Mercure de France (p. 287-360).

POMME D’ANIS



Venez sous la tonnelle assombrie de lilas
afin que je suspende, ainsi qu’une médaille,
à votre cou pareil à la rousseur du blé
et au lisse raisin qui dort sur la muraille,
avec un fil de Vierge une rose-bengale…

… Venez, ma bien-aimée, venez, ô ma cigale,
car l’eau bleue dormira dans les reines des prés.

I

Elle se nomme Laure d’Anis, mais, par amusement, à cause de grains de rousseur qui sablent ses joues d’églantine, on l’appelle Pomme d’Anis.

Elle est ravissante, mais infirme et frêle.

Ce matin-là, du bout d’une canne qui aide à sa marche difficile, Pomme d’Anis fait pleuvoir les lilas. Des gouttes, et des fleurs d’un azur gris comme ses yeux, tombent sur la cendre de soie de sa chevelure envolée du chapeau. Elle tousse parce qu’elle vient de respirer un moucheron. Puis, comme elle éprouve un chatouillement léger aux ailes roses de son nez, mobiles comme celles d’un papillon, elle les frotte d’une manière exagérée, en riant, avec la paume de la main. Ce qui fait que sa mère observe :

— Tu vas l’arracher de ta figure, il est pourtant bien joli, ton nez…

À quoi Pomme d’Anis répond :

— Qu’est-ce que cela me fait qu’il soit bien joli, puisque je ne le vois que dans ma glace… Et puis…

— Et puis ?

— Quand on a cette canne… même en ébène…

Mme d’Anis rougit, embrasse longtemps sa fille contre elle.

— … Maman ?

— Quoi donc, ma fille ?

— Je ne devrais jamais vous dire des choses comme celle-là.

Pomme d’Anis a dix-sept printemps et demi, s’il y a des moitiés de printemps. Elle naquit le jour que son père mourut d’un accident de chasse. Il l’eût bien aimée parce qu’il était d’une nature joyeuse et robuste, et parce que la vigueur s’attendrit et cède au charme de la fragilité. Pomme d’Anis fut semblable à la tige de ces muguets-de-Salomon, si frêle qu’elle ploie, mais qui, pour croître avec langueur, s’abrite à l’ombre des chênes.

Pomme d’Anis boite, mais ce lui est presque une grâce. À la voir venir du fond de l’allée, en ce moment où les oiseaux boivent les eaux rieuses de Mai, où l’herbe des pelouses égrène des colliers de perles d’arc-en-ciel, on dirait d’une liane en marche à peine balancée par la brise. Elle courbe une branche au-dessus de son front. Son teint d’abricot rose, dans l’ombre du vaste chapeau, salue la lumière. Son bras dressé découvre l’absence de la gorge, fait ressortir la fine élégance des jambes hautes et minces. Rien de difforme n’explique la démarche, hélas ! hésitante. On croirait que, fatiguée d’être gracieuse, la grâce elle-même succombe. Elle considère longuement un iris dont la clarté l’éblouit, et s’aperçoit qu’en son milieu la queue de la fleur est bossue…

Se dirigeant alors vers la fontaine, elle voit, parmi les rocailles, se balancer et boire, et puis marcher avec rapidité, une bergeronnette.

Et Pomme d’Anis se demande :

Est-ce que la bergeronnette est infirme ? Je pense que non. Quand une bergeronnette est infirme, peut-elle être aimée d’amour par un bergeronnet ?… Alors, elle se souvient d’un petit ortolan qu’elle avait recueilli jadis. Il traînait un brin de bruyère qui était lié à ses pattes. C’était un appeau échappé. Elle l’avait délivré de ce supplice et rendu à la liberté. Comme cela, il n’avait plus été infirme… Son infirmité, c’était ce brin de bruyère. Ah ! Si l’on avait pu lui enlever, à elle, son infirmité, comme un brin de bruyère… On disait bien qu’à Lourdes il y a des miracles… Elle était allée à Lourdes toute petite. Elle n’avait jamais soufîert comme pour se dévêtir avant d’être plongée dans la piscine. Elle avait prié, elle avait suivi bien sagement la procession. Elle était dans une petite voiture. Elle n’avait pu aller à pied parce que la hanche lui faisait mal. L’azur vide chantait. Les cantiques, elle pensait les voir se dérouler comme des banderoles bleues, monter comme des flammes vers la pâleur des clochers. Il y avait, derrière elle, une plus infirme qu’elle, une paralytique, lui avait-on dit, qui cachait son vieux visage dans ses mains ridées par une espèce de terre. Pomme d’Anis tremblait… Lorsque l’on avait donné la bénédiction — c’est alors, c’est alors, lui avait-on dit, qu’il faut prier avec le plus de ferveur — lorsque, devant le rouge aveuglement de l’ostensoir, elle avait baissé ses cheveux de tendresse sous le courroux de Dieu… Oh !… alors, elle avait ressenti un grand froid… Et elle avait pleuré pendant que sa maman lui soutenait la tête. Cependant, elle n’avait pas été guérie. Elle se rappelait le triste retour… Mais elle n’en voulait pas à Dieu… Au contraire… Elle portait une médaille où était gravé : Prie. Crois. Espère.

Pomme d’Anis continue sa promenade, cueille des violettes, dessine des choses sur le sable, s’étonne de ce que le rouge-gorge ait les yeux si grands, ils ressemblent à ceux de l’écureuil, regarde l’air, croit y apercevoir des mouches, compare le bleu des pervenches à la couleur du lait dans une bouteille, siffle Vendredi, le chien qui ne l’entend point — d’abord parce qu’il est sourd, pense-t-elle — ensuite parce que j’ai la bouche trop petite.

Bientôt elle rejoint sa mère qui la recaresse parce qu’elle est une enfant très caressée. Mais Pomme d’Anis, loin d’être gâtée par ces choyeries, demeure une pomme délicieuse…

Son seul faible est la toilette, encore que chez elle ce ne soit point de la coquetterie, mais de la délicatesse, comme qui dirait le soin qu’un oiseau des torrents prend de lui. Sa mère, sa grand’maman d’Anis, son oncle Tom des Arbailles, sa tante Virginia des Arbailles, tous, c’est à qui lui donnera la plus jolie pierre, l’éventail le plus léger. Elle s’arrête dans ce cadre éclatant et diapré, coiffée par le matin d’or dont la brume semble fumer autour d’elle. Appuyée sur sa canne, dont la poignée représente une tête de sarcelle dont les yeux sont d’émeraude, Pomme d’Anis, le menton dressé, contemple, de ce regard un peu hautain que lui valent sa race et son infirmité, les landes, la plaine incurvée, les futaies nouvelles qu’empourprent les chuchotements des sèves impatientes. Tout danse dans la lumière qui semble pousser un cri. Et Pomme d’Anis, baissant le front, reprend sa marche un peu pénible sur les pâles allées, pure comme de l’eau, rose comme une rose, sous les encensoirs bleus des lilas.


Il faut croire à Dieu. Et, certes, Pomme d’Anis y croit. Si ce n’est lui, qui la console ? Qui lui donne la force de ne pas s’aigrir ? Qui la fit sangloter de reconnaissance envers la vie, le jour qu’elle communia, sans pouvoir s’agenouiller, hélas ! autant qu’elle eût voulu, à côté des lys inflexibles, en face de l’autel incandescent ?

… D’ailleurs ses parents donnèrent toujours le bon exemple, plusieurs même entrèrent en religion : Madeleine des Arbailles, sœur des Réparatrices à Pau, où elle mourut un vendredi-Saint, à trois heures après midi. Pomme d’Anis évoque cette cousine, qu’elle ne vit que peu de fois, agenouillée sur la triste et froide lueur bleue qui tombait des verrières aux dalles de la chapelle, et semblable, dans le déploiement de sa traîne, à un paon du Paradis… Puis c’était frère Sébastien qu’elle revoyait… Il était allé à Tombouctou et, revenu, avait presque aussitôt prononcé des vœux… Il parlait peu, se souvient-elle, et, bien qu’il n’eût que trente ans alors, sa barbe était blanche comme la poussière des déserts qu’il avait traversés… Maintenant il était là-bas, dans l’âpreté fleurie d’une Alpe aromatique… Sans doute, rêvait-il, en s’endormant dans sa cellule, à la corne de la lune ébréchant l’ombre des sapins… Sans doute, cueillait-il à l’aube des plantes qui ont des vertus… Sans doute, priait-il pour la Pomme d’Anis… Et puis encore un oncle de son père, le grand-oncle Hubert, qui s’était voulu prêtre de campagne et qui possédait la cure de Noarrieu, à trois kilomètres du château… Dans la cour du presbytère, il y avait des pintades qui s’abritaient à l’ombre des ricins, et qui gloussaient plaintivement. Autour du puits, s’ouvraient les bouches des roses et, dans le potager, les poiriers de la Saint-Jean exhalaient, quand leurs fruits étaient mûrs, un parfum tiède, doux et triste. Sur la cheminée de la salle à manger, on voyait une vierge sous globe et, des deux côtés de la Consolatrice des affligés, la servante avait placé des fleurs artificielles, des épis argentés et dorés. Cette servante était empressée. Elle avait à la ceinture des clefs qui sonnaient contre la bouteille qu’elle rapportait du cellier glacial à l’heure où le cri des coqs répond à la clameur des Angélus.

