PREMIÈRE PARTIE

LES CONFÉRENCES DE LA PAIX
DE 1899 ET DE 1907

I

la limitations des armements

1.

EN 1899

Le programme de la première Conférence de la Paix, contenu dans la circulaire du comte Mouravieff du 30 décembre 1898, plaçait au premier plan l’étude des moyens propres « à mettre un terme à l’accroissement progressif des armements de terre et de mer. »

La discussion de ce problème montra rapidement qu’on se heurtait une double difficulté. En premier lieu, certaines Puissances semblaient opposées en principe à toute solution et le représentant technique de l’Allemagne résumait en ces termes cet état d’esprit : « Le peuple allemand n’est pas écrasé sous le poids des charges et des impôts… ; quant au service militaire, l’Allemand ne le regarde pas comme un fardeau pesant, mais comme un devoir sacré… » En second lieu, les Comités, chargés par la Conférence d’examiner la question, reconnurent « qu’il serait très difficile de fixer le chiffre des effectifs sans régler en même temps d’autres éléments de la défense nationale et qu’il serait non moins difficile de régler, par une Convention internationale, les éléments de cette défense. »

L’initiative du Tsar risquait donc de rencontrer sur ce point un échec complet malgré la popularité dont elle avait joui. M. le Baron de Bildt, délégué de Suède et de Norvège, s’étant fait le porte-parole éloquent des regrets que cet échec suscitait, M. Léon Bourgeois vit dans ce discours une occasion de dégager le sentiment commun des délégués et de constater leur accord de principe avec la pensée qui avait inspiré le programme russe. Il s’exprima dans ces termes :[1]


J’ai été très heureux d’entendre les paroles éloquentes que vient de prononcer M. le Baron de Bildt. Elles répondent non seulement à mon sentiment personnel et au sentiment de mes collègues de la Délégation française, mais, j’en suis sûr, au sentiment unanime des membres de la Conférence.

Je m’associe donc, Messieurs, à l’appel que M. le Délégué de Suède et de Norvège vient de vous adresser. Je crois même que pour manifester plus complètement encore la pensée qui l’a inspiré, la Commission a quelque chose de plus à faire.

J’ai lu attentivement le texte des conclusions adoptées par le Comité technique. Ce texte indique avec beaucoup de précision et de force les difficultés qui s’opposent actuellement à la conclusion d’une convention internationale pour la limitation des effectifs. L’examen de ces difficultés pratiques était bien exactement l’objet du mandat du Comité technique et nul ne songe à critiquer les termes dans lesquels il s’est acquitté de ce mandat déterminé.

Mais la Commission a le devoir de considérer d’un point de vue plus général et plus élevé le problème posé par le premier paragraphe de la circulaire du comte Mouravieff. Elle ne veut certainement pas se désintéresser de la question de principe posée devant le monde civilisé par l’initiative généreuse de Sa Majesté l’Empereur de Russie. Et il me paraît nécessaire qu’une résolution complémentaire soit adoptée par nous pour manifester plus nettement le sentiment qui animait le précédent orateur et qui doit nous faire souhaiter à tous que l’œuvre entreprise ne soit pas abandonnée.

Cette question de principe se résume en termes fort simples : la limitation des charges militaires qui pèsent sur le monde est-elle désirable ?

J’ai écouté très attentivement dans la séance dernière le remarquable discours de M. le colonel de Gross de Schwarzhoff. Il a présenté avec la plus grande force les objections techniques qui, selon lui, devaient empêcher la Commission d’adopter les propositions de M. le colonel Gilinsky. Il ne m’a pas semblé toutefois qu’il contestât en elles-mêmes les idées générales au nom desquelles nous sommes réunis ici. Il a montré que l’Allemagne supportait facilement les charges de son organisation militaire et rappelé qu’elle avait pu poursuivre néanmoins un développement économique considérable.

J’appartiens à un pays qui supporte aussi allègrement les obligations personnelles et financières que le service de la défense nationale impose à ses citoyens et nous avons l’espoir de montrer l’an prochain au monde[2] qu’elles n’ont point ralenti l’activité de notre production, ni entravé l’accroissement de notre prospérité économique. Mais M. le colonel de Gross de Schwarzhoff reconnaîtra certainement avec moi que, pour son pays comme pour le mien, si les ressources considérables qui sont consacrées à l’organisation militaire étaient en partie mises au service de l’activité pacifique et productrice, l’ensemble de la prospérité de chaque nation ne cesserait de s’accroître suivant un mouvement beaucoup plus rapide.

C’est cette idée qu’il importe non seulement d’exprimer ici entre nous, mais, s’il est possible, de manifester devant l’opinion.

C’est pourquoi, si j’avais à exprimer un vote sur la question posée par le paragraphe premier de la proposition du colonel Gilinsky, je n’hésiterais pas à me prononcer dans le sens de l’affirmative.

Au reste, nous n’avons peut-être pas ici le droit de considérer seulement comment notre pays en particulier supporte les charges de la paix armée. Notre tâche est plus haute : c’est l’ensemble de la situation des nations que nous sommes appelés à examiner.

En d’autres termes, nous n’avons pas seulement à émettre des votes particuliers répondant à notre situation spéciale. S’il est une idée générale qui puisse servir au bien commun, nous devons essayer de la dégager. Notre but n’est pas de nous former en majorité et minorité ; il faut, non mettre en lumière ce qui peut nous séparer, mais nous attacher à ce qui peut nous réunir.

Si nous délibérons dans cet esprit, nous trouverons, je l’espère, une formule d’ensemble qui, réservant les difficultés que nous connaissons tous, exprime du moins cette pensée que la limitation des armements serait un bienfait pour l’humanité et donne aux Gouvernements l’appui moral nécessaire pour leur permettre de poursuivre ce noble objet.

Messieurs, le but de la civilisation nous paraît être de mettre de plus en plus, au-dessus de la lutte pour la vie entre les hommes, l’accord entre eux pour la lutte contre les cruelles servitudes de la matière. C’est la même pensée que l’initiative du Tsar nous propose d’affirmer pour les rapports entre les nations.

Si c’est une nécessité douloureuse d’être obligés de renoncer actuellement à une entente positive et immédiate sur cette proposition, nous devons essayer de prouver à l’opinion publique que nous avons du moins sincèrement examiné le problème posé devant nous. Nous n’aurons pas travaillé en vain si, en en formulant les termes généraux, nous indiquons le but vers lequel nous désirons unanimement, je l’espère, voir marcher l’ensemble des peuples civilisés.


À la suite de ce discours, le Président de la Conférence demanda à M. Léon Bourgeois de vouloir bien formuler par écrit et soumettre au vote le vœu qu’il venait d’exprimer.

M. Léon Bourgeois proposa le texte suivant qui fut adopté sans opposition :


« La Commission estime que la limitation des charges militaires, qui pèsent actuellement sur le monde, est grandement désirable pour l’accroissement du bien-être matériel et moral de l’humanité. »

2.
EN 1907

Le premier délégué anglais, Sir Edward Fry, exprima les vues du Gouvernement britannique au sujet de la limitation des armements. Il fit notamment la déclaration suivante :

Le Gouvernement de la Grande-Bretagne serait prêt à communiquer annuellement, aux Puissances qui en agiraient de même, le projet de construction de nouveaux bâtiments de guerre et les dépenses que ce projet entraînerait. Cet échange de renseignements faciliterait un échange de vues entre les Gouvernements sur les réductions que, de commun accord, on pourrait effectuer.

Enfin, Sir Edward Fry proposa l’adoption de la résolution suivante :

La Conférence confirme la résolution adoptée par la Conférence de 1899 à l’égard de la limitation des charges militaires ; et, vu que les charges militaires se sont considérablement accrues dans presque tous les pays depuis ladite année, la Conférence déclare qu’il est hautement désirable de voir les Gouvernements reprendre l’étude sérieuse de cette question.

M. Léon Bourgeois approuva en ces termes cette proposition qui fut ensuite adoptée à l’unanimité :

Au nom de la Délégation française, je déclare appuyer expressément la proposition formulée par Sir Edward Fry et soutenue par nos collègues des États-Unis d’Amérique.

Il sera peut-être permis au premier Délégué de la République Française, se souvenant qu’il a été, en 1899, le promoteur du vœu de la première Conférence, d’exprimer cette confiance que, d’ici au prochain Congrès de la Paix, sera poursuivie résolument l’étude à laquelle la Conférence invite les Gouvernements au nom de l’humanité.

II.
L’arbitrage et la juridiction internationale

1.
L’arbitrage

A.-La commission de l’arbitrage en 1899

Le programme russe de la Conférence de 1899 n’avait placé qu’au second rang l’étude « des moyens pacifiques dont peut disposer la diplomatie internationale pour prévenir les conflits armés. »

Par la force des choses, cette partie du programme prit un développement exceptionnel, tandis que la limitation des armements, objet principal de la réunion, était ajournée quant à sa réalisation.

En conséquence, la troisième Commission de la Conférence, qui eut à s’occuper de l’Arbitrage, élabora la Convention pour le règlement des conflits avec laquelle s’identifie maintenant la pensée même des Conférences de La Haye.

M. Léon Bourgeois, ayant été nommé Président de cette Commission, lui proposa, au début de la séance du 26 mai, dans les termes suivants, le plan de travail qui fut adopté.

Il convient premièrement, dit-il, d’examiner le principe général qui nous rassemble.

Sommes-nous d’accord pour tenter, suivant l’expression de M. Descamps, d’établir de préférence par le droit et de régler, en cas de différend, par la justice les rapports entre les nations ? En d’autres termes, doit-on recourir de préférence aux moyens pacifiques plutôt qu’à la force pour régler les differends entre les nations ?

Si nous sommes d’accord sur ce principe général, nous aurons à rechercher quels sont les moyens de parvenir à ce résultat.

À défaut de l’œuvre journalière de la diplomatie, qui peut assurer l’amiable accord direct, nous rechercherons les modalités de l’amiable accord indirect, par la médiation. Ceci pourrait constituer le premier chapitre de nos discussions.

En dehors de la médiation et par des voies toujours pacifiques, mais cette fois décisives, nous aurons à examiner la procédure de l’arbitrage.

Dans l’hypothèse du recours à l’arbitrage, nous devrons établir les cas dans lesquels ce recours est possible, et en fixer l’énumération.

