Revue internationale de l’enseignement, volume 37, juin 1899, Texte établi par François PicavetSociété de l’enseignement supérieur37 (p. 114-122).

POUR LA PÉDAGOGIE

Bien que j’aie quitté « la partie », je ne m’en désintéresse pas.

Je suis merveilleusement surpris que dans la crise pédagogique qui est ouverte, il y ait une science dont il n’est pas question, la pédagogie.

Je lis avec intérêt et souvent avec admiration les morceaux de philosophie pédagogique ou plutôt sociale où les uns prennent avec tant d’éloquence, avec une psychologie si profonde ou si délicate la défense de l’éducation classique, où les autres l’attaquent avec tant de verve et préconisent avec des arguments troublants un système nouveau et tout différent.

Vais-je aller me ranger dans l’une ou l’autre des deux troupes qui combattent ?

Nullement. Peut-être que je ne me sens pas en désaccord avec l’une ni l’autre, et certainement il y a un point capital où je ne vois pas que Je sois en communion avec aucune des deux.

Tout le monde paraît persuadé qu’il suffira de maintenir l’état de choses présent ou de le changer par arrêté ou par décret, de refouler bien loin l’assaut montant des modernes ou de submerger les défenses des classiques par des mesures administratives : personne n’a l’air de se demander si, dans le cas où l’enseignement classique, qui à si visiblement fléchi, serait tant bien que mal soutenu, la seule manière d’en accroître la force et le rayonnement ne serait pas de l’armer, je ne dis pas de méthodes énergiques et vivantes, mais peu à peu de maîtres qui eussent la science de ces méthodes, qui en eussent la vertu comme passée dans les moelles ; et dans le cas où on adopterait un système nouveau, personne n’a l’air de s’inquiéter de savoir comment on le ferait appliquer par un personnel qui n’aura subi dans cette vue aucune préparation et à qui l’esprit de l’institution sera étranger.

Il me semble qu’il y a là une illusion, je le dirai franchement, bien étonnante.

On s’imagine que quelques bonnes circulaires feront l’affaire. Est-on si profondément prévenu en France de l’efficacité des circulaires ministérielles que l’idée ne vienne pas qu’elles peuvent demeurer des chartes mort-nées, si, au bout du compte, il n’y a pas des hommes pour en faire vivre l’esprit et pour le faire passer partout à l’acte ?

Par exemple, quelqu’un osera-t-il affirmer nettement, sans réserve : 1o que les méthodes dites actives, qui sont la raison même, qui ont triomphé avec éclat et bon goût par les œuvres de mon très cher maître Marion, une fuis passées dans les prescriptions officielles, ont reçu dans la pratique de l’enseignement leur développement normal et leur complet épanouissement ; 2o que la nature et l’organisation des anciennes disciplines n’a pas laissé des regrets dans une partie du personnel enseignant et de tous âges, sentiment qui, pour être irraisonné, n’est peut-être pas entièrement déraisonnable ?

Et s’il ne se trouverait personne pour affirmer cela, n’en faut-il pas conclure qu’il n’y a pas eu adéquation des méthodes prescrites et du personnel à qui il était enjoint de les mettre en œuvre ?

C’est-que la nature des choses, on le sait pourtant bien, ne comporté pas, quand elles sont d’ordre intellectuel et moral, qu’elles soient modifiées seulement du dehors, par une intervention comme mécanique et que par ce procédé on n’obtient que l’apparence du résultat qu’on cherche, la contrefaçon et peut-être la faillite de l’effet qu’on désire.

Aujourd’hui, c’est à qui signalera l’anémie de notre enseignement secondaire et son défaut d’adaptation aux nouveaux besoins de notre vie nationale. Depuis quinze ou vingt ans, on l’a traité comme un malade, en lui appliquant périodiquement des remaniements de programmes. Plusieurs pensent qu’il est en grande partie malade de la fréquente application du remède ; cependant, à son chevet s’assemble d’office une commission qui lui donne bon gré mal gré une consultation, non de spécialistes, et qui estime au contraire qu’il faut pousser l’application du remède à un point héroïque, instaurer franchement un programme radicalement nouveau.

