Calmann-Lévy (p. 143-149).
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XXVIII

L’envoûtement mutuel dura ainsi cinq ou six jours, sans qu’une parole fût échangée ; comme s’il y avait déjà entre nous un semblant de compromis qui commandait le secret, elle ne revint plus à la maison pour essayer de vendre ses paniers, que pourtant beaucoup de gens du village lui achetaient ; mais, d’aussi loin que nous pouvions nous apercevoir, nos regards ne se quittaient plus dès qu’ils s’étaient accrochés.

Et enfin, par une après-midi surchauffée d’août, avec une brusquerie stupéfiante, le dénouement inévitable survint, parmi des fouillis de branches et de roseaux pareils à ceux de mon rêve, dans le ravin ombreux des grottes, au milieu d’un essaim de très fines libellules qui semblaient aussi impondérables que des petites plumes et qui, pour la fête de notre hyménée sans doute, s’étaient somptueusement vêtues de pierreries et de gaze d’or, les unes en bleu, les autres en vert. J’étais venu m’installer là, dans la nuit verte, parce que je savais qu’elle y cueillait d’habitude ses joncs ; pour me donner contenance, j’avais apporté mes crayons et mon bloc de dessin, et, rien qu’en l’apercevant de loin arriver de son allure souple, par le sentier le long des rochers en muraille, j’avais pressenti la minute suprême qui finirait ma vie d’enfant.

En effet, si ce n’était pas moi qu’elle voulait, pourquoi s’approchait-elle ainsi, cauteleusement, sans me quitter des yeux, mais avec les petits détours d’un chat qui craint d’effaroucher sa proie ?… Je commençais de trembler et de ne plus me sentir maître de moi-même ; quand enfin elle s’arrêta tout près, tout près en faisant mine de s’intéresser surtout à mon crayonnage, je m’enhardis jusqu’à prendre sa main, qu’elle laissait pendante, presque à toucher mon carton, — sa petite main moricaude, experte à commettre des vols dans les fermes aussi bien qu’à tresser des roseaux en paniers.

Au lieu de se dérober, et toujours sans rien dire, elle m’attira imperceptiblement comme pour m’indiquer de me lever, — et je me levai, docile, la tête maintenant tout à fait perdue, pris du délicieux grand vertige que je connaissais pour la première fois ; debout maintenant devant elle, j’enlaçai sa taille de mes bras, tandis qu’elle passait les siens autour de mon cou. Elle gardait toujours son même sourire de consentement moitié moqueur et son même silence. Jamais encore je n’avais entendu le son de sa voix, quand ma bouche s’appuya éperdument sur la sienne, ce qui fit passer dans tout mon corps comme le tremblement d’une grande fièvre ; je crois que nous chancelions tous les deux, l’un cherchant à entraîner l’autre sans trop savoir où, mais l’un et l’autre souhaitant, avec une muette complicité, de trouver quelque recoin plus inviolable encore, dans ce ravin dont l’enchevêtrement ombreux était pourtant déjà une suffisante cachette.

Le grand secret de la vie et de l’amour me fut donc appris là, devant une de ces entrées de grotte qui ressemblent à des portiques de temple cyclopéen ; c’était parmi des scolopendres et des fougères délicates ; pour tapisser la terre sur laquelle nous étions étendus, il y avait des mousses de variétés rares et comme choisies ; des branchettes de phyllirea formaient des rideaux à notre couche, et au-dessus de nos têtes, les fines petites libellules impondérables, assemblées sans frayeur, jetaient parmi les feuilles leurs étincellements de pierreries…

Qu’est-ce donc qui avait pu l’amener à moi ? N’avais-je pas aperçu deux ou trois jeunes hommes de son campement qui me paraissaient beaucoup plus beaux ?… Après tout, ils étaient ses frères peut-être… Et puis, sans doute elle avait deviné mes raffinements, qui étonnaient et charmaient sa sauvagerie, de même que ma passion toute sensuelle s’exaltait de ce qu’elle fût la dernière des dernières, fille d’une race de parias, petite gitane voleuse. De ce qu’elle ne fût que cela, notre intime communion n’en devenait pour moi que plus suavement coupable ; avec mes scrupules d’alors, je trouvais très criminel, presque sacrilège, — mais si adorablement sacrilège ! — de m’être donné tout entier, en esclave, pour lui apporter l’ivresse suprême…

J’ai écrit quelque part, je ne sais où, cette vérité qui, je crois bien, n’était pas neuve : « Les lieux où nous n’avons ni aimé ni souffert ne laissent pas de trace dans notre souvenir. » En revanche, ceux où nos sens ont subi l’incomparable enchantement ne s’oublient jamais plus ; ainsi le ravin où s’accomplit mon initiation, ses fougères, ses mousses, le mystère de ses grottes, même jusqu’à ses frêles libellules au corps étincelant, ont gardé, pour le reste de ma vie, une nostalgique attirance…

Libellules très fines, les unes en métal bleu avec des ailes de deuil en velours noir, les autres en métal vert avec des ailes en gaze d’or et des yeux en rubis, depuis combien de centaines de millénaires leurs merveilleuses petites parures se propagent-elles ici, inchangeables ? Elles étaient présentes aux premiers temps de notre période géologique ; elles ont connu notre ancêtre des cavernes, elles ont vu commencer, sous ces rochers, les imperceptibles suintements calcaires qui mettent un siècle à donner un millimètre d’épaisseur et qui forment aujourd’hui des voûtes aux énormes piliers gris ; elles sont presque indestructibles, ces petites créatures des étés, qui, au-dessus de notre union d’un jour, sont venues danser leurs danses fantasques et légères… Jusqu’à ce qu’ait sonné mon heure de mourir, elles ne cesseront de me faire penser à la chair ambrée d’une jeune gitane…