Port-Royal par M. Sainte-Beuve



PORT-ROYAL
PAR M. SAINTE-BEUVE.

Voici enfin un livre qui console du triste état où sont tombées les lettres depuis quelques années ; car, on ne peut se le dissimuler, il s’est introduit de nos jours un étrange désordre dans les vocations de l’esprit et dans l’emploi des talens. Presque toujours le début des carrières littéraires de nos contemporains a été leur moment le plus heureux, parce qu’il était l’effet d’un mouvement naturel. On allait là où l’on se sentait appelé ; on écrivait sous la dictée d’un impérieux instinct ; on se développait librement, parce qu’on obéissait à une voix secrète et puissante. C’était là l’heure des œuvres fécondes et des succès éclatans. Mais il arrive un moment où la veine s’épuise, soit parce que la nature n’y a pas mis davantage, soit parce que le travail ne creuse pas cette veine assez à fond. Alors on se met à en chercher une autre, on dévie, parce qu’on se croit à bout de la route première, ou parce qu’on manque d’énergie pour briser les obstacles contre lesquels on se heurte. Ici s’ouvre une autre époque dans la vie de l’écrivain. Auparavant, il suivait la vocation qu’il s’était reconnue ; maintenant, il s’en forge une autre, et à la nature il substitue la volonté. Il n’y a pas de génie si vigoureux qu’on le suppose qui puisse sans dommage, avec impunité, se permettre un déclassement semblable et ces applications forcées. Plus, au contraire, les talens qui se fourvoient ainsi sont réels, plus les dissonances qu’ils tirent d’un instrument, auquel ils n’auraient jamais dû toucher sont aiguës et fâcheuses

M. Sainte-Beuve a su échapper à cette déchéance. Ses débuts avaient annoncé un écrivain brillant : les développemens qui les ont suivis nous ont donné un écrivain supérieur. L’auteur des Critiques et Portraits littéraires, le romancier qui a écrit Volupté, a pris rang parmi les premiers prosateurs de notre époque.

Déjà vers la fin du XVIe siècle, on se plaignait de la multitude des auteurs et du peu de valeur de leurs livres. « Il y a tant d’écrivains aujourd’hui qui s’accablent les uns les autres, disait un traducteur des Commentaires de César, qu’on ne peut guère bien discerner les bons des mauvais qui les éteignent et suffoquent, à guise des méchantes herbes qui surcroissent parmi les utiles et salutaires, et les surmontent et les étouffent : quand chacun, sans aucun choix ni jugement, sans rien élabourer ni sarcler, se transporte le nez au vent, selon que la fantaisie le pousse[1]. » Et, de nos jours, qu’est-ce qu’écrire pour bien des gens, sinon céder à un caprice et remplir une heure de désœuvrement ? Mais le caprice n’est pas la force, mais le désœuvrement n’est pas l’inspiration.

Il n’est pas permis non plus d’oublier que de nouveaux devoirs sont imposés à l’écrivain par les richesses mêmes de la littérature dans laquelle il veut prendre place. Si le peuple au milieu duquel il est appelé à penser et à produire compte déjà trois siècles de développement et de fécondité littéraire, il aura soin de s’enquérir de toutes les conditions, de toutes les phases et de tous les détails de cet illustre passé, pour éviter des redites inutiles, ou des efforts qui porteraient à faux. Dans une littérature qui commence, on peut marcher devant soi sans information préalable ; la route est libre, et toutes les gloires peuvent être ravies par les talens qui arrivent les premiers ; mais au sein d’une civilisation littéraire dont les travaux et l’opulence ne semblent laisser aux contemporains que les plaisirs d’une jouissance oisive, un esprit sérieux ne saurait se résoudre à tenter quelque chose avant de s’être assuré, par une connaissance approfondie du passé, d’une originalité possible dans le présent.

Nous ne connaissons pas d’écrivain qui se soit enquis de la tradition avec plus de diligence et de sagacité que M. Sainte-Beuve. Même au moment où il croyait le plus à l’avenir d’une rénovation littéraire, il étudiait le passé avec une pénétration ingénieuse ; c’était un révolutionnaire érudit. Quand, plus tard, il toucha l’époque d’une littérature plus indifférente, ou même, suivant sa propre expression, légèrement désabusée, il put fortifier ses études critiques par la maturité toujours croissante de son esprit. La science acquise et l’originalité personnelle se prêtèrent un mutuel secours, et de cette alliance, de ce tempérament sortit un écrivain qui sut se distinguer à la fois de ses contemporains et de ses devanciers.

La prose française, qui, dans l’histoire de l’esprit humain et de l’art, marche l’égale des proses grecque et latine, a débuté par la causerie, la démonstration et la polémique. Montaigne, Descartes et Pascal l’ont faite et l’ont constituée. Quand les conditions et l’harmonie de ses formes furent réglées et reconnues, elle servit surtout d’instrument aux débats de la religion, de la philosophie, puis enfin de la politique : ses habitudes furent la rapidité de l’allure, la clarté de la phrase, la précision du mot. Que se proposait-on surtout ? On voulait prouver des vérités utiles, détruire l’erreur, entraîner les masses. Pour cela, il faut une marche prompte, un épanchement facile de la pensée, une succession progressive de coups véhémens et sûrs. Aussi, atteindre un grand but en marchant avec célérité sur la ligne droite, tel est le mérite ambitionné par la plupart de nos prosateurs.

Mais en courant ainsi on laisse de côté, on omet bien des choses. Tout ce que l’esprit a de sinuosités et de profondeurs, tout ce que le cœur a de délicatesses et de recoins cachés, en un mot, tous les faits complexes et intimes risquent de rester sans observateur et sans peintre. C’est cette partie si importante, trop négligée par nos plus grands maîtres, qu’a surtout cultivée avec bonheur M. Sainte-Beuve. Il nous rend, avec les transformations nécessaires, ce que la causerie de Montaigne et la phrase d’Amyot ont d’abondant et d’inépuisable. Il procure au lecteur du XIXe siècle le plaisir de renouer un peu avec les traditions du XVIe. À ces élémens si français se trouvent associées des qualités qui rappellent la profondeur et la subtilité de l’idéalisme allemand. M. Sainte-Beuve a écrit quelque part de Diderot qu’il était la plus allemande de toutes nos têtes. Il y a aussi, dans le talent de l’auteur de Volupté, des aspects qui font songer aux prosateurs, aux poètes de l’autre côté du Rhin. Mais chez l’écrivain ces divers contrastes, la tradition gauloise du XVIe siècle et les analyses d’une psychologie un peu allemande, trouvent leur harmonie et leur achèvement dans une personnalité forte et libre. Pendant qu’autour de lui presque tous les écrivains sont engagés sous diverses bannières et traduisent les questions soit de l’art, soit de la politique, dans une polémique ardente et partiale, M. Sainte-Beuve s’est attaché à retenir la disposition de lui-même pour être mieux en état de comprendre toute chose et de rendre bonne justice à tout le monde. Chaque jour l’a fortifié dans cette noble attitude, et c’est à cette persévérance laborieuse et digne que nous devons aujourd’hui le livre de Port-Royal, qui résume les qualités agrandies de son talent.

