détriment du caractère et de la bonne renommée de la nation. Mais, continue l’auteur, la quantité abondante de travail à bon marché qu’ils fournirent eut pour effet, incontestablement, de permettre à notre industrie manufacturière de se développer, d’atteindre un niveau qui n’eût pu être atteint sans eux. Et sous ce rapport ils nous ont rendu service. (North British Rewiew. Novembre 1852.)
      Aussi longtemps que la plupart des femmes ne pourront, ou ne voudront pas apprendre d’autre métier que la couture ordinaire, il est aussi inutile de reprocher à la classe des Davis la misère de ses ouvriers, qu’il le serait d’accuser la Providence de faire naître ceux-ci avec des appétits. Il vaudrait mieux pour tous, à la longue, que les salaires fussent réduits jusqu’à la limite de la famine, de manière à contraindre tous ceux qui ont une vigueur suffisante à chercher d’autres travaux. Cela diminuerait du moins la concurrence et rendrait les chances meilleures pour le reste des ouvriers. (New-York Evening-Post.)
  5. Au sujet de cette période, M. Guizot, dans son Histoire de la civilisation, p. 14, s’exprime ainsi : « Prenez pour exemple Rome aux jours de splendeur de la République, à la fin de la seconde guerre punique, à l’époque où brillèrent ses plus grandes vertus, lorsqu’elle marchait rapidement à la conquête de l’empire du monde, lorsque sa condition sociale s’améliorait visiblement. » Ce fut dans cette période, cependant, que les grandes propriétés se consolidaient partout, qu'on ne trouvait plus de citoyens libres, que le nombre des esclaves augmentait très-rapidement ; qu'on introduisait les combats de gladiateurs, que la démoralisation se répandait avec la plus grande rapidité parmi le peuple, et que les grands de Rome élevaient dans la ville et hors de la ville les plus vastes palais, toutes choses qui prouvent le déclin de la condition sociale.
  6. En 1286.
  7. Chaque page de l’histoire d’Espagne prouve que la folie de l’oppression est égale à sa perversité ; mais nulle part cette folie ne se révèle plus clairement que dans celles où sont rappelés les actes du duc d’Albe, dans les Pays-Bas, racontés par M. Motley dans un ouvrage récent.  « Tandis qu’il décimait chaque jour la population, il croyait en même temps possible de décimer chaque jour son industrie. Ses persécutions firent disparaître, du pays, les classes industrieuses qui en avaient fait cette république si riche et si prospère, telle qu’elle était encore, il y avait peu de temps, tandis qu’au même moment il trouvait, prétendait-il, une mine du Pérou dans la levée d’un impôt d’un dixième penny, sur chaque transaction commerciale des citoyens. Il croyait qu’un peuple frappé d’impuissance, comme celui-ci l’avait été par les actes du Conseil de sang, pouvait payer 10%, non pas chaque année, mais chaque jour, et non sur son revenu, mais sur son capital, non pas une fois seulement, mais chaque fois que la valeur constituant le capital changeait de main. Il se vantait hautement de n’avoir pas besoin de demander des fonds à l’Espagne, affirmant qu’au contraire il enverrait chaque année des remises au trésor royal de la métropole, au moyen des impôts et des confiscations ; et cependant malgré de pareilles ressources, et malgré l’envoi fait de Madrid par Philippe, de vingt-cinq millions d’or dans l’espace de cinq ans, le trésor des provinces était vide et en banqueroute, lorsque arriva le successeur du duc d’Albe. Requesens ne trouva, ni un denier dans le trésor, ni aucuns moyens de s’en procurer. » (Origine de la République de Hollande, t. II, p. 103.)
