Traduction par Ely Halpérine-Kaminsky.
Perrin (p. 46-61).


V


Cependant la skhodka discutait bruyamment devant la porte du bureau. C’est qu’il ne s’agissait point d’une plaisanterie. Presque tous les moujiks étaient là. Pendant qu’Egor Mikhaïlovitch conférait avec la barinia, les têtes s’étaient couvertes, les voix étaient devenues plus nombreuses et plus fortes. Une clameur continue, qu’interrompaient de temps à autre des cris enroués, montait dans l’air et arrivait comme le grondement d’une mer tumultueuse jusqu’aux fenêtres de la barinia en proie à une inquiétude nerveuse, assez semblable au sentiment que provoque l’orage : c’était un mélange de peur et de malaise. Il lui semblait que le bruit des voix ne faisait que grossir et se multiplier, et qu’il allait se passer quelque chose.

— Comme si on ne pouvait pas en user tout doucement, en paix, sans discussion, sans cris, pensait-elle, en bons chrétiens, suivant la loi fraternelle !

Plusieurs parlaient à la fois ; mais, plus haut que les autres, criait Fedor Hezoun, le charpentier.

Il faisait partie des dvoïniki, et il tombait sur les Doutlov. Faisant tête à la foule, derrière laquelle il se tenait d’abord et qu’il avait traversée, le vieux Doutlov se défendait. Voulant trop dire à la fois, il s’engouait et, gesticulant des mains, faisant les grands bras, tortillant sa barbiche, il s’embrouillait si souvent, qu’il lui aurait été bien difficile de comprendre lui-même ce qu’il disait.

Ses fils et ses neveux, tous de beaux gars, étaient là, derrière lui, et le vieux Doutlov figurait assez bien la mère poule dans le jeu du milan et des poussins. Le milan, ici, c’était Rezoun, et non, seulement Rezoun, mais tous les dvoïniki et aussi les fils uniques, c’est-à-dire presque tout le mir qui se déclarait contre Doutlov.

Voici la chose. Le vieux Doutlov avait eu, trente ans avant, son frère pris comme soldat. Il demandait donc qu’eu égard aux services de son frère, on le fît passer de la catégorie des troïniki dans celle des dvoïniki, et qu’ensuite la troisième recrue fût tirée au sort parmi l’ensemble de ces derniers. Outre les Doutlov, il y avait encore quatre troïniki. Mais l’un était le staroste, exempte par la barinia ; la seconde famille avait déjà donné une recrue au dernier recrutement. Les deux autres avaient été désignés : l’un d’eux n’était même pas venu à l’assemblée, où seule se trouvait sa baba, aux derniers rangs de la foule, triste, espérant vaguement que la fortune allait peut-être tourner la roue de son côté ; tandis que le second des deux moujiks désignés, Roman le Roux, vêtu, quoiqu’il ne fût pas pauvre, d’un caftan déchiré, s’appuyait au perron et, la tête basse, gardait tout le temps le silence : seulement, à de rares intervalles, il examinait avec attention celui qui parlait plus haut que les autres, après quoi il baissait de nouveau la tête. Toute sa physionomie exprimait le malheur.

Le vieux Semen Doutlov était un homme à qui, pour peu qu’on l’eût connu, on eût volontiers confié des centaines et des milliers de roubles. Rangé, pieux, à son aise, et, de plus, staroste d’église, l’emportement qu’il manifestait n’en était que plus surprenant.

Au contraire, le charpentier Bezoun, un garçon de haute taille, noir, turbulent, ivrogne, très habile dans les débats des skhodki comme dans ses marchés avec les ouvriers, les marchands ou les barines, était maintenant calme, mordant, et de toute sa haute stature, de toute la puissance de sa voix grondante, de son talent d’orateur, il pressait le staroste d’église, qui de plus en plus s’enrouait et perdait la tête.

Parmi les autres péroreurs, on remarquait encore un certain Garaska Kopilov, trapu, le visage rond, jeune, avec une tête carrée et une barbiche frisée ; moins âgé que Rezoun de quelques années, il parlait toujours d’un ton tranchant, et s’était conquis déjà une assez grande autorité sur les skhodki ; puis Fedor Melnitchni, un moujik jeune aussi, maigre, long, jaune, la barbe rare, les yeux petits, toujours bilieux, toujours morose, ne voyant que le mauvais côté des choses, et qui déroulait souvent la skhodka par ses observations inattendues et ses questions pressantes ; Ces deux orateurs s’étaient mis du côté de Rezoun.