Il y a précisément deux siècles que le mouvement religieux qui a rendu Port-Royal célèbre commença. Si l’on se montrait surpris que Port-Royal n’ait pas trouvé plus tôt un historien sérieux et complet, cet étonnement dénoterait quelque irréflexion. Depuis les pages élégantes de Racine, il ne s’était pas encore rencontré d’époque vraiment ouverte à l’impartialité et à l’intelligence sur ces matières difficiles. Au XVIIe siècle, les doctrines de Port-Royal étaient persécutées. Le XVIIIe ne les connut que dans une sorte de décadence et de travestissement. Au commencement du XIXe siècle, elles étaient oubliées et partagèrent le discrédit où tombèrent pour quelque temps les questions religieuses et philosophiques. C’est seulement aujourd’hui qu’il est possible de peser ces doctrines ce qu’elles valent, et de les apprécier sans faveur comme sans dénigrement. Elles viennent à propos prendre place dans cette enquête équitable et universelle à laquelle se livre notre siècle sur les idées et les croyances qui ont agité le genre humain. Notre époque est juste, parce qu’elle est curieuse ; elle goûte peu le fanatisme et la partialité qui tendraient à dérober quelque chose à son examen, et son avidité de tout connaître est pour les systèmes, les sectes et les écoles une garantie excellente contre l’injure de l’oubli.

Les doctrines qui alimentaient la dévotion de Port-Royal, et dont Jansénius fut le théologien dogmatique, se rattachent à ce que le christianisme a de plus profond et de plus intime. Je voudrais en saisir le nœud, et le faire toucher au lecteur.

La nature humaine, dans les sociétés antiques, agissait avec une liberté presque irréfléchie. L’homme développait ses facultés et ses passions avec une impétuosité et une énergie qui lui permettaient peu de se replier sur lui-même pour s’examiner et se juger. Nous parlons des majorités et des masses, car il y a dans tous les temps des ames privilégiées qui se dérobent par leur grandeur à l’infériorité des autres hommes. Mais, pour les sociétés elles-mêmes, il est exact de dire que des temps fort longs s’écoulèrent, avant que la réflexion et l’étude produisissent une morale pratique qui servît de règle à leurs actions. Les premiers développemens du stoïcisme ne précèdent que de trois siècles l’ère chrétienne : l’apogée des doctrines et des vertus du portique est contemporaine des premières prédications et des premiers dévouemens du christianisme. Désormais la question de la liberté humaine était posée dans toute sa profondeur, tant par les sectateurs de Zénon que par les disciples du Christ.

On peut dire que dans les deux camps, du côté de saint Paul aussi bien que dans le parti de Sénèque, on eut peur de la liberté humaine à la vue des excès dans lesquels elle était tombée. Le stoïcien voulut la dompter en la rendant immobile ; il lui prescrivit pour règle de supporter et de s’abstenir, il lui imposa pour devoir unique et terrible d’assister à l’irréparable chute des vieilles institutions avec une résignation muette. Le chrétien se réfugia dans le sein de Dieu ; il absorba la liberté humaine dans une fatalité divine qu’il appela la grace, et c’est dans une sublime servitude qu’il trouva l’indépendance morale.

Dans toutes les grandes doctrines qui instruisent l’humanité, la passionnent et la mènent, il y a des esprits entiers et ardens qui ne transigent sur rien et prennent à tâche au contraire d’insister d’une manière dure et violente sur ce que le système dont ils sont les interprètes a de plus exclusif, de plus spécial et de plus intraitable. Colonnes de feu, tranchantes épées, ils portent haut la lumière et lui fraient la route par la puissance incisive de leurs résolutions extrêmes. Ainsi fit saint Paul. S’il a quitté si brusquement la synagogue, c’est pour annoncer des choses entièrement nouvelles dont l’impitoyable originalité remplira l’ame humaine d’étonnement et de douleur. Il enseigne que la nature de l’homme est foncièrement mauvaise, que l’homme ne peut se relever de cette corruption incurable par ses propres efforts, et qu’il ne saurait être sauvé que par les mérites de Jésus-Christ crucifié : Se figure-t-on l’effroi du genre humain devant cette proposition formidable, et la terreur n’augmentera-t-elle pas quand l’apôtre écrira expressément aux Romains que Dieu prend en compassion ceux qu’il veut, et endurcit ceux qu’il veut. L’objection du bon sens humain ne l’arrête pas. À l’homme qui demande pourquoi, s’il en est ainsi, Dieu se plaindrait, puisqu’il est impossible de résister à sa volonté, Paul répond avec un accablant dédain : Qui es-tu, toi qui contestes contre Dieu ? Le vase demande-t-il au potier, pourquoi m’as-tu façonné de la sorte ? Ainsi l’apôtre plonge la liberté humaine dans le gouffre de l’omnipotence divine et il l’y perd. Au nom de la foi, Paul fait ce que fera plus tard un autre Juif au nom de la métaphysique ; c’est ce qu’il appelait servir dans la nouveauté de l’esprit. Désormais l’humanité saura qu’elle doit abdiquer le passé, dépouiller le vieil homme, renoncer à ses opinions, à ses habitudes d’esprit, aux principes qui lui paraissent les plus raisonnables, et qu’elle ne peut se sauver qu’en croyant ce qui la choque le plus. L’humanité est ainsi faite qu’elle se précipitera avec un enthousiasme douloureux sur les pas de celui qui la condamne : elle aime au fond ce qui la heurte, ce qui la déroute et ce qui la contredit. La doctrine de Paul multiplie d’autant plus les nouveaux chrétiens qu’elle est plus absolue et plus sombre : ses duretés ont pour l’ame humaine un charme secret, une attraction irrésistible.