Nous nous demanderons ensuite s’il est des cas où les nations pourront admettre à l’avance que ce recours sera obligatoire.

Il sera nécessaire ensuite d’établir une procédure d’arbitrage acceptée par tous ; sur tous ces points, nous pourrons prendre pour guide le projet russe, qui vient d’être distribué.

L’énumération des cas où l’arbitrage est conventionnellement obligatoire ou facultatif étant établie, et la procédure étant fixée, quels seront les moyens à employer pour en généraliser la pratique ?

Y aura-t-il lieu de procéder de préférence par l’extension du système des traités d’arbitrage permanent, par l’introduction de la clause compromissoire dans les actes internationaux ?

Ou, au contraire, y aura-t-il lieu d’établir d’une manière permanente une institution internationale à laquelle un mandat serait donné :

1o Soit à titre d’organe simplement intermédiaire, agissant pour rappeler aux parties l’existence des conventions, l’application possible de l’arbitrage et s’offrant à mettre en mouvement la procédure ;

2o Soit à titre d’institution de conciliation préalable à toute discussion juridique ;

3o Soit enfin à titre de juridiction sous la forme d’un tribunal international ?

Si la Commission approuve cet exposé, l’ordre de nos discussions s’en trouvera facilité.
B. discours d’ouverture des travaux de la commission d’arbitrage en 1907

De 1899 à 1907, la « Convention pour le règlement pacifique des conflits internationaux » a fait ses preuves : elle a permis de régler, par des arbitrages de la Cour permanente de La Haye, quatre conflits entre des grandes Puissances, ainsi que l’incident de Hull qui opposa l’Angleterre à la Russie pendant la guerre russo-japonaise.

En 1907, il y avait lieu de réviser et d’améliorer cette convention pour en faire un instrument plus efficace encore. C’est dans ce but que la première Commission, présidée par M. Léon Bourgeois, se livra à une étude approfondie de l’arbitrage, des juridictions internationales et des questions connexes. Le Président en ouvrit les travaux en ces termes :

 Messieurs,

C’est avec une émotion profonde que je reprends, après huit années écoulées, la présidence de cette Commission « de l’arbitrage » aux travaux de laquelle est due la convention du 29 juillet 1899 pour le règlement pacifique des conflits internationaux — la première des trois conventions inscrites dans l’acte final de la première Conférence de la Paix.

Plusieurs — et parmi les plus éminents — des collaborateurs de notre œuvre de 1899 ne sont malheureusement plus ici pour la poursuivre avec nous : la mort nous a enlevé l’éminent Président de la première Conférence M. de Staal, Sir Julian Pauncefote, l’un des initiateurs de la création de la Cour permanente, M. Holls auquel revient une si grande part dans l’institution des commissions d’enquête internationales.

Messieurs, en adressant à leur mémoire un salut respectueux et reconnaissant, je répondrai certainement à votre intention à tous. Et vous vous associerez également au souvenir de gratitude que je dois à ceux des membres du comité d’examen de la convention d’arbitrage qui comme M. le Comte Nigra, M. Odier, et notre excellent rapporteur, M. le Baron Decamps, sont pour des causes diverses retenus loin de nous.

En rappelant aujourd’hui les noms de tous ces bons ouvriers de la première heure, je réponds, j’en suis sûr, à la pensée de ceux de leurs collaborateurs d’autrefois — nos excellents collègues du comité de 1899 — MM. de Martens, Asser, Lammasch, Zorn, d’Estournelles de Constant, que j’aperçois au milieu de nous, — dont la Conférence nouvelle va retrouver l’expérience et le dévouement, — et dont la bonne volonté, l’esprit d’entente et d’harmonie réciproque, tant de fois et si heureusement éprouvés au cours de nos délibérations de 1899, aideront puissamment cette année encore au succès de nos travaux.

Messieurs, jusqu’en 1899, les conflits internationaux ne trouvaient qu’accidentellement leur solution par les voies du droit. En reconnaissant « la solidarité qui unit les membres de la société des nations civilisées, en inscrivant dans l’article 27 le devoir pour les puissances signataires, « dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte, » la convention du 29 juillet 1899 a fait du règlement pacifique des conflits internationaux le but nécessaire et comme le premier objet de cette « société des nations. »

Aux termes de l’article Ier, les puissances conviennent d’employer tous leurs efforts pour assurer le règlement pacifique des différends. Aux termes de l’article 16, elles recommandent l’arbitrage « comme le moyen le plus efficace et en même temps le plus équitable de régler les litiges qui n’ont pas été résolus par la voie diplomatique. »

En réunissant au bas de la convention de 1899 les signatures de 17 nations nouvelles le protocole tout récent du 14 juin 1907 constitue, on peut le dire, la consécration universelle et définitive de ces principes par le monde civilisé.


Mais la Conférence de 1899 a fait plus que poser le principe du recours au droit ; elle s’est efforcée de le faciliter.

Tout d’abord, elle rappelle ou propose aux États les divers moyens propres à résoudre pacifiquement leurs différends : la conciliation par esprit de solidarité et par voie de médiation ou de bons offices, l’enquête, l’arbitrage.

En second lieu, prévoyant l’application pratique de ces moyens, la convention en organise le fonctionnement.

Elle constitue, sous le nom de Cour permanente d’arbitrage, un corps d’arbitres, officiellement désignés par leurs gouvernements comme particulièrement capables et dignes d’en remplir éventuellement les fonctions, et parmi lesquels peut s’exercer ce droit de choisir ses juges, qui est de l’essence même de la justice arbitrale.

En troisième lieu, la convention de 1899 offre aux États en litige un certain nombre de règles de procédure facultatives, mais qu’on sait avoir été soigneusement étudiées non seulement au point de vue théorique du droit, mais aussi au point de vue pratique et diplomatique, qu’on sait avoir été agréées non seulement par des jurisconsultes, mais par la grande majorité et aujourd’hui par l’unanimité des États, et qui se présentent ainsi avec la consécration officielle résultant de leur insertion dans une convention dûment ratifiée.

Quiconque a été mêlé à un arbitrage entre nations sait les incidents qui, peu importants en apparence, risquent cependant, sinon d’arrêter, tout au moins de retarder le cours de la justice arbitrale. Les dispositions de la convention de 1890, en garantissant le caractère contradictoire de la procédure, l’impartialité des débats, le bon ordre des discussions et la loyauté des preuves, permettent aux Parties de résoudre facilement ces difficultés. Les règles de procédure de 1899 ne sont applicables qu’à ceux qui volontairement s’y soumettent. Quel meilleur éloge pourrait-on en faire que de constater l’heureuse disposition des plaideurs à en demander l’application ?

Enfin la convention offre à l’institution de l’arbitrage un siège accepté de tous et une installation qui permet à la juridiction internationale l’accomplissement de sa mission, en attendant l’inauguration du Palais dont nous verrons incessamment poser la première pierre, palais dû à la générosité de M. Andrew Carnegie, à qui je tiens à exprimer, Messieurs, notre gratitude.

Le 9 avril 1901, conformément aux termes de l’article 26, alinéa 2, adopté sur la proposition de M. Louis Renault, tous les États — même ceux qui n’étaient pas représentés à la Conférence ont reçu la notification qui ouvre en fait la Cour à toutes les Nations.

Depuis cette époque, la vie normale de l’institution internationale est assurée et l’expérience montre comment, grâce aux nouvelles règles établies, le fonctionnement de l’arbitrage peut devenir chaque jour plus pratique et plus simple. Qu’il soit permis ici de rendre hommage à cet égard à MM. les membres du conseil administratif et, en particulier, aux distingués secrétaires généraux, qui s’y sont succédés, M. le baron Melvil van Lynden, M. Ruyssenaers, M. le baron Michiels van Verduynen.


Comme une suite naturelle de l’organisation du recours à l’arbitrage et de l’institution de la Cour permanente, la notion de justice internationale est entrée dans le domaine de la réalité pratique.

L’opinion des peuples s’en est vite emparée, impatiente de jouir sans délai de sa pleine réalisation, tant sont grands les besoins d’équité, auxquels conduit naturellement le progrès de la civilisation. La légitime prudence des gouvernements s’y est accoutumée.

De là cette longue série de conventions permanentes d’arbitrage, prévue, en quelque sorte, dès 1899, par l’article 19 de la convention : Conventions générales, auxquelles les circonstances ont tantôt imposé encore certains ménagements, tantôt permis une application sans restrictions ; — Conventions spéciales, visant telles ou telles matières particulières, interprétation de traités de commerce, de prévoyance sociale, de travaux publics communs. En tout 33 traités particuliers, dûment notifiés, entre États déclarant s’engager désormais à appliquer, dans leurs relations réciproques, autant qu’il leur a paru possible, le principe consacré par la convention de 1899.

Ce n’est pas tout. À un point de vue pratique immédiat, l’institution des commissions d’enquête et les dispositions relatives aux tribunaux d’arbitrage ont pu, en moins de dix ans, justifier leur introduction dans le droit des gens moderne.

Au cours de la dernière guerre, un événement malheureux se produisit dans la mer du Nord, entraînant dommages matériels et perte de vies humaines. Un grave conflit était à redouter entre deux des plus grandes puissances du monde. Il fut fait appel à la convention de 1899 et le conflit fut écarté par le recours à une commission d’enquête.

L’existence même dans le droit positif international de cette voie de droit, la souplesse des dispositions qui l’établissent, ont permis à deux grands États, sans que leur dignité nationale en pût souffrir la moindre atteinte, d’obtenir, en cinq mois à peine, le règlement pacifique d’un différend dont, en d’autres temps, les conséquences eussent pu être les plus graves.

Par ailleurs, quatre sentences d’arbitrage ont été rendues à La Haye en conformité de la Convention. Nul n’a oublié, Messieurs, quelle part revient à l’initiative américaine, particulièrement à celle de M. le Président Roosevelt, dans la mise en mouvement de la nouvelle juridiction :

— en 1902, arbitrage entre les États-Unis et le Mexique, affaire dite des fonds pieux de Californie ;

— en 1903, arbitrage entre l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Italie, la Belgique, l’Espagne, les États-Unis, la France, le Mexique, la Norvège, les Pays-Bas, la Suède, le Venezuela, affaire du traitement préférentiel des créanciers du gouvernement vénézuélien ;

— en 1905, arbitrage entre le Japon et l’Allemagne, la France, la Grande-Bretagne, affaire dite des Baux perpétuels au Japon ;

— en 1905 également, arbitrage entre la Grande-Bretagne et la France, affaire dite des Boutres de Mascate.

