Pour la Bagatelle/13

Albin Michel (p. 213-232).



XIII


Après son entretien avec le secrétaire de son mari, Simone ne songeait plus qu’à la nécessité immédiate d’ébranler la conviction d’Armand, de le détromper en le trompant.

La jeune femme se découvrait un sens pratique insoupçonné devant le péril imminent ; et, sans plus se soucier de Lucien ni de Vérani, elle sautait dans un taxi en donnant l’adresse de la rue du Commandant-Marchand.

Mme et Mlle de Francilly étaient chez elles. Émue à la vue de ces confidentes familiales, Simone se jeta dans les bras de sa mère en proférant la phrase sacramentelle :

— Mon mari sait tout !

« Moi aussi », faillit s’écrier Camille. Mais elle se contint en pensant : « Non, je ne sais pas tout… Mais j’espère bien que je vais le savoir si je m’y prends adroitement. »

Une jalousie intense l’excitait, en face de sa sœur : Simone n’était plus qu’une rivale irritant ses yeux, son cœur, ses pensées. Elle se demandait, avec une incertitude douloureuse : « Est-elle sa maîtresse ? »

Cette scène s’annonçait fertile en surprises. Mme Lestrange, ignorant les sentiments de sa sœur, s’adressait à elle dans un élan de confiance ; Camille, rétractée, attentive, investigatrice, attendait le secret qui s’en échapperait. Mme de Francilly, incapable de soupçonner l’amour qui bouleversait sa fille cadette, ne songeait qu’à l’adultère présumé de l’aînée et s’apprêtait à la morigéner d’une morale inutile avant de lui offrir un appui efficace.

Elle commença par lui demander :

— Ton mari sait tout… Quoi tout ? Qu’entends-tu par là ?

Simone répliqua en rougissant :

— Oh ! rien… C’est-à-dire pas grand’chose.

La comtesse repartit avec fermeté :

— Eh bien, ma chère enfant, puisque tu viens sans doute solliciter notre aide, je t’engage à nous confesser ce pas grand’chose intermédiaire de rien et de tout afin que nous puissions prouver à ton mari que ce n’est rien du tout.

Simone hésita, avant de déclarer :

— Je n’ai pas besoin que tu m’inventes une justification, maman… Je possède le moyen d’égarer les conjectures d’Armand… si Camille consent à me seconder.

Elle regarda sa sœur, un peu étonnée par le sourd antagonisme qu’elle pressentait obscurément. Elle avait compté sur un accueil plus chaleureux, sachant sa famille sans préjugés, ennemie d’Armand au surplus. Cette froideur surprenante irrita la douce Simone ; elle poursuivit, avec une causticité inhabituelle, en s’adressant à Camille :

— Tu m’empruntes assez souvent mon nom pour que je puisse te prier de me prêter une fois la personne…

— Qu’en veux-tu faire ? questionna la jeune fille en se forçant à sourire.

— J’ai un flirt… comme tout le monde. Mon mari, mis en garde par une lettre anonyme, a cru d’abord qu’il s’agissait de toi ; il est même venu te trouver à ce sujet…

— Nous l’avons laissé dans sa méprise, interrompit la comtesse.

— N’importe ! Quelqu’un a dû lui ouvrir les yeux, car je sais qu’il médite une vengeance… Il croit que j’ai rendez-vous aujourd’hui avec… ce monsieur. Il connaît son adresse, et s’apprête à faire un scandale… Maman, tu comprends, il s’agit de mon honneur, de ma réputation… Si je m’abstiens de rendre cette visite, cela ne suffira pas à calmer la jalousie d’Armand… Alors, j’ai pensé que si Camille acceptait d’aller à ma place… là-bas… mon mari serait convaincu de mon innocence en la voyant.

— Songes-tu que ton moyen me compromet ? objecta Camille.

— Pas plus que ne te compromettent volontairement tes aventures personnelles, riposta Simone.

Elle ajouta, ne supposant pas à quel point sa réflexion tombait juste :

— Tu es susceptible de te trouver pour ton propre compte dans l’endroit où ta présence me rendra service. N’as-tu jamais accepté une tasse de thé… sans conséquence ? Tu es assez sûre de toi pour oser entrer chez un jeune homme.

Camille détourna la question, en lui demandant avec une cruelle ironie :

— Et toi, es-tu donc assez sûre du jeune homme chez qui tu me proposes de tenir ce rôle de paravent, pour m’affirmer que je peux t’y remplacer sans danger ?