Pomme d’Anis se dit qu’on est prévilégié auprès du Tout-Puissant lorsque l’on possède une telle famille. Aussi n’a-t-elle jamais eu d’inquiétude au sujet de son père, que la soudaineté d’un coup mortel empêcha seule de recevoir les derniers sacrements. Elle adorait ce père inconnu d’elle. Elle croyait le voir parfois entrant au Paradis, au retour de cette chasse fatale que l’on lui avait racontée. Saint Pierre ouvrait la porte, et les vieux chiens courants fidèles à leur maître, humbles et couverts de boue, flairaient les pas de Dieu.

… Seigneur, priait Pomme d’Anis en ses moments de plus grande foi, Seigneur, merci pour mon infirmité. Seigneur, je vous offre le regret de ne pouvoir ployer le genou, et je vous offre ces œillets de la plaine en souvenir de mon père trépassé qui les foulait en poursuivant les perdrix. Seigneur, je ne puis chasser comme il chassa, mais je peux vous aimer. Vous me comblez de la bonté des miens, de ma mère, de bonne-maman, de tante Virginia et de l’oncle Tom… Faites, Seigneur, que je n’aie nulle impatience, nul murmure lorsqu’il m’arrive de faire un faux pas. Vous avez trébuché sous la croix que vous avez portée ; vous avez gravi le Calvaire, tandis que je vais sur les gazons. Seigneur, délivrez-moi de la révolte ; ôtez-moi l’amertume un peu jalouse que je ressens parfois à considérer la démarche si aisée de Luce, de ma chère Luce si parfaite, si dévouée à vous, Seigneur !

… Car Luce d’Atchuria est une amie du même âge que Pomme, une amie très gracieuse, très parfaite, très pieuse en effet. Toutes deux, trois fois par semaine, prennent les mêmes leçons de la même institutrice qui se rend tour à tour au château d’Anis et au château d’Atchuria. Luce est brune et ronde. Elle a une toute petite bouche sanglante où l’on voit deux pépins de nacre lorsqu’elle rit ou lorsqu’elle est étonnée. Ses yeux sont noirs comme deux baies de belladone, si noirs que presque durs ; son nez en bec de caille est si joli qu’il donne envie de rire ; son teint est celui de la mandarine et ses cheveux lustrés de bleu semblent toujours sur le point de se dérouler… Si bonne, si délicate, si je ne sais comment dire que, lorsqu’elle se promène avec Pomme d’Anis et qu’elle la sent lassée, elle simule la fatigue en s’appuyant sur elle avec légèreté. Il est très amusant, le contraste qu’offre la beauté de ces deux jeunes personnes.

Et justement, aujourd’hui, Luce vient déjeuner au château d’Anis, Elle saute du char à bancs et découvre la cocasse petite rondeur de sa jambe. On songe à Perrette et au pot au lait…

Ô fraîcheur des adolescentes ! Sourires pleins comme des fruits ! Sang vermeil qui coulez sous les nuques si nues ! Sûreté de vous-mêmes ! Fleurs qui n’avez pas été touchées ! Venez… Que votre innocence m’enchante, et qu’elle inspire les pipeaux que cueille au Printemps le poète, et dont il joue assis à l’ombre des nouveaux peupliers !

Et, au bas du perron, Pomme embrasse Luce :

— Cette vilaine horreur, qui n’est pas venue depuis si longtemps !

— Pomme chérie, nous avons eu du monde… On a bien regretté que tu n’aies pas daigné te joindre à nous… Tu aurais énormément ri… Figure-toi… C’était trop drôle… Mme de Lante a grimpé dans un chêne… Oui, ma chère, dans un chêne, le soir, pour imiter le rossignol… Elle sifflait. Nous nous roulions… M. Ficaire était sous l’arbre… Papa, tu sais comment il est, a crié à Mme de Lante : « Eh bien, espèce de toquée ! Voulez-vous bien descendre de là ! Si votre mari vivait encore, il vous l’attacherait, le sifflet ! »

— C’est incroyable, ma chère !… — … d’autant plus que M. Ficaire, qui voudrait bien épouser cette folle, a boudé toute la soirée et que…

— Le déjeuner sonne… Montons…

— … il ne l’épouse pas encore… Aurez-vous du monde au château cet après-midi ?

— Oui, presque toutes les amies ont promis de venir. Il y a sortie du couvent. C’est le premier jeudi du mois.

— Ah !

— Dis-moi, chérie ?…

— Chérie ?…

— Est ce que Mariquita Arnoustéguy se trouvait chez vous… à cette réunion ?

— Oui…

— Seule ?

— Oui… non… Son frère Johannès l’accompagnait.

Elles entrent dans la salle à manger où Mme d’Anis, tante Virginia des Arbailles et bonne-maman d’Anis embrassent Luce.

— Comment se trouve-t-on à Atchuria ?

— Très bien, merci, madame.

— Et vous, Luce ?

— Très bien, merci, madame.

La mère de Pomme d’Anis, qui interroge, est belle encore, d’une beauté un peu rude que n’use point sa diligence. Amie des travaux familiers, fille d’une de ces maisons anciennes où régnent l’ordre et l’économie, elle avait grandi saine et forte parmi les armoires sonores que bourre le linge odorant. C’est elle qui, dès son jeune âge, dans la salle à manger familiale, rompait le pain, rangeait les fruits, plaçait l’épaisse carafe azurée sur la nappe, veillait à ce que la fontaine de marbre ne tarît point. On racontait que le jour même de son mariage elle s’était levée à trois heures du matin, fraîche comme la campagne qui s’éveille, qu’elle avait mis le nombreux couvert toute seule, orné les compotiers de capucines, habillé de petits cousins… Et qu’en moins d’une demi-heure elle avait vêtu sa robe de noces…

Heureux, disaient les anciens en parlant d’elle, heureux qui prend la main d’une telle femme ! Elle est de la race des anges et des servantes.

Hélas ! Le bonheur qu’elle donnait à M. d’Anis fut court. On eût dit qu’elle avait attendu la minute précise de l’horrible accident pour accoucher et épargner à son mari le chagrin de savoir que la fleur délicieuse qui naissait d’eux naissait blessée… comme il mourait.

Tante Virginia, qui est une vieille fille qui a l’air d’un grand cheval distingué, et dont la maigreur semble tissée de longues rêveries, tante Virginia qui, à l’instar de son frère Tom, est venue vivre au château d’Anis — moins à cause de prétendus arrangements de famille qu’à cause d’une passion immodérée pour Pomme — tante Virginia récite le Benedicite. Non plus que son frère, elle ne ressemble à sa sœur Mme d’Anis.

Bonne maman d’Anis, petite, grasse et rose, et sur le nez de qui brillent toujours des lunettes, même lorsqu’elle les pense perdues, s’assied avec le sourire d’une personne sourde qui veut se montrer affable même envers ceux qu’elle n’entend pas.

Quant à l’oncle Tom, vieux garçon au nez camus et aux yeux bleus de poupée, à longue barbe blonde, l’air d’un sage de l’Attique, il adresse un discours de syllabes incohérentes à son fidèle épagneul Vendredi, ce dont personne, pas même le chien, ne se montre surpris. On est habitué à ces manières d’oncle Tom qui, pour être un grand botaniste et un vrai poète, n’en est pas moins un grand original.