En quelques mois ces litiges ont reçu leur solution, alors que l’histoire des arbitrages montre quels étaient jadis les lenteurs, les arrêts, les incidents dus à l’incertitude de la procédure, et il n’est pas téméraire de se demander si, sans la Convention de 1899, il eût été possible de substituer, comme dans l’affaire du Venezuela, aux rigueurs d’une action navale, l’emploi pacifique d’un recours au droit.

Mais il ne suffit pas de constater les résultats obtenus : notre devoir est maintenant de considérer l’avenir.

D’une part, comme toute œuvre humaine, la Convention de 1899 a ses imperfections. D’autre part, ses conséquences pratiques immédiates ont eu des répercussions plus lointaines. Elle a éclairé les esprits, mis en mouvement les consciences, et des résultats qu’elle a déjà produits, sont nés des espoirs et des besoins nouveaux.

Est-il possible de perfectionner les accords, les institutions de 1899 ? Est-il possible de rendre leur action plus fréquente, plus efficace, plus étendue ? Est-il possible, suivant les termes de l’acte final de la Conférence, « de fortifier encore le sentiment de la justice internationale et d’étendre l’empire du droit ? »

La circulaire du gouvernement russe en date du 3 avril 1906 a indiqué déjà plusieurs des améliorations dont la pratique a démontré l’utilité et dont les textes sont susceptibles.

Sans parler des préoccupations qui se sont fait jour sur le mode d’organisation de la Cour elle-même, l’expérience a conduit à penser que, pour certains litiges secondaires d’ordre plus ou moins technique, nécessitant une solution simple, rapide et peu coûteuse, les règles de 1899 pourraient être utilement assouplies en une sorte de procédure sommaire.

Au point de vue des commissions d’enquête, l’expérience a également montré que les dispositions du titre III. seraient avantageusement complétées par quelques règles générales de procédure, facilement applicables, auxquelles pourraient se reporter, ou les États en passant leur compromis d’enquête, ou les commissaires enquêteurs au cours de leur mission.

L’extension soit de l’arbitrage, soit, plus généralement, de la juridiction internationale à de nouveaux objets est de même, d’ores et déjà, inscrite à votre programme et soumise à vos délibérations. Les deux propositions annoncées à la première séance plénière de la Conférence : l’une par M. le baron de Marschall touchant la question des prises maritimes, l’autre par M. le général Porter au sujet du recouvrement des dettes publiques par la force, visent, quoique à des points de vue et par des moyens très différents, à étendre le domaine des institutions juridiques internationales et montrent la confiance croissante dont elles sont l’objet.

Il n’appartient pas à votre Président de déterminer le champ de vos débats et de prévoir les problèmes qui peuvent encore vous être soumis.

Il ne peut pas cependant ne pas se rappeler à quelles longues et intéressantes discussions a donné lieu en 1899 la question de savoir dans quels cas, dans quelle mesure et dans quelles conditions, l’obligation de recourir à la procédure d’arbitrage pouvait être acceptée soit par des traités particuliers, soit par des conventions plus générales. Elle ne manquera sans doute pas d’être examinée de nouveau devant vous.

Certainement elle ne se posera pas dans les termes où elle est en fait déjà résolue entre certains d’entre les États représentés ici : les traités d’arbitrage conclus entre l’Italie et le Danemark, le Danemark et les Pays-Bas, le Chili et la République Argentine contiennent, vous le savez, la clause du recours obligatoire à l’arbitrage sans aucune restriction. Nous savons tous qu’autant il est possible à deux États de consentir séparément et après un examen réfléchi de leur situation réciproque une convention semblable, autant il est impossible d’étendre à l’ensemble des nations le lien d’une obligation aussi absolue.

Mais on ne manquera pas de nous rappeler comment, pour des objets rigoureusement déterminés, le recours obligatoire à l’arbitrage s’est introduit en fait et très largement dans la pratique internationale grâce à la signature d’un grand nombre de traités particuliers. La plupart des États, sinon tous, agissant séparément, ont accepté l’obligation de recourir à l’arbitrage pour une certaine catégorie de différends : soit d’ordre juridique, tels que le régime des sociétés commerciales ou industrielles, les matières de droit international privé, la procédure civile ou pénale, la fixation des dommages-intérêts en cas de responsabilité établie ; soit relatifs à l’interprétation des traités, à condition qu’ils ne mettent en cause ni les intérêts vitaux, ni l’indépendance ou l’honneur des États, ni les intérêts des tierces puissances.

Un de nos plus savants collègues, M. le Dr Zorn, disait en 1899 : « Quand la Cour permanente sera établie et qu’elle fonctionnera, le moment opportun viendra où, après des expériences particulières, on pourra énumérer des cas d’arbitrage obligatoire pour tous. » Il pourra paraître intéressant de se demander si le moment opportun est arrivé et s’il ne serait pas d’une portée morale considérable de consolider par un engagement commun les stipulations déjà conclues séparément entre les diverses nations et de consacrer par une signature commune des clauses où nos signatures à tous se trouvent déjà, en fait, pour la plupart, apposées deux à deux.

Certes on pourra toujours dire que des sanctions matérielles manquent à nos engagements. Mais il faudrait, pour croire à leur inefficacité, méconnaître la puissance de l’idée et l’empire qu’exerce chaque jour davantage sur les actes des nations la conscience universelle. Et ce n’est pas ici qu’une pensée aussi décourageante trouverait un écho parmi ces délégués des nations venus de tous les points du monde pour affirmer leur confiance mutuelle et leurs communes espérances, et qui ont applaudi les éloquentes paroles par lesquelles notre cher Président, M. Nélidow, nous conviait à marcher vers l’étoile lumineuse de la Paix et de la Justice universelles.

Messieurs, votre Président s’excuse d’avoir aussi longtemps retenu votre attention. Il n’a pas, en exposant les divers problèmes qui sont posés ou peuvent être posés devant vous, entendu prendre parti sur les solutions possibles. Il s’est borné à fixer avec vous les yeux sur le domaine dont nous aurons à déterminer les limites et les méthodes d’exploration. Pour lui, il ne peut que répéter aujourd’hui ce qu’il disait, il y a huit ans, en ouvrant les travaux de vos devanciers : « Nous avons cette bonne fortune qu’aucune division ne peut exister entre nous sur les idées générales d’où notre œuvre peut procéder. Nous sommes assurés de partir ensemble dans une même direction sur une route commune : le devoir de votre Président sera de mettre le plus loin possible sur cette route le point jusqu’auquel nous pourrons poursuivre ensemble notre chemin. »

C. — LES DÉBATS SUR L’ARBITRAGE EN 1907


À la suite du discours d’ouverture du Président, une discussion qui dura plusieurs semaines se poursuivit sur la question de l’« arbitrage obligatoire ». Il s’agissait de savoir si l’ensemble des États représentés consentiraient à soumettre, dans l’avenir, certains conflits déterminés au règlement par l’arbitrage et si cette obligation pourrait être consacrée par un traité mondial liant tous les États les uns envers les autres.

À la séance du 23 août 1907, M. Léon Bourgeois résuma les travaux du Comité d’Examen chargé spécialement d’étudier cette question :


Si les observations générales sont épuisées, nous allons procéder au vote sur chaque point des propositions américaine, anglaise, portugaise, etc., relatives à l’arbitrage obligatoire.

Avant de voter, je crois utile de faire trois constatations.

La première, c’est que, quelles qu’aient été les difficultés, l’animation et parfois la vivacité de nos débats, il s’est dégagé un sentiment commun qui nous réunit tous.

On peut dire en effet que la volonté unanime des membres du Comité d’Examen est que l’arbitrage obligatoire sorte victorieux de la Conférence de la Paix. Tous, nous avons, à tour de rôle, exprimé cette volonté, et M. le Baron Marschall l’a fait en termes particulièrement heureux. Sur le principe, nous sommes donc d’accord et nous devons le proclamer hautement.

En second lieu, la discussion a eu ce résultat de faire apparaître des difficultés que nous pressentions dès le début. Ainsi, dès la première séance, de vives critiques ont été dirigées contre le système consistant à soumettre à l’arbitrage obligatoire des ensembles de traités. Grâce aux patients travaux de plusieurs de nos collègues, tels que MM. de Hammarskjold et Fusinato, les questions soumises à votre examen sont toutes définies par la détermination de l’objet. Nous nous sommes donc mis d’accord sur ce second point : éclaircir le problème, et nous mettre en présence, non plus de traités pris dans leur ensemble, mais de cas particuliers considérés dans leur réalité objective.

Enfin, notre entente s’est affirmée sur un troisième point. Le Baron Marschall nous a dit que l’Allemagne était disposée, pour les traités à conclure et quand la matière le comporterait, à faire pénétrer l’arbitrage obligatoire dans la pratique internationale. Cette adoption habituelle de la clause compromissoire constitue pour l’avenir, Messieurs, comme une règle de conduite qui s’imposera moralement à la communauté internationale.

Notre accord sur ces divers principes étant ainsi reconnu, la question se pose maintenant de savoir s’il est possible de constituer entre nous dès aujourd’hui un lien de droit sur des cas d’arbitrage définis.

Je remercie le Comte Tornielli de nous avoir indiqué quelle serait, pour parvenir à une entente sur ce dernier point, la meilleure méthode de votation.

Je crois que nous pouvons, comme il l’a suggéré, prendre l’un après l’autre chacun des articles des listes qui nous sont soumises et faire connaître notre avis successivement sur chacun d’eux sans être en rien engagés par là pour notre vote final.

Nous resterons ainsi maîtres de nos décisions d’ensemble jusqu’au terme de la discussion et les résultats de ces votes particuliers nous éclaireront et nous guideront dans nos résolutions définitives.

Si vous voulez bien, Messieurs, vous associer à ces diverses considérations, il en résultera pour le débat une aisance plus grande. Cela nous rapprochera du but que nous ne cessons d’avoir en vue : sortir d’ici d’accord.