Simone s’écria vivement :

— Mais tu ne m’as pas comprise ! Je n’entends pas t’imposer cette démarche inconvenante… Je ne te demande pas de monter chez lui ! Je te prie simplement de te montrer devant sa maison, de feindre d’entrer… Armand, qui guettera ma venue, embusqué aux environs, t’apercevra, te reconnaîtra, t’abordera peut-être… et tu te borneras à convenir de l’évidence.

— Mauvais, cela ! murmura Camille. Il devinera que c’est une comédie concertée entre nous…

— Tu refuses ?

Camille baissa la tête, l’air absorbé. Elle songeait : « Comment arriver à savoir si elle est ou n’est pas sa maîtresse ? » et oubliait de répondre à sa sœur.

Son silence exaspéra Simone qui reprocha, les larmes aux yeux :

— Ah ! vraiment, je ne t’aurais pas cru cette sécheresse… Tu restes indifférente à mes tourments… Sans toi, je suis perdue ; et voilà toute ton assistance !

La comtesse de Francilly, qui jugeait important de sauvegarder la respectabilité de Mme Lestrange, intervint :

— Eh bien, Camille !… Ta sœur a eu le tort de se conduire avec légèreté : mais la responsabilité de ses fautes incombe à son stupide mari ; moi, je décline toute obligation… Et il me semble que la demande qu’elle t’adresse n’a rien d’exorbitant… Tu te soucies peu de ton beau-frère ?

Simone joignit ses instances à celles de sa mère :

— Camille, ma chère petite sœur, réfléchis à la gravité de ma situation… Armand est un furieux vindicatif… Le drame ne lui fait pas peur : n’est-il point romancier ? Pour lui, le revolver est un procédé et l’esclandre une réclame. Une vie humaine n’a plus de valeur aux yeux d’un meurtrier qui se sait acquitté d’avance : mari offensé, il cherchera à tuer son rival.

— Bah !… Ce sera bien fait pour ce monsieur ! dit brutalement Camille. Il n’est guère intéressant…

Simone demeura muette d’indignation. La comtesse, stupéfaite, considérait la jeune fille en pensant : « Qu’est-ce qu’elle a ? »

Camille poursuivit avec feu :

— En somme, au nom de quoi revendiques-tu notre compassion ? Ton mari est un imbécile ? Soit. Mais tu l’as choisi. Je n’excuse qu’une sorte d’adultère : celui d’une femme unie très jeune et par contrainte à un fiancé imposé et détesté ; ces mariages-là sont de plus en plus rares dans un temps d’émancipation féminine. Après tout, si Armand est un homme insupportable, ton ménage ressemble à la plupart des ménages : console-toi par comparaison. Ce mari qui te rebute, tu l’avais pris volontairement…

— Dis plutôt que je m’y suis laissé prendre ! rectifia Simone.

— Ton mariage fut une sottise, d’accord ; mais ton flirt n’en est-il pas une autre ? Après l’erreur conjugale, tu découvriras demain l’erreur extra-conjugale ; et, de découverte en découverte, combien d’erreurs entasseras-tu les unes sur les autres ? Mieux valait t’en tenir à ta première bêtise ; et permets-moi de te citer, en le modifiant, un proverbe un peu trivial : ton devoir est de coucher dans le lit que tu t’es fait.

Ébahie par la volte-face de Camille, confondue de la voir prendre la défense de Lestrange, Mme de Francilly se taisait prudemment afin de mieux étudier sa fille.

Quant à Simone, elle eut une explosion de colère :

— C’est trop fort ! J’attends un secours affectueux et l’on m’offre un sermon !… Ma petite Camille, je n’ai nul besoin de tes leçons et je ne me mêle pas de blâmer tes flirts, moi… Tu me parles sur un ton ! À t’entendre, on croirait que je suis coupable !

À cette phrase, l’hostilité de Camille fondit soudain comme un sel est dissous par un jet d’eau tiède. Elle s’écria presque tendrement :

— Tu n’es pas sa maîtresse ?

Simone répondit avec naïveté :

— Mais je n’en ai pas eu le temps… Si tu crois que c’est commode de prendre un amant !