  8. L’Espagnol avait seul conservé en Europe la faculté d’envisager les actes d’une nation sous le même point de vue que ceux d’un individu, et de les apprécier en conséquence. Il ne demande pas ce que dit cette nation ou ce qu’elle entend faire, ou de quels aliments elle se nourrit, ou quel est le nombre de ses serviteurs. Il ne considère que les procédés de celle-ci envers lui-même. L’Espagnol sait que ses deux voisins, pendant cent quarante ans, ont cherché à le dépouiller et à le circonvenir ; tantôt complotant le partage de ses biens, tantôt la supplantation des héritiers ; constamment occupé d’intriguer par ses serviteurs, et tous deux s’attachant surtout à ruiner son intendant. Il voit que pendant tout ce temps, ils n’ont rien gagné ; mais en même temps qu’ils lui ont causé du dommage, ils ont eux-mêmes dissipé des trésors incalculables et d’innombrables existences, quel autre sentiment peut-il éprouver à leur égard que la haine et le dégoût ! » (Urquhart. Les colonnes d’Hercule, t. I, p. 48).
  9. « Vauban et Boisguilbert ont décrit, en termes pathétiques, le triste abaissement de la puissance productive de la France, en ces temps déplorables : Il ne leur restait plus que les yeux pour pleurer, disaient-ils de nos pères, et force nous est de croire à la réalité de leurs malheurs, confirmés par d’aussi nobles témoignages. Ce fut en cet état que Louis XIV mourant laissait notre pays. Jusqu’au dernier moment, son ministère avait vécu d’expédients misérables. On l’avait vu réduit à multiplier des charges ridicules pour tirer quelque argent des nouveaux titulaires ; et tandis que l’Angleterre et la Hollande empruntaient à 3 ou à 4 p.%, les traitants faisaient payer, au roi de France, 10, 20, et jusqu’à 50 p.%, L’énormité des impôts avait épuisé les campagnes, veuves de leurs laboureurs par suite des consommations de la guerre ; le commerce était devenu presque nul, l’industrie décimée par la proscription des Protestants, semblait condamnée à perdre toutes les conquêtes dues au génie de Colbert. » (Blanqui, Histoire de l’Économie politique. Paris, Guillaumin, 1842. Tom. II, p. 64-65).
  10. De 1803 à 1815, douze campagnes nous coûtent près d’un million d’individus morts sur le champ de bataille, ou dans les prisons, sur les routes ou dans les hôpitaux.
      Deux invasions ont détruit ou anéanti sur le sol de la vieille France, un capital de quinze cents millions, représenté par des produits naturels, ou des manufactures, des maisons, des ateliers, des machines et des animaux indispensables à l’agriculture, à l’industrie manufacturière ou au commerce. Comme prix de la paix au nom de l’alliance, notre pays s’est vu forcé de payer quinze cents millions de plus, pour devenir incapable de reconquérir trop promptement sa prospérité, son bien-être, sa splendeur et sa puissance. Considérez dans l’espace de douze ans, neuf mille millions de francs, enlevés à l’industrie productive de la France, et perdus sans retour. Nous nous trouvâmes dépossédés de toutes nos conquêtes, ayant deux cent mille étrangers campés sur notre territoire où ils vécurent aux dépens de notre gloire et de notre fortune, jusqu’à la fin de l’année 1818. (Le baron Dupin).
      Comme conséquence de cette énorme déperdition de richesse et de population, le commerce existait à peine entre les diverses parties du royaume, ainsi qu’on le voit par les documents suivants recueillis, il y a quelques années, par un ingénieur français distingué. « J’ai souvent, dit-il, traversé, en différents départements, vingt lieues carrées, sans rencontrer un canal, une route tracée, une usine ou même un domaine habité. Le pays semblait un lieu d’exil, abandonné aux misérables dont les intérêts et les besoins sont également mal compris, et dont la détresse s’accroit constamment par suite du bas prix de leurs produits et des frais de transport » (Cordier).
