Pour la Société des Nations/L’Œuvre de Léon Bourgois

L’ŒUVRE DE LÉON BOURGEOIS

L’œuvre de Léon Bourgeois est complexe et touche à tous les problèmes principaux de la politique et de la sociologie : cependant il est possible de la résumer d’un mot qui en montre la parfaite unité, et qu’il a inscrit sur l’un de ses premiers livres, c’est le mot « solidarité ».

Le fait de la solidarité universelle dans le monde biologique comme dans le monde économique n’est plus aujourd’hui contesté par personne, et par ses écrits, par ses discours, Léon Bourgeois a certainement contribué dans une large mesure à le mettre définitivement en lumière. Que tous les êtres soient dans une interdépendance étroite vis-à-vis les uns des autres « que les êtres humains, en particulier, soient plus que tous les autres rigoureusement soumis à cette loi puisqu’elle ne régit pas seulement leur développement physique, mais leur pensée même et leur conscience », nul plus que lui ne l’a démontré.

Mais, ce qui lui revient peut-être plus directement dans l’évolution des idées nouvelles, c’est d’avoir montré clairement que la solidarité de fait qui pèse sur les hommes et à laquelle nul d’entre eux ne peut se soustraire, ne résout pas aveuglément le problème de la vie morale de l’humanité. Nous citerons de lui ces paroles qui expriment toute sa pensée :

« L’idée de justice est le fondement de la cité moderne et c’est au service de cette idée de justice que doivent être mises les lois naturelles de la solidarité universelle.

« Les forces aveugles de la pesanteur nous menacent, et à chaque heure de notre existence, elles peuvent nous écraser. L’homme sait se servir, cependant, de ces lois aveugles pour construire et pour élever vers le ciel d’admirables monuments où sa raison a su mesurer leurs actions diverses et les combiner suivant un plan d’équilibre et d’harmonie.

« De même nul ne peut songer à organiser la société humaine en ignorant, en négligeant les inévitables effets de la loi de solidarité. Mais, il est possible de s’en servir pour le bien commun, il est possible à notre raison d’en coordonner les effets pour créer l’édifice de justice.

« La solidarité détermine une définition nouvelle des obligations et des droits des hommes, elle permet de formuler une morale et d’instituer un droit où chacun de ceux-ci n’est pas seulement un individu opposé à l’ensemble des autres hommes, mais un associé étroitement uni à tous les autres associés humains et partageant avec eux pour son développement comme pour le leur le bienfait d’une sorte de communion universelle. »

Cette philosophie, Léon Bourgeois en a fait la raison d’être de sa vie. C’est d’elle que découle, en effet, toute son action au cours d’une carrière très remplie, notamment comme Président du conseil, comme ministre des Affaires étrangères, comme ministre du Travail, comme délégué de la France aux deux Conférences de La Haye, et comme Président d’un grand nombre d’œuvres sociales.

Cette idée éclaire sa personnalité et justifie sa tendance à résoudre les problèmes par des formules de conciliation et de bonté.

C’est elle enfin qui l’a guidé dans son triple effort pour améliorer les conditions d’existence des hommes dans la Famille, dans la Nation et dans « La Société des Nations. »

Au sein de la Famille, le fait de la solidarité est d’une évidence facile à saisir. La maladie de l’un ne met-elle pas en danger la santé des autres ? Les membres de la famille sont comme les cellules d’un être vivant : l’équilibre de chacune paraît nécessaire à l’équilibre de l’ensemble. Léon Bourgeois se préoccupe donc d’abord d’organiser la solidarité familiale par des institutions de prévoyance, de mutualité, par des œuvres de protection de l’enfant telles que la « Maison maternelle, » le patronage des enfants anormaux, etc.

Ce qui est vrai pour la famille l’est pour la Nation. Ses membres sont également solidaires. Les épidémies des quartiers pauvres contaminent les quartiers riches ; la misère aiguë, la souffrance de quelques-uns provoquent des troubles, des grèves, des révolutions. De ces faits et de tant d’autres analogues se dégage impérieusement pour Léon Bourgeois cette vérité : le bien de tous est lié au bien de chacun et réciproquement. Cette loi, qui est si loin d’être appliquée par les Sociétés modernes, il s’efforce d’en imprégner les intelligences et de la faire passer dans la réalité.

Ainsi s’explique son action dans des voies parfois très diverses. Il faut, d’abord, que la nation soit en bonne santé physique : de là toute la floraison d’œuvres qui rayonnent autour de l’ « Alliance d’hygiène sociale » dont il préside et conduit les travaux depuis plusieurs années. De là sa lutte contre le taudis, l’alcoolisme et la tuberculose ; son rôle comme Président de la « commission permanente de préservation contre la tuberculose, » son action parlementaire dans le vote de la loi sur les habitations à bon marché, la limitation des heures de travail, etc.