D. — LE VOTE SUR L’ARBITRAGE


À la séance du 5 octobre 1907 de la Commission de l’arbitrage, M. Léon Bourgeois résuma l’esprit des débats qui allaient se terminer par un vote :


Après les deux séances qui viennent d’avoir lieu, la Commission est au soir d’une admirable journée de travail et de discussion.

Beaucoup ont trouvé long le temps consacré à nos travaux par le Comité d’examen. J’espère que ceux qui n’ont pas assisté à ses séances reconnaîtront que ce temps n’a pas été perdu : c’est grâce à lui qu’un pareil débat a pu se poursuivre et une solution se préparer.

Un égal hommage doit être rendu à tous, aussi bien à ceux qui ont combattu qu’à ceux qui ont soutenu le projet, car c’est de cette collaboration contradictoire que résulte toute lumière, et l’on peut dire que tous ont également contribué à nos décisions définitives.

Je n’ai pas voulu intervenir dans la discussion, mais je ne puis la clore sans exprimer mon sentiment personnel et mes conclusions.

Comme président, j’ai d’ailleurs un devoir à remplir. J’ai promis de mener le plus loin possible sur la route l’ensemble de nos bonnes volontés.

Je dois encore faire tout mon effort pour que le travail qu’ont fourni nos 11 séances de Commission et nos 17 séances de Comité d’examen ne demeure pas inutile, et pour qu’il en reste le plus grand fruit.

Pour cela, je dois d’abord mettre en lumière ce qui nous réunit. Je dois tâcher de limiter exactement les points qui nous divisent et de ne pas laisser croire qu’ils s’étendent à d’autres objets.

On a déjà rappelé ici mes paroles du mois d’août : « Nous sommes ici pour nous unir et non pour nous compter. »

Je ne les oublie pas lorsque je cherche par quel moyen il est possible de faire faire à la grande cause de l’arbitrage un progrès nouveau, avec l’aide de tous.


Le principe de l’arbitrage obligatoire n’est plus contesté.

Tous ont fait des déclarations en ce sens. Pour sa part, le Baron de Marschall nous l’a dit nettement : « Le gouvernement allemand est aujourd’hui favorable en principe à l’idée de l’arbitrage obligatoire. »

Tous se réjouissent de voir les traités d’arbitrage permanent obligatoire se multiplier (33 traités de 1899 à 1907). Tous ont applaudi au traité italo-argentin, conclu ici il y a quelques jours.

Tous enfin sont convaincus que l’application de l’arbitrage obligatoire « peut être faite à tous les conflits juridiques et relatifs à l’interprétation des traités. » La preuve en est donnée dans de nombreux traités de l’Italie, de l’Allemagne, de l’Angleterre, des États-Unis, de la République Argentine.

Mais les deux questions qui restent posées sont les suivantes :

1o Pour ces conflits d’ordre juridique ou relatifs à l’interprétation des traités, l’arbitrage obligatoire peut-il être établi par une convention générale universelle ?

Oui, répond votre Comité par 14 voix contre 4, sauf la réserve nécessaire de l’indépendance et des intérêts vitaux.

2o Même pour certains de ces conflits, l’arbitrage obligatoire ne peut-il être établi sans réserve de ce genre par la même Convention ? Oui, répond encore votre Comité par 13 voix contre 4 et une abstention.

Sur le premier de ces deux points, l’opposition semble la plus vive. On critique avec force cette clause de la réserve des intérêts vitaux, mais c’est seulement parce qu’on la trouve trop élastique, et que l’arbitrage n’est pas alors suffisamment obligatoire. Nous ne demandons qu’à suivre, et c’est par sagesse que nous n’allons pas plus loin.

N’avons-nous pas du reste le droit de rappeler que la Délégation allemande reconnaît elle-même dans certains cas l’utilité, la valeur morale, de cette clause ; et n’en admet-elle pas elle-même l’insertion dans les dispositions relatives au compromis devant la Cour permanente ?

Elle n’a, nous le répétons, qu’une valeur morale mais cela est-il négligeable ? Et n’est-ce pas précisément cette portée de la réserve qui laisse à la Convention sa haute valeur aux yeux du monde civilisé, sans qu’il en résulte de péril pour les intérêts légitimes des divers États ?

Sur le second point, l’accord est beaucoup plus facile : tout le monde admet également le principe de cas d’arbitrage sans réserve. Mais quelques-uns demandent du temps pour se livrer à des études techniques sur chacun des cas proposés.

Au fond on nous conteste seulement deux choses :

1o Le droit d’appeler, dans la convention même, toutes les Puissances à consentir pour les conflits d’ordre juridique le recours obligatoire à l’arbitrage sous réserve de leurs intérêts essentiels, alors que l’on admet, d’ailleurs, cet arbitrage même sans réserves dans tous les traités particuliers.

2o Le droit de former, soit dans un article de la convention même, soit dans un protocole annexé à cette convention, le lien de droit établissant l’arbitrage sans réserves pour certains cas déterminés, entre les puissances qui sont, à charge de réciprocité, déjà prêtes à le consentir.

En somme, on veut bien pour les conflits que nous avons définis établir l’arbitrage obligatoire :

Soit entre des États pris deux à deux et traitant en dehors de la Conférence ;

Soit même entre tout ou partie des Puissances représentées ici, à la condition qu’elles ne prennent pas d’engagement, soit dans la convention universelle pour le Règlement pacifique, soit même sous une forme quelconque, tant que cette Conférence ne se sera pas séparée.

Est-ce donc pour une vaine question de forme que nous discutons ?

Que demandons-nous ?

L’affirmation du principe de l’arbitrage obligatoire pour les conflits d’ordre juridique, avec le droit à la réserve pour les intérêts vitaux des États ;

L’affirmation qu’il y a pour les peuples civilisés certains ordres de questions, soit de nature purement financière, soit se rattachant précisément aux intérêts internationaux communs à tous les peuples, pour lesquels on veut définitivement que le droit soit la seule règle entre les nations.

Enfin, nous demandons que ceux qui déjà ont leur volonté arrêtée en ce sens puissent constater ici cette volonté.

Mais ce qui nous importe surtout, c’est la signification que prendront nos actes, suivant que nos signatures seront données, ou non, au bas d’une « Convention de La Haye. » Ce qui nous importe, c’est qu’on ne puisse pas dire que la seconde Conférence de La Haye s’est séparée sans avoir fait faire un progrès décisif à la cause de l’arbitrage international.

Dans la note communiquée par le gouvernement russe à la première Conférence de 1899, il était éloquemment « parlé de cette catégorie de traités qui expriment toujours et nécessairement la concordance d’intérêts identiques et communs de la Société internationale. »

La note russe, en s’exprimant en ces termes, visait les Unions universelles — telles que les unions postale, télégraphique, sanitaires, etc…

Mais s’il y a ainsi entre tous les peuples des intérêts d’ordre matériel, économique, sanitaire qui leur sont communs à tous et pour la défense desquels ils se sentent étroitement solidaires, on peut dire, depuis 1899, qu’ils ont également reconnu qu’il y avait entre eux un intérêt supérieur à tous ceux-là ou pour mieux dire un intérêt plus général encore et dont la sauvegarde garantit en même temps la protection de tous les autres : c’est celui du maintien de la paix, de la paix fondée sur le respect des droits réciproques, et sans laquelle tous les autres biens communs des nations peuvent se trouver compromis.

Il y a, disait en 1899 le rapporteur de la Convention du 29 juillet, une « Société des nations » et le règlement pacifique des conflits entre elles est le premier objet de cette société.

Or, Messieurs, c’est à La Haye que cette société a pris véritablement conscience d’elle-même — c’est l’institution internationale de La Haye qui la représente aux yeux du monde ; c’est là que s’élaborent aussi bien dans la législation de la guerre que dans celle de la paix, les règles de l’organisation et du développement de cette société et comme le Code de ses actes organiques.

Tout ce qui se fait ici prend cette haute signification d’être le fruit du consentement commun de l’humanité. Rappelez-vous ce qu’ont cru devoir faire nos collègues de l’Italie et de la République Argentine lorsqu’ils ont passé il y a quelques jours l’un des traités les plus complets et les plus hardis d’arbitrage obligatoire ; ils ont tenu à en communiquer le texte, en séance plénière, à notre Conférence, comme s’ils reconnaissaient que le traité n’aurait toute sa valeur qu’après avoir reçu ici la consécration de l’assentiment universel.

Est-il d’ailleurs possible d’espérer que, par la voie d’accords isolés, on arrive jamais à des formules d’entente propres à concilier tous les États ?

Les négociations isolées risquent naturellement d’aboutir à des rédactions différentes, non seulement parce qu’elles reflètent l’état d’esprit particulier à telle ou telle nation, mais encore parce qu’une Puissance peut refuser à telle autre Puissance telle concession particulière qui la placerait peut-être vis-à-vis de celle-ci dans une situation d’infériorité pour l’avenir, alors qu’elle consentira à prendre le même engagement envers l’ensemble des États du monde, en vue du bien immense que lui assure en retour la garantie supérieure de l’entente universelle.

On nous accuse de rêverie et l’on semble croire que les Conventions universelles d’arbitrage ne peuvent s’accorder avec les intérêts réels de la politique des divers États.

Un État est, nous dit-on, une formation historique dont les conditions d’existence et de développement ne peuvent être subordonnées aux liens d’un traité conclu sans connaissance particulière de la situation de l’autre contractant. On dit encore : Il n’est pas possible de consentir à ce que les conditions de puissance d’une nation soient transformées ; il n’est pas possible que des conditions différentes soient juridiquement déterminées par les articles d’une convention abstraite et impersonnelle.

Il ne s’agit point, et il ne s’est jamais agi dans nos délibérations des deux Conférences de La Haye, de chercher à modifier les conditions de puissance des diverses nations, d’intervenir dans le développement légitime qu’exigent leur tradition historique, leurs forces présentes et l’avenir de leur génie. Considérant que chaque nation est une personne souveraine, égale aux autres en dignité morale, et ayant, qu’elle soit petite ou grande, faible ou puissante, un titre égal au respect de ses droits, une égale obligation à l’accomplissement de ses devoirs, les États du monde réunis à La Haye cherchent seulement à étendre entre eux, comme on l’a dit, l’empire du droit, à garantir à tous, équitablement, sous le règne bienfaisant de la paix, leur évolution naturelle, à faire, en deux mots, que le développement de chacun se continue librement mais justement, c’est-à-dire sans atteinte au droit semblable de chacun des autres.