Le problème de l’établissement des.programmes est complexe et veut être traité à l’aide de toutes les lumières. Toutefois, l’histoire de la pédagogie montre que, des parties de cet art difficile, il est relativement et de beaucoup la plus facile, parce qu’en somme l’essentiel du programme se trouve déterminé pour chaque époque par l’état général de la science et de la civilisation à cette époque même. Il y faut mettre seulement une mesure de plus en plus juste à proportion que les connaissances humaines s’étendent, et certes cela devient délicat ou embarrassant ; mais comment le programme doit être étudié par l’enfant pour que de cette étude réussisse l’homme de demain, c’est là une difficulté infiniment plus profonde que celle de l’établissement du programme même, d’autant qu’elle est impliquée dans la nature intime de l’être humain et dans les lois secrètes de son développement.

C’est la question de la méthode et de l’emploi de la méthode, faute de quoi tout avorte.

Son importance prépondérante, dont on ne paraît pas se douter, ne peut être pourtant méconnue, dès qu’on y donne quelque attention. Le caractère stérile et vague des querelles pédagogiques qui ne touchent pas ce point donne à penser qu’il est le point vital et l’examen le confirme.

Ainsi, on s’est beaucoup plaint depuis plusieurs années que les programmes étaient « trop chargés », on a répété que c’était à cause de cela que les élèves arrivaient à la fin de leurs études avec une préparation manifestement insuffisante sur tous les points, en sorte qu’on formulait cette contradiction qui n’a rien d’absurde, qu’à cause de la surcharge des programmes les élèves s’en allaient avec un bagage vraiment trop léger.

Les programmes sont-ils trop chargés ? Je ne veux pas le rechercher. Mais le papier porte tout ce qu’on veut, la charge ne lui pèse guère et il ne sen soucie pas. La question est de savoir si les élèves sont surchargés, car c’est bien d’eux qu’il s’agit et c’est eux qui peuvent l’être. Or, c’est en grande partie une affaire de méthode et c’est le côté ardu de la question qu’on n’a pas pris assez la peine d’examiner.

Dire sommairement d’un programme qu’il est trop chargé, c’est dire en bloc qu’un poids est trop lourd pour être mû d’un lieu dans un autre, sans considérer s’il est divisible, ni de quels moyens et de quelles routes on dispose pour le transporter : car si on ne rencontre que montées et fondrières, il faudra, je suppose, une force de cinquante chevaux, et si on peut mettre le poids sur des rails, il n’en faudra plus que dix et enfin si on peut le placer sur l’eau, on pourra le faire traîner même par un âne ! Mais de savoir comment on peut diviser le programme au cours d’une année, quelles sources d’énergie il faudra faire jaillir de l’âme de l’enfant pour soulever peut-être bien aisément le fardeau, c’est ce qui ressortit à la méthode et c’est ce qui est infiniment plus difficile à discuter et aussi à faire que de développer le thème de la surcharge des programmes.

Envisageons le problème du côté de son point d’application, dans l’élève : c’est la question du « surmenage ». Or, c’est une question de méthode, car si vos méthodes d’éducation sont telles que je puisse à mon aise demeurer un cancre dans la classe, je continuerai de me bien porter ; et si je me trouve très content d’ignorer la succession des régimes qui ont paru en France depuis la Révolution et de croire avec tranquillité que Louis-Philippe était le fils de Charles X, le reste à l’avenant (c’est ce que nous voyons couramment au baccalauréat), je ne me fatigue pas.

