Pour la Société des Nations/Appendice


APPENDICE
I
lettre à m. beauquier
À L’OCCASION DE L’ANNIVERSAIRE DE WASHINGTON


Le 22 février 1900, comme tous les ans, l’anniversaire de la naissance de Washington a été célébré par les amis de la Paix de tous les pays. Un banquet a eu lieu au restaurant Corazza, à Paris.

Les convives étaient au nombre de cinquante à soixante, parmi lesquels on comptait plusieurs dames. M. Léon Bourgeois, à qui avait été offerte la présidence, n’ayant pu, par suite d’un autre engagement, assister à cette réunion, c’est M. Frédéric Passy qui a présidé le banquet.

Au moment des toasts, M. Beauquier, député du Doubs, a donné lecture de la lettre suivante de M. Léon Bourgeois.


Mon cher Collègue et Ami,

Je vous ai déjà dit comment un engagement antérieur m’empêchait de me rendre ce soir au banquet dont les sociétés de la Paix m’avaient fait l’honneur de m’offrir la présidence. Je vous serai bien reconnaissant de vous faire auprès de mes collègues, et particulièrement auprès de notre maître éminent Frédéric Passy, l’interprète de mes excuses et de mes très sincères regrets.

J’aurais été très heureux de témoigner de vive voix à ceux qui seront réunis ce soir autour de vous, ma gratitude pour la marque de sympathie que leur invitation m’avait apportée. Et je n’aurais pas manqué de leur dire bien haut, que les malheureux événements qui semblent, en ce moment, faire reculer la cause du droit et de la paix, ne doivent en rien décourager leurs espérances et diminuer leurs efforts.

Ce qu’ils ont entrepris n’est rien moins qu’une révolution morale universelle ; et les révolutions de cet ordre sont semblables à celles de la nature : elles s’accomplissent par des mouvements dont la lenteur apparente étonne d’abord, où les arrêts et les réactions sont inévitables, et dont pourtant, lorsqu’un temps suffisant s’est écoulé, on mesure avec admiration la force invincible et les effets tout-puissants.

Qu’une grande nation qui semblait marcher aux premiers rangs dans l’évolution par où les rivalités du commerce et de l’industrie se substituent peu à peu aux luttes par le fer et par le feu, se soit jetée dans une guerre, où la vaillance de ses adversaires, leur patriotisme indomptable, leur foi dans le droit, balancent toutes les forces d’un puissant empire, l’obligent à l’épuisement de ses ressources et l’amènent à envisager comme probable la transformation de toute son organisation militaire et peut-être politique ; ces faits, qui sont de nature à causer une profonde tristesse aux amis de l’humanité, doivent être observés par eux dans un esprit scientifique, comme une manifestation des réalités douloureuses dont ils doivent tenir compte dans leur action, et dont il importe de calculer exactement la résistance, si l’on veut sortir des rêveries généreuses et préparer efficacement l’avènement du règne du droit entre les nations.

Je souhaite donc vivement, mon cher collègue, voir se poursuivre la propagande des sociétés diverses dont le souvenir de Washington réunit tous les adhérents au banquet de ce soir. Qu’elles ne cessent point de montrer à tous les yeux les bienfaits de la civilisation pacifique et les maux terribles de la guerre ; qu’elles répètent que celle-ci ne peut être légitime que si elle a pour objet la défense sacrée du foyer national et qu’elle est injuste et impie lorsqu’elle n’est faite que pour satisfaire des intérêts ou des ambitions ; qu’elles démontrent toujours plus clairement que la cause qu’elles soutiennent est conforme à l’idée du patriotisme le plus pur et le plus élevé, celle pour qui la patrie n’est pas simplement la circonscription géographique tracée par les caprices sanglants de la force, mais bien la communauté consciente fondée et maintenue par leur libre volonté entre les hommes de même sang et de même esprit ; qu’elles unissent en somme d’une manière toujours plus étroite les deux causes inséparables de la Paix et du Droit humain.

Les résistances qu’il n’était pas impossible de prévoir ne peuvent être surmontées que par une action quotidienne sur les esprits, par une sorte d’éducation méthodique de la conscience universelle. Nous avons pu faire sur ce point, à La Haye, d’intéressantes observations. Au début de nos travaux, il était facile de voir qu’en dehors du gouvernement du czar, initiateur de la conférence, et de ceux qui lui avaient, comme la France, donné leur cordiale adhésion, les gouvernements de la plupart des puissances considéiaient l’entreprise avec un scepticisme poussé jusqu’à la défiance. Un échec absolu n’eût pas attristé tout le monde. Et cependant, à mesure que les jours s’écoulaient, sous la pression extérieure de l’opinion générale, le désir d’aboutir devenait plus vif ; un esprit supérieur d’entente, de concession, de conciliation se faisait place, et certainement si trois conventions importantes, qui sont loin de répondre à toutes les espérances, mais qui n’en constituent pas moins un progrès considérable, ont été adoptées et signées en fin de compte par tous les États représentés, on le doit à cette poussée du dehors, à cette influence des consciences indépendantes qui, dans l’avenir, s’exercera toujours avec plus de force sur les gouvernants.

Et comme toutes les vérités scientifiques, le noble idéal qu’elles ont en vue pénétrera les âmes les plus obscures et tendra, invinciblement, à se transformer en une bienfaisante réalité. Encore mes remerciements à vous et à tous, mon cher collègue, et bien cordialement à vous.