Les mêmes lois qui sont indispensables pour améliorer les conditions générales d’existence le sont plus encore pour transformer les rapports du capital et du travail et créer entre eux l’harmonie économique. De là toute une action coordonnée, par les œuvres et par les lois, pour assurer la paix sociale.

Dans les conflits du capital et du travail, il préconise sans cesse la formule de l’arbitrage, à laquelle il donnera plus tard un si large retentissement dans le monde. Mais il ne suffit pas d’apaiser les conflits déjà nés, il faut les empêcher de naître : il s’acharne donc avec une obstination inlassable à combattre les fatalités sociales. La « Coopération » et la « mutualité » sont pour lui les instruments les plus parfaits pour mener cette lutte, et sur ce terrain l’État doit seconder et parfois devancer les initiatives privées. C’est ainsi qu’il a fondé en 1893 à la Chambre des Députés la « Commission d’assurance et de prévoyance sociale, » qu’il a pris la plus large part à l’élaboration des lois sociales : retraites ouvrières et paysannes, retraites des mineurs, et qu’il organise la lutte contre le chômage et contre les autres maux de la production moderne.

Après s’être ainsi occupé de la famille et de la nation, Léon Bourgeois a été logiquement conduit à porter ses regards au delà des frontières, car les nations, pas plus que les individus, ne peuvent vivre isolées. Elles sont interdépendantes d’une façon tous les jours plus sensible : mille liens les unissent et les maux de l’une se répercutent chez les autres. Les travailleurs, les commerçants, les financiers, les penseurs de toutes les parties du monde dépendent les uns des autres ; c’est ce grand fait que Léon Bourgeois ne cesse d’avoir présent à l’esprit ; c’est lui qui lui dicte le mot où aboutit et s’achève toute son œuvre, le mot si profondément humain de « Société des Nations. »

Il a été ainsi amené à exercer une action internationale. Il a travaillé à rendre les États conscients de la communauté de leurs intérêts, du gaspillage de forces, d’existences et d’argent qu’entraîne la guerre, et de la nécessité de s’entendre pour leur bien commun. Comme ministre des Affaires étrangères, à deux reprises, et surtout comme délégué de la France aux deux premières Conférences de La Haye, il s’est appliqué à faire pratiquer dans la vie internationale cette solidarité des nations à laquelle s’opposent tant d’égoïsmes, de situations acquises, de préjugés enracinés. C’est dans le présent livre qu’apparaîtra clairement, dans ce domaine de la vie internationale, la continuité et la puissance de son effort.

À la première Conférence de La Haye (1899) il apparaît comme le champion éloquent des idées d’arbitrage, de paix, d’union, de respect des nationalités, qui n’avaient jamais été exprimées avec une telle force dans un congrès mondial. Il y soulève l’enthousiasme et les applaudissements quand il prononce les paroles suivantes : « Dans les conflits de la force, quand il s’agit de mettre en ligne des soldats de chair et d’acier, il y a des grands et des petits, des faibles et des forts. Quand dans les deux plateaux de la balance il s’agit de jeter des épées, l’une peut être plus lourde et l’autre plus légère. Mais lorsqu’il s’agit d’y jeter des droits, l’inégalité cesse et les droits du plus petit et du plus faible pèsent dans la balance d’un poids égal aux droits des plus grands. » C’est une affirmation du principe que chaque membre de la Société des Nations doit être respecté à l’égal des autres comme chaque individu dans l’État.

De même, il fait voir que si le fardeau des charges militaires pouvait être allégé, « le bien-être matériel et moral de l’humanité s’accroîtrait d’une façon bien plus rapide ». Il ne veut pas s’arrêter à l’objection bien connue que la guerre est favorable à la santé des nations.

D’accord avec son collègue, d’Estournelles de Constant, il contribue en 1899, à faire instituer une cour permanente d’arbitrage, des commissions internationales d’enquête, toute une législation de la paix et de la guerre. Il reprend l’œuvre, à la seconde Conférence de La Haye en 1907. Il tâche de faire comprendre aux 44 nations assemblées qu’elles ont intérêt à supprimer les causes de conflit, à s’entendre, et que le moyen le plus efficace d’y parvenir est de généraliser la pratique de l’arbitrage.

À ce mouvement généreux pour l’organisation de la « Société des Nations » s’oppose la résistance de quelques grands États militaires : fidèles aux formules du passé, ils ne peuvent ni ne veulent renoncer aux habitudes léguées depuis tant de siècles par la diplomatie de la force, — ils rejettent l’arbitrage obligatoire.

Néanmoins la cause est gagnée devant l’opinion. Le président de la Commission de l’arbitrage a la joie de pouvoir proclamer, avant la clôture de la Conférence, le vote favorable de 32 États parmi lesquels de grandes puissances telles que les États-Unis, la Grande-Bretagne, la Russie et, avec elles, toutes les nations à tendances libérales, toutes les républiques du Nouveau-Monde.