Mais je suis un élève moyen, j’ai l’intention de bien faire. Mon temps est partagé entre trois ou quatre professeurs, pour la littérature, les sciences, l’histoire, les langues vivantes. Or selon la méthode que m’appliqueront deux ou trois de mes maîtres, il pourra m’arriver (qu’on ne me dise pas : Non !) que je flânerai pendant une année et que l’année suivante je serai littéralement écrasé, si (c’est une hypothèse que je fais) aucun de ces professeurs ne se soucie de savoir quelle somme de travail m’imposent ses collègues et si chacun d’eux se croirait déshonoré de souffrir le moindre contrôle sur sa méthode d’enseignement et estimerait de son devoir strict et de sa dignité de défendre sa farouche autonomie individuelle dans sa classe.

Ceci soit dit pour montrer que la question de la surcharge et du surmenage entre autres est une question de méthode pédagogique et non pas seulement un objet de discours éloquents ou de dissertations et d’articles de journal, une question pédagogique où il faut sans doute faire sa part à la détermination du programme, mais où, le programme une fois déterminé, à moins qu’il ne soit tout à fait déraisonnable, le reste, c’est-à-dire ce qui importe le plus de beaucoup, relève de la science de l’éducation et de l’art des maîtres. Et au cas où le problème serait attaqué par ces procédés rationnels, le jugement des résultats ne saurait être en aucune façon formulé par la considération générale du ou des programmes, qui, la plupart du temps, n’en peuvent mais, et devrait être établi par la statistique des croissances, la mensuration des thorax, l’inspection des yeux et autres procédés analogues que j’indique par prétérition, pour épargner les délicats.

Ainsi s’ingénier sur les programmes sans se demander par quelle méthode on en obtiendra les effets qu’on souhaite, même si on réussit à arrêter des programmes raisonnables et utiles, c’est courir à d’inévitables échecs, puisque c’est demeurer le jouet d’une illusion du premier degré qu’une réflexion un peu précise dissipe tout de suite.

Dira-t-on que la détermination des programmes ne va pas sans l’idée d’une certaine méthode qu’ils impliquent, idée qu’il est même loisible de dégager et de mettre en lumière dans des instructions que l’on communique. Fort bien. Mais c’est ici que je reviens à mes moutons ; car de même que votre programme, fût-il excellent, demeurera un poids inerte si vous ne concevez pas une méthode pour le soulever, votre méthode même irréprochable demeurera à son tour un programme inerte si cette méthode n’est pas la chose du personnel qui devra la mettre en œuvre, si elle lui vient du dehors, s’il ne l’a pas faite et ne la recrée pas constamment du dedans de lui-même.

C’est pour cela que je ne me garde pas d’un certain scepticisme quand j’entends que nous allons être dotés d’un seul coup d’un programme tout neuf qui va faire la merveille de susciter toutes les énergies nationales et nous changer en un peuple d’individus pleins de grands appétits et d’incoercibles initiatives, car si ce programme est bon — et pourquoi ne le serait-il pas ? — je me demande par quelle méthode on compte en extraire une telle vertu et si on trouve théoriquement la méthode en même temps que le programme, ce qui, sans doute, n’est pas impossible, je me demande comment on va pratiquement la faire passer à l’acte.

Si, en effet, le professeur, qui enseignait antérieurement les noms des fleuves de la Grèce, fait désormais réciter l’hydrographie du Fouta-Djallon sous peine de retenue, il n’est pas certain que l’entrain du peuple français en sera surexcité.

Et si, par une loi, on exige d’une immense multitude de professeurs à la fois qu’ils changent du tout au tout leur programme et même leur méthode, à supposer qu’on réalisât par des mesures administratives les moyens d’inaugurer des méthodes toutes nouvelles, ce qui me paraît impraticable pour beaucoup de raisons provisoirement invincibles, à supposer que les professeurs appelés à cette nouvelle tâche voulussent de tout leur cœur l’accomplir, étant hommes et n’ayant pas la science infuse, ils ne sauraient pas.

