PORTRAITS JAUNES



I

LES CORÉENS

J’avais un ami en Corée, un des trois survivants, prêtre doux et pieux, à l’âme simple et candide, qui cependant avait pendant sa fuite trouvé le moyen de dépister ses ennemis. N’avait-il pas imaginé de rouler autour de son corps, comme une ceinture, un cordon où s’enfilaient des sapèques, — ce qu’on appelle en Chine une ligature ; il y en a mille ordinairement. — Toutes les cinq minutes il en laissait tomber une dizaine ; les satellites couraient après, — auri sacra fames ! — et le missionnaire fut sauvé.

Mon ami m’écrivait :

« La Corée, reléguée au fond de l’Orient, est un pays pauvre, puisque l’exploitation de ses mines, qui pourrait lui donner la richesse, est défendue. La culture du riz, du tabac et de ce qui est strictement nécessaire pour l'usage de la vie, l’occupe seulement. La Corée n’a aucune communication avec l’étranger ; toutefois, ayant été autrefois soumise par la Chine, elle y envoie tous les ans une ambassade, pour payer le tribut et chercher le calendrier. Tout commerce est prohibé avec l’étranger, mais les marchands qui se joignent à l’ambassade rapportent les choses de première nécessité qu’on ne peut se procurer dans le pays, comme la soie et les aiguilles ; encore en rentrant sont-ils rigoureusement fouillés. Voilà donc une contrée fermée, où il existe même une loi qui ordonne de mettre à mort tout étranger qui pénétrera sur son territoire. »

On sait que la surface du sol y est toute hérissée de hautes montagnes couvertes de sapins. Pas de routes, mais des petits sentiers qui tournent et serpentent dans les montagnes. Pas de voitures, mais tout est porté à dos d’hommes ou par les bœufs. Près de Séoul, comme près de Pékin, on pourra peut-être rencontrer quelques énormes chars à deux roues, servant à transporter les plus lourds fardeaux.

Qu’est-ce que le Coréen ? — D’après ce qui précède on pourrait conclure que c’est un homme rude et grossier, puisqu’il vit sans contact avec les peuples civilisés. Eh bien, non. Le Coréen en général est docile et obéissant devant l’autorité ; il est hospitalier et a l’esprit droit : ce qui l’amène facilement à comprendre et à reconnaître la vérité de la religion chrétienne. Lorsqu’il l’a embrassée, il aspire à la propager ; il a un cœur qui sait aimer, et il s’attache aux missionnaires, qu’il regarde comme les vrais pères de son âme.

D’un autre côté, il est prodigue ; quand il possède quelque chose, il donne sans mesure, au hasard de s’appauvrir. Quand il a reçu une offense il pardonne difficilement. Il est très avide de dignités.

Sa religion se résume presque tout entière dans le culte des ancêtres et dans le bouddhisme. Cependant il est loin d’être aussi superstitieux que le Chinois ; en général il ajoute peu de foi à ces offrandes de riz et de vin sur le tombeau des ancêtres ; mais c’est la religion du roi et des grands, on doit se conformer à ses prescriptions il faut donc faire des sacrifices.

Les obstacles à la propagation de l’Évangile sont d’abord la prohibition légale : la loi punit de mort ceux qui suivent la religion chrétienne ; en second lieu, le culte des ancêtres. Les chrétiens coréens n’ont pas pu jusqu’ici rendre à leurs proches les derniers devoirs d’une façon publique et solennelle, et les païens en ont conclu qu’ils n’honoraient point leurs parents après leur mort et les oubliaient aussitôt ; ils les traitent donc d’ingrats et d’hommes à qui le sentiment filial fait défaut : ce qui est un très grand déshonneur aux yeux de tous, puisqu’on met son point d’honneur à faire beaucoup de dépenses pour célébrer la mémoire des défunts.

D’autres obstacles se rencontrent dans l’impossibilité où le chrétien est de parvenir à aucune dignité, dans la crainte des persécutions, la perte de ses biens et de sa vie[1].

Cette question de religion nous amène à dire un mot de la façon dont le missionnaire administre les chrétientés en Corée. Son district peut renfermer une soixantaine de villages disséminés sur une étendue de vingt-cinq lieues. La visite de ces localités se fait pendant l’hiver et le printemps, alors que les paysans ne sont pas trop occupés aux travaux des champs. On prend le bâton de voyage vers le commencement de novembre, pour le déposer vers le mois de mai. On serre dans un panier les ornements de messe, la boîte aux sacrements, quelques vêtements, et on part accompagné d’un domestique et d’un chrétien du village où l’on se rend ; un autre porte le panier.

Quand on arrive à l’endroit désigné on n’a pour oratoire qu’une bien modeste chambre, il est vrai, mais que les chrétiens ont tapissée partout avec du papier blanc et propre, avant l’arrivée du Père ; comme autel on se sert d’une simple planche fixée au mur. On reçoit la visite de tous les chrétiens réunis et aussitôt commence l’examen sur la lettre du catéchisme ; presque tous répondent, depuis l’enfant de douze ans jusqu’au vieillard qui en a soixante. Après on fait une courte instruction et on entend les confessions. La messe se célèbre le lendemain de bon matin. On emploie ainsi trois ou quatre jours dans un endroit, selon le nombre des chrétiens, puis on se remet en route pour un autre village. Nous passons sous silence naturellement une grande partie de la besogne, comme la visite des malades éloignés ou la préparation des païens adultes qui demandent le baptême ; on conçoit combien il y a à faire, quand on sait que le missionnaire ne peut voir les chrétiens d’une même localité qu’une fois par an. Voilà le champ de l’apôtre, voilà sa culture et sa moisson ; il se livre à ces travaux, laboure et récolte au moment des pluies, des glaces et des neiges[2].