Candide, elle expliqua :

— On ne peut pas céder tout de suite… On se marchande, on réfléchit, on discute avec soi-même… Et puis, le jour où je me décide enfin, c’est mon mari qui vient contrecarrer mes projets… Ce qui m’énerve le plus, c’est que cette garçonnière où Armand suppose que j’ai perpétré des horreurs, je ne l’ai seulement pas visitée… Est-ce assez vexant : mon aventure est nulle ; j’ai tout sauvé — hors les apparences !

Camille n’essaya pas de déguiser sa joie. Sans remarquer que sa mère l’observait d’un œil pénétrant, elle suggéra :

— Écoute, Simone… Je n’ai jamais eu la mauvaise pensée de te refuser mon concours… Seulement, j’estime que ton moyen ne vaut rien ; il sent l’artifice… Armand éventerait sans peine ta malice cousue de fil jaune… Et je réfléchissais. Il m’est venu une meilleure idée…

Elle s’interrompit, pour interroger :

— As-tu pris rendez-vous avec lui, aujourd’hui… Il t’attend ?

Simone répondit :

— Non ; mais je devais lui envoyer un pneu, pour cinq heures…

— Il n’est que deux heures et demie… Écris-lui immédiatement. Joseph ira déposer ta lettre chez son concierge.

Simone demanda :

— Que dois-je lui écrire ?

— Annonce-lui simplement ta visite : « Cher ami, attendez-moi. Je viendrai cet après-midi, à cinq heures. »

— Et que comptes-tu faire ?

Camille dit :

— Voici mon plan. À quatre heures trois quarts, nous partons d’ici. Toi : telle que tu es là… sans manteau, sans voilette, la ligne dégagée, le visage découvert, l’air d’une honnête femme qui ne va pas à pied chez son amant… Moi, au contraire, tout en restant suffisamment reconnaissable, je serai emmitouflée à la façon d’une femme qui se cache. Ton mari, aux aguets, nous identifiera l’une et l’autre et nous verra avec stupeur entrer ensemble chez celui qu’il croit ton complice. D’abord interdit, Armand hésitera, se consultera ; puis, l’impulsion de sa curiosité l’entraînera à monter derrière nous. Il nous trouvera prenant le thé en compagnie de notre hôte… Et quant à l’explication qui suivra, ne t’inquiète pas !… J’en fais mon affaire.

— Mais, que diras-tu ?

— Curieuse !… Va écrire ta lettre.

La comtesse de Francilly regarda finement la jeune fille en disant à Simone :

— La seule chose qu’oublie Camille, c’est de te demander le nom de ce monsieur ?

L’accent de sa mère frappa Camille qui lui jeta un coup d’œil craintif et rougit en rencontrant son regard perspicace.

Simone répondait, sans remarquer leur attitude :

— Il s’appelle Romain Vérani.

La physionomie de Mme de Francilly exprima clairement : « Je m’en doutais bien ! »

Désignant Simone d’un mouvement imperceptible, Camille posa un doigt sur ses lèvres pour recommander le silence à sa mère.

La comtesse dit tranquillement :

— Et bien, Simone, si tu veux passer dans mon bureau pour rédiger ton petit mot…

Lorsque Mme Lestrange eut quitté la pièce, la comtesse, examinant Camille d’un air tout à la fois attendri et railleur, murmura :

— Allons, il est dit que les parents les plus clairvoyants et les plus indulgents ne peuvent échapper néanmoins au sort de Géronte : on se cache toujours d’eux pour aimer. Ingrate !… Je me flattais d’être ta confidente et tu m’as traitée comme une duègne.

Camille s’excusa :

— Maman, je ne me suis pas cachée de toi par méfiance — mais par honte.

La comtesse rétorqua :

— Honte de quoi ?.. Voilà quatre ans que tu cherches en vain le Prince Charmant. Tu as vingt-trois ans sonnés… Il est temps d’enterrer ta vie de jeune fille. Tu as fixé ton choix, enfin… Pourquoi n’oses-tu pas l’avouer ? Pourquoi rougir : est-ce donc mal, d’aimer !

— Je rougis d’aimer mal.

Et Camille ajouta avec confusion :

— Te décrire ce que j’ai éprouvé en m’apercevant que Romain connaissait ma sœur qu’il la poursuivait… Et qu’en apprenant mon faux nom de Mme Lestrange, sans manifester sa surprise, sans me confier le désir d’être initié à notre secret, il continuait de flirter indifféremment avec l’une et l’autre… Ah ! Cette légèreté de sa part… Cet amour de libertin, si injurieux pour moi !