Mais je crains d’être un fidèle interprète de la pensée de beaucoup d’entre eux en supposant qu’au moment où ils accepteraient leur nouvel état avec la déférence qu’ils ne refusent ni aux lois, ni aux injonctions légitimes, ils tiendraient à peu près ce monologue intérieur : « Que nous veut-on encore ? N’a-t-on pas déjà assez et trop changé nos programmes ? N’est-ce pas une pitié que de voir s’anéantir entre nos mains le dépôt de ces lettres antiques qui ont formé le génie de la nation et l’ont maintenue au premier rang de l’Europe pour l’éclat de la pensée et la beauté de la langue, et quand nous avons passé notre vie à nous pénétrer de la poésie de Virgile et de Racine, est-ce bien notre affaire de préparer peut-être des fonctionnaires pour des nègres, ou en mettant les choses au mieux, des commerçants avides de s’enrichir dans l’exploitation de l’opium ou du caoutchouc ? »

Est-ce que je veux dire qu’ils auraient raison sur le fond ? Pas du tout, en ce sens que j’admets très bien (mais mon opinion n’importe guère après tant d’autres qui ont plus d’autorité) qu’il y ait fort à faire pour accommoder notre système d’éducation aux temps qui sont venus. Mais je veux dire que, s’il existe, comme il pourrait bien être, ce déplaisir des hommes qui seront chargés de vivifier la nouvelle éducation suffirait À en assurer l’échec, à défaut de leur incompétence et malgré l’extrême bonne volonté qu’ils ne manqueront pas d’y mettre, étant de braves gens.

Et je veux dire qu’ils ont raison de penser, sans vouloir s’en trop plaindre, que ce n’est pas le meilleur moyen d’utiliser leur zèle que de leur prescrire, fût-ce par des lois, des modifications continuelles de leurs efforts et des changements de système qu’ils n’ont pas appelés de leurs souhaits.

— Mais s’il y a vraiment bien des choses à changer et si beaucoup de professeurs ne souhaitent pas de changement, ils ont tort. — Non, dites que c’est fâcheux et cherchez-en la raison. Elle gît tout entière dans ce fait qu’on a honte, mais qu’il ne faut pas se lasser de signaler de nouveau après Spencer : c’est qu’il y a une théorie qu’il faut connaître et qu’il faut apprendre à mettre en pratique pour la production des belles races d’animaux, le dressage des chiens, l’élevage des chevaux, des pourceaux et des taureaux, mais qu’on estime qu’il est superflu de faire un apprentissage et de réfléchir à la théorie de sa fonction, quand il s’agit d’élever des hommes et d’éduquer des races d’hommes.

Au train dont marchent les choses, la France sera bientôt le seul des pays de grande civilisation consciente où la pédagogie (j’entends des gens qui disent : ah ! fi ! le vilain mot !) demeurera matière à plaisanteries en ce qui concerne l’enseignement secondaire, car Je ne vise que l’éducation des classes moyennes de notre société ; et si on a pu attribuer au maître d’école allemand des victoires auxquelles il suffit de dire qu’il n’a pas été étranger, on commence peut-être à s’apercevoir de ce qu’il nous en pourra coûter d’avoir des classes moyennes qui n’aient pas subi dans leur jeunesse l’excitation d’une pédagogie vivante, remuante, en éveil et en mouvement.

Je voudrais que quelqu’un nous mit à plein sous les yeux ce qui se fait à cet égard chez nos concurrents, les Allemands et les Anglo-Saxons des Deux-Mondes.

Le mal est d’autant plus grave qu’il n’est pas senti. Tel collègue de l’enseignement secondaire qui m’aura peut-être lu jusqu’ici avec un peu de complaisance, au moins par places, va se cabrer maintenant et murmurer : « Que nous veut-il à son tour, celui-ci, avec sa pédagogie ? » Car il a une telle ignorance de ce que c’est que la pédagogie, qu’il n’a pas même envie de le savoir.

