Pour la Bagatelle/9

Albin Michel (p. 133-148).



IX


La comtesse de Francilly était une femme d’une intelligence, d’un tact et d’une finesse au-dessus de la moyenne. Son caractère en tirait une originalité de vues qui passait pour bizarrerie aux yeux du vulgaire.

Lorsque Simone eut contracté le sot mariage dont elle se repentit par la suite, Mme de Francilly ne s’écria point, comme l’eussent fait toutes les mères : « Qui aurait pu prévoir que ma fille se laisserait enlever… Une enfant si bien élevée ! »

Mais, au contraire, cette mère avisée eut le courage de se demander si l’excellente éducation qu’avait reçue Simone n’était pas une erreur et la cause initiale de sa fugue romanesque.

L’éternel problème de l’éducation des filles se posait une fois de plus.

Les vierges averties effarouchent les hommes, mais savent se garder de leurs entreprises. Les Agnès qui supposent que les enfants se font par l’oreille se laissent tout prendre, sauf l’oreille.

Sur dix coupables, neuf ont péché par ignorance. Doit-on instruire l’ingénue pour la préserver du mal ? Faut-il la laisser dans son innocence dangereuse afin de lui conserver l’irrésistible attrait des niaises ?

Mme de Francilly s’était adressé ces questions avec une incertitude d’autant plus anxieuse qu’il lui fallait renouveler l’expérience d’une seconde éducation : Simone avait une sœur cadette.

À l’époque où se mariait son aînée, la petite Camille était une fillette d’une douzaine d’années, pensionnaire d’un austère couvent. Trop jeune pour être produite dans le monde, trop joueuse pour écouter les chuchoteries des récréations, elle restait candide, sans curiosité. Elle avait fait sa première communion un mois avant que Simone épousât Lestrange ; et, dans sa tête, les deux cérémonies se confondaient, sans différences nuptiales. Son imagination puérile n’était pas sollicitée par ces rêveries et ces conjectures mystérieuses que suscitent les noces d’une grande sœur. Les enfants sains et vivaces n’ont point de précocité vicieuse.

La comtesse de Francilly s’était félicitée pendant longtemps d’avoir deux filles parfaites. L’équipée de Simone la faisait réfléchir. Après avoir souhaité que Camille fût élevée dans les mêmes principes que son aînée, voilà qu’elle songeait avec appréhension : « Ah ! mais, j’espère qu’elle ne suivra pas l’exemple de sa sœur… »

Elle commença par retirer Camille du couvent. Car pourquoi ne deviendrait-elle pas à son tour une jeune fille naïve et romanesque livrée d’avance au premier séducteur, cette timide pensionnaire qui entrevoyait sa vie future à travers les romans des éditions Hachette, où les amours sont toujours d’une pureté céleste, où le héros est invariablement un jeune homme vertueux ?… Si bien que la lectrice ingénue, au sortir de cet azur, reste persuadée que le monde est une bergerie peuplée d’agneaux inoffensifs ; — et, sur ce, court se jeter dans la gueule du loup.

— Dieu ! que ces livres à couverture rose sont pernicieux pour les jeunes personnes ! soupirait Mme de Francilly.

Elle ajoutait :

— Pourquoi leur dissimuler les écueils de la vie réelle ? À quoi bon leur interdire certains romans ? C’est en lisant Clarisse Harlowe qu’on apprend à se défier de Lovelace. Si j’avais mis les œuvres de Maupassant entre les mains de Simone, elle n’eût pas épousé Bel-Ami.

La comtesse était trop spirituelle pour n’être pas paradoxale. Elle acquit cette conviction : que l’éducation rigoriste a pour but la sécurité de l’époux, mais non point le bonheur de l’épouse. Elle se dit, avec une pointe de féminisme : « Après avoir institué les lois, l’homme a inventé les principes : le code moral le favorise aussi bien que le code civil. Le mari se vend à la femme sans lui garantir la fraîcheur de son acquisition ; mais, en revanche, il exige qu’elle lui livre un cœur tout neuf, car ces messieurs n’aiment que les cerneaux… Et nous — les mères, — hypnotisées par le désir de marier nos filles, nous les élevons rigidement au nom des préjugés stupides, nous en faisons des proies virginales sans défense contre les suborneurs ; au lieu de les guider, de les éclairer, de les prévenir… Ah ! J’aimerais mieux ne jamais marier Camille que d’avoir pour second gendre un nouveau Lestrange ! Cette fois, j’armerai ma fille : tant pis si elle effraye l’adversaire. »

Et Mme de Francilly s’était décidée en faveur du système d’éducation libérale.