      Le tableau suivant de la condition d’une portion considérable du peuple français de nos jours, est dû à la plume de M. Blanqui, successeur de M. Say dans sa chaire d’économie industrielle ; il a été tracé après une inspection accomplie avec soin des diverses provinces du royaume : « Quelque diversité qui existe dans le sol occupé par les populations, dans leurs mœurs, dans leurs aptitudes, le fait dominant, caractéristique de leur situation, c’est la misère, c’est-à-dire l’insuffisance générale des moyens de satisfaire même aux premières nécessités de la vie. On est surpris du peu que consomment ces myriades d’êtres humains. Ces millions d’individus forment pourtant la majorité des contribuables, et la plus légère élévation de revenu en leur faveur non-seulement leur profiterait à eux-mêmes, mais accroîtrait immensément les fortunes de tous et la prospérité de l’État. Ceux-là seuls qui l’ont vu, pourront croire de quels éléments chétifs et pitoyables se composent le vêtement, la nourriture et l’ameublement des habitants de nos campagnes. Il y a des cantons entiers où certains vêtements se transmettent de père en fils ; où les ustensiles du ménage se réduisent à quelques cuillers de bois, et les meubles à un banc ou à une table mal assise. On peut encore compter, par centaines de mille, les hommes, qui n’ont jamais connu les draps de lit, d’autres qui n’ont jamais porté de souliers ; et par millions, ceux qui ne boivent que de l’eau, qui ne mangent jamais, ou presque jamais de viande, ni même du pain blanc. » (Cité par Peshine Smith. Manuel d’économie politique, trad. par Camille Baquet, p. 117).
  11. « Nous n’entendons, en aucune façon, accepter la solidarité de toutes les opinions de M. Carey, notamment en ce qui concerne le gouvernement français. » (Note du Traducteur.)
  12. « Zeno seul survécut à cette guerre désastreuse et la voix publique le désignait comme le successeur de Contarini dans les fonctions de Doge. Son nom était dans la bouche de tous, du peuple et de l’armée. Le choix était suspendu entre lui et Michel Morosini, qui avait triplé sa fortune par ses spéculations pendant la guerre. Ce dernier fut élu et proclamé Doge, le 10 juin 1382. » (Daru. Histoire de Venise.)
  13. « J’ai défini l’économie politique, une science qui a pour objet l’application des principes existants et reconnus de droit public à une certaine espèce de faits ; espèce qui donne naissance aux transactions qu’on exprime ordinairement par les mots d’achat et de vente. » (Journal des Économistes, février 1853).
  14. La traite des Chinois se fait très-activement au Pérou, où ils sont transportés par des navires anglais et américains. On les enlève à leurs foyers par l’appât de promesses séduisantes, on les embarque clandestinement et à bord ils sont traités comme des bêtes brutes. Un navire américain, parti de Chine avec 605 de ces malheureux, en a perdu 201 dans la traversée.
      Depuis plusieurs mois il y a eu sur le chantier, un projet pour introduire à Cuba, 6.000 Chinois, comme travailleurs sur les plantations, afin de remplacer les nègres dont on doit empêcher l’importation de l’Afrique, si cela est possible. Les capitalistes anglais, ayant leur chargement de marchandises, ont dû suspendre leurs arrangements par suite du besoin urgent de navires à destination de la Crimée, ce qui rendait difficile de passer des polices convenables à Londres. Ils ont filialement transporté le théâtre de leurs travaux dans cette ville ; et il y a maintenant un navire en armement dans le port, à destination de la Chine en vertu d'un contrat passé pour 1250 émigrants. (New-York. Journal of Commerce).
  15. Suivant Mac Culloch (Principes d’économie politique, 1re part. ch. 3.). La richesse augmente très-rapidement lorsque le taux du profit est le plus élevé. Quel est donc cependant celui qui reçoit ces profits ? C’est l’intermédiaire ou l’individu qui intervient entre les parties, celui qui représente les obstacles apportés au commerce, lesquels produisent l’accroissement des valeurs. Plus le nombre en est grand, et plus est considérable la proportion des difficultés que les produits ont à vaincre dans leur passage des mains du producteur à celles du consommateur, plus est constamment considérable le taux du profit, plus les valeurs sont élevées et plus s’abaisse le niveau de la condition humaine ; et pourtant, suivant l’autorité que nous citons, c’est alors et là même que la richesse doit s’accumuler le plus rapidement.