Trois cents ans après saint Paul, les maximes de l’apôtre furent développées par un beau génie que le christianisme conquit sur les lettres païennes. Qui était mieux préparé que saint Augustin pour accepter le dogme de la grace dans ce qu’il avait de plus divin et de plus fatal ? Le fils de Monique avait cherché partout la vérité ; il s’était long-temps arrêté aux sources de l’éloquence et de la philosophie antiques sans pouvoir étancher la soif qui le dévorait ; il était resté neuf ans dans la secte des manichéens sans trouver à leur école une réponse satisfaisante et claire aux difficultés qui le tourmentaient. Alors il passe du côté du Christ parce qu’il désespère de la science humaine, et, par un mouvement décisif, il va tout au fond de la nouvelle doctrine qu’il embrasse. Il commente saint Paul, il le développe, il le continue. Il enseigne que tous les hommes naissent dans le péché du premier Adam, et qu’il n’y a que la justice qui vient du second Adam qui les en puisse délivrer. Il faut que la grace de Dieu prévienne la volonté de l’homme, qui, de lui-même, est incapable d’accomplir ou même de commencer une bonne œuvre. On ne doit donc pas dire que c’est en vertu de nos mérites que la grace de Dieu nous est donnée, car alors la grace ne serait plus la grace, puisqu’elle ne serait plus que le paiement d’une dette et non pas un présent gratuit. « Ne voyez-vous pas, s’écrie saint Augustin dans son Traité de la Prédestination des Saints, que le dessein de l’apôtre est que l’homme soit humilié et que Dieu seul soit glorifié ? » Voilà le mot décisif ; et pour mieux abaisser la nature humaine, on lui déclare que la foi même est un don de Dieu, aussi bien dans son commencement que dans ses progrès et dans sa perfection ; que ce don est accordé aux uns et refusé aux autres ; qu’enfin, lorsque Dieu fait miséricorde, c’est une libéralité, et que lorsqu’il endurcit, c’est une juste rétribution. Saint Augustin a trouvé la paix dans ce qui épouvantait d’autres ames. Il est tranquille parce qu’il a nié la liberté de l’homme. Il se complaît dans les partis extrêmes ; il réprouve la nature humaine, comme il a condamné la tradition antique, et il se prosterne devant la face d’un Dieu omnipotent et terrible qu’il a trouvé pour lui miséricordieux, puisqu’il a été touché de sa grace, puisqu’il s’est converti.

Voilà le vrai christianisme. Saint Paul et saint Augustin l’ont prêché aux hommes dans toute sa pureté, dans toute sa force. Mais cet absolutisme divin ne pouvait passer dans la pratique commune. L’église ne put, comme l’apôtre et l’ancien professeur de Tagaste, anathématiser la liberté humaine ; elle prit des tempéramens dont on donnera une assez juste idée en disant que l’église catholique est semi-pélagienne. De son côté, l’école au moyen-âge, tout en révérant saint Augustin, se mit à lui associer Aristote : on ne niait pas la grace, mais, à côté d’elle, on faisait reparaître la science humaine. Saint Thomas fut surtout l’artisan de cette alliance, et le grand bœuf de Sicile laboura dans les deux sillons. Depuis le XIIIe siècle jusqu’à Luther, Aristote ou plutôt la scholastique envahit la théologie, qui à force de raffinemens, de subtilités et de sophismes, devint une inextricable confusion également funeste à la science et à la foi.

Avec le docteur Martin, le christianisme se réveilla. L’épître de saint Paul aux Romains toucha le cœur du professeur de Wittemberg, et, comme il y trouva ces mots : « Le juste vivra par la foi, il se sentit, par cette parole, illuminé d’une révélation intérieure[2]. À l’exemple de l’apôtre et du grand évêque d’Afrique, il comprit et enseigna que l’homme naissait dans le péché et dans une corruption radicale, dont ses propres œuvres sont impuissantes à le délivrer ; l’homme ne peut être tiré de l’abîme que par la main de Dieu. Or, la grace est donnée gratuitement aux plus indignes, aux moins méritans, elle n’est pas la récompense de l’étude et des œuvres. Luther ne craint pas d’écrire à Mélanchton : « Sois pécheur et pèche fortement, mais aie encore plus forte confiance, et réjouis-toi en Christ qui est vainqueur du péché, de la mort et du monde. Il faut pécher tant que nous sommes ici, cette vie n’est point le séjour de la justice ; non, nous attendons, comme dit Pierre, les cieux nouveaux et la terre nouvelle, où la justice habite[3]. » De nos jours, un des plus profonds penseurs de l’Allemagne, Novalis, n’a donc fait que reproduire Luther, quand il a écrit : « Le péché est le plus grand attrait pour l’amour de Dieu ; plus l’homme se sent pécheur, plus il est chrétien. » C’est avec la force qu’il puisait dans ces convictions redoutables, que Luther répondit à Érasme : « C’est la querelle d’Augustin avec Pélage qui recommence. Encore une fois, le libre arbitre est subordonné à la grace divine ; on le fait esclave (de servo arbitrio). C’est dans cette servitude que le chrétien doit espérer le plus ; Dieu s’est chargé de son salut ; seul, l’homme n’irait qu’au péché : sous le doigt de Dieu, il a pour lui l’espoir et la chance d’être atteint de la grace divine. » Qu’est Érasme aux yeux de Luther ? un païen, un Lucien nouveau, un Épicurien athée qui se permet de juger le Christ. Érasme fut consterné de tant de violence, il se sentit comme brisé par cette espèce de férocité dogmatique, et il mourut accablé de tristesse, sans comprendre cette fureur divine qui s’acharnait à détruire l’humaine liberté.

Au XVIe siècle, la doctrine de la grace se releva donc dans tout son éclat. Bossuet a écrit que Calvin avait raffiné au-delà de Luther ; il expose, dans son Histoire des Variations, comment Calvin voulait que le chrétien fût non-seulement assuré de sa justification par la foi, mais qu’il tînt pour certain sa prédestination éternelle de sorte, dit expressément l’évêque de Meaux, qu’un parfait calviniste ne peut non plus douter de son salut qu’un parfait luthérien de sa justification. Ainsi, la grace une fois reçue ne peut plus se perdre, et cette inamissibilité va si loin, que les enfans des justes naissent dans la grace, et n’ont pas proprement besoin du baptême pour être sauvés. Calvin n’innovait pas, mais il systématisait les idées fondamentales de la réforme, et les poussait à leurs conséquences dernières. Le moine saxon avait eu cette sensibilité ardente qui remue et féconde les pensées ; le théologien de la Picardie porta, dans la réforme dont Genève fut le théâtre, cette raison précise et sévère qui, en approfondissant les principes, les rend positifs, rigides et puissans.