À la discussion se mêlaient aussi, par instants, deux bavards : l’un avec un visage bonasse et une grande barbe blonde, Krapkov, qui répétait constamment ; « Mon cher ami ; » l’autre, un gringalet, avec une petite figure d’oiseau, Jitkov, qui, lui, disait à tout propos : « Il en résulte par conséquent, mes frères… » et qui adressait à tout le monde indistinctement des homélies fort coulantes, mais sans queue ni tête. Tous deux soutenaient tantôt Doutlov, tantôt Rezoun ; mais personne ne prêtait la moindre attention à ce qu’ils disaient. Il y avait là d’autres moujiks de même acabit ; mais ces deux-là couraient dans la foule, criaient plus fort que tous les autres, et faisaient peur à la barinia. C’étaient les moins écoutés ; mais, grisés par le bruit et les cris, ils se livraient tout entiers au plaisir de faire aller leur langue.

Le mir offrait encore beaucoup d’autres types ; on en voyait de mornes, de décents, d’indifférents et de honteux ; on y voyait aussi des babas avec de petits bâtons, derrière les moujiks : mais de tout ce monde, si Dieu me le permet, je reparlerai une autre fois.

La foule se composait en grande majorité de moujiks qui venaient à la skhodka comme à l’église ; ils s’entretenaient de leurs affaires de ménage, du moment le plus favorable pour aller couper du bois dans la forêt, ou demeuraient silencieux en attendant la fin du tapage.

Là se trouvaient aussi des richards auxquels la skhodka ne pouvait ni ajouter ni ôter. Tel était Ermil, à la large figure luisante, que les moujiks appelaient le ventru à cause de ses écus. Tel encore Starostine, qui portait sur son visage la conscience de son pouvoir.

— Vous pouvez dire ce que vous voulez, semblait crier tout son être ; moi, personne ne touchera à moi. J’ai quatre fils, et pas un ne partira !

Par moments, des frondeurs, comme Kopilov et Rezoun, osaient s’attaquer même à ceux-là ; eux répondaient, mais d’un ton tranquille et ferme, avec la conscience de leur inviolabilité.

Si Doutlov rappelait la mère poule dans le jeu du milan et des poussins, ses enfants étaient loin de ressembler à des poussins. Ils ne s’agitaient pas, ne piaillaient pas, et se tenaient paisiblement derrière lui. L’aîné, Ignat, comptait déjà une trentaine d’années ; le second, Vassili, marié comme le premier, n’était pas bon pour le service. Le troisième, Iliouchka, le neveu, nouvellement marié, blanc avec des couleurs, vêtu d’un élégant touloupe (il était avant yamchtchik[1]), était là, regardant la foule et se grattant l’occiput sous son chapeau, d’un air indifférent et comme étranger à ce qui se passait, tandis que c’était précisément à lui que le milan en voulait.

— Mon grand-pere aussi a été soldat, disait quelqu’un ; et je vais, moi aussi, refuser de tirer au sort !… Non, cette dispense n’est pas admise, mon frère. Au dernier recrutement, on a pris Mikheïtch, et pourtant son oncle était encore sous les drapeaux.

— Toi, tu n’as ni père, ni oncle qui ait servi le czar, riposta Doutlov. Et toi-même, inutile au seigneur comme au mir, tu n’as jamais fait que boire, et tes enfants ont dû te quitter. Comme on ne peut vivre avec toi, alors tu désignes les autres… Moi, j’ai été dix ans sotski[2], j’ai été staroste ; deux fois l’incendie a dévoré mon avoir, et je n’ai eu recours à personne ; et ce que nous possédons dans notre maison, c’est par des moyens pacifiques et honnêtes que nous l’avons gagné. Voudriez-vous me ruiner ? Rendez-moi mon frère, mort au service… Mais vous jugerez d’après la justice, comme Dieu l’a dit, mir orthodoxe, et non d’après les dires mensongers d’un ivrogne !

— Tu parles de ton frère, lança Kopilov à Doutlov ; mais ce n’est pas le mir qui l’a désigné ; c’est pour ses méfaits que les seigneurs l’ont enrôlé : ce n’est donc pas une raison que tu puisses invoquer.

Kopilov parlait encore ; le jaune et long Fédor Melnitchni s’avança et dit d’un air morose :

— L’affaire est claire. Les seigneurs enrôlent qui bon leur semble, et c’est ensuite au mir à se débrouiller pour compléter le nombre des recrues. Le mir a désigné ton fils ; si cela te déplaît, va supplier la barinia. Qui sait ? elle fera peut-être partir mon fils unique !… Voilà la loi, ajouta-t-il d’un ton rageur.