L’ignorance toute pure, c’est un vide qui ne se connaît pas lui-même, qui ne sait pas quelle plénitude il appelle, quelles formes riches et concrètes d’une existence féconde pourraient en lui se développer et s’épanouir.

Or, où le personnel de l’enseignement secondaire, qui est d’autre part plein de dévouement et de vertus professionnelles, où aurait-il appris ce que c’est que la pédagogie, si on ne lui en a jamais demandé et sion ne lui a même jamais donné l’occasion de soupçonner qu’elle fût une étude vivante, émouvante et qu’elle pût lui servir à quelque chose ? Car, à part quelques initiatives auxquelles il faut rendre un hommage très éclatant, à part quelques tentatives comme celle d’introduire une modeste épreuve pédagogique à l’agrégation d’histoire, on n’a demandé aux futurs professeurs que de s’assimiler avec une rapidité hâtée par la concurrence une haute dose de science, mais il n’a pas été question de l’usage qu’ils en auraient à faire.

Dans ces conditions, il n’y a à l’intérieur du personnel tout entier une fois installé aucune vie pédagogique. Et qu’on ne vienne pas me dire que la pédagogie s’apprend bien assez par la pratique, car je soutiens au contraire que l’empirisme pratique est l’ennemi même d’une pédagogie scientifique et on démontre en pédagogie qu’un enseignement qui n’est pas rectifié et rehaussé par la théorie, tombe, en vertu de son propre poids, par une pente et une ornière inévitables, à contre sens de l’orientation requise par une saine éducation.

L’atonie s’établit donc, presque universelle. Par suite, il semble que les discussions pédagogiques qui occupent plus ou moins sérieusement l’opinion publique et alimentent les articles des journaux, passent au-dessus de la tête des principaux intéressés, comme si cela ne les touchait pas et comme si ce n’était pas le moins du monde leur affaire de déterminer ce qu’ils auront à enseigner ; et je ne compte pas pour une intervention de leur part les brillantes consultations que donnent quelques-uns d’entre eux et auxquelles je payais mon très sincère tribut de louanges au commencement de cet article, car la masse du personnel enseignant est là comme le public dans ces réunions dites contradictoires où des orateurs d’avis opposés et de talents divers montent successivement à la tribune et d’où chacun s’en retourne à son gagne-pain et à son train-train journalier sans avoir vu le fond de la question, seulement avec quelques phrases de plus flottant dans la mémoire.

Il n’en irait pas de même si le personnel enseignant savait son métier et croyait de son devoir d’y réfléchir constamment et d’y penser toujours par les meilleurs moyens, s’excitant sans cesse à suffire aux exigences croissantes de l’éducation nationale et à satisfaire les besoins de la société nouvelle dont il fait partie, les aspirations auxquelles il n’est pas étranger.

Tout est là, il faut réfléchir sur son métier, il faut y penser et y penser ensemble[1]. J’ai sous les yeux des comptes-rendus de l’Association des professeurs de gymnase saxons[2], de l’Union des professeurs saxons de langues vivantes[3], tous gens qui après plus de dix ans n’ont pas oublié mes travaux sur la pédagogie allemande et me font l’honneur de m’envoyer leurs bulletins. Je les cite à titre d’exemple et de types de ce qui se fait dans leur patrie. Il y a là toute une série de travaux, de conférences, de discussions sur les conditions matérielles et financières de l’enseignement, les découvertes archéologiques, les nouveautés philologiques, la durée rationnelle du travail et des vacances, la proportion et le nombre des devoirs écrits, leur correction, la durée du travail assis et à la maison, l’emploi du thème instantané, les punitions, la traduction, les créations de chaires utiles à réclamer de l’Université de Leipzig, la proportion des devoirs de langues vivantes, les cours de perfectionnement et de vacances, la pédagogie des mathématiques, de la géographie, de l’histoire naturelle, celle de l’histoire par rapport aux circonstances modernes qui intéressent la vie économique de la nation et les revendications des couches démocratiques de la société, les expositions de matériel pédagogique y compris une foule de publications françaises touchant notre patriotisme, la préparation des congrès pédagogiques, les correspondances scolaires internationales, cent autres objets aussi utiles et aussi graves et je ne fais que relever au hasard du couteau à papier les premières rubriques qui, pour quelques mois seulement, se présentent dans deux publications d’un petit pays d’Allemagne, prises entre cent.