II


Dans l’après-midi, les compagnes arrivées, Pomme d’Anis aime que l’on danse. Et c’est d’une touchante délicatesse qu’elle tienne le piano elle-même, et qu’elle se plaise à cet amusement pour elle impossible. Elles sont dix jeunes filles en comptant Pomme et Luce. Ces dames travaillent à la tapisserie ou au crochet. Quant à l’oncle Tom, avant que d’aller retrouver son microscope, il aime à considérer ces bals blancs dont les courbes lui rappellent les tiges du chèvrefeuille et du muguet-de-Salomon, à voir remuer ces femmes en fleurs dans ce salon immense, sous l’œil taciturne de celles dont survivent les sombres portraits et qui sentirent jadis les Rêveries les mordre à l’âme ou à la bouche.

Et la danse que préfère accompagner Pomme d’Anis est celle où, avec le plus de grâce et de langueur peut-être, s’élève et s’abaisse l’arc d’ivoire des jeunes jambes. C’est le pas de quatre, où deux danseuses par la taille enlacées ne dansent que côte à côte, mais en avant, et semblent animées d’une seule harmonie, d’une même souplesse nerveuse, formant ainsi une double et charmante chimère. Rien ne dira la volupté de cette danse par quoi, lentement, se haussent et s’abaissent, un instant arrêtés et suspendus, les deux genoux de deux adolescentes vierges comme les passions qui vont venir. On dirait d’un divin attelage qu’Amour lui-même guiderait avec des freins de lilas invisibles.

… Lucie danse avec Coralie, Mariquita avec Christiane, Yvonne avec Françoise, Marie avec Marie. Gracieuse est assise non loin de l’oncle Tom.

Tandis que se meurent les derniers accords, que frémit encore l’âme du piano et des jeunes filles, le frère de Mariquita, Johannès Arnoustéguy, fait son entrée, salue Mmes d’Anis et tante des Arbailles, tend la main à l’oncle Tom qui lui sourit.

Il a vingt-trois ans. Il est Basque par son père, et d’origine espagnole par sa mère qui avait nom d’Elgorriaga. Cette mère morte jeune, étourdie et charmante, Johannès l’avait assez connue pour l’évoquer parfois. Il croyait la revoir, fine comme la lame d’un poignard, s’exprimant avec volubilité au moment de se rendre à quelque bal. Sous la mantille ancienne, ses cheveux plus noirs que la nuit s’exhaussaient, embrasés par des camélias. Elle se penchait sur la couche de son petit garçon, le fixait de ce regard qui, de par la plus futile impression, devenait ardent jusqu’à la folie, et elle lui disait de sa voix rauque et douce, pareille à celle des clochers espagnols :

— Mon Johannès, tu seras plus raisonnable que moi ! Et elle riait. Et l’enfant, les yeux mi-clos, voyait la porte se rouvrir et sous les flambeaux que tenaient les femmes de chambre, deux pieds de biche se cambrer dans la lueur des escarpins.

De sa mère, Johannès tient la beauté et l’amour des jeux et de la danse. Ses joues, assez pleines et rasées, son sourire sans défaut, ses yeux verts, son nez romain, ses cheveux pleins d’azur, son teint de cuir doré affirment sa race. Nul mieux que lui, ganté d’osier, ne fait bondir et rebondir la lourde balle d’un mur à l’autre du trinquet d’Irun.

… Aussi l’oncle Tom réclame-t-il bientôt :

— Johannès ? La hotta !

On se tait. Pomme d’Anis, mais cette fois avec une inexplicable pâleur, tellement que sa mère lui demande si elle est souffrante, se remet au piano.

Mariquita Arnoustéguy s’étant récusée, Luce d’Atchuria se lève.

Les cheveux traversés d’une flèche d’hyacinthe rosâtre, ravissante en sa robe courte qui découvre ses jambes rondes gainées de soie de bronze à jour, Luce d’Atchuria fait face à Johannès Arnoustéguy. Le rythme hésite, puis les prend tous deux. Les bras se haussent, s’incurvent en anse au-dessus de la tête qui se renverse, les doigts claquent comme des castagnettes. Luce, levant peu à peu la jambe droite, comme si elle allait gravir la première marche dun escalier aérien, fronce les sourcils. Ses yeux de belladone, sous la transe du rythme qu’assourdit une guitare que vient de détacher du mur Mariquita, dilatent leurs baies obscures jusqu’à prendre une expression farouche, à force d’être ardente.

Johannès se balance longuement, puis il ploie devant elle un genou et semble la supplier comme fait devant un jeune taureau le matador qui l’affronte…

Alors, quittant le piano, une plume d’hyacinthe blanche dans ses cheveux de soleil sous la neige. Pomme d’Anis, appuyée sur sa canne, fait péniblement le tour du salon.

Elle invite ses amis au goûter qu’elle a préparé. Elle prend le bras de Luce qui lui dit tendrement :

— Cela m’ennuie un peu, vois-tu, de danser toujours la hotta ou le fandango avec M. Johannès…

À quoi Pomme d’Anis ne répond que par un sourire et une caresse de ses doigts fins sur la coquille ténébreuse que forme l’épais chignon de Luce.

Johannès remercie Pomme d’Anis d’avoir si bien accompagné cette danse. Elle rougit et offre au jeune homme d’un vin de feu dont elle laisse la coulée emplir une tulipe de cristal.

— Tu m’oublies ? fait l’oncle Tom, souriant auprès de Johannès.

— Oh !… Bon oncle Tom… Non… Jamais je ne t’oublie… Bon oncle Tom ?… Comment vont les plantes qui dorment ?

— Eh bien ! mes enfants, venez les voir ! s’écrie l’oncle Tom. Et les jeunes filles de se lever aussitôt en poussant des oui oui oui ! Oui oui oui ! Ainsi font les moineaux de Mai lorsque l’âme des lys éparse dans les jardins les invite à visiter les nids de mousse.

Oh ! Les cris des oiseaux et des jeunes filles, et leurs coups d’ailes et de robes au-dessus de l’ombre des buis, quand on croit voir déjà les fleurs qui vont venir sur les feuilles gonflées de sève et que déjà, sur les gazons de la forêt, la nacre des anémones tremble !

Le laboratoire, ou, mieux, la serre… ou, encore, la case de l’oncle Tom — comme l’appelle sa sœur Virginia — est situé dans un calme coin du parc. Là, nul bruit que parfois le martèlement du grimpereau, l’accord sourd de l’écureuil, un gland qui tombe. Dans la tiédeur de ce refuge, que Pomme d’Anis comparaît lorsqu’elle était petite, à un diamant des Mille et une nuits, plane le mystère des plantes. C’est un recueillement. Et il arrive encore aujourd’hui à Pomme d’Anis, aussi bien que lorsqu’elle était enfant, d’étouffer son pas, de retenir sa respiration, quand elle entre dans cette serre en l’absence de l’oncle… comme si elle craignait de voir tout à coup se dérouler vers elle, ainsi qu’un serpent, quelque fougère sombre. Il y a une table et un microscope dessus, dans lequel parfois elle a regardé. Les grains de pollen sont comme des mondes qui s’ouvrent dans le chaos d’une goutte d’eau… Certains poils font comme une forêt de champignons sur un désert… Il y a des tissus comme des gâteaux d’abeille, délicats avec complication, gemmés de cristaux d’où semble fuser une lumière de grotte, des tissus pourpres, noirs, violets, roses, bleus, des tissus dont on eût filé la robe de Cendrillon. Ah ! Comment Pomme d’Anis ne posséderait-elle pas cette finesse d’âme, après avoir considéré toutes ces finesses des fleurs ?… Voici l’étagère des plantes dormeuses qu’étudie plus particulièrement l’oncle Tom ; ce sont les mimosas que l’on place entre les seins des jeunes filles et qui, peut-être à cause de cela, sont obligés de s’assoupir ; ce sont les oxalis, dont chaque feuille a trois cœurs… et ces cœurs, au crépuscule, se rapprochent pour ne pas avoir froid. À quoi peuvent rêver ces herbes ? L’oncle lui a dit que Van Tieghem, un grand botaniste qu’il cite souvent, croit que ces plantes viennent peut-être de la lune, qu’elles ont été apportées sur la terre par des étoiles filantes. Alors elles rêvent, je pense, à leurs sœurs qui sont demeurées là-bas, dans les continents de l’astre qu’elle aperçoit dans la nuit, sur le rivage de la mer des Grises ou du golfe de la Désolation… Comment sont les jeunes filles de la lune ?… Elles doivent avoir un teint fort pâle. Vont-elles, avec leurs fiancés, se promener au clair-de-terre ? Y a-t il des jeunes filles ?… Y a-t-il, dans la lune, des jeunes filles infirmes qui ne seront jamais aimées d’amour ?