Cependant l’église catholique n’était pas affectée par cette résurrection de la grace. Le concile de Trente avait expressément condamné Calvin ; cette condamnation, tout en rejaillissant sur saint Augustin lui-même, maintenait la théologie dans les tempéramens du semi-pélagianisme. Cent ans après l’Institution Chrétienne, que Calvin dédia à François Ier, parut en 1640 l’Augustinus. Ce livre posthume, car Jansénius était mort en 1638, traitait de la grace, du libre arbitre, du péché originel et de la prédestination. Avec l’Augustinus reparaissait la doctrine fondamentale du christianisme. L’ouvrage de l’évêque d’Ipres, composé et tissu avec les textes de saint Augustin, présentait en faisceau et en système tout ce qu’avait écrit en faveur de la grace l’adversaire de Pélage, et tournait contre les molinistes les plus puissans argumens de l’évêque d’Hyppone. C’était un retour aux sources primitives du christianisme, un recours ardent à la prière, à l’exaltation vers Dieu ; c’était une abdication formelle de l’orgueil humain et des prétentions de la liberté. La chute a tout changé pour l’homme, enseignait Jansénius, et l’a plongé dans une corruption dont il ne peut se relever seul ; ses actions sont nécessairement des péchés ; l’unique remède est dans la grace. Dieu la donne à qui il veut, il ne la doit à personne ; la réprobation n’est qu’une stricte justice ; la prédestination est une exception que Dieu réserve à ses élus dans sa miséricorde. Jansénius répète le mot de saint Augustin, qui disait, en s’adressant à Dieu : Da quod jubes et jube quod vis. Le bon plaisir de Dieu fait tout ; sans le secours de Dieu, l’homme ne peut remplir ses commandemens, et ceux qui n’ont pas sa grace sont voués au péché. C’est ainsi que Jansénius dogmatisait avec tristesse et profondeur, en sondant les derniers abîmes de la misère de l’homme et de la prescience divine.

Cette fois, les principes absolus de saint Paul et de saint Augustin se produisaient au sein même de l’église catholique. Ce n’était plus à Wittemberg, à Zurich ou à Genève, mais à Louvain et à Paris qu’ils tentaient une réaction contre les opinions les plus accréditées de la Sorbonne. On touche au doigt la gravité du fond et l’importance du débat : la discussion roulera sur les points fondamentaux de la foi chrétienne, et les plus grands esprits pourront s’y mêler sans descendre. Maintenant quelles seront pour la France les formes et pour ainsi dire la mise en scène de ce mouvement théologique ? Poser cette question, c’est heurter à la porte de Port-Royal.

Un des avantages du christianisme sur les religions qui le précédèrent, a été de donner aux femmes une influence sociale qu’elles ont exercée à travers les opinions et les pratiques religieuses. Dans le polythéisme, les femmes participaient au culte ; mais, si l’on excepte quelques pythonisses, elles ne pénétraient pas au-delà des rites extérieurs, et ne faisaient que servir d’ornement aux fêtes et aux cérémonies. Avec le christianisme leur condition s’éleva, et elles purent jouer un rôle important dans une religion qui accordait tant aux mouvemens du cœur. Des chefs barbares se convertissent parce que leurs femmes disposent de leur ame et de leur foi. D’illustres païens désertent le temple de Minerve pour les autels du Christ, parce que leurs mères les poussent à une éclatante apostasie. Les femmes sont auprès des confesseurs, elles assistent les évêques, elles encouragent les martyrs ; on les trouve au pied des croix, au fond des cachots ; et cette religion qui, dans son essence, n’est que tendresse et douleur, devient pour elles un perpétuel triomphe. L’église leur assure une autorité positive et leur confère une sorte de souveraineté. Les femmes constituent des ordres et règnent dans des abbayes. Enfin, pour suprême honneur, on les trouvera mêlées aux plus grands débats spirituels ; elles figureront dans l’histoire même du dogme et des combats que devra soutenir l’orthodoxie traditionnelle contre l’innovation. Pendant que Luther dogmatise contre l’église, sainte Thérèse fonde des monastères et multiplie des écrits où la foi catholique reçoit les plus fervens hommages. Avec sainte Thérèse, l’Espagne répond par la prière à la polémique allemande. Un jour une jeune fille, qui se présentait pour prendre le voile, dit à la fondatrice des Carmélites qu’en entrant au couvent elle apporterait sa Bible. — Votre Bible ! s’écria Thérèse ; s’il est ainsi, ne venez pas parmi nous, car nous ne sommes que de pauvres religieuses qui ne savons que filer et obéir. — Que de puissance dans cette simple parole ! Quelle volonté ferme de vouloir ignorer les débats de la science humaine !

Tout au commencement du XVIIe siècle vivait en France, à Port-Royal, une jeune fille qui en avait été nommée abbesse dès l’âge de dix ans et demi. Jusqu’à seize ou dix-sept ans, elle fut souvent tentée de quitter la vie religieuse, lorsque, touchée de la grâce, elle entreprit la réforme de la maison qu’elle dirigeait. Voilà le commencement naïf du grand mouvement religieux qui agitera les règnes successifs de Louis XIII, de Louis XIV et de Louis XV. Voilà qui donne au jansénisme une physionomie particulière que n’ont pas les autres disputes et les autres hérésies. L’histoire de Port-Royal s’ouvre avant celle du jansénisme ; la prière et la pratique ont précédé le dogme et la science. Port-Royal est un sanctuaire de vie intime et de dévotion intérieure, où la foi brûle sur l’autel avant que la doctrine, puis la polémique, pénètrent dans le cloître.

Poursuivons, et nous rencontrerons dans les destinées du jansénisme une autre originalité qui ne sera pas moins considérable. Quand la doctrine même aura fait explosion, elle deviendra l’occasion et presque le mobile d’un mouvement littéraire qui tient une notable place dans les développemens de la langue et des lettres françaises. Pascal et Racine font partie intégrante de l’histoire du jansénisme, et dans les diverses phases de cette grande dispute nous pourrons admirer, sans parler ici de travaux nombreux d’érudition, de philosophie et de grammaire, ce que notre prose a de mieux aiguisé, ce que notre poésie a de plus harmonieux et de plus parfait.

Nous ne croyons pas nous tromper en affirmant que M. Sainte-Beuve a été attiré vers le sujet qu’il a traité par la variété de son origine, de ses épisodes et de ses développemens. S’il ne s’était agi que de tracer l’évolution directe d’une grande opinion religieuse, il est probable que M. Sainte-Beuve ne se fût pas chargé d’une tâche exclusivement théologique ; mais il n’a pu résister au désir de raconter et de peindre un incident compliqué qui traverse l’histoire de l’église et de l’ancienne société française, touche à tous les intérêts de la religion, des lettres et de la politique, et a l’avantage de présenter dans un cadre non moins vaste que limité tout ce que les passions et les pensées humaines peuvent avoir de délicat et de profond. La vie intime du cloître, les pratiques et les secrets d’une dévotion ardente, les combats d’une piété mystique contre les attaches du monde et contre les sentimens de la nature et de la famille, tout cet intérieur de spiritualité raffinée a eu pour le peintre de Mme de Couaën un attrait auquel il a bien fait de céder. D’un autre côté, les aspects littéraires du sujet, les noms illustres qui s’y produisent, les chefs-d’œuvre de prose et de poésie qui s’y rattachent d’une façon plus ou moins directe, toute cette histoire de l’art, qui mêle son éclat à l’histoire de la religion et s’éclaire elle-même de son jour, ouvrait à l’auteur des Critiques et Portraits une carrière à laquelle il ne pouvait se refuser.