Ô mes amis, les Français ! mes chers, mes mille fois chers compatriotes et collègues, est-ce que vous ne vous sentez pas le front couvert de confusion et le battement du cœur arrêté, devant cette étonnante activité pédagogique, professionnelle ? Comprend-on maintenant que dans un tel pays la pédagogie marche de l’avant au lieu de se laisser traîner revêche et de mauvaise grâce derrière la nécessité, qu’elle est une force immense de la nation, que c’est elle qui prépare et crée l’avenir au lieu de le subir, que dans une telle patrie une réforme d’éducation, le jour où elle paraît convenable, a été préparée, appelée, critiquée, préconisée, voulue et qu’enfin elle tombe de haut sur un sol qui l’attend, la sollicite, s’élève pour ainsi dire d’avance au-devant d’elle, qu’elle y tombe non comme une aventure, mais comme un phénomène désiré et même suscité, qu’elle y tombe sur un sol fécond et labouré, non, ainsi que chez nous, comme la pluie sur le roc.

Non, mes chers collègues, je ne vous fais pas injure en vous avertissant, en vous suppliant de vous corriger, de vous améliorer, d’exercer dans une fonction pensante votre faculté de penser et en vous appelant par là à aérer vos classes et à prendre dans la nation la place et le mouvement qui conviennent à vos talents, à votre extrême dévouement et à vos vertus.

Et que chacun excuse la chaleur que j’ai mise à tout ceci. La bouche a parlé de l’abondance du cœur. Si je tais mes efforts oraux, publics, privés et si je compte pour quelque chose mon travail sur la pédagogie allemande qui, pour avoir été jadis accueilli à l’étranger, n’a produit, que je sache, aucun effet en France, c’est la troisième fois que je pousse un semblable appel.

La seconde fois, ce fut dans la Revue de métaphysique et de morale[4], et à constater le silence profond, absolu où tombèrent mes propositions, j’aurais pu croire qu’en les faisant, j’avais rêvé, si, pour me consoler, à M. Hartmann, le vaillant et illustre pédagogue saxon, l’auteur des « Impressions de voyage d’un professeur allemand en France » qui sont bien le document le plus complet et le plus instructif que nous ayons sur notre propre enseignement[5], si à cet homme éminent et perspicace ces propositions n’avaient paru l’aboutissant le plus logique et le meilleur de ses investigations et de ses réflexions.

Mais je n’y tiens pas exclusivement, à ces propositions, et je serais même bien disposé à les élargir, si je ne voulais me garder de faire à mon tour un programme et si l’essence de mon désir n’était justement que la pédagogie fut faite non par quelqu’un, mais par tous.

Oh ! si j’avais seulement la force de sonner assez de la trompette pour faire tomber les murailles de Jéricho-la-Routine !

Georges Dumesnil,
Professeur de philosophie à l’Université de Grenoble.
  1. Saluons au passage comme « une immense espérance » le vœu du Conseil académique d’Aix qui a provoqué la lettre ministérielle du 27 juin. V. la Revue du 15 déc. 1898, p. [illisible]36.
  2. Sächsisches Gymnasiallehrerverein.
  3. Sächsisches Neuphilologen-Verbaud (S. N. V.).
  4. Juillet 1895.
  5. Reiseeindrücke und Beobachtungen eines deutschen Neuphilologen in der Schweiz und in Frankreich, Leipzig, Stolte, 1897, v. pp. 191-192, à la fin de l’ouvrage.