Oncle Tom est tout heureux de fournir des explications à toute cette jeunesse à laquelle se sont délicieusement mêlées tante Virginia et bonne-maman d’Anis. Johannès Arnoustéguy soutient le bras de celle-ci.

— Voyez, dit oncle Tom, cette graine que j’ai mise dans du coton ? C’est une graine très ancienne, une graine d’héliotrope trouvée dans un sarcophage… Peut-être germera-t-elle…

— Oh ! monsieur Tom !… Une graine de mort ?…

— Et pensez à cette chose merveilleuse, continue le botaniste, que, dans cette graine, depuis tant de siècles, veille la petite plante… Ainsi, des trônes s’écroulaient, des volcans avalaient des îles. Dieu était crucifié, et cet atome de vie végétale, dans son obscur domaine, n’eût demandé qu’une goutte d’eau pour parfumer les reines qui renaissaient, les îles qui se reformaient et la croix que redressaient les conquérants du Saint-Sépulcre !… Et, durant ces périodes, de quoi s’est-elle nourrie ? … Simplement d’un peu d’amidon…

— Coralie ! Tu vas briser ce vase !

— Bah ! Laisse-moi donc…

— Moi, dit Christiane à voix basse, je croyais que l’amidon ne servait qu’à empeser les cols…

— Tais-toi, dissipée !

— Et un jour, termine l’oncle Tom, un jour, cette pauvre semence perdue dans l’infini est tombée dans ma main… Et elle qui sommeilla dans les ténèbres, auprès de quelque momie, va sans doute épanouir ses ombelles bleues. Et, peut-être, mes enfants, que de ce même héliotrope qu’avait déposé — qui sait ? — quelque prince égyptien sur le cadavre de celle dont le trépas le désolait, naîtra un autre héliotrope dont vous offrirez des bouquets à vos fiancés.

— Il n’est jamais trop tôt, observe à Johannès tante Virginia, toujours sentimentale, pour parler de fiançailles aux jeunes gens…

L’oncle Tom, à cette réflexion inattendue, éclate de rire.

Mais Pomme d’Anis s’attriste, regarde Johannès, puis Luce. Et elle se dit :

Peut-être que cette princesse égyptienne était belle comme Johannès. Il doit être doux aux mortes que ceux qui les pleurent posent des fleurs sur elles… Cette princesse égyptienne devait être assise comme dans des gravures que j’ai vues, immobile, les mains à plat sur ses jambes en fuseaux, coiffée d’une sorte de casque… Mais elle ne se tenait pas toujours ainsi… Elle devait être agile, bondir au bruit des cymbales sur l’éléphant sacré… agile comme Luce… et marcher avec grâce…

III


— Oh ! ma chère, je ne puis me décider à me lever…

C’est Luce qui parle à Pomme d’Anis qui est venue passer trois jours au château d’Atchuria. Elles sont dans la même chambre, Luce dans un lit rose, Pomme dans un lit blanc.

… Ce disant, Luce bondit et court en riant pour, dit-elle, dégourdir ses jambes … des jambes rondes et cuivrées que coupe la mince et courte chemise. Elle bâille, monte sur un fauteuil où, sur un pied, elle fait de l’équilibre. Puis, tout à coup, pensant que cette souplesse peut attrister son amie :

— Chérie, si tu le veux, je vais t’aider à descendre de ton lit ?

Elle s’approche de Pomme d’Anis, la prend délicatement sous les bras. Et Pomme fait un petit effort et se laisse glisser comme un liseron qui se clôt.

— Ouf ! Ça y est. Merci. Passe-moi mes bas, je te prie ?

La matinée de cet Août est bleue. On peut la comparer à un gouffre d’eau calme dont les bords seraient battus par les feuillages, car, du bas du perron jusqu’à la ligne dont le déroulement forme une falaise d’azur gris, le sombre océan forestier moutonne. C’est une succession d’épaisses vagues vertes dans un golfe de nacre. Çà et là, et de même qu’au milieu de la mer, entre les flots élevés, se forment de longs espaces d’eau paisible, les prés s’étendent. Le gave, en un point précis, brille. Le ciel y ruisselle, entre deux aulnes… Puis une route monte, entre les fuseaux des peupliers, courbés tous comme des plumes, du même côté, parce que souffle une insensible brise ; la route qui longe le pâle incendie des labours, les seigles et les coquelicots ; la route qui, dans l’ancienne image, ramenait au pays le soldat libéré qui saluait de la main la fumée de sa chaumière.

Luce et Pomme d’Anis vont sur cette route. Pomme est coiffée d’une petite casquette d’où s’envolent les rayons de soleil de ses cheveux et Luce d’un large chapeau jaune qui a l’air d’un pavot fou, et sous lequel déferlent deux bandeaux de nuit d’Eté. Pomme vêt une robe grise montante, sévèrement fermée au col par un camée que lui a donné l’oncle Tom, et qui représente un cœur qui s’envole devant un chien en arrêt ; Luce, une robe de mousseline blanche, décolletée à peine, et l’ombre mystérieuse des seins encore verts se creuse sous la lueur d’une chaîne d’argent.

Elles ouvrent la claie d’une ferme et pénètrent dans un potager où elles s’asseyent.

— Ma chère, dit Luce à Pomme d’Anis, je me sens toute…

— Comment cela ? — Je ne sais… Il me semble que j’ai envie d’une chose que je ne sais pas…

— De quoi donc ?

— Ce n’est pas de l’envie… Je suis agacée quand je me réveille…

Soudain, sous les tournesols, pleurent ensemble les dindons blancs.

— Tu as les larmes aux yeux, ma Luce… tu étais si gaie tout à l’heure.

— C’est le parfum du magnolia qui me fait mal.

— N’y a-t-il que le parfum du magnolia, mon adorée ?…

Sur le toit de la ferme, dans le silence solennel de la chaleur, on entend claquer les becs des pigeons.

— Luce, dis-moi ?

— Oh ! Pomme d’Anis…

— Tu l’aimes ?

Du côté des cassis, sur le reflet d’or des cloches à melons, se croisent les fusées des abeilles.

— Y a-t-il longtemps !

— Oh ! oui…

— Le sait-il ?

— Il doit le savoir…

— Comment le sait-il ?

— Ô mon amie…

— Comment le sait-il, dis-le-moi ?

Oh ! Laisse-moi, cela me fait du bien, pleurer sur tes genoux… Dis, je ne leur fais pas mal, à tes chéris genoux ?

À nouveau, sous les tournesols, les dindons blancs pleurent ensemble.

— Mais, vois-tu. Pomme d’Anis, j’ai un gros scrupule…

— Lequel, ma Tendresse ?

— … qui tourmente mes jours et mes nuits… qui mefait me réveiller avant l’aube… et qui me fait sangloter ainsi…

....

— … J’ai peur que tu n’aimes Johannès…

Une rainette coasse. Il pleut là-bas, au-dessus du coteau soudain assombri. L’arc-en-ciel se lève sur la forêt.

— …Non…

— Non ?

— Non… Je n’aime pas Johannès.

— Oh ! Que je suis heureuse !…

De nouveau, sous les tournesols, ensemble les dindons blancs pleurent.

De larges gouttes odorantes et tièdes, vite évaporées, tombent sur le perron du château d’Atchuria, au moment que Pomme d’Anis et Luce le gravissent.

— Mes enfants, leur annonce M. d’Atchuria qui est devant la porte, vous allez être heureuses, car votre bonne amie Mariquita et son frère Johannès viennent aimablement nous demander à déjeuner. Ils sont au salon. Venez-vous ?

— Une minute, petit père, dit Luce… Le temps d’aller dans notre chambre, et nous redescendons.

Toutes deux montent le vieil escalier sec, sonore et ciré, entrent chez elles, font leur toilette. La fraîcheur ravissante de leur corps se vêt de cette blancheur mystérieuse qui fait ressembler les dortoirs de jeunes filles à des gaufres de cire vierge. Les voici prêtes à descendre.

— Oh ! que tu es contente, ma Luce, dit gravement Pomme d’Anis, et que tu es belle…

— Toi, plus que moi… tu le sais bien, répond l’enfant brune et dorée.

Et Pomme d’Anis, avec un tremblement dans la voix :

— Soutiens-moi un peu, ma chérie… Attends… pour redescendre… il me faut la rampe et ta main…

Elles entrent au salon.

— Cette Mariquita, quelle chance !

— Cette Luce !

— Cette Pomme d’Anis !

— Bonjour… bonjour, monsieur Johannès.

— Bonjour, mesdemoiselles.