Voyageant pendant plus de la moitié de l’année, quelquefois côte à côte avec les païens, passant et repassant dans leurs villes et leurs villages, s’asseyant en face d’eux dans les auberges, comment le missionnaire parvenait-il à échapper à ses ennemis ?

Ici nous allons raconter des traits de mœurs curieux et qui appartiennent uniquement à ces pays singuliers. Le prêtre européen se tirait d’affaire avec deux moyens.

Le premier consistait à revêtir un costume de deuil. Ce costume lui rendait le plus grand service, car le Coréen en deuil, devant être tout absorbé dans sa tristesse, a la tête, la figure et les épaules emboîtées sous un énorme chapeau, qui le masque parfaitement aux yeux des passants ; bien plus, lorsqu’il rencontre quelqu’un, il se cache encore la figure avec un morceau de toile attaché à deux bâtons qu’il tient à la main.

L’habit de dessus se compose d’une longue et ample redingote, qui descend jusqu’aux pieds, avec des manches extrêmement larges, puis d’une longue ceinture, le tout est de toile grise ; plus le tissu est grossier, mieux cela vaut, car si la toile était de belle qualité, on s’exposerait à être hué dans la rue, parce qu’il semblerait que l’on cherche à bannir la tristesse du deuil à l’extérieur comme à l’intérieur. Les gens en deuil ne chantent point, ne jouent point, ne touchent point aux armes et ne se marient point.

Cela faisait singulièrement le jeu des missionnaires qui cherchaient à se dissimuler dans la foule ; mais c’était un assujettissement pénible, surtout à cause du chapeau si encombrant ; aussi ceux qui possédaient un type de figure se rapprochant plus ou moins du type coréen portaient simplement le costume ordinaire dont nous allons donner la description :

Un petit et élégant chapeau noir qui n’entre pas dans la tête, mais se pose seulement sur les cheveux relevés et noués au sommet ; tout le monde en Corée garde les cheveux longs, les hommes comme les femmes, et il n’y a que les bonzes qui se rasent la tête. Un grand habit blanc, qui descend au-dessous des genoux et qui est ouvert sur les côtés, portant deux bandes superposées descendant devant et une derrière, avec les manches très larges ; un pantalon blanc très ample, des guêtres de toile blanche qui se serrent au-dessus des genoux ; des bas blancs en toile, enfin des souliers de paille, de chanvre ou de papier : — le papier coréen est très fort ; roulé sur ficelle, il rend le même service que les cordes de chanvre.

Le second moyen, à l’aide duquel on pouvait conserver l’incognito devant les Coréens, c’était l’anoblissement. Pour cela il n’était nullement besoin de titre. En Corée une foule de gens de la bourgeoisie se donnent le ton et les airs de la noblesse et passent pour nobles ; le missionnaire, en s’efforçant de suivre les règles de la gravité dans son extérieur et sa démarche, pouvait passer pour un noble. Cela était pour lui d’une importance considérable, car la noblesse, en Corée, jouit d’un grand ascendant, et il pouvait de la sorte se mettre à l’abri des questions importunes des passants, la plupart gens du commun, qui n’oseraient jamais s’adresser à un noble comme à un de leurs pareils et gardent même en sa présence une grande retenue.

Lecteurs, vous venez de prendre une silhouette de Coréen en même temps que vous avez appris quelque chose de la vie apostolique ; or ni cette vie ni ces portraits ne diffèrent sensiblement de ceux que nous pourrions trouver dans la Chine proprement dite. Il n’y a ici qu’un peu plus de liberté pour l’Européen et peut-être moins de simplicité chez les Chinois.

Les choses ont changé en Corée depuis quelque dix ans. Ce pays n’a pas subi le contact et le voisinage de la Russie impunément. Cette puissance lui a imposé un ministre en résidence à Séoul, les autres puissances ont envoyé des consuls, et puis les Japonais sont venus…

Le temps n’est plus où le missionnaire était obligé de se cacher pendant des mois au fond d’une misérable barque, croisant au large, au milieu des froides brumes d’hiver, pour tromper la surveillance active des féroces douaniers. Le temps n’est plus où l’on saisissait brutalement deux évêques et presque tous leurs prêtres pour leur trancher la tête après leur avoir fait subir l’épouvantable supplice de la fracture des os. Le temps n’est plus où on laissait nos marins vengeurs venir s’installer dans une pagode, puis où on les fusillait traîtreusement par des ouvertures dissimulées dans la muraille creuse. La Corée solitaire et farouche, séparée violemment de sa suzeraine, la Chine, un peu moins sauvage, n’est plus, pour ainsi dire, qu’une quantité négligeable. Mais elle aussi a et conservera d’impérissables souvenirs parmi lesquels les plus grands sont ceux qui s’auréolent de la gloire du martyre chrétien, car ses enfants sont tombés au champ d’honneur à côté des pères de son âme, venus d’Europe, venus de France. Nous nous rappellerons toujours qu’abordant aux rivages du Céleste-Empire, nous fûmes accueilli par l’évêque de Corée[3], un des survivants, lui aussi, de l’affreux massacre, et qu’il nous dit un soir :

« Demain, celui qui vous servira la messe est un Coréen exilé comme moi ; comme moi il a vu les grands jours ; comme moi, il a été témoin de Jésus-Christ ; il-est fils et frère de ceux qui sont morts en versant leur sang ! »

Ah ! comme j’eusse compris que cet homme, ce servant de messe au rude visage mongol, que j’abordais le lendemain, franchît les degrés de l’autel, s’approchât plus près et prît ma place de prêtre près du tabernacle !


  1. Lettres du P. C***, missionnaire en Corée.
  2. Lettres du P. C***, missionnaire en Corée.
  3. Mgr Ridel.