Ce n’est pas une rêverie, c’est une vérité d’expérience qui chaque jour se vérifie entre les nations comme entre les individus, qu’un réseau toujours plus serré d’intérêts communs unit les êtres vivants. Les échanges de toutes sortes, matériels, économiques, intellectuels et moraux ne cessent de s’accroître et la solidarité qui en résulte entre les nations est tellement étroite aujourd’hui que le trouble apporté entre deux seulement d’entre elles, dans leurs relations de droit et de paix, a son immédiate répercussion sur toutes les autres nations.

Qu’il y ait ici un centre où ces intérêts communs se reconnaissent et se définissent dans des conférences universelles où leur garantie réciproque est assurée par des conventions d’arbitrage ou de juridiction internationale, ce n’est pour aucune d’elles une menace, c’est pour toutes une sauvegarde.

En consentant dans une mesure prudente et sage, pour des objets nettement déterminés et choisis après un examen attentif, à soumettre aux décisions arbitrales les conflits que peuvent faire naître entre elles certains différends d’ordre juridique, l’interprétation de certaines conventions, la liquidation de certaines créances, en constituant ainsi au milieu d’elles un domaine également ouvert à tous les États civilisés, soumis exclusivement et obligatoirement à l’empire du droit, les Puissances représentées à La Haye n’auront pas seulement fait faire, plus rapidement que par tout autre moyen, un progrès décisif à la grande cause de l’arbitrage, elles auront affirmé ce qu’elles ne peuvent faire par une autre méthode une volonté commune du respect du droit, un sentiment commun de la solidarité de leurs devoirs. Et ce sera peut-être la leçon de morale la plus haute qui puisse être donnée à l’humanité.

Messieurs, j’ai trop souvent éprouvé, au cours de nos travaux, le désir d’entente et la bonne volonté réciproque qui nous anime, pour ne pas espérer entre nous un accord définitif.


Conclusion des débats sur l’arbitrage


À la suite de ce discours, l’assemblée passa au vote sur le projet anglo-américain d’arbitrage obligatoire, dont le texte est inséré en annexe au présent volume.

Les deux premiers articles qui consacrent pour certains cas le recours obligatoire à l’arbitrage et instituent un lien mondial entre les États, furent adoptés par 35 puissances contre 5 et 4 abstentions.

Ont voté pour, 35 :

États-Unis d’Amérique, République Argentine, Belgique, Bolivie, Brésil, Bulgarie, Chili, Chine, Colombie, Cuba, Danemark, République Dominicaine, Équateur, Espagne, France, Grande-Bretagne, Guatémala, Haïti, Italie, Mexique, Nicaragua, Norvège, Panama, Paraguay, Pays-Bas, Pérou, Perse, Portugal, Russie, Salvator, Serbie, Siam, Suède, Uruguay Venezuela.


Ont voté contre, 5 :

Allemagne, Autriche-Hongrie, Grèce, Roumanie, Turquie.


Se sont abstenus, 4 :

Japon, Luxembourg, Monténégro, Suisse.


Quant à l’ensemble du projet qui réglait le fonctionnement de l’arbitrage obligatoire, notamment dans certains cas où il devait être employé sans exception de « l’honneur ou des intérêts vitaux, » il fut adopté par 32 voix contre 9 et 3 abstentions.


Ont voté pour, 32 :

États-Unis d’Amérique, République Argentine, Bolivie, Brésil, Chili, Chine, Colombie, Cuba, Danemark, République Dominicaine, Équateur, Espagne, France, Grande-Bretagne, Guatémala, Haïti, Mexique, Nicaragua, Norvège, Panama, Paraguay, Pays-Bas, Pérou, Perse, Portugal, Russie, Salvator, Serbie, Siam, Suède, Uruguay, Venezuela.


Ont voté contre, 9 :

Allemagne, Autriche-Hongrie, Belgique, Bulgarie,Grèce, Monténégro, Roumanie, Suisse, Turquie.

Abstentions, 3 :

Italie, Japon, Luxembourg.


La Conférence, cherchant alors à préciser les points d’accord unanime qui se dégageaient de cette longue discussion de quatre mois, vota la « Déclaration » suivante :


La Conférence, se conformant à l’esprit d’entente et de concessions réciproques qui est l’esprit même de ses délibérations, a arrêté la Déclaration suivante qui, tout en réservant à chacune des Puissances représentées le bénéfice de ses votes, leur permet à toutes d’affirmer les principes qu’Elles considèrent comme unanimement reconnus :

Elle est unanime,

1o À reconnaître le principe de l’arbitrage obligatoire ;

2o À déclarer que certains différends, et notamment ceux relatifs à l’interprétation et à l’application des stipulations conventionnelles internationales, sont susceptibles d’être soumis à l’arbitrage obligatoire sans aucune restriction.

Elle est unanime enfin à proclamer que, s’il n’a pas été donné de conclure maintenant une Convention en ce sens, les divergences d’opinion qui se sont manifestées n’ont pas dépassé les limites d’une controverse juridique, et qu’en travaillant ici ensemble pendant quatre mois, toutes les Puissances du monde non seulement ont appris à se comprendre et à se rapprocher davantage, mais ont su dégager, au cours de cette longue collaboration, un sentiment très élevé du bien commun de l’humanité.

2

LA JURIDICTION INTERNATIONALE EN 1899


L’arbitrage est un moyen de régler les conflits entre États. On a vu comment les Conférences de  1899 et  1907 se sont efforcées d’en préciser le fonctionnement. Pour le rendre d’un usage plus facile et plus habituel, on songea à créer des « Juridictions internationales » qui seraient toujours prêtes à servir de Tribunal en cas de conflits entre les nations.

C’est ainsi que la Conférence de 1899 créa la « Cour permanente d’arbitrage de La Haye » et celle de 1907 tenta d’établir, en outre, une « Cour de justice arbitrale. »

À la première Conférence, un projet anglais et un projet russe proposant l’institution d’une juridiction internationale au Comité d’examen de la Commission d’arbitrage qu’il présidait, M. Léon Bourgeois fit une déclaration au nom de la Délégation française :[3]


Tout en désirant observer, en ma qualité de Président, la plus stricte impartialité au cours de la discussion de cette importante question, je dois cependant exprimer l’opinion de la Délégation française ; je crois que le moyen de concilier ces deux devoirs est de faire, dès à présent, la déclaration générale suivante, qui m’assurera, par la suite, toute ma liberté pour présider le Comité.

Après avoir pris connaissance des diverses propositions tendant à l’établissement d’une institution internationale permanente en vue de généraliser la pratique de l’arbitrage, la Délégation française considère qu’il existe entre ces divers projets — notamment entre les deux projets émanant de la Délégation russe et de la Délégation britannique — une communauté de principes et de vues pouvant servir de base aux discussions de la Conférence. Elle ne croit donc pas nécessaire de déposer à son tour un projet particulier. Mais dès le début de la discussion en comité, elle désire déterminer les idées générales qui la guideront dans ce débat, fixer les points sur lesquels elle est d’accord en principe avec les auteurs de ces deux projets et, enfin, indiquer certaines propositions qui lui paraîtraient pouvoir compléter heureusement le système proposé et en faciliter l’application.

En établissant le caractère purement facultatif du recours non pas seulement à un Tribunal permanent, mais même à tout système d’arbitrage, et en excluant d’ailleurs expressément « tous les cas où seraient en cause les intérêts vitaux ou l’honneur national des États » — les projets soumis à notre examen nous paraissent avoir répondu aux premières objections qu’auraient pu soulever les scrupules les plus légitimes du sentiment national. Il importe qu’aucune apparence de contrainte morale ne vienne influer sur les déterminations d’un État, lorsque sa dignité, sa sûreté, son indépendance pourront lui sembler en cause.

C’est dans le même esprit de profonde prudence, et avec le même respect du sentiment national que, dans l’un et l’autre projet, on s’est abstenu d’inscrire le principe de la permanence des juges. Il est impossible, en effet, de méconnaître la difficulté d’instituer, dans la situation politique actuelle du monde, un Tribunal composé à l’avance d’un certain nombre de juges représentant les divers pays et siégeant d’une manière permanente dans des affaires successives.

Ce Tribunal donnerait, en effet, aux parties, non des arbitres choisis respectivement par elles en connaissance de cause et investis d’une sorte de mandat personnel de la confiance nationale, mais des juges au sens du droit privé, préalablement nommés en dehors du libre choix des parties. Une cour permanente, quelle que soit la haute impartialité de ses membres, risquerait de prendre aux yeux de l’opinion universelle le caractère d’une représentation des États ; les Gouvernements pouvant la croire soumise à des influences politiques ou à des courants d’opinion, ne s’accoutumeraient pas à venir à elle comme à une juridiction entièrement désintéressée.

La liberté du recours à l’arbitrage et la liberté dans le choix des arbitres nous paraissent, comme aux auteurs des deux projets, les conditions mêmes du succès de la cause que nous sommes unanimes à vouloir servir utilement.

Sous cette double garantie, nous n’hésitons pas à appuyer l’idée d’une institution permanente accessible en tout temps et chargée d’appliquer les règles et de suivre la procédure établie entre les Puissances représentées à la Conférence de La Haye.

Nous acceptons donc qu’un Bureau international soit établi pour assurer d’une façon continue les services du greffe, du secrétariat et des archives de la juridiction arbitrale ; nous croyons tout à fait utile la continuité de ces services, non seulement pour maintenir un point commun de correspondance entre les nations et pour rendre plus certaines l’unité de la procédure et, plus tard, celle de la jurisprudence, mais encore pour rappeler incessamment à l’esprit de tous les peuples, par un signe apparent et respecté, l’idée supérieure de droit et d’humanité dont l’invitation de S. M. l’Empereur de Russie permet aux États civilisés de poursuivre en commun la réalisation.

La Délégation française estime même qu’il est possible d’attribuer à cette institution permanente un rôle plus efficace. Elle pense que ce Bureau pourrait être investi d’un mandat international, nettement limité, lui donnant un pouvoir d’initiative propre à faciliter dans bien des cas le recours des Puissances à l’arbitrage.