Et il laissa retomber sa main d’un geste de mépris.

Roman le Roux, dont le fils était désigné pour partir, leva la tête et dit :

— C’est juste, c’est juste, cela.

Et il s’assit avec dépit sur une marche.

Ils ne parlaient plus tous à la fois, sauf les moujiks des derniers rangs qui s’entretenaient de leurs affaires. Mais les bavards n’oubliaient pas leur rôle.

— Oui, vraiment, il faut juger en chrétiens, mir orthodoxe, disait le petit Jilkov, en répétant les dernières paroles de Doutlov ; c’est en chrétiens, mes frères, qu’il faut juger.

— Il faut juger en âme et conscience, mon cher ami, disait le bonasse Khrapkov, en tirant Doutlov par son touloupe. C’était la volonté du seigneur, et non point la décision du mir, ajouta-t-il en répétant la phrase de Kopilov.

— Juste ! c’est bien cela ! disaient les autres.

— Quel est-il, cet ivrogne qui ment ? criait Rezoun à Doutlov. Est-ce toi qui m’as payé à boire ? ou bien est-ce ton fils, lui qu’on ramasse dans la rue, qui me reprochera de boire ?… Or donc, frères, si vous voulez épargner Doutlov, c’est alors, non seulement parmi les dvoïniki, mais sans doute aussi parmi les fils uniques qu’il faudra choisir une recrue ; et lui, il se rira de vous.

— C’est Doutlov qui doit être pris ; pourquoi tant de paroles ? C’est certainement parmi les troïniki qu’il faut d’abord tirer au sort ! disaient des voix.

— Il reste à savoir ce que décidera la barinia. Egor Mikhaïlovitch disait qu’on allait donner un dvorovi ! fit une autre voix.

Cette remarque arrêta un moment la discussion ; mais elle reprit bientôt pour s’égarer dans les personnalités.

Ignat, celui que Rezoun avait accusé de se faire ramasser dans la rue, se mit à reprocher à Bezoun d’avoir volé une scie à des charpentiers de passage, et d’avoir failli assommer sa femme.

Rezoun riposte que, de sang-froid comme en état d’ivresse, il bat en effet sa femme, et jamais assez, ce qui fait rire tout le monde. Quant à la scie, il s’avise tout à coup de voir là une insulte ; il s’approche vivement d’Ignat et lui demande :

— Qui a volé ?

— Toi ! C’est toi qui as volé ! répond sans trembler le robuste Ignat, en s’avançant de son côté.

— Non, c’est toi ! criait Rezoun.

Après la scie, c’est un cheval volé ; puis on en vient à parler d’un sac d’avoine, d’un carré de choux et d’un certain cadavre. Et les deux moujiks finissent par se jeter à la tête des accusations si abominables que, s’il y en avait la centième partie de vraie, on devrait aussitôt les envoyer aux mines, ou tout au moins les déporter.

Cependant le vieux Doutlov s’était avisé d’un autre moyen de défense. Les cris de son fils lui déplaisaient. Il l’interrompit :

— C’est un péché, lui dit-il. Laisse cela. Je te l’ordonne. Et il entreprit de prouver que la qualité de troïniki devait s’appliquer non seulement à trois frères vivant ensemble, mais encore à ceux qui vivent séparés. Et il montrait du geste Starostine.

Starostine sourit légèrement, toussota, se caressa la barbe de l’air d’un riche moujik et dit que telle était la volonté du seigneur, que son fils méritait probablement la dispense dont il bénéficiait.

Quant aux familles où les fils vivent séparés, ce fut Kopilov qui réfuta les raisons de Doutlov. Il remarqua qu’il n’eût pas fallu permettre la séparation, comme c’était encore l’ordre de l’ancien barine, mais qu’il était aujourd’hui trop tard.

« L’été fini, adieu les fraises ! » Il s’agit maintenant de ne pas laisser partir les fils uniques.

— Ce n’est pas pour leur plaisir qu’ils se sont séparés : pourquoi donc à présent les ruiner ? firent plusieurs des intéressés, auxquels se joignirent les bavards.

— Mais toi, tu peux bien t’acheter un remplaçant, si tu veux ; tes moyens te le permettent ! dit Bezoun à Doutlov.

Doutlov croisa son caftan avec désespoir, et rentra dans les rangs des moujiks.

— Tu as probablement compté mon argent, dit-il en colère. Mais attendons Egor Mikhaïlovitch ; il nous fera part de la décision de la barinia.


  1. Cocher, postillon.
  2. Préposé à la police.