Dans un vaste fauteuil à fleurs d’un bleu passé. Pomme d’Anis s’est assise. Elle a l’air fatiguée, mais on ne saurait l’être avec plus de grâce. Sa main ridiculement petite s’appuie sur la tête de sarcelle de sa canne d’ébène. Son corps, presque étendu, se laisse aller. Mais la tête demeure dressée, fière ; la bouche est si mince qu’il faut pour en corriger la finesse un peu agressive, l’illumination du sourire étincelant de bonté. Et le regard gris de violette de cette enfant possède déjà cette royale gravité que donnent, alliées à la race, la souffrance et la résignation.

Tout à coup, on pousse un cri de joie. C’est l’oncle Tom ! Quelle surprise !

Brave oncle Tom, il est là, portant comme une bandoulière sa boîte de Dillénius couleur de fourrage frais. Il salue, tenant un bouquet de gentianes bleues et de bruyères roses qu’il offre à Mme d’Atchuria.

— Oh ! merci, monsieur des Arbailles… Luce Mets-les dans l’eau… On les dirait nacrées…

Vendredi, qui a suivi son maître, flaire les fauteuils, met ses bonnes grosses pattes boueuses sur les genoux de Mariquita, manque de renverser je ne sais quoi d’un coup de queue, reconnaît Pomme d’Anis, dresse les oreilles, aboie, reçoit un léger coup de pied de l’oncle Tom, puis essaye de se fourrer sous un meuble dont les pieds sont trop bas pour le laisser passer.

M. d’Atchuria demande :

— Êtes-vous content, monsieur des Arbailles, de votre herborisation ?

— Je me suis plutôt adonné ce matin à la paresse de la promenade qu’au charme de la botanique… Je me suis assis au milieu des cloches bleues et roses dont j’ai fait ces gerbes, et j’ai regardé les écureuils.

On entre à la salle à manger. Elle est fraîche. Les cailles rôties sont délicieuses. Les plats anciens du vaisselier égayent par leur coloriage violent. Qu’elles sont bien, ces tulipes jaunes et violettes qui font songer à je ne sais quel jardin du passé ! Qu’ils sont drôles, ces oiseaux bleus à longues pattes, couronnés d’une aigrette !… On dirait qu’ils parcourent, sur la faïence, une pelouse où souffle un zéphire si doux que leurs plumes en sont lissées.

— Il y a bien longtemps, monsieur des Arbailles, remarque Mme d’Atchuria, que Pomme d’Anis n’a communiqué à Luce quelqu’une de vos charmantes fables…

Car l’oncle Tom, on le sait, est poète à ses heures. Il compose des fables sur ce qui a trait à la nature, les animaux, les fleurs, les pierres. Il s’arrête, pour les écrire, dans quelque forêt. Il aime la solitude, les endroits désolés où il n’entend que l’égouttement de la source, le bruit intermittent du ruisseau qu’elle forme sous les prêles. Mais l’oncle Tom est assez avare de ces fables, bien qu’il ait publié quelques-unes d’entre elles dont le succès a été grand. Pomme d’Anis raffole de ces poésies qu’elle trouve parfois enfouies au fond de la boîte verte de son oncle, sous les fougères et les mousses. Elle ne sait rien de

mieux que ces vers qui sont quelquefois de la prose. Elle voit souvent venir au château d’Anis des gens étrangers au pays qui sont émus lorsqu’ils parlent à l’oncle Tom, qui lui disent : « Vous êtes un grand poète »… Albert Samain lui avait caressé la joue quand elle était petite… Il avait l’air d’un cygne… Peut-être que ce poème, qu’il avait lu un soir au coin du feu, était son chant du cygne… Les cygnes chantent avant de mourir…

Oui, Pomme d’Anis croit. Pomme d’Anis sait qu’oncle Tom est un homme extraordinaire bien qu’il aime à se vieillir, qu’il porte des lunettes d’or, qu’il paraisse soucieux surtout de l’opinion des hommes et qu’il se chamaille avec tante Virginia.

Aussi, le déjeuner fini. Pomme d’Anis vat-elle furtivement fouiller dans la boîte de Dillénius jusqu’à ce qu’elle ramène, de dessous des herbes odorantes, un chiffon de papier griffonné qu’elle brandit en entrant au salon.

— Voici la nouvelle fable de l’oncle !

Mais l’auteur, qui vient d’allumer sa pipe, rougit et se déconcerte.

— Laisse… petite… une autrefois…

Mais Pomme, qui a déjà lu, rapidement, toute seule, répond :

— Oncle Tom, je vois bien que tu crains que cette lecture ne me peine… Oncle Tom, pourquoi ne veux-tu pas que je la lise tout haut, cette fable qui est si belle ?… Ce serait fort mal de priver les autres de cette joie…

Et avant que l’oncle Tom ait eu le temps de s’opposer davantage, Pomme d’Anis lit, d’une voix aussi pure que celle de la source auprès de laquelle il fut écrit, ce petit poème composé sans doute avec le bouquet du matin :


le poète


Au delà du bois retroussé par le vent, au delà de la source creuse et du ravin, et du parc que traversa, dit-on, par un temps de neige, les épaules nues, une morte qui se fît gronder d’avoir quitté le bal en cachette… Où était-elle allée ? Où est-elle ?

Au delà de la pelouse où le lagerstræmia élève ses fleurs rosaires et tristes qui lui donnent l’air d’un lilas de l’autre monde : au delà du potager où l’on ne laisse pas entrer les paons dorés, j’ai cueilli cette gentiane couleur d’indigo dans la bruyère ; et j’ai cueilli cette bruyère couleur de soleil rose auprès de la gentiane. Ô fleurs, qui êtes-vous ? Quel est votre sens ? Pourquoi cette affirmation de vous-mêmes qui m’effraie ?


la gentiane


Je ne sais que l’amertume en robe bleue. La désolation me plaît. Comme tu l’aimes, j’aime le souffle du sud dans les bouleaux et le torrent qui glousse. Comme toi, je rends amer ce que j’approche, et le chasseur qui boit à la source où je me baigne éprouve autant d’amertume que tu en aurais à boire à la source où se serait plongée celle qui est loin de toi. Tu parlais d’une jeune fille du temps ancien qui quitta le bal, un soir de neige, pour aller attendre l’amour ?

Elle s’assit sous la tonnelle desséchée et réveilla un rouge-gorge. Mais le fiancé ne vint pas au rendez-vous et le cœur de la jeune fille s’emplit d’amertume comme le mien. Et, dès lors, je fus la fleur qu’elle préféra cueillir lorsque, désœuvrée et n ayant plus le goût de la vie, elle cherchait dans la forme de ma corolle le souvenir de sa robe de bal et, sur mes lèvres, l’amertume des siennes.


la bruyère


Je ne suis que la solitude en robe rose. Tout au plus m’égaré-je parfois jusqu’à ce vallon où la gentiane me recherche. Car ceux qui sont amers se pacifient dans la solitude. Mais mon domaine est ta colline sableuse et déserte et je ne souffre point de mon isolement. Parfois, de ce château dont tu aperçois l’étang, monte ici une jeune fille comme moi vêtue de rose et gracieuse. Ceux qui la verraient assise dans mes touffes ne comprendraient point quelle cause lui fait rechercher ainsi la solitude. Hélas ! Cette jeune fille, malgré sa grâce, est infirme comme moi dont les fleurs délicates s’attachent à un tronc noueux.

Et comme l’on est un peu ému de cette lecture, bien que charmé :

— N’est-ce pas, oncle Tom, demande Pomme d’Anis, n’est-ce pas que je suis un peu… bruyère ?

Et oncle Tom de lui répondre :

— Oui, mon enfant, par ton teint de lumière rose tu es une bruyère, et tu l’es encore en ce que tu enchantes la solitude d’un vieux garçon… Mais en cela seulement… Car si j’avais dû te trouver une sœur parmi les plantes…

— C’eût été ?

— La violette grise, qui est si modeste que l’on ne peut la découvrir que si le vent du sud vous en apporte le parfum.

— Et Luce ?

— Quoi Luce ?

— Quelle est la fleur de Luce ?

— Eh bien, répond en souriant l’oncle Tom, la fleur de Luce ne serait point une fleur… ou, plutôt, cette fleur serait un champignon…

— Un champignon ! Lequel ? Lequel ?

— Le mousseron… Car on dit que les mousserons, dans la tremblante buée des nuits, dansent des danses. Ils viennent des coteaux boisés dans les salons à bécasses ornés de primevères. Et là ils organisent des pas si gracieux qu’ils ne peuvent se désenlacer, et que l’aube les surprend en cercles… Luce est la reine de la danse.