Au cas où s’élèverait entre deux ou plusieurs des États signataires une des difficultés prévues par la Convention comme pouvant être l’objet d’un recours à l’arbitrage, le Bureau permanent aurait mandat de rappeler aux parties en litige les articles de la Convention visant cet objet et la faculté, ou l’obligation, par elle consentie, de recourir en ce cas à l’arbitrage ; il s’offrirait en conséquence à servir d’intermédiaire entre elles pour mettre en mouvement la procédure d’arbitrage et leur ouvrir l’accès de la juridiction.

C’est souvent une préoccupation légitime, un sentiment de l’ordre le plus élevé qui, précisément, empêchent deux nations de recourir aux voies de l’arrangement pacifique. Dans l’état actuel de l’opinion, celui des deux Gouvernements qui, le premier, demande l’arbitrage, craint de voir son initiative considérée dans son pays même comme un acte de faiblesse et non comme le témoignage de sa confiance dans son bon droit.

En donnant au Bureau permanent un devoir particulier d’initiative, on préviendrait, croyons-nous, cette appréhension. C’est en prévision d’un scrupule analogue que, dans des cas cependant plus graves et plus généraux, la troisième Commission n’a pas hésité à reconnaître aux neutres le droit d’offrir leur médiation, et pour les encourager à l’exercice de ce droit, elle a déclaré que leur intervention ne pourrait être considérée comme ayant un caractère non amical. À plus forte raison, dans les cas spéciaux ouverts par la présente Convention à la procédure d’arbitrage, il est possible de donner au Bureau permanent un mandat précis d’initiative. Il sera chargé de rappeler aux parties les articles de la Convention internationale qui lui sembleront avoir prévu le conflit qui les divise, et leur demandera, en conséquence, si elles consentent à recourir, dans les conditions prévues par elles-mêmes, à la procédure arbitrale, c’est-à-dire simplement à l’exécution de leurs propres engagements. À une question ainsi posée la réponse sera facile, et le scrupule de dignité, qui eût peut-être empêché tout recours, disparaîtra. Pour mettre en action une de ces puissantes machines par où la science moderne transforme le monde, il suffit de poser un doigt sur un point de contact : mais encore faut-il que quelqu’un soit chargé de faire ce simple mouvement.

La Délégation française estime que l’institution à laquelle serait confié ce mandat international aurait à jouer dans l’histoire un rôle noblement utile.[4]

3

ARBITRAGE ET JURIDICTION EN 1907


A. — LA COUR PERMANENTE ET L’ARBITRAGE OBLIGATOIRE


Au cours des débats sur l’arbitrage obligatoire (3 août 1907), M. Léon Bourgeois, en qualité de premier Délégué de la France, intervint pour montrer le lien qui rattache les deux questions de la Cour et de l’arbitrage :


J’ai écouté les objections qui ont été formulées, par plusieurs de nos collègues, avec tant d’éloquence et de force contre les projets de Cour permanente d’arbitrage déposés par les Délégations des États-Unis et de la Russie, et j’ai noté leurs inquiétudes dont nous devrons tenir le plus grand compte. Il semble cependant qu’il est possible de les rassurer.

Je partage les sentiments de Sir Edward Fry et de M. le marquis de Soveral ; et j’affirme que si les propositions que nous examinons pouvaient avoir pour conséquence la suppression de la Cour d’Arbitrage telle qu’elle a été instituée à La Haye en 1899, il n’y aurait pas ici contre elles un opposant plus résolu que moi.

M. Beernaert m’a fait le grand honneur de citer les paroles par lesquelles j’ai exprimé à plusieurs reprises mon attachement aux principes de la première Conférence et défendu le système de 1899 et la nomination des arbitres par les parties. Je n’ai rien à retrancher de ces paroles. Je pense toujours ce que je pensais alors des conditions d’organisation générale d’une Cour universelle d’arbitrage, lorsqu’on la considère dans l’ensemble de sa juridiction et lorsqu’il s’agit de l’ouvrir à tous les cas, même les plus graves, des conflits internationaux.

Mais il s’agit aujourd’hui d’une question tout autre, il s’agit de savoir si, pour des objets limités, dans des conditions spéciales, il n’est pas possible d’assurer plus rapidement et plus facilement le fonctionnement de l’arbitrage sous une forme nouvelle et nullement incompatible avec la première.

C’est dans cet esprit que la Délégation française, qui a déjà déposé deux propositions tendant à faciliter l’accès et à simplifier la procédure des juridictions internationales de La Haye, a librement examiné les propositions des États-Unis et de la Russie, et qu’elle donne aujourd’hui sa cordiale adhésion aux idées qui les ont inspirées.


Nous sommes tous animés du désir de faire progresser la cause de l’arbitrage. Mais nous paraissons nous diviser en deux groupes lorsque nous cherchons les meilleurs moyens à employer pour en multiplier les applications. Deux systèmes sont en présence : le premier consiste à proclamer l’obligation de l’arbitrage pour certains cas ; le second est basé sur la permanence d’un Tribunal fortement constitué.

Pour notre part, nous croyons qu’il est nécessaire de ne pas séparer ces deux moyens. Nous reconnaissons la force de certaines des critiques dirigées par M. Asser et M. Choate contre l’œuvre de 1899. Comme l’a dit M. Asser : « Il faut qu’il y ait des juges à La Haye. » Mais s’il n’y en a pas actuellement, c’est parce que la Conférence de 1899, envisageant dans son ensemble le champ ouvert aux arbitrages, a entendu laisser aux parties le soin de choisir leurs juges, choix essentiel dans toutes les causes d’une gravité particulière. Nous ne voudrions pas voir disparaître le caractère véritablement arbitral de la juridiction de 1899, et nous entendons maintenir ce libre choix des juges comme la règle supérieure et commune, pour tous les cas où une autre règle n’aura pas été stipulée.

Dans les conflits d’ordre politique, notamment, nous pensons que cette règle sera toujours la véritable règle de l’arbitrage et qu’aucun État, petit ou grand, ne consentira à aller devant un tribunal arbitral s’il n’est pas intervenu d’une façon décisive dans la désignation des membres qui le composent.

Mais en est-il de même dans les questions d’ordre purement juridique ? Ici les mêmes inquiétudes, les mêmes défiances peuvent-elles se produire ? Et chacun ne conçoit-il pas qu’un tribunal véritable, formé de véritables jurisconsultes, peut être considéré comme l’organe le plus compétent pour trancher les conflits de ce genre, et rendre des décisions sur de pures questions de droit ?

À nos yeux, c’est donc, selon la nature des affaires, l’ancien système de 1899, ou le nouveau système d’un tribunal vraiment permanent, qui pourra être préféré. En tout cas il n’est nullement question de rendre obligatoire ce nouveau système ; nul ne sera obligé d’user de l’un plutôt que de l’autre. Le choix entre la Cour de 1899 et le Tribunal de 1907 sera facultatif. Et, comme l’a si bien dit Sir Edward Fry, c’est l’expérience qui fera ressortir les avantages ou les inconvénients des deux systèmes ; c’est l’usage qui consacrera la meilleure des deux juridictions.

Messieurs, si nous avons reconnu l’impossibilité d’étendre la juridiction d’un Tribunal permanent à tous les cas d’arbitrage, nous serons également obligés de reconnaître l’impossibilité d’étendre à tous ces cas l’obligation de l’arbitrage lui-même, quelque forme qu’on veuille donner à cette juridiction.

Certes, quelques États comme l’Italie et le Danemark ont pu faire séparément des traités généraux d’arbitrage obligatoire, s’étendant sans aucune réserve à tous les cas, même aux conflits politiques. Mais qui peut espérer dans l’état actuel du monde voir une convention universelle embrassant même les conflits politiques, obtenir la signature de toutes les nations ?

Ici encore, nous sommes amenés à faire cette distinction entre les questions politiques et les questions juridiques, qui nous a, tout à l’heure, éclairés et guidés.

Pour les différends politiques, il ne paraît pas possible, en ce moment, de consacrer l’obligation par un traité universel. Mais au contraire, l’obligation de recourir à l’arbitrage n’est-elle pas acceptable pour tous les États dans les dfférends d’ordre purement juridique pour lesquels aucun d’eux ne voudrait risquer un conflit sanglant ? Sur ce terrain on peut espérer resserrer autour des nations le lien de l’arbitrage, on peut espérer qu’elles consentiront à en reconnaître l’obligation. Et quand je dis obligation, je dis obligation véritable et sans réserves : car pour ce groupe des questions juridiques, je repousse avec le Baron de Marschall la clause dite de « l’honneur et des intérêts vitaux. » Tous les jurisconsultes seront d’accord pour penser que ces mots introduisent dans les conventions une « condition potestative » qui leur enlève tout caractère de nécessité juridique et qui ôte toute valeur à l’engagement. Là où l’obligation sera possible, il faut qu’elle soit une réalité.


Ainsi, Messieurs, nous apercevons devant nous comme deux domaines distincts, celui de la permanence et celui de l’obligation. Mais dans les deux domaines nous aboutissons aux mêmes conclusions.

Il y a, dans le domaine de l’arbitrage universel une zone d’obligation possible et une zone de faculté nécessaire. Il y a tout un ensemble de questions politiques que l’état du monde ne permet pas encore de soumettre, universellement et obligatoirement, à l’arbitrage.

De même, dans le domaine de la permanence, il y a des affaires que leur nature même permet, et conseille peut-être, de soumettre à un Tribunal permanent.

C’est-à-dire qu’il y a des affaires pour lesquelles un Tribunal permanent est possible mais il y en a d’autres pour lesquelles le système de 1899 reste nécessaire, car seul il peut donner aux États la confiance, la sécurité sans lesquelles ils ne viendront pas devant des arbitres.

Or, il se trouve que les cas pour lesquels le Tribunal permanent est possible sont les mêmes que ceux pour lesquels l’arbitrage obligatoire est acceptable : ce sont, d’une façon générale, les cas d’ordre juridique. Tandis que les affaires politiques, pour lesquelles la liberté de recours à l’arbitrage doit être laissée aux États, sont précisément celles pour lesquelles il faut des arbitres plutôt que des juges, des arbitres librement choisis au moment même où naît le conflit. N’apercevons-nous pas maintenant par une analyse suffisante, les conditions exactes du problème ? Et n’est-ce pas la nature même des choses qui nous en fournit la solution ?