Léon Bourgeois


II
PRÉFACE POUR L’« ALMANACH DE LA PAIX » DE 1901


Cette préface fut écrite pendant la session du IXe Congrès de la Paix, dans les premiers jours d’octobre 1900. Lecture fut donnée de cette page dans la dernière séance du Congrès, le vendredi 5 octobre.


Au moment où l’Association de la Paix par le Droit veut bien me demander quelques mots de préface pour son Almanach de 1901, je ne lis dans les journaux que télégrammes militaires, provenant de l’Afrique du Sud et de la Chine. Et l’Almanach de la Paix, s’il veut tenir ses lecteurs au courant des faits de l’année, devra prendre la figure d’un almanach de la guerre.

Cette cruelle ironie des choses doit-elle conduire au découragement les hommes de bonne volonté ?


Nous ne le croyons pas. La paix a, qu’on me permette de le dire, ses rêveurs et ses hommes d’action. Ceux-ci n’ont jamais cru que la paix universelle dût un jour descendre sur la terre, d’un seul coup, dans une illumination subite, simultanée, de tous les esprits. Ils croient que la paix est le terme d’une évolution, à la fois économique et morale, à laquelle obéissent et travaillent, sans le savoir, même ses pires ennemis. Ils la considèrent comme l’état nécessaire d’une société véritablement humaine. Mais ils savent que cette société n’existera dans les faits que lorsqu’elle aura d’abord été constituée dans les consciences, et ils ne s’étonnent, ni ne se découragent des retards, des insuccès, des retours momentanés en arrière, qui sont inévitables dans toute entreprise d’éducation.


Aussi bien, les faits les plus tristes portent ici leurs enseignements consolants.

Il faut d’abord écarter les événements d’Extrême-Orient. Il n’y a pas là de guerre entre nations civilisées. Il y a eu une explosion de la barbarie, malheureusement provoquée par l’âpreté des convoitises commerciales, facilitée par des fournitures d’armes, aggravée par le conflit des passions religieuses. Mais en somme, la civilisation est tout entière groupée sous les drapeaux alliés. Si la sagesse prévaut dans les conseils de l’Occident, il peut sortir un bien durable de cette union pour la première fois réalisée.


Pour la guerre du Transvaal, il semble au contraire que rien ne puisse consoler les partisans du droit et de la paix. Qu’une grande nation libérale se soit laissé entraîner à entreprendre la conquête du petit peuple dont la résistance héroïque a fait l’admiration du monde, c’est un deuil pour la civilisation.

Mais, n’est-ce pas une chose admirable qu’en Angleterre même, de fermes esprits n’aient cessé de protester et de réagir, au prix d’un véritable péril, au nom du Droit et de l’Humanité, et qu’au Congrès de la Paix qui vient de se tenir à Paris, ce soient des Anglais — de courageux patriotes anglais — qui aient fait voter la déclaration qui condamne, au nom de la conscience, le refus opposé à tout arbitrage par le gouvernement de leur pays ? Il s’en faut que toute flamme soit éteinte au vieux foyer de John Bright et de Gladstone.

Mais il y a plus. Comment ne serait-on pas frappé du mouvement d’opinion universel auquel ont donné naissance les événements de l’Afrique du Sud ? Croit-on qu’il y a quelques années une guerre semblable eût soulevé des protestations sur tous les points du monde ? L’habitude était si générale des guerres de conquête que l’Europe et l’Amérique eussent assisté à celle-là, en spectatrices indifférentes. On se fût élevé contre des actes particuliers d’inhumanité commis au cours de la campagne, on n’eût pas songé à s’élever contre l’acte initial d’iniquité : l’entreprise même de la conquête.


On ne peut le nier, d’après les conventions de La Haye, il y a quelque chose de nouveau dans le monde ; une force, hier encore inconnue, se mêle, sur l’Orange et le Vaal, comme au milieu des ruines des légations de Pékin, aux événements universels. Une conscience commune se forme entre les nations civilisées.


Mais il faut bien entendre ce que cette conscience exige. Elle ne se borne pas à exciter en nous l’horreur de la guerre. Elle veut de nous quelque chose de plus.

Quand on parle de la Paix devant un auditoire populaire, on le sent agité par deux sentiments. Oui, il est d’avis que la guerre est horrible, que la guerre de conquête est odieuse. Il songe aux souffrances des blessés, au désespoir des mourants abandonnés, aux désolations des femmes et des mères ; il déteste, il maudit l’abominable fléau. — Et puis il pense cependant que si, tout à coup, dans l’état politique actuel du monde, une volonté supérieure imposait la paix, sans conditions, sans redressement des torts, sans compensation des injustices, sans délivrance des opprimés et des asservis, le mal n’aurait pas disparu avec la guerre. Ce ne serait pas la paix véritable, celle qui est à la fois dans les faits et dans les esprits, celle qui est fondée sur le libre consentement des consciences. Et il remonte naturellement au principe supérieur de tout ordre véritable, le Droit.

Et ce que ressent l’âme simple et profonde du peuple est bien la vérité. Ce qu’il faut, c’est lier toujours étroitement en nous ces deux idées inséparables en elles-mêmes : la Paix, but de la société humaine ; le Droit, unique moyen d’établir cette paix.

L’Association de la Paix par le Droit a, par son titre même, exprimé cette vérité en termes définitifs. C’est pourquoi j’ai tenu à lui donner ici ma chaleureuse adhésion.