En étudiant la jeune Camille, elle lui découvrit une tournure malicieuse dans la gaieté qui lui permit de déduire que l’enfant aurait de l’esprit.

Par une gradation savante de lectures choisies, elle cultiva cette cervelle en friche, supprimant les romans des collections bleues ou roses, Mme de Ségur, Mary Floran et autres Zénaïdes Fleuriots, pour sauter successivement d’Alphonse Daudet à Anatole France et d’Anatole France à Zola en passant par Balzac. Elle tenait à former à sa fille une intelligence réaliste pimentée d’ironie, estimant que le sens pratique et le scepticisme suffisent à nous conduire : l’un est la science de la vie et l’autre est la science de vivre.

À dix-neuf ans, Camille de Francilly, extraordinairement changée, comprenait, analysait et commentait Flaubert : en terminant le chef-d’œuvre du grand écrivain, émue par le sort affreux de l’héroïne, elle pouvait s’écrier avec une simplicité pleine de profondeur :

— Il y a donc bien peu de jeunes filles qui aient lu Madame Bovary, pour qu’il y ait encore tant de femmes adultères ?

La comtesse de Francilly frémit de joie en entendant cette réflexion : c’était la joie de l’artiste qui voit son œuvre prendre corps, de l’utopiste dont la conception se réalise, du gageur qui a gagné son pari.

Camille était maintenant assez éveillée pour écouter l’ultime leçon d’expérience théorique que lui réservait sa mère ; et Mme de Francilly lui parla en ces termes :

— Ma fille, je suis heureuse de t’avoir inculqué la vraie sagesse, celle qui consiste à rester vertueuse par raison et non pas par innocence. Je t’ai donné une idée juste de l’amour, lorsque nulle poésie n’en déguise la vérité : si tu glisses jamais vers une aventure, si quelque beau parleur t’étourdit de déclarations, tu sauras que cette éloquence mensongère aboutit à cinq minutes de sincérité sensuelle exprimée par une pantomime grotesque… et ta répugnance naturelle de femme délicate te protégera plus sûrement que la peur du péché. Je t’ai suffisamment désabusée pour que tu ne te laisses pas abuser. Il existe deux morales : celles des yeux baissés et celle des yeux ouverts ; j’estime qu’on risque moins de trébucher quand on sait regarder l’obstacle. La jeune fille est née pour aimer, et l’on veut qu’elle ignore le cœur humain ; pour enfanter, et on lui cache le mystère de la conception. Sa conscience arrive au mariage plus voilée qu’une fiancée arabe… Quel non-sens ! Et, à notre époque qui se signale par cette licence de mœurs et cette ivresse de jouissances qui succèdent toujours aux temps troublés, le sort des filles à marier n’a rien d’enviable : toute une génération d’Européens au plus bel âge de l’homme est fauchée par la guerre. Les fillettes pauvres sont vouées au célibat et les héritières se disputent des militaires libertins qui traitent la vie comme un pays conquis… Aujourd’hui surtout, une enfant doit être avertie afin de pouvoir distinguer l’homme de mérite sans être trompée dans son choix difficile. Toi, ma chérie, tu ne souffriras pas de la « crise des maris » : tu représentes un morceau de roi, étant jeune, riche et jolie. Mais gare à ceux qui guettent cette proie ! On te calculera comme s’il s’agissait d’une affaire, et tu ne sauras jamais si ce n’est ta dot qu’on admire en se pâmant devant ta figure. Dieu veuille que tu n’épouses pas un Lestrange !…

— Simone était un peu nigaude, objecta Camille. N’aie pas peur, maman : je ne lui ressemble pas plus au moral qu’au physique… Et j’ai une idée, pour m’assurer de la franchise de mes amoureux futurs.

La comtesse examina sa fille : Camille était alors une jeune personne d’une séduction toute particulière grâce à son éducation spéciale. Fraîche, mince et mignonne, ses attraits juvéniles contrastaient étrangement avec ses regards pénétrants et sa parole hardie. Ses paupières blanches et lisses avaient une pureté toute virginale qui démentait la vivacité spirituelle de ses grands yeux renseignés. Son sourire railleur ne parvenait pas à vieillir ses joues à fossettes où persistait le duvet de l’enfance.