— Oh ! oncle Tom… Que c’est joli ce que vous dites… Et la fleur de Mariquita ?

— C’est la fleur de la farouche sanglante…

— Comment cela ?

— On dit qu’elle chante… qu’elle chante si tendrement que les hommes ne la peuvent ouïr, mais seulement les animaux et les choses qui se recueillent… ce qui provoque le grand silence de midi.

— Mais, monsieur des Arbailles, dit Johannès, c’est délicieux de vous entendre ainsi parler de botanique…

— D’une botanique, ajoute M. d’Atchuria, dont il est le roi…

— Eh bien, demande Mme d’Atchuria, puisque M. Tom est le roi des fleurs, quelle est la reine ?

— J’ai deviné ! s’écrie Pomme d’Anis. C’est la reine des près !

Ainsi, à ce jeu futile et charmant, le temps passe jusqu’à bien près de l’heure du goûter. Et l’oncle Tom propose :

— Si vous apportiez vos paniers dans les bois ? Je ne vais pas très loin d’ici… simplement cueillir une parnassie et visiter mes rosées-du-soleil, autrement dit mes rossolis. C’est à deux pas… Venez-vous, mes enfants ?

— Allez… Je resterai, fait Pomme d’Anis.

— Ah ! Par exemple ! Comment cela ?

— Je ne veux pas vous encombrer… Vous seriez obligés d’aller trop lentement.

— Elle est bonne, celle-là !… Oh ! la vilaine Pomme d’Anis qui veut se laisser désirer.

Avec mélancolie, elle se lève. Son épaule droite se hausse un peu, de ce que la main s’appuie sur la jolie canne. Pomme ravit ainsi. Pourquoi cette gêne légère semble-t-elle donner par la langueur un charme de plus à la grâce ? Est-ce de la commisération ou de la pitié que l’on voue à cette enfant ? Ah ! Certes pas. La clarté de ces dents et de ce sourire, le pâle argent de ce menton levé provoquent d’autres sentiments chez qui, pareil à Johannès à cette heure, sent couler sur soi ce regard dont l’iris est gris. Elle pose sa petite casquette sur ses cheveux de cendre fine et rajuste sur son corsage le médaillon de cristal où s’étale un pétale de giroflée.

Oncle Tom, Pomme d’Anis, Luce, Mariquita et Johannès gagnent un vallon tout proche. Luce, qui est décontenancée par la présence de Johannès, semble le fuir. C’est ainsi que les premières pudeurs sont pareilles à ces corolles qui se ferment à l’approche de l’orage qui les rafraîchit. Mais le jeune homme cause avec Mlle d’Anis, un peu en arrière des autres.

— Où logiez-vous, monsieur Arnoustéguy, durant votre séjour à Lira ?

— Non loin d’une ancienne propriété qui avait appartenu aux d’Elgorriaga, à la famille de ma mère… juste à l’angle de la place San Juan, du côté du jeu de paume.

— Ah !… je vois où cela est. Je l’aime, ce quartier… et son odeur d’huile cuite et de fenouil, et les rames suspendues auprès des lauriers bénits, et les cris des sardinières, et la sonnerie de San Marcial…

— Êtes-vous demeurée longtemps en Espagne, mademoiselle ?

— Non… deux mois à peine… rien qu’à Lira, avec mon oncle Tom.

— Vous revoyez peut-être alors cette propriété d’Elgorriaga dont je parle ?

Pomme d’Anis rougit.

— Est-ce qu’elle ne domine pas la mer ? demande-t-elle.

— Précisément.

— … Et il y a un grand jardin triste entouré d’une vieille muraille ? Attendez ?…

— C’est cela.

— Et un énorme blason de pierre qui s’écroule au-dessus de la porte ?

— Oui.

— … C’est au-dessous de ce blason que j’ai cueilli la giroflée dont je porte un pétale dans ce cœur de cristal.

— Ce sont les armes des d’Elgorriaga.

— Les d’Elgorriaga sont venus de Galice, n’est-ce pas, monsieur ?

— Non, mademoiselle… De la province de Murcie, de Carthagène. Ils étaient corsaires au service du roi.

Pomme regarde Johannès, ces yeux d’océan, ce teint un peu boucané. Et la vive imagination de la jeune fille le reporte à cette époque lointaine. Hardi, souple et beau, il eût grimpé aux cordages, il se fût balancé dans la tempête en guettant sur la mer… C’est singulier… C’est singulier comme il ressemble à Luce… à part les yeux… Ils ont l’air de même race… Il est vrai que les d’Atchuria sont Basques…

— Monsieur Johannès ?

— Mademoiselle ?

— Ne trouvez-vous pas que mon amie Luce est très Espagnole ?

— Très Espagnole.

— N’est-ce pas qu’elle est belle ?

— Très belle, en effet… Mais sans doute goûterais-je davantage encore sa beauté si je ne la sentais de même origine que moi.

— Alors…

Oncle Tom pousse une exclamation :

— Ma parnassie !

Il élève au-dessus de sa tête la fleur qu’il vient de cueillir, cette fleur dont la tige ne supporte qu’une seule feuille adorable, et dont les pétales semblent d’un cristal rodé et veiné de lumière, ornés en dedans d’aigrettes de soie dorée et verte, pareilles à celles que les paons laissent osciller sur leur crâne de métal bleu. Voyez ! voyez… s’écrie le botaniste. C’est la plante des Muses… La parnassie… Dans cet échantillon que je guettais, toutes les étaMines ont été remplacées par des staminodes… Allons à la recherche des rossolis, nous goûterons ensuite…

Et Pomme d’Anis demande à Johannès :

— Quelle est la fleur que vous préférez ?

Il répond :

— … La violette grise.

Il demande.

— Et vous ?

Elle répond :

— La giroflée.

Oncle Tom s’exalte de plus en plus. Il prononce un vrai discours devant les rossolis qu’il vient de déraciner d’un terrain détrempé, et devant quelques petits fossiles marins qu’il vient de découvrir.

— Asseyez-vous, dit-il, et faites votre dînette auprès de cette source, dans ce bois dont la mousse est jaspée de colchiques. Que c’est curieux !… Voyez dans ce ravin, pourtant si éloigné de l’océan, combien le déluge a laissé de coquillages !

— Ils datent du déluge ? interroge Mariquita.

— Oui, mon enfant, du déluge… Et, plus tard, lorsque la mer reviendra, lorsque, au-dessus de la cime de ces chênes, les hommes rameront à nouveau, les langoustes s’étonneront de rencontrer dans ces parages… le collier neuf que cet idiot de Vendredi vient de perdre !

IV


Grand’maman d’Anis et Mme d’Anis font de la tapisserie. Tante Virginia des Arbailles, qui arbore à son bonnet un pétunia violet, qui rime à son prénom, et Pomme d’Anis font de la dentelle. Oncle Tom est allé à la serre.

L’Août dure encore, couronné de cigales et d’abeilles, debout dans la vendange. Par les fenêtres du salon, on distingue les chaumes du blé, ces flûtes légères des cailles.

Pomme d’Anis songe aux jours derniers qu’elle a passés avec Luce… à Johannès.

Après l’aveu que celui-ci a fait à Pomme d’Anis, dans le vallon où l’on herborisa, que sa fleur préférée est celle à qui l’oncle Tom compara sa nièce, elle se trouve tout émue, toute gênée… D’autant plus que Luce d’Atchuria continue de lui ouvrir son cœur depuis la confidence qu’elle lui fit dans le potager de la ferme. Maintenant, l’assurance que croit avoir la petite amoureuse que son amie n’est pas éprise de Johannès la porte à moins de réserve, et à mesure que diminue cette réserve la passion augmente.

Or, Pomme d’Anis est trop subtile pour n’avoir point compris que cet amour n’est point partagé par Johannès, bien qu’il soit empressé auprès de Luce. Et, sans vouloir attacher plus d’importance qu’il ne faut à des gentillesses que lui a décochées le jeune Basque, Pomme d’Anis peut s’avouer cependant que, de toutes les deux, c’est elle la préférée…

Pomme songe.