Messieurs, est-il possible de nous mettre d’accord pour donner la vie à ce programme ?

Tout en maintenant intacte cette grande Cour de 1899 dont les services sont déjà acquis à l’histoire, pouvons-nous constituer auprès d’elle — peut-être en elle-même — un tribunal plus restreint vraiment permanent et de caractère vraiment juridique, pour les causes purement juridiques ? Est-il possible de nous mettre d’accord pour déclarer que ces causes purement juridiques sont obligatoirement soumises à l’arbitrage ? Pourra-t-on ainsi consolider et fixer pour ainsi dire en partie l’institution internationale de l’arbitrage, à la fois dans ses juges et dans les objets de sa juridiction ?

Nous l’espérons et nous saluerons avec joie le jour où, près de la Cour de 1809, ou mieux à son foyer même et peut-être par elle-même, pourra être constitué un tribunal permanent pour les affaires d’ordre juridique dans des conditions telles que les plus petits comme les plus grands des États y trouvent des garanties égales pour la définition et la sûreté de leurs droits.


On a dit justement que dans les autres Commissions de la Conférence on s’était surtout occupé des questions touchant le régime de la guerre. Même dans notre Ire Commission, la Sous-Commission, où s’élabore sur l’initiative de nos collègues d’Allemagne et d’Angleterre le projet si intéressant d’une Cour des Prises, s’occupe en réalité d’une juridiction pour le temps de guerre. Ici seulement, dans notre Ire Sous-Commission, nous pouvons chercher à diminuer les risques de guerre, à consolider la paix.

Nous avons reconnu qu’il y avait actuellement deux moyens pratiques d’y parvenir et nous avons dit qu’à nos yeux ces deux moyens étaient inséparables : d’une part la définition d’un certain nombre de cas, d’obligation réelle de l’arbitrage ; d’autre part, l’établissement d’une juridiction réellement permanente.

Nous travaillerons de toutes nos forces en vue de ce double résultat.


Le monde veut la paix.

Pendant des siècles on a cru uniquement à cette formule : « Si vis pacem, para bellum, » c’est-à-dire que l’on s’est borné à l’organisation militaire de la paix. Nous n’en sommes plus là, mais il ne doit pas nous suffire de constituer l’organisation plus humaine, j’allais dire l’organisation pacifique de la guerre.

Les débats qui se sont déroulés ici nous ont montré les progrès de l’éducation des esprits en cette matière, le sentiment nouveau et chaque jour plus pressant de la solidarité des nations et des hommes dans la lutte contre les fatalités naturelles. Nous avons confiance dans l’action croissante de ces grandes forces morales et nous espérons que la Conférence de 1907 fera faire un pas décisif à l’œuvre entreprise en 1899 en assurant pratiquement et réellement l’organisation juridique de la paix.


B. — LES PROGRÈS ET L’AVENIR DE L’ARBITRAGE


Avant de clore les travaux de la Première Commission {{11 octobre 1907), M. Léon Bourgeois passa en revue les résultats obtenus et indiqua les éléments déjà acquis pour les solutions à venir :


C’est avec une satisfaction profonde que je peux clore nos travaux si intéressants et si délicats à l’heure même où un vote à peu près unanime réunit les États représentés à la Conférence.

Notre tâche a été très longue et j’en demandais à l’instant la nomenclature au Secrétariat :


La Ire Commission a tenu 10 séances. La Ire Sous-Commission .11 –L ; Comité A. 17 7 Le Comité B. 8 Le Comité C. 11 i La 2~s Sous-Commission 3 Le Comité d’Examen des Prises.. g – Cela fait un total de 63 séances.


Ceux qui trouvaient que la Conférence durait longtemps ne pourraient se douter de l’intensité d’un pareil travail. Peut-on dire maintenant que ce travail n’a pas été improductif et qu’il a donné des résultats ?

Je pense, pour ma part, que ces résultats sont importants et que notre Commission peut se présenter avec quelque fierté devant la Conférence plénière.

En premier lieu, nous avons constitué une « Cour des Prises, » c’est-à-dire un tribunal dont les décisions formeront le cadre de la jurisprudence universelle entre les nations maritimes. Vous savez les difficultés qu’a soulevées cette question, les doutes et les oppositions du début, les systèmes en présence qui semblaient séparés par des différences irréductibles. Grâce à la bonne volonté des auteurs des divers projets, ces difficultés ont été vaincues et l’institution nouvelle peut être considérée comme édifiée et soutenue par l’ensemble des États du monde. Telle est l’œuvre de la seconde Sous-Commission.

Quant à la Ire Sous-Commission, elle a poursuivi quatre grandes études : l’amélioration de la Convention de 1890, la question de l’arbitrage obligatoire, la motion américaine sur les dettes contractuelles, la constitution d’une Cour de Justice arbitrale.

En ce qui concerne la Convention de 1899, l’amélioration a porté sur le fond et non pas seulement sur la forme. La législation des Commissions d’enquête, qui ont fait leurs preuves pour la sauvegarde de la paix, a été reprise et perfectionnée. Quant à la procédure arbitrale, elle a été rendue plus souple, plus aisée, moins coûteuse : par suite, l’action de l’arbitrage deviendra plus fréquente.

En ce qui touche l’arbitrage obligatoire, je n’ai pas à rappeler les difficultés de nos travaux et la vivacité de nos débats, mais, comme le constate la déclaration que nous venons de voter, jamais, à aucun moment, d’autres préoccupations que celles d’ordre juridique n’ont animé les membres de cette Commission.

S’il n’a pas été possible de réunir l’unanimité sur le projet élaboré après quatre mois d’études, du moins quelques points d’accord émergent qui empêchent de croire qu’il y a eu recul. Comme l’a dit Sir Edward  Fry, l’éminent doyen des jurisconsultes de la Conférence, — et peut-être du monde, — nous avons pu faire une importante « constatation de faits. »

Constatation de deux principes essentiels reconnus de tous, constatation aussi de la difficulté qu’il y a d’amener actuellement certains États au projet du plus grand nombre, constatation, enfin, que ces divergences tiennent à une question de délai plutôt que de principe, et permettent d’espérer que tous finiront dans un temps plus ou moins court par s’unir dans la même conception. Ainsi rien ne sera perdu de ce qui a été discuté, élaboré et arrêté entre nous.

Un autre résultat est le vote de la motion américaine : en l’adoptant, la Conférence élimine une des causes les plus fréquentes de conflits, celle des dettes contractuelles. Désormais, sur ce point spécial, le recours à la force sera interdit avant qu’il ait été fait appel à l’arbitrage.

J’arrive enfin au dernier chapitre de nos travaux : la Cour de justice arbitrale. Là encore, nous n’avons pas achevé notre œuvre. Il n’en est pas moins vrai que quelque chose est déjà acquis : c’est le fonctionnement de l’institution qui est parfaitement réglée. La machine est prête, il suffira de lui donner une source d’énergie.

Le labeur des hommes éminents qui ont collaboré ici a été considérable et, quant à son efficacité, on n’en pourra bien juger qu’avec le recul nécessaire. Tant que ce recul n’aura pas lieu, l’œuvre accomplie ici pourra être incomprise du plus grand nombre. Il en fut de même de celle de 1899. On en fit peu de cas. Mais, un beau jour, quand l’incident dangereux de Hull fut aplani, on comprit quels pouvaient être l’importance et les bienfaits d’un petit texte de La Haye. Il en sera de même pour l’œuvre de cette Ire Commission dont on pourra dire, plus tard, qu’elle a bien mérité de l’humanité.

J’ai terminé.

On ne s’étonnera pas que la première Commission n’ait pas résolu entièrement tous les problèmes qui lui étaient soumis. Quand un parlement est saisi d’une question, il met souvent plusieurs sessions à l’étudier et à lui donner une solution : son travail est une toile de Pénélope dont il semble que personne ne connaîtra la fin. Pourquoi serait-on plus exigeant pour la Conférence de la Paix ? Elle ne peut pas, en une seule de ses sessions qui ont lieu tous les sept ou huit ans, épuiser son programme – surtout quand il s’agit de problèmes plusieurs fois séculaires et auxquels, jusqu’à la fin du XIXe siècle, l’humanité n’avait pu donner aucune solution.

Ce serait se montrer trop exigeant que de réclamer chez l’enfant qui grandit ici tous les organes de la maturité.

III INTERN

LE DEVOIR INTERNATIONAL 1 EN 1899


C’est sur la proposition de la Délégation française[5] qu’a été introduite, dans la Convention de 1899, la notion d’un « devoir » imposé aux États. Quand un conflit s’élève entre deux d’entre eux, l’ensemble des autres ne doit pas se borner à observer une neutralité indifférente. Ils « doivent », pour tâcher d’éviter le recours aux armes, rappeler aux Parties en cause qu’il existe un autre moyen de vider leur querelle. C’est dans cet esprit que fut rédigé par M. d’EstourneIIes de Constant l’article suivant :

Les Puissances signataires considèrent comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre Elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte.

En conséquence, Elles déclarent que le fait de rappeler aux Parties en conflit les dispositions de la présente Convention et le conseil donné, dans l’intérêt supérieur de la paix, de s’adresser à la Cour permanente, ne peuvent être considérés que comme actes de bons offices.


M. Léon Bourgeois intervint en sa qualité de Président sident du Comité d’Examen de l’arbitrage et obtint une déclaration favorable au « devoir des Puissances. » Voici ces deux interventions d’après le procès-verbal officiel :

. . . . . . . . . .

Le Président remercie le Comité des dispositions générales qu’il vient de manifester concernant les propositions de la Délégation française. Il résume ensuite la iscussion. L’idée personnelle de M. d’Estournelles a toute sa sympathie : elle consiste à proposer un mécanisme pour mettre d’une façon automatique les Puissances intéressées en face de l’arbitrage

La difficulté est de savoir si le Secrétaire Général est en mesure d’assumer la responsabilité politique qu’on lui imposerait.

Pourquoi l’a-t-on choisi ? C’est qu’il représente non pas la volonté de telle ou telle Puissance, mais une volonté collective, et qu’il est vraiment qualifié pour personnifier l’union commune des Puissances dont il est le mandataire et symboliser le devoir qu’elles se sont reconnu.