Mlle Camille de Francilly, qui se connaissait bien, reprit :

— Voici mon idée, maman. Tu as fait de moi une créature si originale que je pourrais passer pour tout ce que je ne suis pas, sauf à paraître ce que je suis. Quand j’aurai vingt ans, je pourrai me faire prendre pour n’importe quelle sorte de femme, excepté pour une jeune fille. Profitons-en. Si l’on ignorait ma véritable personnalité, je ne serais plus la cible des ambitions intéressées. Pourquoi ne me déguiserai-je pas pour chercher mon bonheur ? En te consacrant à mon éducation, tu t’es retirée du monde : le monde nous oublie vite dès que nous cessons de tourner dans son orbe. Lorsque tu me jugeras bonne à marier, fréquentons un milieu où nous serons inconnues. Je me présenterai, par exemple, comme une jeune mariée — mal mariée — qui boude son époux et se fait chaperonner par sa mère. Ainsi, l’on ne verra en moi que la femme et non point la dot. L’homme qui me fera la cour s’adressera seulement à moi-même ; je suis suffisamment avisée pour juger mes flirts ; et, le jour où j’exciterai une passion véritable, je pourrai offrir ma main à celui qui ne la convoitait pas : un amant vraiment épris risque d’être un mari sincère.

— Ton moyen est bien romanesque, dit Mme de Francilly.

— Mais la vie n’est qu’une suite d’histoires invraisemblables !… Toute existence comporte son roman : alors, tâchons de l’écrire nous-mêmes afin qu’il soit réussi.

— Et si tu te brûlais à ton propre feu ?

— Je suis ignifugée grâce à tes bons soins, maman.

— En somme, tu veux devenir une demi-vierge pour le bon motif ?

— Une demi-vierge ne court pas grand danger lorsqu’elle prend sa mère comme confidente !

La comtesse avait regardé sa fille avec tendresse en concluant in petto : « Ma foi, tant pis… le sort en est jeté ! Sa conduite, après tout, ne sera pas plus imprudente que celle d’une « girlie » américaine. Et nos amies d’outre-Atlantique ont une admirable conception de l’existence féminine. »

Voilà comment Mlle Camille de Francilly avait été amenée d’abord à se faire passer pour une femme mariée vis-à-vis des amoureux que le hasard plaçait sur sa route, puis à emprunter le nom et la position de sa sœur en vue de faciliter son affabulation d’une part de vérité. De cette manière, son rôle se simplifiait ; il lui suffisait de répéter les confidences de Simone Lestrange pour jouer son personnage de jeune épouse désenchantée.

Elle courait peu de chance d’être démasquée, car la comtesse et sa fille vivaient dans une toute autre sphère que M. et Mme Lestrange. Néanmoins, il était arrivé quelques mésaventures à Camille avant l’aventure qui fait l’objet de ce récit ; et Armand avait surpris le subterfuge employé par sa belle-sœur.

Le premier mouvement de l’écrivain s’était traduit par un rire goguenard : le procédé lui semblait comique tout en choquant ses instincts bourgeois.

Il avait déclaré à Simone :

— Votre mère est une folle et votre sœur une inconséquente. Ces excentricités leur causeront du tort.

Puis, il avait cessé d’y penser, n’envisageant pas immédiatement le préjudice qu’il en pouvait subir par ricochet, et se désintéressant, avec son égoïsme habituel, des questions qui ne le concernaient point exclusivement.

Le jour où il se vit bafoué par une cuisinière congédiée et ridiculisé aux yeux du gamin qui lui servait de secrétaire, sa colère éclata brusquement. Il ne soupçonna pas un instant l’intrigue de sa femme : Don Juan soupçonne-t-il Elvire ? Lestrange en avait toute la fatuité, sinon la séduction.

Il fut persuadé qu’une nouvelle incartade de Camille le rendait victime d’un quiproquo.

C’était sans aucun doute Mlle de Francilly qui signait du nom de Simone des lettres d’amour adressées à quelque célibataire dont elle expérimentait les mérites, en perspective d’une union éventuelle.

Absolument furieux, Armand résolut d’interdire à Camille de commettre désormais ses extravagances sous le nom respectable de Mme Lestrange.

Tandis qu’il prenait sa canne et son chapeau, se préparant à une visite d’explications, il grommelait avec une drôlerie inconsciente :

— Qu’un mari soit déshonoré par sa femme, passe encore… Mais c’est plutôt raide d’être fait cocu par sa belle-sœur !