Il était même à craindre qu’au milieu de tant de contrastes l’importance dogmatique du fond fût un peu éclipsée ; mais par son talent de composition l’auteur a su éviter cet écueil. Dans son livre, la question fondamentale agitée par Jansénius est véritablement la première pierre et la base ; elle reparaît toujours, quand il le faut, comme la cause et le but des actions et des paroles des personnages du drame. Elle est traitée avec intelligence et respect, et toutefois l’historien de Port-Royal a eu l’art et le tact de n’intervenir dans ces débats de la théologie que comme un amateur, scrupuleux il est vrai, mais qui se borne à commenter moralement et à reproduire. Ailleurs, M. Sainte-Beuve dit aussi : « Quand Port-Royal ne serait pour nous qu’une occasion, une méthode pour traverser l’époque, et quand on s’en apercevrait, l’inconvénient ne serait pas grand. » On concevra sans peine le charme que répand dans tout l’ouvrage cette discrétion habile et savante. Le lecteur est conduit, jusqu’aux derniers aperçus et jusqu’aux dernières subtilités du point théologique, par une pente facile, par un chemin où, pour parler avec Bossuet, on rencontre des objets qui vous divertissent. Il se trouve instruit sans avoir été enseigné avec apprêt et pédantisme, et c’est à travers les sinuosités et les richesses d’une histoire littéraire qu’il arrive à la compréhension d’un dogme épineux. Il y a dans M. Sainte-Beuve un demi-scepticisme qui lui permet de tout saisir avec sagacité, de tout rendre avec persuasion ; il est pénétrant et lucide, parce qu’il a toujours l’esprit libre et dégagé.

Après les préliminaires historiques qui occupent les trois premiers chapitres du premier livre, le lecteur est introduit au plus vif du sujet par la peinture de ce qui se passe dans l’intérieur de Port-Royal et dans l’ame de la jeune abbesse. Les gradations de la grace sont indiquées avec finesse, et la journée du guichet est contée avec une piquante franchise ; c’est le jour où Angélique refusa d’ouvrir les portes de l’abbaye à son père, M. Arnaud, qui venait, comme à l’ordinaire, passer auprès de sa fille les vacances du parlement. C’était un acte décisif pour la réforme de Port-Royal, et, comme le dit spirituellement M. Sainte-Beuve, c’était le coup d’état de la grace. Sans la journée du guichet, remarque encore notre historien, cette réforme, depuis si fameuse et si fertile, avortait en naissant, et il n’y avait pas de Port-Royal, c’est-à-dire qu’il n’y avait pas quelque chose dans le monde et dans le XVIIe siècle de tout aussi important que Richelieu. On peut ajouter aussi qu’il n’est donné à personne d’entrer dans la pratique de la perfection chrétienne sans rompre avec les liens de la chair et de la famille. Le Christ n’a-t-il pas dit : « Ne pensez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée ; car je suis venu séparer l’homme d’avec son père, la fille d’avec sa mère, et l’homme aura pour ennemi ceux de sa propre maison ? Celui qui aime son père ou sa mère plus que moi n’est pas digne de moi. » La fille de M. Arnaud accomplissait donc au point de vue chrétien une action nécessaire en établissant entre elle et son père une barrière inviolable. Elle entrait dans l’intelligence et la pratique de ce renoncement absolu dont Dieu change les premières douleurs en jouissances ineffables. Nous n’ignorons pas que les sentimens naturels et peut-être même la délicatesse littéraire peuvent être froissés par l’énergie mâle et simple avec laquelle la scène est contée. Néanmoins l’écrivain a eu raison de ne pas faiblir. Cette journée du guichet, dépeinte avec une naïve fermeté, initie sur-le-champ le lecteur mieux que ne l’auraient pu faire de longues explications.

Quand il s’est ainsi établi dans le sanctuaire même de Port-Royal, M. Sainte-Beuve sur-le-champ aborde l’histoire littéraire. Il n’a pas voulu attendre que la succession des temps amenât sous sa plume les noms de Pascal et de Racine pour entrer dans les questions de l’art, et pour s’en servir comme d’un brillant contraste avec les choses religieuses. Au nom de la grace, il s’empare de Polyeucte, il fait suivre l’appréciation du chef-d’œuvre de Corneille de l’analyse du Saint-Genest de Rotrou : c’est le commencement de l’ingénieux procédé par lequel il promènera tour à tour le lecteur de la théologie à la littérature. Polyeucte et Saint-Genest, dit M. Sainte-Beuve, c’est une aile de notre sujet qui attend d’avance pour y correspondre Esther et Athalie. Peut-être notre auteur a-t-il cherché à établir une connexion trop intime entre la scène du guichet dont Port-Royal venait d’être le théâtre, et la conception de Corneille ; mais il est évident que lorsque l’auteur de Cinna passa du siècle d’Auguste à l’histoire du martyre de Mélitène, il obéissait à une provocation sourde que lui adressaient les ames de ses contemporains. Et quel plus beau champ pour un poète ! peindre les effets de la grace, mettre au théâtre ces métamorphoses éclatantes et soudaines qui s’accomplissent sous la main de Dieu ! Corneille n’a pas usé ses jours à méditer saint Paul, à pâlir sur saint Augustin ; mais comme il est un vrai poète, comme le souffle divin a passé sur son front, il comprend d’un coup les mystères de l’humaine nature ; c’est aussi, à un autre point de vue, un miracle de la grace. Dix ans plus tard, en 1650, Corneille placera dans son Œdipe une allusion directe aux débats du jansénisme, et il mettra ces vers dans la bouche de Thésée :

Quoi ! la nécessité des vertus et des vices
D’un astre impérieux doit suivre les caprices,
Et Delphes, malgré nous, conduit nos actions
Au plus bizarre effet de ses prédictions !
L’ame est donc tout esclave ; une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n’a rien à choisir ;
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime !
Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,

C’est la faute des dieux, et non pas des mortels ;
De toute la vertu sur la terre épandue
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due ;
Ils agissent en nous quand nous pensons agir ;
Alors qu’on délibère, on ne fait qu’obéir ;
Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

On peut se représenter le plaisir qu’éprouvait le public du XVIIe siècle à retrouver dans un sujet antique la controverse contemporaine, la grace à propos de la fatalité, et Jansénius dans la fable d’Œdipe.

L’auteur des Critiques et Portraits excelle à mettre de l’imagination dans l’art de disposer la réalité et de la produire avec une économie lumineuse. Avant de nous montrer la figure sévère de M. de Saint-Cyran, de ce grand directeur de Port-Royal, M. Sainte-Beuve a voulu nous offrir une dévotion plus aimable et plus tendre. Saint François de Sales sert de transition à l’austère théologie de l’ami de Jansénius. D’ailleurs l’évêque de Genève est écrivain, écrivain plus qu’il ne croit, ainsi que le remarque notre auteur ; à ce titre, l’historien de Port-Royal s’y arrête, et trouve l’avantage, comme il le dit, de tenir avant Pascal bien des élémens et des préliminaires de la belle prose française, jusqu’au moment juste où elle s’accomplit. Le second volume contiendra une longue excursion sur Balzac.