Mme de Francilly insinua perfidement :

— Puisque ton esprit averti a su l’analyser aussi exactement, il n’y a que demi-mal. Ton dépit t’irrite encore ; mais, avec le temps, tu oublieras cette fâcheuse aventure.

Camille dit sourdement :

— Mais je l’aime… quand même !

Mme de Francilly déclara avec émotion :

— Allons donc !… Voilà le grand mot lâché… Tu aimes, quand même ! L’expérience artificielle que je t’avais formée a pénétré la légèreté de cœur, les défauts de caractère de Romain… et tu l’aimes — quand même — comme on aime sans discernement. Que veux-tu !… J’ai fait la preuve d’une vérité, et je m’incline. Je comprends l’inanité de mes efforts. Expertes ou niaises, spirituelles ou sottes, savantes ou naïves, les femmes viennent au monde avec un cœur aveugle. C’est un phénomène de naissance ; rien ne peut corriger la nature. Elles aiment, ainsi qu’on respire. Elles ont l’instinct de la passion absolue ; elles sont généreuses, sublimes, absurdes… Que l’homme mérite ou non cet amour, question de chance : on le comble de prodigalités ; il paye souvent en fausse monnaie. Sa dupe est-elle sa victime ? Certains sacrifices comportent leur douceur ; et l’amour superficiel, s’il en ignore les souffrances, ignore aussi les jouissances d’une passion profonde : c’est la revanche de l’esclave contre son tyran. Je ne devrais pas te dire ces choses, et elles m’échappent malgré moi — comme toutes ces folies vraies qui ont raison contre la raison factice inventée par la sagesse humaine !

Camille s’écria :

— Tu démens tous tes principes !

— Les principes semblent créés pour représenter la contradiction de nos actes depuis qu’il existe des professions de foi.

La jeune fille insista :

— Moi qui croyais à ton opposition… Et tu m’approuves presque d’aimer un homme qui ne m’aime pas sérieusement ?

La comtesse rectifia :

— Je n’approuve point ton sentiment : je le respecte comme une fatalité inéluctable. Et, d’abord, es-tu certaine qu’il ne t’aime pas ? Il paraît avoir bon goût, ce gentil garçon qui s’est présenté chez moi un matin avec une effronterie mêlée de grâce… Celle qu’il n’aime pas sérieusement, c’est ton ombre, ton masque… C’est cette fausse Mme Lestrange qu’on ne peut prendre au sérieux… Mais s’il désire très vivement cette jolie anonyme, son désir ne se changera-t-il pas en passion véritable lorsqu’on lui présentera Camille de Francilly ?

— Crois-tu ?

La jeune fille prononça ces mots incrédules avec un accent d’espoir. Sa mère acheva :

— L’inconnue équivoque a séduit son imagination : ne l’incrimine pas d’avoir réservé son âme pour la jeune fille qu’il épousera.

— Il ne veut pas se marier… personne ne l’y décidera.

— Pas même une femme habile ?… Alors, que vas-tu faire chez lui, tout à l’heure ?…

— Mais, couvrir l’imprudence de Simone… prétendit Camille en rougissant.

— Tu avais besoin de savoir ta sœur innocente pour lui offrir tes bons offices ? dit la comtesse en souriant.

— Ah ! maman, tu me devines trop bien ! s’écria Camille avec spontanéité. Mais pourquoi es-tu plus indulgente à ma faiblesse qu’à celle de Simone ?

— Il y a une différence entre les prétendus : tu m’offres un gendre potable, toi. Va ! J’avais percé tes petites malices, grosse bête… Il y a beau jour que j’ai pris mes renseignements sur le jeune Vérani. C’est un charmant garçon, d’excellente famille, riche de surcroît… Lestrange était un aventurier cupide. Celui-ci n’est qu’un aventureux désintéressé. Il est volage ; mais tu le fixeras. Il est député, mais nous l’empêcherons de se représenter aux prochaines élections. Et ton mariage — conclusion morale — détournera ta sœur de l’adultère… au moins, pour cette fois.

Camille remarqua, avec une moue gouailleuse :

— Tout de même… À quoi m’aura servi ma belle éducation ?

— À prouver qu’elle ne sert de rien… Si j’avais une troisième fille, il me faudrait essayer une troisième manière : ce serait peut-être la bonne !