Elle songe que, si elle n’était point boiteuse, Johannès la demanderait peut-être en mariage… C’eût été si bien… À deux pas les uns des autres… Johannès est fort sympathique à l’oncle Tom et à maman… Johannès se mariera jeune… Il l’a dit… Son père, très âgé, ne peut plus s’occuper du domaine d’Arnoustéguy… Donc, il faudra bientôt que Johannès le remplace… D’ailleurs, la perspective ne déplaît pas au jeune homme de cette claire existence qui commence au point du jour avec les cris des chiens courants, et qui finit à l’heure où les cœurs de bronze suspendus aux colliers des bestiaux cessent de battre… Mais il est impossible que Johannès l’aime jamais d’amour parce qu’elle est boiteuse. Boiteuse. Elle est boiteuse. Mon Dieu, délivrez-moi, pense-t-elle. Seigneur, vous avez guéri les paralytiques, vous avez rendu la vue aux aveugles, vous avez ressuscité Lazare, le frère de Madeleine… Elle répandait à vos pieds ses cheveux parfumés qu’elle inondait de larmes… Mon Dieu, vous accomplissez ces miracles au coin des foyers obscurs parce que vous aimez les pauvres… Mon Dieu, peut-être que nous ne sommes pas assez pauvres… Mon Dieu, peut-être que si la Vierge ne m’a point guérie à Lourdes, c’est parce que je ne suis pas née dans une crèche misérable, et parce que je n’ai pas été exposée, toute nue, n’ayant pour me réchauffer que le souffle mystérieux du bœuf et de l’âne. Mon Dieu, je vous offre mon cœur dans mes mains jointes… Je vendrai, pour distribuer son prix aux pauvres, le saphir que m’a donné tante Virginia. Je suis votre servante. Je voudrais pouvoir m’agenouiller devant vous comme, sur l’ombre bleue des dalles, s’agenouillait sœur Madeleine des Arbailles qui avait l’air d’un grand paon…

— Petite-maman ?

— Chérie ?

— Cela vous contrariera-t-il beaucoup, si je vous demande quelque chose ?

— Parle, mon enfant.

— Que nous allions tous à Lourdes pour le grand pèlerinage…

V


Et, comme aux jours de l’enfance, la voici à Lourdes avec bonne maman d’Anis, maman, tante Virginia et oncle Tom. Et comme alors, hélas ! je ne sais quel douloureux hasard, quelle gêne mystérieuse, quels élancements plus aigus à la hanche font qu’elle ne pourra suivre à pied la procession.

Le matin du grand pèlerinage ! Ces cœurs du ciel, les cloches, s’interpellent. Qui sait ? Peut-être, durant la nuit, ont-elles été Visitées par les anges guérisseurs et tiennent-elles des conciliabules. De son lit, Pomme d’Anis regarde le ciel de la montagne, et elle ne sait pourquoi ses yeux se mouillent de joie. Il lui semble voir, au delà de la terre, le reposoir du Paradis, un reposoir plus clair qu’une nuit de Noël, tout écroulé sous des pivoines d’un violet pâle comme la neige.

L’après-midi, ils sont quatre à la porter sur leurs épaules : deux jeunes gens inconnus, oncle Tom, et Johannès qui est brancardier. Oh ! le pauvre cœur, alors martyrisé, de Pomme…

Un bourdon tonne dans le soleil. Une cloche lui répond, crie vers Dieu, une cloche qui a la voix d’une prime communiée. La foule bouge, s’ordonne, se déroule comme un fleuve de feu qui charrierait des chasubles d’or. L’âme de la douleur s’exalte dans les supplications. Une trombe d’encens, de lumière, et de cantiques s’élève dans l’azur qu’elle dévore. Des estropiés, des cancéreux, des malades dont les maladies n’ont plus de nom, tendent leurs bras en croix vers les clochers devenus fous. Un enfant, dans une voiture, a les yeux et le nez rongés par une lèpre… Et la voix frêle de la petite cloche se distingue toujours au milieu de l’assourdissante batterie des autres, semble demander à Dieu sa part d’éternité. Et je ne sais quelle bonté plane parmi ces misères.

Et Pomme d’Anis domine la foule. De sa civière elle aperçoit les têtes nues des hommes, les mouchoirs des Béarnaises, les coiffes bretonnes inclinées dans la brise comme les voiles des bateaux dans la tempête. Maintenant, elle se sent heureuse, à peine balancée par Johannès et l’oncle Tom comme une fleur de mousseline aux pieds du Seigneur.

Au moment de la bénédiction, elle croit qu’elle va mourir frappée par l’amour de Dieu. Un frisson pareil à celui que propage le tonnerre des orgues parcourt ses bras, passe dans ses cheveux comme une brise glaciale.

Quand elle sort de la piscine, elle boite encore. Mais au moment où Johannès élève le brancard où l’on l’a recouchée, la jeune fille sent son oreille ravissante caressée par un souffle aussi doux que les cantiques. Et elle entend une voix, venue du ciel peut-être, qui lui murmure :

— Je vous aime.

On la ramène, folle d’une silencieuse joie. Et, toute la nuit, son rêve n’est qu’un délire divin… Elle est avec Johannès à Tombouctou. Un jeune missionnaire à barbe blanche, le frère Sébastien, je pense, bénit leur union sous des lianes ardentes. Et, perchée sur un arbre semblable à ceux du Paradis terrestre, sœur Madeleine, la Réparatrice morte, laisse pendre parmi les feuillages sa traîne bleue et dorée.

Mais, de retour au château, Pomme d’Anis est en proie à une dépression aussi forte que l’avait été l’exaltation des jours derniers. Dans ce même salon où elle demanda à sa mère la grâce d’aller à Lourdes, elle songe de nouveau à Johannès :

On n’aime point une infirme, se dit-elle… C’est la pitié qui a fait parler Johannès… Johannès ne m’aime point… Mais il doit avoir un cœur religieux… Quand il a ses sandales, son burnous et son béret, il ressemble à ces pèlerins qui allaient à la Terre sainte… Oui, oui… Elle se rappelait qu’à Lira elle avait longuement contemplé le blason de pierre des d’Elgorriaga… Il y avait des coquilles de Saint-Jacques… Les ancêtres de Johannès avaient dû passer par les chemins frais qui vont à Compostelle et par les déserts calcinés de la Palestine… Johannès avait hérité d’eux cette passion de secourir les malades… C’était le bon Samaritain… Il avait versé, comme une huile précieuse, sur la plaie d’une déshéritée, ces trois mots : « Je vous aime… » Mais ce n’était pas de l’amour ; ce ne peut être de l’amour… Car, si c’eût été de l’amour, cela l’aurait choquée sans doute… Tandis qu’elle avait senti au fond de son cœur une tendresse reconnaissante… comme la permission de Dieu…

Et cette idée que Johannès n’a dû obéir qu’à la pitié ronge la jeune fille. Et elle qui doutait naguère de l’amour de Johannès pour Luce d’Atchuria, elle y croit à présent. Ce n’est point par indifférence pour Luce, pense-t-elle, que le jeune homme se prononça ainsi dans le vallon poétique où l’oncle Tom cueillait ses fleurs chéries… Non… simplement, dans son excessive délicatesse, il voulait épargner à une estropiée la rancœur de lui montrer sa préférence pour celle dont les jambes agiles et rondes savaient fouler le vin des danses espagnoles…

— Oui, se dit-elle encore, c’est par un sentiment trop haut pour être analysé, que Johannès, à Lourdes, dans un esprit de charité, de sacrifice et de pitié, parce qu’il la voyait revenir boitant de la piscine, a murmuré ces mots…

Pomme d’Anis se réfugie dans la serre. Elle aide parfois à l’oncle Tom. La graine d’héliotrope issue du sarcophage égyptien a germé. Ainsi le cœur se recueille longtemps parfois avant d’éclater. Mais alors il recherche la rosée comme la recherche la plante, et s’il ne trouve point de rosée, il demande à Dieu de l’abreuver de larmes.

C’est par un gris après-midi que le hasard fait que Pomme d’Anis se trouve seule dans la serre avec Johannès qui a, pour je ne sais quelle raison, devancé la visite de sa sœur Mariquita. Et l’oncle Tom vient d’être rappelé au château pour une question de métayage.

— Je vous laisse seuls, mes enfants… Amusez-vous à feuilleter les dernières planches de l’herbier…

Distraitement, Johannès ouvre l’herbier où, en première page, s’étale cette admirable parnassie que l’oncle Tom avait cueillie au jour que Johannès avait fait comprendre à Pomme d’Anis quel sentiment très doux il lui avait voué.

— Vous souvenez-vous ?… Vous souvenez-vous ? répète-t-il.