Saint François de Sales appartient tout-à-fait à cette classe de chrétiens doux et bons qui ne veulent ni épouvanter les hommes, ni les damner, mais qui se plaisent à les attendrir et à les consoler. M. Sainte-Beuve a bien caractérisé cette nature insinuante et affectueuse, cette imagination riante et féconde qui mène à l’amour de Dieu par des sentiers faciles et fleuris. Il a cité de charmans passages de ce pieux écrivain ; et comme ces citations nous avaient mis en goût de saint François de Sales, nous avons lu l’Introduction à la vie dévote. Cette lecture nous permet d’ajouter aux éloges de M. Sainte-Beuve cette remarque, qu’une grande habileté dirige l’abandon apparent et l’allure aisée de saint François de Sales. On peut, en le parcourant, pressentir l’autorité d’un pareil livre sur le cœur des femmes et l’esprit des enfans. Tout y est mis en figures, en images ; les cieux sont toujours ouverts, le Christ est toujours présent ; il y a abondance de métaphores, d’apostrophes amicales, de tendres exclamations. Ici la religion est plus puissante que la philosophie ; elle se fait toute à tous, elle s’abaisse avec les humbles, elle trouve les moyens de persuader les pauvres d’esprit ; elle console, elle promet, elle affirme, et, pour nous servir des expressions de l’évêque de Genève, elle ressemble vraiment à une bonne mère qui prépare à l’enfant qu’elle porte tout ce qui doit lui être nécessaire pour le conserver après sa naissance. À chacun donc sur cette terre sa nourriture : aux uns l’Imitation et l’Introduction à la vie dévote, aux autres le manuel d’Épictète et les lettres de Sénèque.

Enfin paraît le front soucieux et ridé du directeur de Port-Royal. Il y eut entre Jansénius et Jean Duvergier de Hauranne, qui fut abbé de Saint-Cyran, comme un partage du royaume spirituel. Jansénius est le docteur, il étudie saint Augustin sans se lasser, il le dévore, il se l’assimile ; il l’avait lu jusqu’à dix fois. C’est l’homme du dogme et de la théorie qu’on entendait s’écrier de temps à autre en se promenant dans son jardin : Ô vérité ! ô vérité ! tant il la poursuivait, tant elle était pour lui le plus puissant attribut et la meilleure image de Dieu ! Saint-Cyran a surtout le génie de la pratique et de la réforme. Il dirige les ames, il veut les sauver, il les subjugue et les maîtrise individuellement ; quand une fois elles se sont soumises à son autorité, il dispose d’elles en souverain, et ces ames qu’il gouverne portent leur joug avec amour. Chez l’abbé de Saint-Cyran, c’est la volonté qui est supérieure plus que l’intelligence. Le grand directeur ne sera ni un penseur de premier ordre ni un brillant écrivain : il se propose surtout, dans la vie, de vouloir et de mener ; il aspire au royaume de Dieu, il veut y faire entrer le plus d’ames qu’il pourra, et il confesse sentir en lui un esprit de principauté aussi bien que les plus grands potentats du monde.

Le plus sûr témoignage de l’ascendant moral qu’exerçait autour de lui M. de Saint-Cyran est dans le nombre et la qualité des personnes qui s’offrirent à sa direction. Il faut voir dans M. Sainte-Beuve tout le détail de cet empire. Le directeur de Port-Royal suffit à toutes les ames et à tous les devoirs ; il présente comme refuge et comme appui la même fermeté de doctrine et de caractère aux religieuses, aux grandes dames, aux gens simples, aux hommes célèbres qui viennent à lui. On ne le voit jamais rien provoquer, mais il accepte tout. Quand M. Le Maître vint lui annoncer sa résolution de quitter le barreau pour ne plus vivre qu’aux pieds de Dieu, il le reçut avec ces paroles : « Je prévois où Dieu me mène en me chargeant de votre conduite, mais il n’importe, il le faut suivre jusqu’à la prison et à la mort. » La conversion de M. Le Maître est dans l’ouvrage de M. Sainte-Beuve, un morceau d’élite où la sagacité du moraliste, l’émotion chrétienne et la critique littéraire concourent à produire quelque chose d’harmonieux et d’achevé.

L’abbé de Saint-Cyran avait un formidable juge de ses actions et de ses paroles, juge qu’il connaissait sans le craindre ni le braver : c’était le cardinal de Richelieu. Le ministre de Louis XIII avait distingué de bonne heure l’ami de Jansénius : il avait pénétré tout ce que cette nature avait de vigueur morale et de puissance contenue. Aussi, avec l’instinct qui ne manque jamais aux vrais politiques, il avait fait de nombreuses avances à un mérite dont il voulait conquérir le dévouement et la reconnaissance. L’indépendance altière de l’abbé de Saint-Cyran avait tout décliné et avait laissé dans l’ame du cardinal un ressentiment plein d’amertume et de vigilance. Mais nous ne saurions songer à raconter ici ce que l’historien de Port-Royal a si bien décrit, les prétentions théologiques du cardinal, son dépit contre l’abbé, la singulière sollicitude avec laquelle Richelieu veillait sur la conscience religieuse de Louis XIII. Arrêté le 14 mai 1638 et conduit dans le donjon de Vincennes, l’abbé de Saint-Cyran n’en sortira qu’après la mort du cardinal, de la bouche duquel on avait entendu tomber cette parole, que si l’on avait enfermé Luther et Calvin, quand ils commencèrent à dogmatiser, on aurait épargné aux états bien des troubles.

L’arrestation de M. de Saint-Cyran, son interrogatoire qui n’eut lieu qu’un an après, ses relations et ses dissentimens avec saint Vincent de Paule, terminent le premier volume de Port-Royal. La première moitié du second nous offrira l’analyse de la doctrine et du livre de Jansénius, qui mourut en 1638. Trois ans après l’apparition de l’Augustinus, l’abbé de Saint-Cyran succombe à son tour, et dans la même année, en 1643, paraît le livre d’Arnaud de la fréquente Communion, livre inspiré par les principes de Jansénius, et servant de transition au Port-Royal de la seconde époque, dont Pascal est le défenseur et la gloire.