Il s’agit de prouver que l’acte de La Haye aura été signé sérieusement ; s’il en est ainsi, si l’on considère comme un devoir de recourir à l’arbitrage, alors le détail du mécanisme se précisera de lui-même.

L’essentiel est de bien dégager un état d’esprit général, de créer une atmosphère morale nouvelle et, pour cela, de bien mettre en relief l’idée de devoir : cela fait, les moyens d’application pratique seront faciles à trouver. Mais, encore une fois, ce qu’il faut surtout sauvegarder, c’est l’idée que les Puissances considèrent comme un devoir commun de suggérer l’arbitrage.

Pour tenir compte de l’ensemble des opinions émises par chacun des membres du comité, on pourrait formuler dans ce sens la proposition qui lui est soumise et il semble que le meilleur de la pensée de M. d’Estournelles recevrait ainsi satisfaction.


(Le premier paragraphe de la proposition de M. d’Estournelles, constatant le « devoir » des Puissances, est adopté à l’unanimité.)


Le Président, après avoir constaté l’assentiment unanime du Comité, le remercie d’avoir décidé d’inscrire dans l’acte de La Haye le mot devoir, et il fait valoir toute la portée morale et pratique de cette décision : Désormais, les États ne se considéreront pas comme indifférents les uns aux autres. Dès qu’un conflit menacera de mettre aux prises deux d’entre eux, ils ne seront pas des neutres impassibles, mais des voisins solidaires qui ont le devoir de sauvegarder la paix générale.

. . . . . . . . . .

Les Puissances Balkaniques ayant ensuite fait opposition à l’article 27 présenté à la septième séance de la Commission de l’arbitrage (1899), M. Léon Bourgeois adressa à leurs représentants l’appel suivant :


Messieurs, avant de passer au vote sur sa proposition, je demande à M. le Délégué de Serbie la permission de lui adresser un dernier appel. Je le fais tant au nom de la Délégation française qui a pris l’initiative de l’article 27 que comme Président de la Commission.

Depuis l’ouverture de notre Conférence, nous avons plus d’une fois réussi à nous unir, à dégager un sentiment unanime sur des questions où d’abord nous paraissions divisés. Ce serait un résultat considérable et dont l’importance morale dépasse, à mes yeux, toute expression, si, sur cet article 27 qui marque l’un des points essentiels de l’institution de l’arbitrage, nous parvenions, là aussi, à donner au monde le spectacle de notre unanimité.

Si j’examine les idées qui ont dicté à M. Veljkovitch ses réserves sur l’article 27, je puis dire qu’aucune de ces idées ne peut soulever ici et n’a soulevé d’objection. Tous les discours que vous avez entendus, toutes les déclarations qui ont été faites sur le sens et la portée de cet article sont d’accord pour l’établir et je tiens à confirmer expressément ce qui a été dit avec tant de force par tous les membres du Comité d’examen.

Les conflits que vise l’article 27 sont bien seulement ceux qui pourraient mettre la paix en péril. C’est bien pour ceux-là seulement que nous considérons comme légitime l’appel à l’arbitrage amicalement fait aux Parties en litige par les Puissances signataires.

Quant à l’inquiétude qui a été exprimée par M. le Délégué de Serbie de voir une Puissance forte se servir de l’article 27 pour tenter une intervention abusive dans les affaires d’une Puissance plus faible, j’affirme simplement que si une Puissance agissait ainsi, loin d’avoir le droit d’invoquer l’article 27, elle me paraîtrait agir absolument contre son but et contre son esprit. Pour nous, si cet article pouvait avoir une telle conséquence, non seulement nous n’en aurions pas pris l’initiative, mais, s’il avait été présenté par d’autres, nous l’aurions énergiquement combattu et nous lui refuserions notre vote.

M. Veljkovitch a demandé quelle était l’utilité pratique de l’article 27. Je ne reviendrai pas sur la réponse qui lui a été faite. On a montré qu’il était nécessaire de rappeler, pour l’arbitrage, les principes qui étaient inscrits dans l’article Ier de la Convention par lequel les Puissances signataires s’engagent à faire tous leurs efforts pour amener le règlement pacifique des conflits internationaux. Ces principes, on les a appliqués en déterminant le caractère de bons offices qu’ont à nos yeux les offres de médiation. Il était nécessaire et logique d’en dire autant pour le conseil donné de recourir à la Cour permanente d’arbitrage et d’affirmer le devoir qui incombe aux Puissances de faire sous cette forme, comme sous les autres, un effort sincère pour le maintien de la paix entre les nations.

Mais il ne s’agit pas seulement de l’utilité pratique de cette disposition. Soyez sûrs, Messieurs, que ce qui nous détermine à la défendre si énergiquement, c’est qu’elle nous paraît avoir une utilité morale, dont chaque jour qui s’écoulera après la fin de nos travaux fera mieux comprendre la grandeur.

Messieurs, certains, ignorant la puissance de l’idée, voudraient prétendre que ce que nous avons fait ici est peu de chose. Je suis au contraire convaincu que lorsque nous serons sortis de cette Conférence, lorsque nous n’aurons plus le souci légitime de la défense des intérêts spéciaux à chaque nation, dont nous devions tenir compte, nous-mêmes nous jugerons mieux l’importance de notre œuvre, et plus on s’avancera sur la route du temps, plus clairement apparaîtra cette importance. L’utilité morale des dispositions de l’article 27 est tout entière dans ce fait, qu’un devoir commun, pour le maintien de la paix entre les hommes, est reconnu et affirmé entre les nations. Croyez-vous que ce soit peu de chose que, dans cette Conférence, c’est-à-dire non pas dans une réunion de théoriciens et de philosophes, discutant librement et sous leur seule responsabilité personnelle, mais dans une assemblée où sont officiellement représentés les Gouvernements de presque toutes les nations civilisées, l’existence de ce devoir international ait été proclamé et que la notion de ce devoir, désormais introduite pour toujours dans la conscience des peuples, s’impose dans l’avenir aux actes des Gouvernements et des nations ?

Que nos collègues qui ont fait opposition à cet article me permettent de le leur dire. Je crains qu’ils n’aient point les yeux tournés vers le but qui vraiment doit être le leur. Ils ont semblé préoccupés des intérêts opposés des grandes et des petites Puissances dans cette question de l’arbitrage. Je répéterai après le comte Nigra : il n’y a ici ni grandes ni petites Puissances ; toutes sont égales devant l’œuvre à accomplir. Mais si l’œuvre devait être plus utile à quelques-unes, n’est-ce pas aux plus faibles qu’elle profiterait certainement ? Hier, au Comité d’examen, je le disais à nos collègues opposants : toutes les fois qu’un Tribunal a été institué dans le monde et qu’une décision réfléchie et impartiale a pu ainsi s’élever au-dessus de la lutte des intérêts et des passions, n’est-ce pas une garantie de plus qui a été ainsi donnée aux faibles contre les abus de la force ?

Messieurs, entre les nations il en sera de même qu’entre les hommes. Les institutions internationales comme celle-ci seront la garantie des faibles contre les forts. Dans les conflits de la force, quand il s’agit de mettre en ligne les soldats de chair et d’acier, il y a des grands et des petits, des faibles et des forts. Quand dans les deux plateaux de la balance il s’agit de jeter des épées, l’une peut être plus lourde et l’autre plus légère. Mais lorsqu’il s’agit d’y jeter des idées et des droits, l’inégalité cesse et les droits du plus petit et du plus faible pèsent dans la balance d’un poids égal aux droits des plus grands.

C’est ce sentiment qui nous a dicté notre œuvre et c’est aux faibles surtout que nous avons pensé en la poursuivant. Puissent-ils comprendre notre pensée et répondre à notre espérance en s’associant aux efforts tentés pour régler de plus en plus par le droit l’avenir de l’Humanité.


À la suite de cette intervention, les Puissances balkaniques cessèrent leur opposition et l’article 27 fut adopté.

2


EN 1907


En 1907, deux amendements des Délégations du Chili et du Pérou proposaient un changement au texte de l’article 27 dans le but de rendre d’une application plus courante l’exercice du « devoir international » proclamé en 1899.

Il s’agissait d’autoriser le Bureau de La Haye à recevoir de l’une des Puissances en conflit une « note » déclarant qu’elle était disposée à se soumettre à l’arbitrage ; le Bureau devait ensuite faire part de cette communication à la Puissance adverse.

Cette proposition, qui complétait dans un sens pratique le principe du devoir international, fut défendue par la Délégation française en 1907 et adoptée, malgré une assez vive opposition. Elle fut formulée dans les deux derniers alinéas de l’article suivant qui reproduisit dans sa première partie les termes de l’ancien article 27 et devint l’article 48 :


Les Puissances contractantes considèrent comme un devoir, dans le cas où un conflit aigu menacerait d’éclater entre deux ou plusieurs d’entre Elles, de rappeler à celles-ci que la Cour permanente leur est ouverte.

En conséquence, Elles déclarent que le fait de rappeler aux Parties en conflit les dispositions de la présente Convention, et le conseil donné, dans l’intérêt supérieur de la paix, de s’adresser à la Cour permanente, ne peuvent être considérés que comme actes de bons offices.

En cas de conflit entre deux Puissances, l’une d’Elles pourra toujours adresser au Bureau international une note contenant sa déclaration qu’Elle serait disposée à soumettre le différend à un arbitrage.

Le Bureau devra porter aussitôt la déclaration à la connaissance de l’autre Puissance.

  1. Pour ces différentes interventions, voir les « Actes et Documents » de la première et de la deuxième Conférence de la Paix, publiés par le Gouvernement des Pays-Bas (La Haye, Imprimerie nationale, 1899 et 1907).
  2. M. Léon Bourgeois fait allusion à l’Exposition universelle de 1900.
  3. Sixième séance du Comité d’Examen de l’Arbitrage, Salle des Trèves, La Haye, le 9 juin 1899.
  4. Cette suggestion de la Délégation française fut incorporée dans la Convention de 1899 sous le nom d’article 27, qui devint, en 1907, l’article 48.
  5. Voir le discours de M. Léon Bourgeois du 9  juin 1899, pages 87 à 94. — C’est M. d’Estournelles de Constant qui prit, dans la Délégation française, l’initiative de cette proposition.