Et comme elle se tait :

— Vous souvenez-vous que je vous aime ?…

Quelque absurde que cela puisse paraître, la franchise de cet aveu blesse la jeune fille. Ses trop longues méditations, — hélas ! comme celles qui ont trait à la jalousie — ont échafaudé un douloureux système qui se résume en ceci : Je suis boiteuse. Je ne puis pas inspirer d’amour. Et encore : Johannès m’aime par pitié. Sans cela il épouserait Luce…

Elle tremble cependant comme une source au soleil. Que répondre ?… Ah ! Mon Dieu, elle n’avait pas prévu…

Johannès lui dit :

— Voulez-vous me donner la main ?

Elle tend la main droite, ayant fait passer dans la gauche la petite canne d’ébène à tête de sarcelle. Mais bientôt, rougissante, elle retire la main qu’elle a donnée. Deux larmes roulent de ses yeux gris…

Dans l’un des tièdes bassins de la serre, deux fleurs se penchent avec amour l’une sur l’autre. Celles-là, rien ne les empêche de s’unir, car elles ne sont frappées que de l’innocence de Dieu.

Ô graines que le vent de la montagne transporte sur son aile, que vous soyez les filles de la gentiane amère ou du myrtil agréable, vous possédez une égale douceur à l’heure où les pollens se marient à la rumeur joyeuse des abeilles !

— Laure, continue Johannès, donnant avec gravité à Mlle d’Anis ce prénom qui est celui de son baptême… Laure… Voulez-vous être ma femme ?

Elle fait un violent effort. Elle répond tout doucement :

— Non…


et s’affaisse, la chérie… Elle laisse choir sa pauvre canne… Les bras de Johannès retiennent l’enfant évanouie, dont il sent, contre sa poitrine robuste, les petits seins et le cœur qui bat à peine.

Elle revient à elle.

— Ô mon amie, demande-t-il… mon amie… Je vous ai fait mal ?…

— Oui, ne me reparlez plus de cela, je vous prie… jamais… jamais… Je sais… Cela est impossible… J’ai promise Dieu… Jamais je ne serai la femme de personne… Johannès, promettez-moi que jamais vous ne me reparlerez de cela ?

— Jamais… Resterez-vous mon amie, dites ?

— Je serai… votre sœur.

Dans le silence parfumé de la serre, sur le stigmate d’une fleur de bégonia à laquelle manque un pétale, une guêpe laisse tomber de son aile un baiser de poussières d’or.

VI


C’est quelques mois après, dans un rendez-vous matinal que les jeunes filles se sont donné à mi-chemin des deux châteaux, à la cure de Noarrieu, chez le grand-oncle de Pomme d’Anis, que Luce apprend à Pomme :

— Ma chère, mon cœur éclate de joie… M. Johannès Arnoustéguy a fait demander ma main…

Pomme d’Anis roUgit à peine et répond simplement :

— Ô ma chérie…

Mais, intérieurement, un flot de pensées diffuses l’assaillent :

Que signifie tout cela ? Quel est le sens de cette vie ? Qu’est-ce qu’elle fait là, elle, PoMme d’Anis ? Qu’est-ce que c’est que cette froide salle à manger où elle se trouve ? Comment son grand-oncle Hubert a-t-il le courage de vivre là ? Comment cette vieille servante sourde, qui allume du feu dans la cuisine à côté, a-t-elle la force de s’intéresser aux choses de l’existence ? Qu’est-ce que ça fait que l’on meure ou non de froid ? Que le bruit de la chaîne du puits est triste !… Voici, là, des poussins réfugiés sous la table à manger. Ils se cachent sous la poule. Pauvres petits ! Que c’est lamentable… On les tuera un jour… On les saignera… Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux mourir que de naître boiteuse ?… Il y a des roses du Bengale, quoique ce soit l’hiver… Que signifient les roses du Bengale ? Elle se souvient de la fable de l’oncle Tom, de la bruyère estropiée. Elle a la bouche sèche. La tête lui fait mal…

Elle répond, sans même prêter attention à ce qu’elle dit :

— Ô ma chérie… que je suis heureuse…

— Oui, je savais que tu serais heureuse, parce que tu es de celles qui se réjouissent du bonheur des autres… Tu es aussi jolie que bonne… Je vais te dire… Avant que tu m’aies dit que tu n’aimais pas Johannès… tu sais, dans cet enclos où sont les dindons blancs… figure-toi… j’étais jalouse. Oh ! ma Pomme délicieuse… pardonne-moi. C’est le seul vilain sentiment que j’aie éprouvé vis-à-vis de toi… Mais je ne le faisais pas exprès… Mon amie, je me suis repentie cependant de ces pensées… Je les ai confessées, quoique je n’en fusse pas maîtresse… Tu sais que l’on est égoïste quand on aime… Oh ! vois-tu, cependant, si Johannès t’avait aimée et que tu lui eusses rendu son amour, je crois, ô ma Tendresse, que je t’aurais caché ma passion pour lui… et je crois que si tu l’avais adoré sans qu’il répondît à cette adoration, j’aurais refusé sa main pour t’éviter de la peine…

Un petit chat saute sur les genoux de Pomme d’Anis. Elle demande :

— T’avait-il fait part de son projet de te demander en mariage ?

— Oui. Il y a huit jours à peine… Il me dit : — Il te dit ?… — Il me dit : Je me trouve très seul à la maison… Mariquita se mariera bientôt… Mon père ne gère plus la propriété… J’ai des moments d’insondable tristesse depuis quelques mois. Je sens que vous serez une femme sûre. Je me sens pour vous non de la passion, mais un sentiment de sympathie très vive… Il me semble que, dans le mariage, cette sorte d’affection vaut mieux qu’un caprice violent et irréfléchi.

Sur le palier, le lent balancier de cuivre de la haute horloge luit, va et vient dans sa cage de bois ornée de tulipes en feu et de crocus d’or, comme un encensoir balancé par la main des heures. On entend chuter une bûche contre le chenet de la cuisine et le pas lourd du grand-oncle Hubert au-dessus de la salle à manger. Pomme d’Anis demande :

— C’est tout ce qu’il t’a dit, mignonne ?

— Pourquoi cela ?

— Pour rien…

— Curieuse, va ! Il m’a dit, lorsqu’il a su que je consentais : Mademoiselle Luce, je ne serai peut-être pas très gai les premiers temps. Je dois à ma loyauté de vous faire un aveu… Presque tous les jeunes gens ont eu des crises de cœur qui les ont blessés… Il faut un peu de temps pour que ces plaies se cicatrisent… Mais je suis certain que vous serez la meilleure des Sœurs de Charité…

— … Et sais-tu quelle crise de cœur il a eue ?

— Alors… oui… J’ai essayé de savoir un peu… Ce doit être quelque jeune fille qu’il aura connue à Paris, car il a ajouté : La seule personne à laquelle j’aie pu songer en dehors de vous s’est vouée à Dieu…

VII


Le mariage de Mlle Luce-Hermance-Visitation d’Atchuria avec M. Johannès-Tristan Arnoustéguy a été béni en la petite chapelle de Noarrieu, à onze heures du matin, le onze mars dix-neuf cent trois.

C’est près de ladite chapelle, enfouie au milieu des bois, qu’une enfant nommée Clara d’Ellébeuse, frappée de folie, trépassa, et c’est vers cette chapelle encore qu’un poète accablé de douleur, allait errer souvent.

D’aucuns disent l’avoir aperçu tenant par la main une enfant brune couronnée de cyprès. Que demandaient-ils à Dieu l’un et l’autre ? Mais qui sait ce que l’on demande à Dieu ?

Pomme d’Anis remit elle-même à Luce, de la part de l’oncle Tom, entre autres cadeaux, l’héliotrope enfin fleuri issu de la couche funèbre de la princesse égyptienne. L’harmonium gronda. Des discours furent prononcés. Les oiseaux des forêts vinrent becqueter jusque près de la table dressée dans la grange le pain que Dieu donne aux plus pauvres…

Mais, la cérémonie terminée, le soir même, lorsque Pomme d’Anis et l’oncle Tom se retrouvèrent seuls dans la serre mystérieuse, un sanglot secoua l’enfant vêtue de rose comme la bruyère-vagabonde. L’oncle Tom comprit-il ? Peut-être, car, tenant Pomme d’Anis entre ses bras, il éclata aussi en sanglots en entendant ces mots :

— Ô oncle… Que je suis malheureuse… Je couperai mes cheveux… Je serai Réparatrice comme sœur Madeleine… J’aurai l’air d’un grand paon…


1903.