Avant l’ouvrage de M. Sainte-Beuve, nous ignorions presque entièrement ce qui avait précédé l’apparition des Provinciales. Tous ces commencemens de dogmatisme sincère et profond, de piété naïve et fervente, les origines, en un mot, étaient cachées dans l’ombre ; elles étaient méconnues et méprisées. Voltaire, en parlant du jansénisme dans son Siècle de Louis XIV, jette en passant une phrase dédaigneuse où il dit que l’abbé de Saint-Cyran, ami de Jansénius, homme aussi ardent qu’écrivain diffus et obscur, vint à Paris, et persuada de jeunes docteurs et quelques vieilles femmes. Lemontey, dans son Histoire de la Régence, s’exprime ainsi : « C’est aux historiens du XVIIe siècle qu’il appartient d’écrire l’origine du jansénisme. Ils diront comment, après avoir été l’amusement des sophistes d’Athènes et l’un des exercices de la moderne scholastique, quelques subtilités inintelligibles sur la liberté des actions humaines sortirent tout à coup de la poussière des écoles, et devinrent, par l’ambition de quelques prêtres, une querelle religieuse, et par l’imprudence de Louis XIV, une espèce de guerre politique. » Toute cette époque, si injustement caractérisée par Voltaire et Lemontey, restait donc à divulguer, et dans M. Sainte-Beuve elle a trouvé son historien. Nous savons désormais cette phase du passé si importante pour la religion, la philosophie, les mœurs et les lettres.

Nous avons éprouvé en lisant l’histoire de Port-Royal une impression analogue à celle que nous avaient donnée les Mémoires de Saint-Simon. C’est un de ces ouvrages qui vous font assister tout-à-fait à l’époque qu’il déroule. On s’imagine presque y vivre, on se surprend quelquefois à se croire le contemporain des hommes et des choses évoqués par le talent de l’auteur. On suit avec sécurité la marche de l’écrivain, parce qu’on la sent tranquille et maîtresse d’elle-même ; on est satisfait de s’abandonner à la conduite d’un esprit calme et ferme qui se développe sans s’agiter, aux mouvemens d’une sensibilité qui n’a rien de désordonné, de convulsif. La pensée de M. Sainte-Beuve est toujours juste et profonde : peut-être quelquefois l’amour de la vérité en fait-elle descendre la finesse jusqu’à la minutie. Sa phrase est large, incidentée, ample et sinueuse. On pourrait trouver parfois qu’elle embarrasse sa marche par la surabondance des détails ; mais, en y songeant, on ne voudrait rien retrancher, parce que cet excès même est une richesse qui éveille chez le lecteur un plus grand nombre de sentimens et d’idées.

Tel est, en effet, le principal attrait et le premier mérite du livre de M. Sainte-Beuve, c’est qu’il provoque la pensée et l’excite à embrasser un vaste horizon. L’historien de Port-Royal dit en commençant un de ses chapitres : « C’est toujours du plus près possible qu’il faut regarder les hommes et les choses ; rien n’existe définitivement qu’en soi. Ce que l’on voit de loin et en gros, en grand même si l’on veut, peut être bien saisi, mais peut l’être mal ; on n’est très sûr que de ce que l’on voit de très près. » Nous ajouterons que cette étude exacte et analytique d’une question, d’un fait, non-seulement approfondit d’une manière définitive l’objet examiné, mais éclaire aussi d’autres sujets, et l’ensemble même des choses humaines. On saisit sous des apparences particulières, dans une époque circonscrite, dans un cadre spécial, les mêmes pensées et les mêmes questions qui, dans d’autres temps, avec des proportions différentes, sous d’autres formes, ont occupé l’esprit de l’homme et frappé son imagination.

Quand on se donne le spectacle des systèmes religieux et philosophiques, un premier coup d’œil vous fait saisir les différences ; mais la persévérance de l’attention et la sûreté du regard vous livrent des ressemblances qui semblent tracer autour des opinions humaines comme un cercle fatal. Leibnitz, dans un morceau de jurisprudence[4] où l’on ne pouvait guère s’attendre à rencontrer une pensée métaphysique aussi profonde, trouve les mêmes conclusions dans un certain mysticisme chrétien sur lequel on disputait beaucoup de son temps, et dans le panthéisme d’Averroës, de ses disciples et de quelques philosophes de l’antiquité. Des deux côtés, on lui semble aboutir à la mortalité des ames, puisque des deux côtés on finit par les perdre dans un océan divin dont auparavant elles s’étaient séparées comme des gouttes. Leibnitz ajoute avec beaucoup de finesse que les mystiques ne savaient pas probablement eux-mêmes tout ce qu’il y avait au fond de la doctrine qu’ils professaient. Telle est assez souvent la fortune des opinions humaines ; il leur arrive d’être propagées et défendues par des gens qui ne les possèdent pas à fond au moment où ils s’échauffent le plus pour elles. Ces ignorances et ces méprises sont la source des dissensions les plus vives, et l’on pourrait retrancher la moitié de la polémique humaine, si l’on ne discutait sciemment que sur ce qui est fondamental et incompatible.

Allons au fond du temple et de l’école, interrogeons le prêtre et le philosophe, et qu’ils nous répondent avec vérité : que trouvons-nous dans les luttes de la religion et de la science, et dans les guerres civiles que se livrent entre eux tant les soutiens du dogme que les sectateurs des idées ? Un nombre assez restreint d’affirmations contradictoires qui d’époque en époque se reproduisent avec des variantes de détails. La différence est dans l’appareil extérieur, le fond demeure dans sa primitive obscurité ; mais la richesse des métamorphoses donne à croire au plus grand nombre qu’on a pénétré plus avant quand on n’a fait que changer les mots et déplacer les termes.

Ainsi, dans le jansénisme, nous retrouvons les problèmes que la sagesse païenne a si long-temps tourmentés. La question de la prédestination chrétienne ne fait que déplacer la fatalité antique ; elle la mène plus loin ; elle la porte jusqu’aux cieux ; mais en l’introduisant dans l’autre vie, elle la pose sans la résoudre. Elle la rend non plus claire, mais plus grave, puisqu’elle la complique de l’éternité.

Le destin pour les écoles philosophiques de l’antiquité et pour quelques poètes supérieurs n’était pas un hasard aveugle, mais la volonté de Dieu, mais le décret de son intelligence. C’était la réunion d’une nécessité inévitable et d’une sagesse souveraine. Et sur cette sagesse, Plutarque ne tient pas un autre langage que saint Paul ; il dit qu’elle échappe au raisonnement humain. C’est la même affirmation aussi absolue, aussi inflexible.

Personne ne doit s’enquérir de ce que Dieu veut ; lui seul a le droit de faire de pareilles questions, ainsi parle le catéchisme de la foi musulmane[5]. N’est-ce pas la même pensée qu’exprime l’apôtre dans cette apostrophe : Qui es-tu, homme, pour objecter quelque chose à Dieu ? Le livre musulman qui présente, rédigée en maximes, la poésie du Coran, ajoute : Il faut donc croire que le bien et le mal ont lieu par la prédestination de Dieu, par sa volonté et par son opération. Ici la négation de la liberté humaine semble s’égarer jusqu’à l’impiété.