La lecture de ce livre montrera comment Léon Bourgeois est ainsi allé au cœur de la difficulté : sa campagne de quatre mois pour l’arbitrage obligatoire à la deuxième Conférence ne vise pas moins le problème des réformes sociales que celui de la paix internationale. Toutes les nations ont un égal besoin des réformes sociales et de la paix ; leurs rivalités économiques et politiques élèvent ici et là les mêmes obstacles ; une même méthode, seule, peut permettre d’en triompher. C’est à La Haye, en fin de compte, que, par l’entente des États, se fonderont à la fois la justice entre les individus et la justice entre les nations.

En attendant que naisse cet ordre nouveau, Léon Bourgeois, estimant qu’il ne faut pas se décourager, qu’il faut faire de la besogne quotidienne, travaille à créer, sur des terrains circonscrits, cette entente internationale qui n’a pas pu être réalisée d’un seul coup à La Haye. C’est ainsi qu’il s’est efforcé d’internationaliser les problèmes des assurances, des retraites ouvrières, du chômage, de la mutualité. Partant de cette idée qu’une amélioration sociale telle que la loi des 8 heures ne peut être généralisée sans une entente entre les pays producteurs ; que, d’autre part, pour remédier à certains maux, comme le chômage ou la pénurie de main d’œuvre, il est nécessaire d’établir un accord et des échanges entre les divers pays, il s’est attaché à traiter au point de vue international toutes les questions qui l’avaient déjà occupé au point de vue intérieur. On verra, à la fin de ce volume la philosophie de cette action s’exprimer dans le discours qu’il a prononcé à Gand en septembre 1913.

Mais il est une chose que ce volume ne montrera pas : c’est à quel point la pensée qui l’a guidé a imprégné la personnalité même de Léon Bourgeois. Au seuil de ce domaine intime s’arrête l’analyse. Il faut laisser à ses amis le privilège de savoir quel résultat de générosité et de bonté peut produire une telle conception de la vie. Grâce à cet exemple, ils peuvent comprendre quels seraient les bienfaits de l’idée de solidarité si elle pénétrait davantage chacun de nous — et combien les rapports individuels, collectifs et internationaux en seraient améliorés pour le plus grand profit de tous.

Le Bureau Européen
de la Dotation Carnegie.

Léon Bourgeois, né à Paris le 29 mai 1851, docteur en droit, préfet du Tarn et de la Haute-Garonne (1882-1884), conseiller d’État, directeur des affaires départementales au Ministère de l’Intérieur (1886), préfet de police (1887) ; député de la Marne (1888-1905) ; sous-secrétaire d’État à l’Intérieur (1888), ministre de l’Intérieur (1890), de l’Instruction publique (1890-1892), de la Justice (1893), Président du Conseil (1895-1896), ministre des affaires étrangères (1896), de nouveau ministre de l’Instruction publique (1898), Président de la Chambre des Députés (1902-1903).

Sénateur depuis 1905. Ministre des affaires étrangères (1906). Ministre du Travail (1912-1913). Premier délégué de la France aux deux conférences de La Haye (1899 et 1907) ; membre de la Cour permanente d’arbitrage international.

Léon Bourgeois est président de « L’Alliance française d’hygiène sociale, » des associations internationales pour la lutte contre la tuberculose et contre le chômage, et du « comité permanent international des assurances sociales. »

Il a publié : « Solidarité » (1894), « L’Éducation de la Démocratie » (1897), « Pour la Société des Nations » (1910), « la Politique de la prévoyance et de l’hygiène sociale » (1914).

Les Souverains et Chefs d’État des Puissances signataires, représentées à la deuxième Conférence de la Paix,

Animés de la ferme volonté de concourir au maintien de la paix générale ;

Résolus à favoriser de tous leurs efforts le règlement amiable des conflits internationaux ;

Reconnaissent la solidarité qui unit les membres de la société des nations civilisées.


Préambule de la Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux du 18 octobre 1907, signée par les 44 États suivants :

Allemagne.

Amérique (États-Unis d’).

Argentine.

Autriche-Hongrie.

Belgique.

Bolivie.

Brésil.

Bulgarie.

Chili.

Chine.

Colombie.

Cuba.

Danemark.

Dominicaine (Rép.).

Équateur.

Espagne.

France.

Grande-Bretagne.

Grèce.

Guatémala.

Haïti.

Italie.

Japon.

Luxembourg.

Mexique.

Montenegro.

Nicaragua

Norvège.

Panama.

Paraguay.

Pays-Bas.

Pérou.

Perse.

Portugal.

Roumanie.

Russie.

Salvador.

Serbie.

Siam.

Suède.

Suisse.

Turquie.

Uruguay.

Venezuela.