Le christianisme de saint Augustin, de Luther, de Calvin et de Jansénius, dit aussi que le sort de l’homme dépend de Dieu, mais il le dit surtout eu égard à son salut. Le destin des anciens et la fatalité du Coran s’appesantissent surtout sur l’existence terrestre. Le christianisme au contraire ne se préoccupe que de l’autre vie, si bien que les prospérités du monde lui paraissent un écueil, un détriment ; l’essentiel est le bonheur au-delà de cette terre, et il est dispensé comme un don par la volonté divine. Or, maintenant, appliquez à la félicité céleste tous les argumens des écoles antiques sur la destinée de l’homme sur la terre, et vous avez le jansénisme.

Il est des régions dans la pensée humaine où les progrès sont difficiles. La théologie et la métaphysique posent des affirmations dont le dogmatisme reste stationnaire. On dirait que dans ces sphères élevées le génie de l’humanité conçoit d’un seul coup tout ce qu’il est capable de produire, et que par un unique élan il arrive au terme de ses forces. Un classificateur intelligent pourrait diviser l’histoire comparée des religions et des philosophies, sous les chefs peu nombreux de certaines propositions fondamentales qui contiennent toutes les possibilités connues de la pensée. Cependant, autour de ces affirmations puissantes qui font la vie d’une religion, ou qui constituent un système, viennent se ranger pour l’attaque ou pour la défense les facultés et les passions humaines, le raisonnement, l’imagination, l’enthousiasme, l’intérêt, et voilà l’histoire proprement dite qui commente. Les orages dont les scènes de la nature nous donnent le spectacle ne troublent que les régions moyennes de l’air ; plus haut le calme règne, et les espaces sublimes échappent aux éclats de la foudre, au déchirement de la nue. Il en est ainsi dans le monde des idées : la guerre et la discorde ne siègent pas sur la cime ; pour les rencontrer, il faut descendre. Le vrai théosophe et le grand métaphysicien ne disputent pas ; ils voient, et là où ne pénètre pas la science, ils s’élèvent à la vérité par cette foi de l’intelligence qui est le signe d’une sympathie naturelle entre l’homme et Dieu. Mais au-dessous de ces rares et tranquilles génies, les discussions commencent, le raisonnement s’aiguise et s’exerce, la sophistique humaine se déroule ; elle est inépuisable, elle a des subtilités et des argumens pour toutes les opinions et toutes les erreurs. Pendant que la logique raffine à l’excès, de son côté l’imagination s’échauffe ; elle se monte, elle s’exalte, elle a ses caprices, ses aberrations ; elle enfante mille fantaisies qui étendent sur le sanctuaire un voile épais et brillant. C’est souvent plus pour ces accessoires que pour le fond même qu’on voit les hommes se passionner. Enfin si l’intérêt se mêle à tous ces mobiles, si de grandes situations politiques, si la possession du pouvoir et des richesses, dépendent de la tournure que prendront les débats institués au nom des idées, le trouble et la confusion seront au comble, et il se trouvera que l’église et l’école, au lieu d’instruire l’état, le déchireront.

On le voit, dans les questions religieuses et métaphysiques, il n’est pas facile à l’esprit humain de faire des progrès en profondeur, et de pénétrer au-delà des dogmes et des axiomes une fois conçus. Mais on dirait qu’il a résolu dans notre siècle de tourner la difficulté ; il ne se perd plus dans les subtilités et les mystères d’un problème spécial, il embrasse toutes les questions, il les suit à travers tous les siècles et tous les pays ; il a le pressentiment qu’après avoir parcouru le cercle des opinions humaines, il trouvera la récompense de cette vaste compréhension dans des inductions fécondes. Un philosophe de l’antiquité donnait ce conseil : « Pense très souvent à la liaison et à l’intime rapport que toutes les choses du monde ont entre elles ; car elles sont pour ainsi dire entrelacées, et par ce moyen alliées et confédérées. L’une est à la suite de l’autre par l’effet du mouvement local, de la correspondance et de l’union de toutes les parties de la matière. » La même connexité est à étudier dans les conceptions et les systèmes qu’a développés l’esprit humain ; il y a là aussi un entrelacement et une cohésion qu’il importe de comprendre. Aussi plus l’homme saisit de rapports, plus il traverse d’opinions et de points de vue pour en savoir le sens et la portée, plus il multiplie les sensations morales que peuvent lui envoyer les objets du monde intellectuel, plus il fouille d’idées, de systèmes et de dogmes, plus il travaille à être vraiment homme en se mettant dans des relations légitimes avec la nature des choses. La vérité est dans l’étendue, et elle se dérobe à ceux qui veulent morceler l’espace qu’elle s’est donné pour théâtre. Quand le plus grand métaphysicien moderne eut prononcé cette formule : La pensée est l’attribut de Dieu, ou Dieu est la pensée même, il vit qu’il avait encore quelque chose à dire, et il laissa tomber cet autre axiome : L’étendue est l’attribut de Dieu, ou Dieu est l’étendue même. Ce n’est pas en un jour qu’on parvient à comprendre ce mot et à saisir cette équation sublime de l’étendue et de la pensée dans le sein de Dieu. Mais on peut dire qu’aujourd’hui l’humanité s’agite et travaille sous l’influence de cette grande parole ; elle la pratique ; partout ses efforts tendent à reculer les bornes anciennes, à écarter les formes surannées et inutiles ; elle a la conscience qu’elle ne peut mieux trouver le vrai qu’en cherchant ce qui est simple et universel.


Lerminier.
  1. Essai sur les meilleurs ouvrages écrits en prose dans la langue française, par François de Neufchâteau.
  2. Tout ce qui tient aux dispositions intérieures de Luther est raconté avec la vérité la plus touchante dans l’Histoire de la Réformation, par M. Merle d’Aubigné.
  3. Mémoires de Luther, traduits par M. Michelet, tom. III, pag. 165.
  4. C’est dans la dissertation qui précède la seconde partie du Codex diplomaticus que nous trouvons ce passage : « Verendum est ne illa quorumdam male mysticorum abnegatio proprii, et quam fingunt, actionum cogitationumque suspensio, qua maxime Deo scilicet uniamur, desinat demum in doctrinam mortalitatis animæ ; qualem docebant Averroistæ et alii antiqui etiam philosophi, quibus videbatur post hominis mortem mentes non ultra subsistere nisi in oceano divinitatis, unde gutta olim prodiissent. Cujus doctrinæ semina in Valentino Weigelio, et Angelo quodam Silesio, et Molinosio (fortasse non satis ipsis agnita autoribus) animadvertere mihi visus sum. » (G. Leibnitii opera omnia, edit. Dutens., tom. IV, pag. 313.)
  5. Exposition de la foi musulmane, traduite du turc par M. Garcin de Tassy.